Colloques en ligne

Charles Grivel

Troppmann ou de la défiguration

1Troppmann1 : celui qui porte trop bien son nom, celui auquel le visage ne ressemble pas : il est difficile de dire qui est Troppmann – Troppmann, dont le crime insigne, l’incompréhensible assassinat de toute une famille, père et mère, petits enfants et cousins compris, tous enterrés sommairement à Saint-Ouen, dans les plaines à légumes, défraya la chronique à la fin du Second Empire. Son acte, en quelque sorte, échappe à la norme : la passion, la jalousie, l’argent ne l’expliquent pas, une simple ivresse sanguinaire ou un coup de folie, non plus. La police s’est efforcée en vain de découvrir ses mobiles, les services judiciaires ont tenté de le confondre, photographie de sa personne et de sa figure à l’appui. Les feuilletonistes avaient déjà compris : la vérité de la science (anthropométrique) ne peut rien contre l’authenticité du roman – car « l’homme en trop », tout juste retiré de la scène, emprisonné, jugé et guillotiné, commença une assez belle carrière de héros populaire. Que vaut son portrait photographique identificatoire contre le portrait narratif faux-semblant, tiré du fait divers et colporté dans le roman ? Il faut réfléchir sur les défaillances du dispositif policier, photographique, bien-pensant, qui déterminent toute véracité, sur les écarts que nécessairement celui-ci engendre. Sur le fait que l’image d’un personnage n’exprime que ce qu’on désire faire reconnaître en celui-ci. On a voulu enfermer « photographiquement » le monstre, mais on voit que, « littérairement », « textuellement », « imaginairement », il échappe à la raison à laquelle on a voulu le contraindre et revient subitement à cela d’où il était parti. Avec effet de terreur, de plaisir  et d’emphase.

2La réalité – des faits, des discours, des récits, des images, photographiques très certainement – fait signe : fantasmatique ou factuelle, fictionnelle ou consensuelle, directive, normative, législative, roborative ou déceptive, ironique de toute façon. Symptômatique, cela va de soi. Maintenant, pour qu’elle fasse signe, il faut que des  différences, des saillies, des contradictions parcourent la peau des apparences : là où rien n’est « contredit », rien n’est remarquable non plus. Et ce qui n’est pas digne de remarque tombe dans l’oubli. Le petit « séisme » – le petit nœud de contradictions que je voudrais mesurer et dénouer ici aujourd’hui – prend tout d’abord la forme d’un texte de Nadar, le grand photographe portraitiste de la période héroïque, un texte tardif, qui date de 1893 – Nadar, à cette époque, a cessé d’être photographe –, intitulé « La Photographie homicide », qui se présente, chose courante à l’époque, comme une dénonciation des effets produits par la photographie sur le public.

3Cette mise en cause – et ce sera le second facteur de l’étonnante « contradiction » que je désire examiner –, je la rapproche de la confiance que le directeur du laboratoire de police judiciaire à Paris, Bertillon, affiche, en parallèle, dans son dépistage du criminel, envers la mensuration « anthropométrique », à la fois corporelle et faciale – la prise de vue – de la personne confortée par la photographie. Je rapproche, de même, l’anathème de Nadar des travaux de l’anthropologue C. Lombroso, le maître de Turin, qui, ces années-là, parie sur une observation « à outrance » – comme il dit – confortée par la reproduction photographique à grande échelle des individus, et part, lui aussi, à la chasse de l’indice « atavique », voyant là, pour le plus grand bien de tous, triompher la science.

4Or, Nadar met en cause précisément la capacité de la photographie à faire œuvre de justice et pousse si loin sa critique – et la contradiction – qu’il va jusqu’à en appeler à Lombroso (et Bernheim) et à leur méthode pour éviter – au nom du progrès scientifique – l’erreur judiciaire : la photographie pousse au « crime » une opinion mal avertie, la photographie, convenablement utilisée par les savants, contribue au maintien de l’ordre, puisque grâce à elle la « criminalité » du criminel parvient à venir s’inscrire à la vue sur le papier. Peut-on ou ne peut-on pas capter la signalétique des fauteurs de troubles et peut-on ou ne peut-on pas le faire photographiquement ? C’est ce qu’il faudrait savoir.

5Le troisième terme de ma contradiction s’appelle Troppmann. Troppmann est donc cet horrible meurtrier qui, à l’automne 1869, assassina la famille Kinck, huit personnes, la mère, le père, les cinq enfants, et un cousin pour faire bon poids, et qui en enfouit, pour la plupart, les cadavres dans les champs maraîchers de la plaine Saint-Ouen, aux portes de Paris : on a de lui le portrait qu’en firent les journaux et celui que tirèrent de lui les services photographiques de la police judiciaire – le portrait d’incarcération du photographe J. Verrier. Ces deux types d’images sont concluantes : Troppmann est bien l’« homme en trop », il est bien l’homme à abattre et, en effet, la justice expéditive d’alors l’envoya moins d’un mois après son arrestation en décembre 1869, sans état d’âme et armée de la conviction  qu’on imagine, à la guillotine. La presse avait alarmé des consciences que la justice s’était employée, pour ainsi dire, photographiquement, à satisfaire. Ce double jeu m’intéresse, cette révocation et cette convocation du procédé.

6Or, Troppmann fait signe par un autre côté encore : sa vie, sa mort, ses crimes font l’objet – en parallèle toujours – d’un traitement littéraire remarquable : si le récit du fait divers, omniprésent dans la presse, enfonce le clou et en rajoute – perdant toute mesure – sur l’image des horreurs pour justifier la chasse au criminel et sa prise, la littérature – je veux dire : le roman-feuilleton – se saisit du cas et invente, à son tour, son histoire véridique. J’en veux pour preuve ici – exemple non unique – Le Secret de Troppmann, par Jules Fréval, roman populaire illustré publié par livraisons sur plus de 1300 pages. La personnalité – l’identité, le portrait – de l’odieux personnage est, dans cette publication fleuve, remanié à ce point que de criminel celui-ci devient la victime – victime à la fois des services de contre-espionage de Napoléon III et de ceux d’une Prusse à l’affût de secrets militaires susceptibles de lui conférer une suprématie définitive sur l’ennemi de toujours, la France. Or, Troppmann aurait été en possession des plans d’un canon d’une invincible puissance et c’est pour s’en rendre maître  que les forces conjuguées de la France et de son ennemi juré auraient monté le traquenard qui aurait fait de celui-ci un homme à éliminer. J’extrais de ce considérable échafaudage narratif le portrait romancé écrit du coupable-innocent et le portrait gravé garanti « authentique » – c’est  ce que dit la légende – qui l’illustre : nous avons donc de quoi constater ici qu’une identité supplémentaire suit une autre norme que celle qu’il s’était agi d’imposer dans les quotidiens et surtout en dépit du témoignage apporté par la photographie.

7Le signe de véracité est donc aléatoire.

8Il ne figure, ni sur son objet, ni dans son commentaire écrit ou sa légende.

9Il n’est pas prisonnier de l’intervention de la caméra.

10Il vague.

11Il se situe.

12Il empreint, comme il veut, selon son genre, produit de laboratoire ou roman.

13Le signe de négativité, la « marque atavique », la « physionomie criminelle » sont, eux aussi, aléatoires. Ils proviennent – selon Lombroso – d’une « source sauvage » ancestrale qui remonte à la surface des individualités problématiques, perdure dans leur chair et développe là – comme c’est le cas, ironiquement ou pas, pour le sinistre époux de Claire Lenoir dans le conte de Villiers de l’Isle-Adam – ses désordres et ses fastes.

14La photographie ferait surgir le type du « criminel-né », de la « criminelle-née » – c’est-à-dire de la prostituée, puisque le sexe est, en effet, chez Lombroso toujours, le crime par excellence de la femelle de l’animal humain. Mais l’« image authentique » – gravée, et gravée d’après une photographie, c’est ce qu’on peut entendre – dément cela qui venait justement d’être établi : la conscience du roman dénie le comportement sécuritaire. Ou, en tout cas, déloge (et compense) la croyance que l’être-criminel est bien cela que son portrait tiré par la justice, en son laboratoire, lui impose d’être.

15Tant il est vrai que toute représentation relance l’interprétation au fur et à mesure qu’elle entend assigner à l’objet son contour et son sens : la figuration de Troppmann – à ne considérer pour simplifier que lui – mène, judiciairement, à sa défiguration, la « monstruosité » qu’on lui prête conduit, d’elle-même, en vertu de la représentation qu’elle constitue à imaginer ce qui la contredirait. Toujours en prenant appui sur la photographie, ou du moins, en tablant sur le fantasme d’image authentique que celle-ci engendre. Le chassé-croisé des images annule certainement la conviction initiale qu’elles avaient pour fonction d’instaurer.

16Mais reprenons les choses de plus haut. Sur le terrain où nous nous mouvons, les évidences ne sont pas forcément des évidences. Le visage, sur lequel s’est fixé immédiatement l’intérêt des photographes et de la clientèle, sans vouloir poser la question philosophique, est énigmatique et l’image apparemment fidèle et exacte qu’il a été possible d’en tirer grâce à l’appareil n’a fait qu’accroître l’interrogation dont il était porteur : tant que le nom manque (ou son descriptif), sa nature identitaire reste sujette à caution ; on ne sait jamais très bien qui l’on voit, photographiquement, on ne regarde jamais bien celui que l’on considère. Et la signature que le photographe, soucieux de protéger son produit, a pris fort tôt l’habitude d’inscrire au dos ou au bas du portrait, n’en accomplit évidemment pas l’inscription – alors que c’est davantage le cas pour le peintre qui signe sa toile en lui conférant (pour lui conférer) un certain style – une certaine identité. En photographie, étant donné la nature et le statut du procédé, le portrait, parce qu’il est censé reproduire « tel quel » et « en lui-même » celui qui vient se le faire tirer, et aussi parce qu’il est issu de l’instantané, ne possède pas, en principe, le caractère synthétique de celui que le peintre accomplit les pinceaux à la main. Le portrait-photo capte une expression, il n’ouvre pas sur la totalité de la personne. C’était là une des revendications et un des reproches que formulait Baudelaire à son propos.

17Cette difficulté et ce manque « originaires » poussèrent très tôt les ateliers et les laboratoires à multiplier les prises de vue, à doubler, tripler, quadrupler les images tirées du « sujet », comme on disait alors, afin de pouvoir satisfaire à l’exigence de fidélité – la sienne, puisqu’il se voulait ressemblant, celle aussi de l’appareil, puisque c’était là sa réputation. C’est ainsi que les Duchenne, Diamond, Charcot, Galton, Bertillon, Batut, Lombroso et beaucoup de leurs confrères furent amenés à entasser vues sur vues, à sérialiser leurs portraits, afin de donner à celui-ci la « vérité » que le cliché photographique unique était impropre à produire. L’effet d’ « objectivité » ou de « neutralité » obtenu par le photographe provient donc de la convergence des images qu’il réunit, de leur superposition, de leur synthétisation. Cet effet d’objectivité ressort d’un effort d’abstraction. Une personne ou un type n’apparaît bien, pour ainsi dire, que dans l’intervalle marqué par le jeu des photographies qu’on en a pu tirer. Sa « ressemblance » manifeste, par rapport à ce dont témoigne l’image ou la série d’images, une différence radicale qui a toujours, sans qu’on en perçoive bien la cause, suscité l’interrogation.

18Bertillon, par exemple, sous les combles du Palais de Justice de Paris, dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle, s’est acharné à mettre au point toute une procédure de mise en  images sérielles du prévenu susceptible de faire surgir sa réelle apparence et son identité véritable. La technique proposée fait tout ce qu’elle peut pour écarter l’instantanéité du cliché ; elle construit une « synthèse » de la personne, hormis l’expressivité qui est la sienne. Sa « reconnaissabilité » ou celle du type – but de l’opération pour un employé de Police – est à ce prix. Un cliché de face, un autre de profil, qu’un nom, des empreintes et des mensurations dotaient d’opérativité, supportent l’identification. Cependant, ce n’est qu’après avoir établi de véritables « tables de lecture » des éléments imagés (ou numériques) du portrait du détenu que l’anthropomètre crut pouvoir atteindre sa véritable définition identitaire – partant, son repérage. De telles précautions font comprendre à quel point l’identification photographique, pourtant immédiatement perçue, proclamée et acceptée par les professionnels et leur clientèle, toute faite d’avides et de lamentables Narcisse, disait Baudelaire, est le fruit d’un travail d’élaboration de l’image issue de l’appareil.

19Au début est la reproduction. Au début est le visage. Cette forme renvoie à l’invisible géniteur, à la cohorte innombrable de la tribu. Elle réfère aussi à toutes les apparences – les expressions – qu’il peut revêtir, non marquées actuellement sur le cliché. L’image photographique saisit donc la personne entre deux abîmes : celui que constitue son insertion dans la chaîne biologique et celui que signifie son appréhension des langages. Qui est-elle, quelle image est-il possible d’avoir d’elle, comment recueillir et reconnaître parmi toutes celles qu’elle inspire la sienne propre ? 

20En tout état de cause, l’image double qu’on appelle  portrait transcende son support, elle en est décollée, elle brouille ses codes afin d’imposer la lisibilité en vue de laquelle elle a été conçue. On ne voit pas l’autre, tout au plus voit-on son image, et la photographie qu’il est possible d’en faire détache de ses apparences successives l’une ou l’autre de ses plus intéressantes, avec le sourire, par exemple, au vu des circonstances. Mais ce cliché n’identifie rien et ce fantôme, s’il donne l’impression de « revenir », ne le peut qu’autant que notre mémoire a rassemblé au fil du temps tant d’attitudes et d’aspects de celui que nous considérons qu’il paraît qu’il « ressemble » : il ne ressemble pas à ce que nous considérons actuellement, mais rentre dans l’ensemble des figures qu’il a précédemment délaissées. Ainsi s’achève, photographiquement, l’allégorisation du monde.

21Il existe un acte social, qualifié de «délit », de « crime » ou de « meurtre », défini comme tel par la loi grâce au code et aux dispositions qu’il recense, auquel fait pendant, sur l’autre bord, toute la panoplie des moyens que se donnent la Justice et la Police, afin de dépister, arrêter, confondre et punir celui qui en est l’auteur. La correspondance entre les instruments qui permettent de définir le délit et la méthode susceptible de faire reconnaître le coupable est certaine. On parlera même de « consubstantialité » de cette double opération : le traitement dit « scientifique », identificatoire du criminel, n’est que le miroir de la conception qui est à l’origine de la notion de crime 2. Même opération, en psychiatrie, où la mise en boîte photographique de l’aliéné ne fait rien d’autre qu’exprimer les règles qui ont mené à son internement 3. Même si la photographie (et les dessins d’après photographie), pour Charcot et pour les responsables de l’« Iconographie de la Salpêtrière » et de la « Nouvelle Iconographie », sont censés pallier l’impuissance des mots à décrire les pathologies élaborées par les médecins, leur photographe – Albert Londe – construit dans son appareil la réplique des figures et des attitudes que le psychiâtre a préalablement décrites avec toute la précision souhaitable : ses clichés corroborent donc des symptômes préétablis et n’en constituent nullement la preuve.

22Demande de châtiment, demande de compréhension et de vérité, mais surtout demande de toutes ces horreurs que le code s’efforce, pourtant, d’endiguer. Le crime est un produit des sociétés ; il est comme tel offert à la consommation – je veux dire : jeté en pâture, visualisé, bu, c’est un véritable exercice théâtral. Il ne faut, certes, pas aller jusqu’à dire que les meurtriers se donnent le mot pour produire bon an mal an de quoi remplir les colonnes des journaux et fournir quotidiennement en matériau des cohortes de lecteurs affamés, mais il faut constater que chaque jour apporte, sur le papier, sa cargaison de victimes, son déploiement narratif, ses images récurrentes probatoires. À ce titre, le rôle de la photographie, même si les pages des quotidiens ne lui sont pas réellement ouvertes avant la Première Guerre, est loin d’être négligeable, puisqu’elle représente, dans les esprits, l’idée d’un témoignage irrécusable et que chacun s’incline – ou presque, comme on va voir – devant sa force constative.

23Une photographie, quoi qu’on en ait, atteste.

24À la demande de crime alimentée par l’image (il y a d’autres sources, mais l’image se signale par la force de son impact et par son immédiateté) répond le désir de son explication, de son effacement par l’image aussi, puisque nous constatons que les services que celle-ci doit rendre justifient de sa présence et de la forme qu’elle est amenée à prendre. Ainsi, l’image dessinée, gravée et, dans une bien plus grande mesure, photographique, est-elle chargée, dans ce contexte, et non sans paradoxe, puisque sa part dans la fixation dramaturgique de l’événement est grande, de recueillir, en toute objectivité, l’irrécusable témoignage des faits. Même si nous savons déjà que cette « objectivité », évidemment construite, est un outil de laboratoire, nous constatons aussi qu’elle fait face à la « subjectivité » du cliché (des gravures) des journaux et que ceux-ci en plébiscitent uniformément la valeur. Le crime intervient, l’image le divulgue, l’image le réprime. Le brouillage, les équivoques, en bref : l’illisibilité que celui-ci introduit, en fonction du tapage journalistique engendré, dans l’espace social, doivent être compensés par tout un travail d’identification, pour une bonne part confié à la photographie. Deux fonctions « iconographiques » se croisent ici : l’illustration du fait (à l’époque où nous sommes, surtout par le récit et la gravure), l’explication du fait (par la photographie, alors aux mains des techniciens et des savants – sur le champ qui nous occupe, bien entendu) ; à la gravure d’amplifier, au cliché de mesurer. Amplification, d’un côté, réduction et répression, de l’autre ; c’est ce curieux mouvement de balancier qu’il s’agirait de comprendre.

25Nous avons déjà noté que les deux entreprises, anthropométrique et anthropologique, conjointes de Bertillon et de Lombroso4 – pour ne citer que ces deux ténors – s’efforcent de contrer les effets du brouillage évoqué ci-dessus : le « fichage » systématique des prévenus, appuyé sur la photographie, d’un côté, et sur l’appel au « type » criminel, également issu de l’appareil, de l’autre, ont tous deux pour but l’élaboration d’un « portrait-robot » avant la lettre susceptible de permettre le repérage, après coup, mais surtout avant l’acte, idéalement, de coupables naturels. Le « vice de forme » repéré dans la chair des sujets condamnés a priori servant ici principalement à conforter une société dans ses convictions élitaristes et racistes de base.

26Idée d’une société que la photographie rendrait transparente à elle-même. Qui parviendrait à déléguer son propre jugement et sa propre évaluation à un appareil. Qui abandonnerait, mais pour mieux en contrôler les effets et en cacher les véritables buts, la vérification de ses normes à une machine convenablement dressée et suffisamment intelligente pour la décharger de l’erreur et l’établir, à ses propres yeux, dans le réseau de ses certitudes. « La photographie est un acte d’irrévocable internement optique », écrit Susanne Regener5, qui étudie l’histoire de la normalisation anthropologique dans les services de la police et en régime psychiatrique. Il faudrait encore dire qu’un tel inventaire des individualités à problèmes, par le recours à l’appareil, aveugle opportunément les acteurs du drame, le médecin, le policier, le délinquant, le juge…, pour les faire tous communier – avec souffrance ou satisfaction – dans l’erreur. En 1870, Pierre Roudanovsky, élève de Broca, photographie l’intérieur d’un cerveau de criminel, décapité, décervelé, congelé, préalablement découpé 6 . Il donne à voir l’impossible même : la tare en son gîte, la défaillance au cœur de la cellule. Il révèle aussi qu’il était nécessaire de substituer l’objectif à l’œil pour ne plus désormais pouvoir considérer que ce qu’il convenait, sciemment ou pas. Mais le roi est nu et c’est bien précisément rien que voici là rendu visible sur l’étendue stellaire définie par la coupe.

27Soit Troppmann, l’homme en trop, comme son nom l’indique, ni français, ni allemand, mais alsacien, c’est-à-dire les deux à la fois. Héros hors norme, donc, mais aussi dans la norme, d’un fameux fait divers et d’une impressionnante liquidation judiciaire, menée tambour battant, de septembre 1869 à janvier 1870 – le Second Empire vit ses derniers beaux jours, la confrontation franco-prusienne se fait tous les jours plus inévitable. La traque, l’arrestation, l’exécution du coupable, l’explication raisonnable du crime, normalement, devraient suffire à effacer l’opprobre et à faire rentrer le monde concerné dans la normalité, à moins que, pourtant, comme ici, deux choses ne viennent enrayer la catharsis : que l’acte, dans son ampleur, paraisse excéder son motif et déborder, pour ainsi dire, sa cause et que l’idée du crime ne figure pas à même le portrait de l’assassin, afin que le public bien pensant (et son émanation, le jury) puisse en constater honnêtement la nature : Troppmann, l’homme en trop, a été aussi celui qui en faisait trop et cela a gâté, de la façon que nous allons voir, le processus7. Juger le criminel, l’exécuter, devrait avoir aussi signifié le « comprendre » et, pour cela, l’« identifier » dans son rôle avec toute la « vraisemblance » désirable nécessaire. Or, voici que le coupable rentra mal, cette fois-là, dans son rôle. Cette… friction entre la nécessité qu’entraînent l’instituion judiciaire et la réalité matérielle, faite de mots et d’images, issue du « portrait » – ou plutôt, des « portraits » du condamné, ont de quoi interroger notre sagacité. Qu’on en juge :

28Troppmann est l’auteur d’un crime exorbitant, je l’ai dit (il tue tous les membres d’une même famille, et en fait disparaître les cadavres d’une façon particulièrement abominable en les laissant à demi découverts dans des champs de légumes). Le mobile de son acte n’apparaît pas – quelques sous sont dérobés – , l’homme paraît plutôt débonnaire. Par ailleurs, son comportement, avant le crime, lorsqu’il le commet, après l’acte, lors de son arrestation et durant les interrogatoires, est maladroit : Troppmann ne se cache pas, il n’efface pas les traces de ses exactions, il dirige volontairement, comme s’il protégeait des complices, les soupçons sur lui-même, etc. En un mot, ou cet homme est un imbécile – mais les autres faits connus de son existence ne paraissent pas le confirmer – , ou il y a anguille sous roche. On ne sera donc pas étonné que beaucoup des commentateurs contemporains, mais aussi des historiens (sérieux ou moins sérieux) récents parmi ceux qui se sont penchés sur l’affaire, concluent au « secret ». Ce « secret » serait un canon perfectionné dont le père Kinck aurait eu les plans, plans que Troppmann – mécanicien, d’ailleurs,  de son état – aurait dérobés, pour en faire bénéficier – qui s’en étonnerait ? – rien moins que l’ennemi naturel : la Prusse. À moins, bien sûr, qu’il n’y ait eu là – faudrait-il s’en étonner aussi ? – qu’un coup monté par les services du contre-espionnage français de l’époque pour faire valoir la politique belliciste du gouvernement impérial.

29Je constate, en tout cas, que Troppmann, coupable ou victime, coupable et victime, est l’objet d’une mise en scène généralisée qui jette un singulier flou sur son être autant que sur le cas qu’il représente : les journaux ont exploité le filon que constitue la curiosité du lecteur pour toute espèce d’acharnement dans le mal, Le Figaro récompense le brave calfat qui a repêché Troppmann au Havre dans le bassin  où celui-ci s’était jeté, tandis que Gil, dans L’Eclipse du 23 janvier 1870, en première page, fait du criminel une star (« le fait divers est la chorégie du monde moderne », écrit Michelle Perrot à juste titre, je pense8), et que Le Petit Journal du 1er décembre 1869 esquisse de celui-ci un portrait sans complaisance, mais ouvert : « Il y a de l’homme et de la bête dans cette créature : l’intelligence du front explique ses plans et ses calculs raffinés ; la base de la physionomie révèle leur férocité stupide ». Et ce n’est pas la complainte, qui met alors en vers et en musique le cas 9, ni le commerce des reliques – boutons ou photographies « ayant appartenu aux victimes » – par  les colporteurs, qui viennent contredire cela10. Les témoignages directs, de leur côté, sont tout aussi flottants : Louise Michel ne reconnaît rien des traits d’un assassin dans le visage imberbe de Troppmann, qu’elle trouve efféminé11, Tourgueniev est plus fasciné par l’appareil de la mise à mort, qu’il réprouve, et plus tourmenté par sa propre et éventuelle culpabilité de voyeur, que par l’état d’un condamné dont l’apparence est plus ordinaire qu’il ne l’imaginait sur le rapport des journaux. La littérature haut de gamme de l’époque n’est pas demeurée en reste et a contribué largement, pour sa part, à faire de l’anonyme alsacien le champion d’une geste inavouable, une sorte de Fantômas : le 10 janvier 1870, Jules de Goncourt note son « trouble » et Michelet le 19. Le 3, Flaubert avait fait de même. Tourgueniev, qui a vu le monstre « à deux pas de lui », confirme : « On aurait pu dire que sa figure était belle s’il n’avait eu une bouche proéminente en haut et en bas comme une bête, et désagréablement enflée, au fond de laquelle on voyait de mauvaises dents clairsemées disposées en éventail. Des cheveux épais, sombres, un peu brûlés, des sourcils longs, des yeux expressifs à fleur de tête, un front ouvert et blanc, un nez droit avec une petite bosse et de petites bandes de duvet noir sur le menton…  Si vous rencontriez une figure semblable ailleurs qu’en prison, sans tous ces accessoires, elle produirait à coup sûr sur vous une bonne impression […] La taille de Troppmann était moyenne ; il était d’une maigreur d’adolescent très svelte. Il me parut un éphèbe ; d’ailleurs, il n’avait pas plus de vingt ans. La couleur de sa peau était tout à fait naturelle, saine, un peu rosée » 12.  Quant à Charles Hugo, au nom de la famille, dans Le Rappel du 4 janvier, il avait pointé, lui aussi, au vu des faits et d’après ce qu’on savait du criminel, le caractère factice du procès.

30L’équivocité règne, comme on voit, et Troppmann – cas de figure et figure multiple, assassin des assassins et image votive – représente dans tout ce qu’on dit de lui ou fait de lui, comme un concept barré : la chose à penser sur laquelle le regard ne parvient pourtant pas à se fixer. Son procès et sa condamnation, d’un côté, sont – à lire la presse, car les journaux, dans leur ensemble, sont devenus les chiens de garde du régime – comme un appel à la réaction morale d’une société toute entière appelée à serrer les rangs, sans qu’on puisse bien voir – malgré l’horreur du cas – où vient réellement s’ancrer un tel appétit de vengeance. D’un autre côté, tout l’appareil dont on entoura la mise à mort de cette victime expiatoire impressionne par sa dimension et son urgence : à l’exorbitance  du cas voulut, visiblement, répondre – coup pour coup et dans l’immédiateté – l’exorbitance de la répression ; il fallait faire reconnaître ce dont le portrait ne pouvait pas être donné – mais dans l’excès. En effet, tous les témoignages convergent, au grand-guignolesque  populaire, mais « wagnérien » de la mise en œuvre de la machine de mort et de la satisfaction qu’elle procure, correspond, imparablement, l’attitude – et aussi la prestance –, exemplaire autant qu’indéchiffrable, de celui qui s’en trouve être le héros13. Le portrait sublime, pris à son dernier cri, de l’acteur animalisé14, compense, en somme, l’impossibilité où se trouve le spectateur de regarder ce qu’il voit.

31Comme il se doit, l’instance judiciaire participe, à un double titre, à la chasse à l’homme et à l’hallali, d’une part, en élaborant le portrait conforme du criminel, d’autre part, en en assurant la publicité dans les journaux et ailleurs – accompagné souvent de celui des victimes, en un face à face évocateur.

32Fig. 1 – J. Verrier, Portrait d’incarcération de Troppmann

33Dans le cas qui nous occupe, Tourgueniev – encore lui – se fait l’écho d’une telle pratique : « Dans toutes les vitrines des photographes, on voyait des rangées entières de portraits qui représentaient un jeune gaillard, au large front, aux petits yeux noirs, aux lèvres lippues. C’était l’illustre assassin de Pantin »15. Fait remarquable – Bertillon lui-même l’indiquera plus tard –, ces portraits ressemblants élaborés par les services de la police sont faits pour être « accessibles à tous » , c’est-à-dire qu’ils vont au-devant de la représentation intime qu’en a de par devers lui le spectateur; ils saisissent le criminel dans son « être-apparence », de telle façon que leur « reconnaissabilité » paraisse en émaner naturellement 16. Mais c’est une évidence trompeuse. Un crime – pas plus qu’un quelconque événement – est indissociable d’une histoire, les traits de ses acteurs s’y rapportent nécessairement 17. Ce « manque à voir » constitutif de l’image qui ne peut exposer l’amont – ou le passé – de son motif annihile les efforts déployés pour cerner l’existence du type – donc la reconnaissabilité de l’individu. Troppmann est rendu coupable, non du crime, puisqu’il est avéré, mais du sens que celui-ci doit comporter pour convenir à la pensée de sa réparation. Nous voici parvenus à l’aporie.

34J’extrapole. J’élucide le cas. Je fais converger sur ce qu’il implique, après tout ce qu’on a vu, la réflexion du photographe lui-même, du faiseur de portraits, du spécialiste de l’identitaire : Nadar. Car, pour Nadar le photographe qui ne photographie plus à l’époque où nous sommes, vingt ans après les faits qu’on vient de lire, sur la fin de sa vie, photographier l’apparence du vivant, et surtout photographier le mort – celui qui est promis à la mort – , en exposer la nature et l’irrémédiable revendication, pose problème. Il se trouve, en effet, que, même si le célèbre portraitiste et caricaturiste n’a jamais pris Troppmann sous le feu de son appareil, il en a néanmoins réfléchi a posteriori la valeur paradigmatique à partir d’une affaire de même nature dont il exposa en 1892 la difficulté, toute photographique, comme on va le voir, dans un très étonnant récit intitulé Une photographie homicide, que je voudrais maintenant examiner de près18.

35Une Photographie homicide relate un fait divers célèbre19 et sordide – rien n’y manque : femme adultère, mari jaloux, cadavre de l’amant jeté à la Seine – , raconté avec verve, indignation et aussi humour par l’auteur. Le mari pharmacien est un niais, un incapable, joueur de surcroît, tout juste bon à ruiner son petit commerce, venu de l’Aveyron avec celle dont il a croqué la dot, tandis que, « broutant » roman sur roman dans son officine désertée par les chalands, nouvelle Emma Bovary, celle-ci le trompe avec un autre lamentable personnage, pique-assiette éhonté, ami de la maison. Mis au courant, aidé de sa femme, actrice apparemment insensible du drame, et aussi d’un jeune frère ouvrier zingueur subjugué par son aîné et qui vit avec eux, le mari exécute de la plus atroce, mais aussi de la plus maladroite façon le rival.

36Nadar présente le drame comme un crime ordinaire, perpétré pour des raisons ordinaires, par des personnes des plus communes – par bêtise, irréflexion, inaptitude : là n’est pas, comme on va voir, le cas. En effet, la loi (de l’époque) – que l’ancien photographe évoque à charge – excuse le mari trompé s’il a agi dans un moment de désespoir ou d’indignation et, pourvu qu’il vienne se dénoncer immédiatement de son propre mouvement, le lave de son acte. Or, nos aveyronnais n’ont pas eu l’intelligence d’exploiter la situation : le pharmacien a ruminé longtemps et minutieusement sa vengeance, il a fait attirer l’amant d’occasion dans un guet-apens, l’a massacré avec ses complices dans une maison du bord de Seine louée à cet effet, puis l’a jeté à l’eau lesté des tuyaux de plomb fournis par son cadet pour se débarrasser de la preuve du meurtre. Le commentateur insiste sur l’imbécillité du procédé et sur le fait qu’à ces gens du midi « à la cervelle recuite », il a fallu – inconsidérément – du spectacle et du drame – d’où la conception tragique, inutile et fatale de l’épisode. La mise en scène est donc, originairement, de la partie et jette, ainsi, un faux jour sur l’action. Cela d’autant qu’à ses yeux le vrai coupable, dans l’affaire, – aux côtés d’une Justice qui se laisse abuser – est la victime, le rival, cet escroc au petit pied. Or, – toujours à suivre le raisonnement de Nadar – il existe un troisième responsable, encore innommé, et celui-ci particulièrement nous intéresse : la photographie. Car, c’est grâce au témoignage que celle-ci  comporte – dit-il – que les trois Fenayrou (le pharmacien, la pharmacienne et l’ouvrier zingueur) ont été condamnés. Il faut savoir, en effet, qu’un cliché du cadavre de l’amant particulièrement malmené par un long séjour dans l’eau (et que l’auteur décrit avec force détails) avait été communiqué aux journaux : il nourrit l’indignation publique et entraîna, pour une bonne part, la condamnation des assassins et la sévérité du verdict 20.

37Les raisons qui amenèrent Nadar – justement Nadar – à se mettre en devoir de faire le procès de la photographie, en cette curieuse occasion-là, relèvent, sans doute, de la saga familiale – c’est la thèse de Jérôme Thélot, je l’ai dit ; par contre, que l’ardent plaidoyer du photographe prenne appui sur la puissance que recèle, en elle-même et à tort, l’image photographique demande une explication plus large. Si le public est incapable de résister à la force de suggestion de vérité du cliché, si la Justice elle-même se trouble « devant l’image maudite du crime perpétré » qu’elle commande et ne maîtrise pas, c’est que celle-ci, suppléant à tout, propose un témoignage accablant, quoique faux, ou plutôt, parce que faux, dont la force de suggestion est inhérente à la nature qu’elle-même possède. Il est intéressant de noter que Nadar le photographe-qui-ne-veut-plus-l’être entend, sur les attendus d’un tel épisode, tirer son épingle du jeu et décliner sa part de responsabilité dans le verdict – infâme ou correct, c’est à nous de décider – auquel la photographie conduit. Mais il est plus intéressant encore de noter que, par un nouveau tour de passe-passe et sans souci du paradoxe, le contempteur de la servante des sciences et des arts réintroduit, en fin de parcours, la nécessité d’avoir recours à celle-ci – pour la bonne cause, cette fois et judicieusement.

38En effet, dans le « post-scriptum » dont il a été déjà question, ne voit-on pas Nadar mettre en balance les théories de Bernheim sur la suggestion hypnotique et criminelle21 et celle de Lombroso sur la détermination « scientifique » du type, dans le cadre de laquelle la photographie joue un rôle positif, avec les conséquences néfastes de l’usage, disons journalistique, du cliché photographique ? L’ex-photographe imagine, dans ces lignes, que la voie d’un « diagnostic scientifique » permettant de déterminer a priori la dangerosité d’un individu est ouverte et qu’une justice préventive, que tout homme de bien doit saluer de ses vœux, va pouvoir se substituer à la justice punitive dont il vient de nous expliquer les méprises et les méfaits. Il est remarquable que Nadar passe ici sous silence les services signalés, tout à fait notoires alors, que la photographie rend – nous l’avons vu – à l’anthropométrie d’un Bertillon et qu’il enfonce encore un peu plus le clou en évoquant en note, au moment où il corrige les épreuves du récit que nous lisons, le témoignage du médecin du bagne de Nouméa où mourut le condamné d’un cancer à l’estomac. Ce cancer à l’estomac aurait engendré, selon lui, le caractère sombre et atrabilaire du pharmacien et cette pathologie, soutenue par une intelligence médiocre, expliquerait son action. Mais Nadar entend donner à cette observation une valeur générale, tout à fait lombrosienne : les criminels examinés durant quatre ans par le médecin en question après leur supplice auraient été tous sujets à un certain ramollissement du cerveau (dit « bouillie de Menesclou », la science, comme on voit, ne recule pas devant les mots) et à d’autres anomalies « toutes prêtes à déterminer les plus graves désordres ». La conclusion s’impose : c’est à la médecine  qu’il s’agirait de laisser trancher, d’autant que le jury, quand il ne se laisse pas entraîner par l’affect lié à l’image et qui le conduit au pire, tend à montrer, pour l’inculpé, une mansuétude qui ne se justifie pas 22.

39La photographie contre la science ! L’injustice contre la vérité ! La fausseté des images vraies contre la justesse d’un point de vue qui ne doit rien à l’optique ! Prise en compte des causes sur des signes « naturels » indubitables que l’imagerie des effets ne représente pas, c’est ce qui s’appelle, en effet, cesser d’avoir photographié.

40Serrons dans la main tous les fils de ce qui vient d’être expliqué et ajoutons-en encore quelques-uns pour conclure dignement. Nadar ne récuse pas l’acte photographique, ni Fenayrou, ni ses complices ne mettent à mort l’objet navrant de leur haine, légitime ou pas, Troppmann, pour sa part, « pour l’ennemi » ?, n’exécute pas l’engeance Kinck, Lombroso (ou alors Bertillon) ne s’efforce pas de contrer l’arbitrarité des signes que la figure humaine manifeste dès lors qu’elle se montre, dans un monde clos : la résistance à la compréhension est en cours autant que le penchant à la rationalisation – si tel est véritablement le mot – de ce que saisit l’entendement. Le journal appelle à l’ordre, mais l’écriture (du roman – mais non dans sa généralité, certes) invite au désordre. Le fait divers en rajoute, quotidiennement, sans discontinuer et pousse à la répression politique et morale, tandis que la littérature, dans le cadre de plus en plus restreint qui est désormais le sien, inversement, proteste – une certaine littérature, du moins. J’ai évoqué, en passant, l’utilisation de l’affaire qui préoccupa Nadar par Zola. Ils furent nombreux, parmi les auteurs de la fin de siècle – des Goncourt à Dubut de Laforest, de Camille Lemonnier à Cladel ou à Lorrain, Rachilde, Villiers ou Jarry – même si ces différents noms jurent – à parier sur l’inconvenance des faits que la presse avait, préalablement, jeté en pâture au public dans une toute louable intention contraire. Pourtant, je ne m’arrêterai pas ici à ce phénomène – il met en cause rien d’autre que l’état de la littérature dans les sociétés qu’on dit modernes – , mais évoquerai, simplement, pièce à conviction ultime du dossier, le rôle qu’a pu jouer la littérature populaire du moment  dans la mise en place de la pièce à grand spectacle à laquelle nous assistons: sa réputation, certes, n’est pas des meilleures – elle paraît œuvrer dans le conventionnel et certifier, plutôt que dénigrer les raisons que se trouve l’ire collective, lorsqu’elle cherche à s’exprimer – , mais il arrive aussi que son délire de représentation l’égare et l’entraîne ailleurs  que là où son désir – qui dira s’il est originaire ? –, nécessairement, bute. Cette aporie ou alors cette déviance nous intéresse ici.

41De cette ambiguïté témoigne, par exemple, Le Secret de Tropmann (sic), « roman de révélations », signé Jules Fréval, publié en 169 livraisons illustrées à la Librairie Populaire en 1883 23. Cette mise en roman d’une affaire criminelle qui avait défrayé la chronique quelques dix ans plus tôt opère, sur la matière, un singulier retournement : non seulement, Jean-Baptiste Troppmann n’est pas mort sous le couperet, comme on l’a cru, le 19 janvier 1870, puisque le narrateur en découvre l’assassinat à Griffith-City, « au fond du Texas », dans le journal local, le lundi 8 novembre 1880 – il porte alors le nom de Bergeron, la suite nous apprendra qu’il est, encore une fois et cette fois définitivement, devenu la victime d’agents de l’Empire particulièrement tenaces : cette survie, même temporaire, n’est pas extraordinaire en soi, les romanciers populaires usent de licences que le bon sens ne récuse pas et s’il n’était pas possible de ressusciter dans le roman d’aventures, celui-ci perdrait grandement de son attrait. Mais Troppmann alias Bergeron est devenu, entre temps – le cadre démocratique étant restauré en France et l’amnistie des anciens communards ayant été prononcée – , pour le libraire qui publie l’ouvrage et pour sa clientèle, un instrument de revendication politique : le meurtrier présumé se révèle être une victime, comme telle, la voici qui endosse la casaque du héros. « Jules Féval » était le romancier de la cause des justes, « Jules Fréval » se propose d’être celui de la juste cause : le renversement n’est pas sans piquant, si l’on se souvient  que le premier, célèbre converti, passa les dernières années de sa vie à corriger ses œuvres dans le sens voulu par la morale catholique, tandis que le second lui emprunte son nom (ou presque), afin de faire passer un message en tous points contraire.

42Le fait divers, aidé par la police et par l’image, corrigeait la réalité ; voici que le roman redresse le fait divers : on demande où est la fiction et où celle-ci se fait le moins entendre ? En tout cas, nous lisons qu’un récit multiple gauchit le témoignage et qu’une indémontrable vérité résulte de l’opération d’écriture et de réécriture au quotidien des événements. Nous constatons aussi que, si le récit du crime crapuleux qui met en scène des monstres scande les journées des lecteurs, souvent, pourtant, interviennent à intervalles réguliers, comme pour compenser la vision négative, les héros toniques et justiciers qu’engendrent les vertus positives : Monte-Cristo, Rocambole, Arsène Lupin parlent le même langage que le Troppmann du roman, et celui-ci n’a sur eux que l’avantage d’être réputé avoir existé. Voici donc le travail – fictionnel, il faut le dire – de l’appareil judiciaire, scientifique et photographique contesté par l’écriture – non moins fictionnelle, il faut le dire aussi – du roman. À ce niveau, la véracité des faits n’est pas ce dont il s’agit, mais plutôt que ceux-ci, devenus opératoires sous l’effet conjugué des médias et des institutions, puissent influer directement sur l’appréhension du réel. Le roman de Fréval nous apprend que la volonté de restreindre le jeu des apparences, étant donné la photographie, avec elle ou malgré elle, est certaine, mais que le désir de troubler ou révoquer ce qu’elles montrent, lui aussi, est opiniâtre et ne cède pas devant ce qu’on appelle, un peu vite, en général, les évidences.

43J’en veux pour preuve cet ultime portrait romanesque et lithographique de Troppmann paru dans la version populaire du conte :

44Fig. 2 – Portrait authentique de Tropmann (sic) 24

45De quelle réalité, véracité, et de quelle reconnaissabilité s’agit-il là, sinon de fantasme ? Le roman multiplie Troppmann. Le feuilleton en génère l’infinie copie. Troppmann ne peut donc plus se ressembler. Mais, en contrepartie, son ombre s’étend, la contamination de sa figure gagne, son type est là, directement et indirectement proportionnel au nombre de ses apparitions. Troppmann ne peut donc plus dissembler de lui-même. Des Troppmann se découvrent soudainement partout – et, pour commencer, au lieu précisément qui vit naître un beau jour de 1869, à Saint-Ouen, dans les plaines maraîchères, le premier d’entre eux. Le roman joue à l’exorbitance, même s’il prétend le faire en se déplaçant sur le terrain d’une réalité mieux armée que lui pour répondre à la demande à laquelle il doit faire face – un peu comme si lui-même pouvait prétendre constituer la reproduction, oh ! combien photographique ! de celle-ci. Or, cet excès dans la représentation ne peut pas ne pas impliquer le retournement héroïque – et politique aussi – que j’ai dit.

46Une image a toujours été là. Elle précède. Le « ça a été » qu’elle manifeste provient de ce que j’en savais avant même d’avoir pu l’embrasser du regard : les traits qu’elle réunit, car ils sont de convention, les convictions que je sais lire en eux, puisque j’ai appris à les déchiffrer, les significations physionomiques, la sémantique du regard et du geste, etc., parce qu’elles sont devenues pour moi, à force, des évidences naturelles. Or, que pouvons-nous observer en comparant les différents portraits de notre meurtrier – gravé, pour le roman, photographié, par l’autorité judiciaire  pour répondre tout à la fois  à l’archive et à la publicité ? Le second est identitaire : on n’y reconnaît pas la personne du meurtrier, le premier prétend à la ressemblance : on reconnaît le personnage pour être justement celui-là qu’il doit avoir été en fonction de ce que nous en savons. Le portrait photographique de Troppmann donne une image vraie – horribile dictu ! –, mais le portrait gravé peut seul être dit « authentique ». La photo s’efforce d’exprimer les éléments animaliers qui expliquent son acte et justifient la condamnation du criminel; la gravure – type schématique et approximatif de reproduction – exprime plutôt son histoire, la potentialité de sens qui habite le personnage que nous ne pouvons que trouver fascinant ; la photographie résume et clôt, la gravure introduit un trouble dans le processus de représentation – c’était justement là ce que nous demandions.

47Double versant, donc, agi par l’image, appuyé par le récit, du personnage : est-il bon ? est-il méchant ? Bien malin qui ne répondra pas : les deux à la fois. Troppmann-photo, Troppmann-fiction, sert la justice et sert le roman. C’est un homme à lire et à punir. Il doit être anéanti, mais c’est justement pour cette raison qu’une histoire peut en surgir, tant le crime écrit le désir que nous avons de savoir sa cause et de récuser la teneur de ce que nous n’ignorons plus. Ce qui en résulte ? Que le récit que l’événement engendre et que l’image assure efface sa cause. L’énorme appareil explicatif illustré qu’est le roman abolit – ou du moins suspend – la matière d’origine et lui substitue une histoire conforme à la contre-idée que nous désirons en avoir. Je dis bien : la contre-idée. Car la représentation a cette vertu d’ébranler, plus elle donne le change sur la réalité qu’elle fait voir, la conviction qui s’y rattache. C’est ainsi que la photographie, fictionnelle pourtant, ne convient pas à la fiction et ne l’illustre pas.

48Troppmann, le Troppmann du roman ou de l’image, lui ou ses victimes, n’en déplaise à Nadar, cesse d’être conforme à celui qu’il doit avoir été pour l’autorité judiciaire, dès qu’il est couché sur le papier, dès qu’il se peut voir : c’est bien cela un monstre, il effraie de ce qu’il échappe à la cage judiciaire et identitaire conçue pour l’enfermer. Un monstre échappe. La fiction échappe. La photographie ne rabat pas tout à fait la connaissance sur l’image. Nous regardons debout, pliés sur le papier, l’infinité du creux des âmes évoluer, le sang, la nuit, le cœur, l’éther.

49Identifier, d’un côté, s’empresser de désidentifier, de l’autre. Comme ces châteaux de cartes que les enfants s’efforcent de faire tenir très haut, afin de mieux pouvoir en précipiter l’ordonnance, ensuite, à terre. Battement du savoir et de l’insavoir, systole, diastole, ainsi bat le cœur du monde. Je crois que l’humain ne désire rien tant que contempler noir sur blanc les objets qui meublent sa pensée, mais qu’il ne s’y résout pas pourtant.