Colloques en ligne

Jean-Michel Gouvard

Mille secrets mille dangers d’Alain Farah. Fictions, identités, protocoles

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 25 novembre 2022 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne, ainsi que la discussion qui a suivi avec Alain Farah : https://youtu.be/kg4DSiH5kzE.

1Mille secrets mille dangers, le dernier roman d’Alain Farah1, est paru à la fin de l’été 2021 au Québec et en février 2022 en France2. Si cet écrivain reste peu connu dans l’hexagone, bien qu’il ait eu les honneurs de la « une » du Monde des Livres en mars, avec un article élogieux de Raphaëlle Leyris3, il est devenu une figure de premier plan dans le paysage littéraire québécois : Mille secrets mille dangers a rencontré un succès critique4 et commercial5 sans précédent, et il a valu tout récemment à son auteur le Prix du Gouverneur général, l’un des prix littéraires les plus prestigieux du pays6. Il serait impossible de rendre compte ici de la richesse de ce texte de 500 pages, qu’Alain Farah a mis huit ans à écrire. Aussi, dans les lignes qui suivent, en présenterai-je la structure narrative, puis les grands thèmes identitaires et existentiels, le tout articulé avec le rapport bien particulier qu’entretient Alain Farah avec la fiction.

Formes narratives

2Mille secrets mille dangers a pour sujet le mariage d’Alain Farah, écrivain et professeur de création littéraire à l’université McGill, avec Virginie Pellerin-Wise, le 7 juillet 2007. Tout comme dans Ulysse de Joyce, la majorité des scènes du livre se déroulent durant cette journée. Le lecteur y découvre les angoisses du futur marié dans la nuit du 6 au 7 juillet ; puis il assiste aux préparatifs du mariage : Alain7, qui s’est cassé une dent en tombant, se rend chez le dentiste en compagnie de son père, avant que son cousin Edouard, un mécanicien haut en couleurs, ne vienne le chercher pour l’emmener à la cérémonie. De son côté, sa future épouse, Virginie, qui a passé sa dernière nuit de célibataire chez ses parents, se rend chez le coiffeur avec sa meilleure amie, Myriam. Puis, en début d’après-midi, vient la cérémonie de mariage à l’Oratoire Saint Joseph, l’équivalent montréalais du Sacré Cœur, cérémonie qui a bien failli être gâchée parce qu’Edouard avait oublié les alliances des mariés dans la sacristie8. Suit la soirée de noces à La Toundra, une célèbre salle de réception de la ville, qui est ponctuée par les traditionnels discours et les discussions entre les convives. Le roman se termine dans la nuit du 7 au 8 juillet, alors qu’Alain et Virginie se rendent dans un hôtel où ils ont réservé une chambre, en attendant de s’envoler pour leur voyage de noce, en Égypte.

3Ainsi racontée, l’intrigue du roman paraît bien peu originale. Toutefois, ce mariage n’est pas relaté de manière linéaire, mais sous forme de fragments dont l’ordre chronologique n’est reconstitué que peu à peu, au fil de la lecture, alors que le lecteur ou la lectrice va de surprise en surprise. C’est que le propos de l’auteur n’est pas de raconter le jour de son mariage, mais de faire de celui-ci un moment qui le conduit à revisiter son passé, et à tirer de cette introspection un enseignement et, au sens littéraire du terme, une consolation. Le récit fragmenté et non-chronologique de cette journée s’accompagne ainsi de retours en arrière récurrents vers l’histoire de ses parents, des chrétiens libano-égyptiens qui ont émigré au Québec au début des années 1970, ainsi que vers son adolescence, minée par des conflits et des frustrations non résolus, et par une maladie auto-immune jamais nommée, qui est présentée comme la traduction somatique de ces tensions, et qui l’a obligé à séjourner régulièrement à l’hôpital et à vivre sous l’emprise des médicaments. Cette remémoration lancinante et douloureuse du passé est accentuée par le fait que son cousin Edouard a invité à la soirée de noce un certain Baddredine Abderramane, un ancien camarade de classe d’Alain que ce dernier déteste, entre autres parce qu’il a séduit Constance Desmontagnes, une jeune fille de leur classe dont lui-même était éperdument amoureux – de telle sorte que le passé semble littéralement ressurgir dans le présent du mariage, tel un mauvais souvenir, un cauchemar.

4Mais la matière narrative n’est pas seulement tournée vers le passé : elle regarde aussi vers le futur, puisque Myriam, la meilleure amie de Virginie et d’Alain, et l’un des principaux personnages du récit, mourra quelques années plus tard d’un cancer. Au 7 juillet 2007, jour de joie du mariage, se superpose et s’oppose une autre journée, celle du 7 janvier 2015, jour de deuil et de tristesse, jour de l’enterrement de la jeune femme en plein hiver canadien – lequel est essentiellement restitué à travers la nuit d’insomnie qui suit l’inhumation, et au cours de laquelle Alain commence à écrire ce qui deviendra le roman que l’on est en train de lire, avec un effet de mise en abyme très proustien, explicitement souligné par l’auteur (p. 83sv. – voir infra).

5Mille secrets mille dangers se déploie donc sur trois temporalités, le passé de l’enfance et des racines familiales, le présent du mariage, et le futur d’une mort annoncée9, lesquelles donnent lieu à trois axes narratifs qui alternent, s’imbriquent parfois les uns dans les autres par des enchaînements de motifs, ou s’interrompent au contraire subitement pour laisser place à un autre, et ce, sans respecter la chronologie des événements pour chacun d’entre eux. Il s’agit de restituer ainsi, d’une part, le mouvement même de l’imagination, au sens psychologique du terme, sur le modèle du flux de conscience joycien, mais aussi l’inquiétude qui mine le protagoniste, non seulement parce qu’il est d’un naturel angoissé, mais parce que le roman, comme on l’a déjà souligné, est avant tout une recherche inquiète de soi-même, qui ne trouvera une réponse, et un relatif apaisement, que dans les toutes dernières pages. L’intelligibilité du texte n’en est cependant en rien diminuée, et c’est même l’effet inverse qui s’impose : la fragmentation des récits permet de mieux comprendre les causes et les effets des événements décrits à un moment donné du livre, les différentes temporalités s’éclairant les unes les autres, grâce à un savant travail de montage. S’il fallait utiliser une métaphore pour caractériser la structure générale du livre, c’est sans doute celle du rhizome qui conviendrait le mieux, et que j’emprunte à Alain Farah lui-même puisqu’elle apparaît pour symboliser son écriture dès son premier ouvrage, un recueil de poésie intitulé Quelque chose se détache du port10. Il s’agit bien entendu d’une référence implicite au concept de « rhizome » tel que le définit Deleuze, lequel désigne par là une structure horizontale dont tous les points sont égaux, et dont l’orientation qu’elle est susceptible de prendre est imprévisible – concept que le philosophe oppose à celui d’« arborescence », lequel incarne une structure verticale et hiérarchisée, ordonnée de manière rationnelle. Le concept de rhizome cadre parfaitement avec la modalité selon laquelle progresse et se structure la narration dans Mille secrets mille dangers, et le rapprochement s’impose d’autant plus que cette notion est abordée dans Mille plateaux, le second volume de Capital et schizophrénie, dont le titre fait écho à celui du roman, et qu’Alain confie avoir dans sa bibliothèque des textes de Deleuze (p. 181). De même, la notion de « signes » revient à plusieurs reprises dans le récit, Alain ou Edouard s’y montrant tout d’abord aveugles puis réceptifs, lorsqu’ils ont l’un comme l’autre progressé en quelque sorte dans la compréhension d’eux-mêmes et du monde (cf. p. 98, 154-158, 269, 358, 392, 482). Elle fait écho au concept exposé par Deleuze dans Proust et les signes, selon lequel le signe est « une matière, un objet, un être » qui est perçu « comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter11 », et dont l’interprétation, le déchiffrement n’est pas donné mais s’opère dans le temps – ce qui est très exactement ce qui arrive à Alain, et à Edouard. Le rapprochement est encore plus significatif si l’on se souvient de la place que réserve Deleuze à la deuxième catégorie de signes, les « signes amoureux », à propos desquels il dit que « l'être aimé apparaît comme un signe, une ‘âme’ » parce qu’il « exprime un monde possible inconnu de nous12 », de telle sorte qu’« aimer, c'est chercher à expliquer, à développer ces mondes inconnus ». De là découle « la première loi de l'amour chez Proust : puisque la femme émet certains signes renvoyant à des mondes inconnus, c'est par la jalousie que l'amant va débuter son apprentissage13 ». Or, c’est précisément parce qu’il est jaloux de ce que la jeune fille qu’il aime lui soit ravie par un rival que le drame d’Alain se développe, et que celui-ci traverse un long apprentissage que seuls les événements survenus lors de son mariage viendront parachever. Alain Farah renvoie au demeurant à plusieurs reprises à La Recherche du temps perdu, entre autres au début de la troisième partie, « Insomnies, protocoles », où il reprend en le modifiant l’incipit de Du Côté de chez Swann, « Depuis des mois, je me suis couché de bonne heure » (p. 83, 85), et où il évoque ses nuits d’insomnie durant lesquelles « le temps ne va plus », « les époques, les événements se superposent, se confondent » (p. 84), tout comme le narrateur dans les premières pages du texte de Proust. Le roman constituant une expérience qui permet à Alain non pas de résoudre mais, pour le moins, d’apaiser sa relation problématique au monde, on peut même lui appliquer la lecture que Deleuze propose de La Recherche : ce livre n’est pas un livre sur le passé, le souvenir ou la mémoire, c’est un livre d’apprentissage – ainsi que je vais m’employer à le montrer dans les lignes qui suivent.

Identité ethnique et culturelle

6Les questionnements identitaires que la narration scénarise sont en partie d’ordre ethnique et culturel. Les parents d’Alain, Shafik Elias et Yolande, sont tous deux d’origine libano-égyptienne, et il est très tôt partagé entre ses racines familiales et son aspiration à s’intégrer à la société dans laquelle il est né, et dont il fait partie, malgré ses « cheveux crépus » (p. 165, 302). Son père, sur lequel se focalise le premier chapitre du roman, faisait partie des « privilégiés que sont les Égyptiens d’origine syro-libanaise, les Chawams » (p. 23), mais, se sentant de moins en moins à l’aise dans l’Égypte nationaliste de Nasser, il a pris la route de l’exil. Dès les premières lignes du roman, qui s’ouvre sur la fin du discours de Shafik, lors de la soirée à La Toundra, Ruby Diamant, la compagne du cousin Edouard, demande à celui-ci si son oncle parle avec un accent libanais ou égyptien (p. 16), soulignant d’emblée que le père d’Alain est lui aussi tiraillé entre deux cultures, deux identités, libanaise et égyptienne. Et en s’exilant au Québec, il est devenu en quelque sorte un immigré à la puissance deux, puisqu’il l’était déjà, par ses origines, lorsqu’il vivait en Égypte.

7Ce partage identitaire se retrouve sous bien des formes et, par exemple, dans la topographie même de la ville, laquelle, comme dans Ulysse de Joyce, fait partie intégrante du récit. Alain Farah décrit le quartier de son enfance comme occupant un « quadrilatère délimité par la 15 et les boulevards Jules-Poitras, de la Côte-Vertu et Henri-Bourassa », lequel a été « baptisé Petit Liban », étant donné que « plus de la moitié des habitants de cette enclave sont originaires du pays du cèdre, et [qu’]il est tout à fait possible d’y vivre en arabe » (p. 52). L’ancrage topographique reflète le partage identitaire, puisqu’une autre réalité, une autre géographie se superpose à la toponymie conventionnelle, comme l’implicite le choix de la périphrase « le pays du cèdre » pour désigner le Liban, dont c’est ici la seule occurrence dans le roman : dans l’imaginaire culturel canadien, cette formule ne peut que contraster avec celle qui désigne usuellement le Canada, « le pays de l’érable » – dont une feuille orne le drapeau, comme celui du Liban arbore un cèdre. De même, alors que la question linguistique au Québec, pour la population originaire du vieux continent, a longtemps tournée autour de la concurrence entre le français et l’anglais, c’est l’arabe qui concurrence le français dans cette « enclave ».

8Dès les premières pages, alors que Shafik se remémore son passé, l’idée même d’identité, en lien avec celle d’appartenance à une culture ou une nation, est représentée comme problématique. Le père d’Alain se demande en effet :

Qui sont les Égyptiens de souche ?

Les Nubiens ? Les Coptes ? Les Arabes qui ont émigré depuis la péninsule arabique pendant le califat d’Omar quand, au septième siècle, a eu lieu la conquête ? Les Ottomans venus sous Méhémet Ali ?

9Et si on s’entendait sur la vraie origine ethnique des vrais Égyptiens, si on parvenait à établir que ce sont ceux-ci plutôt que ceux-là qui seraient arrivés en premier, et que ceux-ci par exemple étaient les Nubiens, seraient-ils les seuls à pouvoir revendiquer l’Égypte comme leur pays ?

Est-ce une bonne question ?

Est-ce une vraie question ?14

10La cascade d’interrogations sur ce que pourrait être l’origine des Égyptiens « pure laine », et quelle ethnie serait susceptible de se prévaloir d’un tel statut, démontre par l’absurde qu’une telle question, qui vise à assimiler une identité ethnique à une nationalité, est sans fondement objectif, en ceci que toute nation procède de mélanges de populations à différents moments de son histoire, de telle sorte que désigner tel groupe ethnique comme étant « plus » égyptien qu’un autre relève de facto d’une décision politique arbitraire. Loin d’être résolue, la question de l’identité est associée dès le début du roman à l’idée de pluralité, et, de cela même qu’elle ne puisse recevoir de réponse satisfaisante, il découle que ce n’est sans doute pas une « bonne » question, ni même peut-être une question tout court. Et, bien que l’auteur prête ces propos au père du marié, ils reflètent aussi les interrogations qui sont celles d’Alain : si se demander dans quelle mesure il est égyptien ou québécois n’est pas une « bonne » question pour lui, le fils d’immigrés né à Montréal, cela implique que c’est une « mauvaise » question presque au sens premier du terme, en ceci qu’elle ne peut que lui faire du mal, être aussi maligne qu’une maladie auto-immune, puisque, pas plus que la maladie ne sera guérie, elle ne trouvera jamais de réponse.

11Il en va de même avec la question de la religion, l’un des facteurs souvent décisifs sur le plan identitaire, entre autres dans la région du Moyen-Orient. Lorsqu’il évoque sa confession, Alain note que :

S’il existe plusieurs grandes Églises catholiques orientales, l’Église syriaque, l’Église orthodoxe grecque, l’Église arménienne, l’Église melkite – à laquelle appartient mon père –, moi, j’appartiens à l’Église maronite par ma mère. C’est inhabituel.

Cette église, vieille de quinze siècles, se soumet à l’évêque de Rome. On raconte que cette communauté est née dans les montagnes de Syrie, sous l’inspiration d’un ermite qui s’appelait Maron. […]

Chassés de Syrie par la conquête musulmane et les persécutions de chrétiens qui en découlent, autour du neuvième siècle de notre ère, dit-on, les maronites s’installent au Liban. On en recense trois millions dans le monde, répartis dans vingt-sept diocèses, dont un dans le quartier de mon enfance, à Ville Saint-Laurent, qui compte encore aujourd’hui une communauté très active.15

12Tout comme être Égyptien renvoie à une mosaïque de populations, être un chrétien d’Orient n’est pas définitoire d’une identité, puisqu’il n’existe pas une mais des églises chrétiennes orientales. Celle qu’Alain a adoptée, la confession maronite, le place doublement dans une situation de déchirement, puisque cette église est celle de sa mère, mais pas de son père, qui est melkite, et qu’elle a subi des persécutions qui, à l’origine, ont obligé ses adeptes à émigrer de la Syrie vers le Liban, avant qu’ils ne se dispersent à travers « le monde » – comme si cette religion était par son histoire vouée à être celle de migrants. Histoire qui est elle-même floutée, ou rendue incertaine, par les modalisateurs que sont « on raconte que », « dit-on », comme si les événements censés l’écrire et la construire, et donc contribuer à dessiner une « identité maronite », étaient incertains, faute de documents confirmant la véracité de ce que rapporte la tradition orale.

La question insoluble des origines

13La question identitaire dans Mille secrets mille dangers n’est donc pas posée en terme d’une appartenance à tel ou tel groupe qu’il suffirait de revendiquer, mais en terme de pluralité et de fragmentation, à l’image de la structure narrative, de telle sorte que s’identifier à un groupe, une ethnie, une religion, en devient problématique. À ceci s’ajoute un autre paramètre qu’illustre cette scène dans laquelle Alain contemple son visage dans le miroir de sa salle de bain :

[…] De retour dans la salle de bain, j’essuie la buée sur le miroir de la pharmacie. Mon visage apparaît. Dieu que je ressemble à mon père. Shafik Elias et Wali Wali ont immigré, oui, et cela a dû être dur, plus dur que je ne pourrai jamais l’imaginer. Qui suis-je, moi, dans tout ça ? Qui étais-je ? Que suis-je devenu ? Où est le fils d’immigrants, l’importé aux cheveux crépus, l’adolescent qui avait honte, qui vivait dans la honte d’être un importé ? Où est l’enfant qui a tout fait pour survivre au chaos dans lequel l’a plongé la guerre entre ses parents ? Qui est-il, cet homme qui a façonné son destin, qui a eu la chance, la possibilité, et surtout les moyens d’inventer sa vie dans une société qui l’a accueilli parce qu’il s’est assimilé, parce qu’il s’est coupé d’une part de lui-même ? Cette part inconnue, fantasmatique, inatteignable… où est-elle, maintenant ?16

14Alain n’est pas simplement un « importé », il est aussi un « assimilé », et qui a tout fait pour le devenir, ainsi que cet extrait le formule à sa façon. Ainsi, non seulement se dire par exemple « Égyptien » est en soi problématique, mais c’est aussi une part de lui-même que le protagoniste a sciemment refoulé, rejeté. Né sur le sol canadien, il n’est pas un immigré au même titre que ses parents, qui ont vécu leur jeunesse en Égypte : ses racines familiales, l’ancrage ethnique qui est le sien, font partie de l’histoire de ses géniteurs mais pas de son histoire, qui relève pour lui d’un savoir mais non d’une expérience – si ce n’est celle de ses « cheveux crépus » et de la « honte » qu’il en ressentait adolescent, lui qui se sentait avant tout québécois (p. 165, 302). Ce qui manifeste son origine libano-égyptienne est ainsi physiquement présent dans son corps, mais celle-ci ne correspond pas à un passé dont il puisse se souvenir : son origine lui demeure « inconnue, fantasmatique », elle relève de l’indicible et l’innommable, c’est-à-dire que non seulement on ne peut lui donner un nom, mais aussi qu’elle est d’une nature telle qu’aucun nom ne saurait lui convenir, comme si elle n’était pas de ce monde.

15Cette perte du « vrai » nom est parfois scénarisé sous une forme comique. Ainsi, lors de la cérémonie de mariage, comme Alain s’apprête à signer le registre, il découvre, en même temps que le prêtre, qu’il ne se prénomme pas Alain mais Youssef Charbel. Sa mère se lance alors dans une argumentation aussi confuse que cocasse, et avance, sans souci de la contradiction, d’un côté que « [t]out le monde a un nom arabe et un nom français ! » (p. 367) et, de l’autre, qu’« [i]l y a plein de gens qui ne connaissent pas leur vrai nom » (id.), tout en cherchant à se justifier auprès du prêtre et de son fils dans ces termes : « Son père a insisté pour qu’il ait un nom français […] C’était pour t’intégrer, ya Alain. Même moi, par la faute de ton père, j’ai fini par oublier ton nom » (p. 366-367). Aussi amusante que soit la scène, elle n’en déploie pas moins la même problématique identitaire que celles qui s’inscrivent dans un registre moins caricatural : avoir deux noms, c’est avoir deux cultures ; et en ignorer l’un des deux, au point que sa mère elle-même prétend l’avoir oublié, ce qui est un comble pour une mère, c’est être cet Alain parfaitement « intégré » en surface, mais néanmoins travaillé au corps et au cœur par cette double identité, indicible.

16Dans une autre scène, qui se déroule cinq mois avant le mariage, en février 2007 (voir la note 8), Alain se rend chez Myriam qui a invité quelques amis, dont une certaine Anaïs, d’origine mexico-canadienne, et tous fument de l’herbe à la chicha, ce qui va conduire Alain dans un trip assez délirant au cours duquel il reprend ces questionnements identitaires en les amplifiant :

[…] Je savais que je n’étais pas vraiment Égyptien. Mais le savais-je vraiment ? Et Anaïs, d’où venait-elle ? Père mexicain, mère du Bas-Saint-Laurent. Pourquoi son tatouage n’était-il pas inca ? Où était-elle née, déjà ? Pourquoi Horus ? Je tournais dans l’énigme de l’origine et des noms comme dans un cube rond, un cube blanc. Les mots tourbillonnaient dans ma tête, perdant un peu de leur sens à chaque tour. Égyptien pure laine. Québécois pur foul. Libanais par le mauvais œil, Montréalais du Petit Liban. Arabe de culture. Phénicien par l’ADN, Chawam des deux côtés, maronite par Dieu. Levantin dans le silence de l’hiver. Immigrant de deuxième génération, qui, depuis Le Caire, depuis Beyrouth, reviendrait à Montréal dans un grand Boeing bleu de mer. Cieux bleus, mer bleue, je me perds et vous vois. Papy, mamy17, nous trois, noyés dans l’énigme des noms et de l’origine.18

17Ce texte ne se contente pas de formuler l’idée que rechercher son identité en la liant à la question de ses origines est une impossibilité, que symbolise la comparaison avec le « cube rond », objet par définition inconcevable, de telle sorte que les mots que l’on emploie à cet effet ne sauraient que « per[dre] leur sens ». Il le montre aussi par les images et formules qui traversent l’esprit d’Alain. Comme lui-même n’est « pas vraiment égyptien », Anaïs, qui est déjà partagée entre les deux nationalités de ses parents, n’est ni « vraiment » mexicaine, ni « vraiment » canadienne. De plus, elle arbore un tatouage représentant l’œil d’Horus, lequel est souvent porté autour du cou en pendentif par les chrétiens d’Orient, dont Alain fait partie. Or, cette pratique a été inspirée par l’analogie patente qui existe entre l’histoire du dieu de l’Egypte ancienne et celle de Jésus : Horus, né miraculeusement, fut allaité et élevé par Isis, tout comme le Christ, annoncé à Marie et élevé par elle. Ainsi Anaïs porte gravé sur sa peau, a dans la peau, un symbole qui l’assimile à ces communautés chrétiennes d’Égypte, alors qu’elle n’est pas « vraiment égyptien[ne] », au sens fort de la formule : « pas égyptienne pour de vrai », ce qui pose en soi la question de la réelle signification de tels emblèmes. Du fait même de ce transfert, qui lui ôte sa dimension religieuse et identitaire, chrétienne et égyptienne, pour le réduire à un ornement, un motif à la mode chez les amateurs de tatouages, l’œil d’Horus « perd son sens », comme les mots avec lesquels Alain essaie en vain de ressaisir son origine.

18Inversement, Alain considère qu’Anaïs devrait porter un tatouage inca, et en cela il recourt lui-même à un cliché qui, en soi, est de peu d’épaisseur tant il est banal, et que de surcroît ses propres réflexions sur la question identitaire vident de toute pertinence, puisque l’idée que tout.e Mexicain.e serait de sang Inca est aussi absurde que d’avancer que les Nubiens seraient les seuls Égyptiens authentiques : ce n’est là ni une « bonne », ni une « vraie question » (voir supra). La mention des « Phéniciens » va dans le même sens, en ceci que bien des Libanais se disent descendant de ce peuple qui domina la Mer Méditerranée dans la lointaine antiquité, sans avoir d’autre preuve de cette filiation que leur intime conviction. L’idée que cela est inscrit dans « l’ADN » renvoie tout autant à des temps immémoriaux qu’au caractère invérifiable d’une telle assertion, puisque non seulement l’ADN relève de l’infiniment petit, mais que, jusqu’à présent, il n’a été mis à jour aucun gène « phénicien » ou de « phénicité ».

19Par ailleurs, des oxymores comme « Québécois pur foul » et « Montréalais du Petit Liban » symbolisent elles aussi la tension qui résulte de l’appartenance à deux cultures, puisqu’elles associent des ancrages d’une grande force symbolique sur le plan identitaire, être québécois et être un habitant de Montréal, pour la première avec le « foul », qui est un plat de fèves typique de l’Afrique du nord et du Moyen-Orient, très populaire en Égypte, et pour la seconde avec le surnom de « Petit Liban » donné à une partie de l’arrondissement Saint-Laurent. Et il en va de même des citations implicites de « Je reviendrai à Montréal », la célèbre chanson de Robert Charlebois : « Levantin dans le silence de l’hiver. Immigrant de deuxième génération, qui, depuis Le Caire, depuis Beyrouth, reviendrait à Montréal dans un grand Boeing bleu de mer » reprend en effet :

Je reviendrai à Montréal

Dans un grand Boeing bleu de mer

[…]

Dans le silence de l'hiver

Je veux revoir ce lac étrange

Entre le cristal et le verre

Où viennent se poser des anges

20Or cette mention n’est pas un simple clin d’œil. Pour un Québécois, cette chanson est fortement identitaire, puisqu’elle chante le regret du pays natal et le plaisir d’y retourner à une saison qui, par sa rigueur, en fait la spécificité. Mais Alain Farah entremêle la référence à des termes qui évoque son histoire personnelle et le Moyen-Orient, « levantin », « immigrant de seconde génération », « Le Caire », « Beyrouth », qui, par les tensions sémantiques qu’ils instaurent, soulignent une fois de plus le partage identitaire. De plus, cette chanson n’a pas été écrite dans sa première version par Robert Charlebois, mais par Daniel Thibon, un auteur français, ce qui, tout comme l’œil d’Horus d’Anaïs, multiplie les jeux de fragmentations identitaires : c’est un Français qui est à l’origine de l’une des chansons perçues, dans la culture populaire québécoise, comme l’une de celles qui représentent au mieux « le pays ». Ce qui pose en creux la question jamais explicitement formulée par Alain Farah, mais à laquelle Mille secrets mille dangers est aussi une forme de réponse : qu’est-ce qu’être Québécois ? La réponse à cette question n’est pas plus simple que de déterminer ce que c’est que d’être Égyptien. Ou Mexicain. Et la réponse pourrait bien être qu’être Québécois, c’est avant tout se sentir Québécois, aussi confus que soit l’écheveau de ses origines, et cela que peut signifier une telle expression.

21Enfin, dans le même extrait, le « bleu de mer » du « Boeing » conduit à évoquer les « cieux bleus » et la « mer bleue », suivi du constat « je me perds et vous vois ». Cette formule fait écho au leitmotiv sur lequel s’ouvre le roman (c’en sont les premiers mots) et qui le traverse tout entier : « Yeux bleus, je vous vois » (p. 15). Il s’explique entre autres par le fait, rappelé plusieurs fois dans le premier chapitre, que le père d’Alain, Shafik, a les yeux bleus, ce qui pour un « arabe » est peu commun et pose d’entrée de jeu le thème romanesque de la bâtardise, cher à Marthe Robert19, et donc, symboliquement, le thème des origines, tout en jouant avec un préjugé racialiste sur les traits censés être typiques de l’arabe, afin de le dénoncer.

22Dans Mille secrets mille dangers, croire appartenir à une ethnie, un groupe culturel, quel qu’il soit, plus ou moins réel, plus ou moins fantasmé, loin de résoudre la question identitaire, ne fait au contraire que l’amplifier en soulignant le caractère pluriel et fragmenté d’un tel questionnement, jusqu’au vertige, jusqu’à laisser le protagoniste « noyé », c’est-à-dire perdu, sinon mort (symboliquement), à force de se disperser entre les innombrables pistes, les multiples représentations qui s’offrent à lui, de telle sorte qu’il ne lui reste plus que « l’énigme des noms et de l’origine » en tant que telle – insoluble, telle l’énigme du Sphinx, une référence qui s’impose pour quelqu’un qui, s’il n’est « pas vraiment égyptien », l’est toutefois un peu aussi. Et c’est dans l’énigme même que, comme dans toutes les véritables énigmes, se trouve la solution : la réponse à la question du Sphinx est « l’homme » ; or, c’est à mieux s’accepter en tant qu’homme que le long cheminement d’Alain le conduira, à la fin du livre.

« Le sale Arabe »

23En complément à ces questionnements sur son identité personnelle, Alain Farah soulève également la question de l’identité sur le plan communautaire. Alain incarne dans le roman l’émigré parfaitement intégré, qui a toujours eu tendance à rejeter ce que l’auteur appelle son « arabité ». Ceci se traduit entre autres dans une scène comique où Edouard, son cousin, lui reproche de ne pas savoir faire le « foul », ce plat typique dont il a été question au paragraphe précédent (p. 191sv.). Mais la posture identitaire prend une tout autre tournure dans un épisode majeur du livre. Lors de la cérémonie de mariage à l’Oratoire Saint Joseph, Edouard prend tout à coup conscience qu’il a oublié les alliances des futurs mariés dans la sacristie, laquelle est fermée à clef. Il ne les récupérera qu’au tout dernier moment, sans avoir assisté à la plus grande partie de la cérémonie. Plus tard, Alain, furieux, lance à son cousin que ce n’est pas lui « le sale Arabe, dans cette histoire-là » (p. 374), et ajoute :

– Je vous déteste, vous autres, les ostie de Safi.

– Nous autres ? C’est quoi, ça, nous autres ? T’es qui, toi, si nous c’est vous autres ? On est nés ensemble, on va crever ensemble…

– Va jamais dire ça. Les Farah, c’est pas des Safi, ce sera jamais des Safi… Vous êtes des frustrés, des ostie de frustrés pis des ostie d’incultes. Vous me faites pitié. J’ai honte de vous.

– Arrête, arrête. Tes paroles dépassent ta pensée, mon frère.

– Au contraire, je me retiens. Il y en a pas un dans votre gang qui a été foutu de finir l’école… Pis après vous vous demandez pourquoi vous êtes endettés par-dessus la tête, avec vos jobs de marde ? J’ai rien à voir avec vous autres, moi. Je suis pas un pauvre. Je fais pas des crises devant des inconnus parce que la pizza est pas assez chaude au restaurant ou parce que le taxi pakistanais comprend pas le français, je traite personne de sale immigrant qui vit sur mes impôts. Vous m’avez toujours fait honte. Les Farah, on est pas comme ça, on sait vivre en société, câlisse, on respecte les lois, on sait se taire, on respecte les gens, on comprend comment le monde fonctionne pis on comprend qu’il tourne pas autour de notre nombril…20

24L’opposition entre les deux familles, les Farah et les Safi, s’inspire tout autant de l’inimitié qui fait s’affronter les Montague et les Capulet dans le Roméo et Juliette de Shakespeare, que des rivalités du Parrain de Francis Ford Coppola, auquel Alain Farah renvoie à plusieurs reprises21, vu que le film, comme le roman, s’ouvre sur un mariage, et qu’il met en scène des italo-américains « typiques », eux aussi partagés entre deux continents, deux cultures, et caricaturés par l’image qui en est donnée dans la société à laquelle ils se sont « intégrés » – pour autant que participer à un réseau mafieux soit une forme d’intégration. Mais le rejet de l’autre s’exprime dans le passage ci-dessus dans des termes qui font écho à une représentation racialiste de l’« arabe », telle qu’elle circule dans des pays occidentaux comme le Québec ou la France : pauvre, mauvais élève, exerçant « des jobs de merde », extraverti, gouailleur, querelleur, ne sachant pas « vivre en société », ne « respect[ant pas] les lois », etc. Alain apparaît ainsi comme quelqu’un qui est tellement assimilé que, sous le coup d’une colère noire, il reprend les représentations que des Québécois « pure laine » racistes pourraient appliquer à sa propre personne, et qu’il ne s’aperçoit pas qu’il est en train de dire à Edouard exactement ce qu’il lui reproche de dire à propos du chauffeur de taxi pakistanais, à savoir qu’il est un « sale immigrant ».

25Pour saisir toute la portée de cette scène, il convient de la rapprocher d’une autre, qui la précède, la visite chez le dentiste de la famille, Wali Wali. Celui-ci est lui aussi un Égyptien de confession chrétienne, mais il affiche des positions traditionalistes sur le plan religieux, reprochant à Alain de se marier à l’Oratoire Saint-Joseph et non à la cathédrale Saint-Sauveur, « chez les latins » et non « chez les grecs catholiques » (p. 292). Et il se montre ouvertement raciste envers les musulmans :

[…] Tu as oublié d’où tu viens ? Tu parles comme ça pour être plus québécois que les Québécois ? Tu essaies d’être aussi gentil qu’eux, tu veux laisser les gens profiter du système qu’on a bâti avec eux ? Tu es content de voir tous ces gens encaisser des chèques de BS22 pendant que nous, on travaille comme des bêtes ? Vous n’avez pas de couilles, et les Québécois non plus. Les immigrants d’aujourd’hui vont détruire ce pays. Et j’espère mon garçon, que tu seras pas assez effronté pour nous comparer à ceux qui arrivent en ce moment. Tu les as vus, ici, dans Cartierville ? Ils sont partout, ils sont pauvres… Et toutes leurs femmes sont voilées. Nous, mon garçon, on est arrivés avec des diplômes, avec de l’argent dans nos poches, avec l’envie de travailler. […] On n’a pas eu le choix, nous, quand on est arrivés ici. On s’est adaptés. On n’a rien demandé à personne, on a fait tout ce qu’on nous a dit de faire. […] Tu ne les connais pas comme nous on les connaît... Tu vas voir. Tranquillement ils vont prendre le contrôle. Je te jure, ya Alain, si ça continue comme ça, un jour tes enfants vont réciter les sourates du Coran à l’école23.

26On retrouve dans la bouche de cet immigré de première génération tous les poncifs racistes d’un discours nationaliste blanc, avec les clichés usuels (pauvreté, fainéantise, mauvaises intentions), les traditionnels repoussoirs (les femmes voilées et le Coran), ainsi qu’en arrière-plan le fantasme du grand remplacement, qui suppose un plan concerté des « musulmans » pour, comme le dit Wali Wali, « prendre le contrôle » du Québec et, au-delà, des sociétés ouest-occidentales. Wali Wali ne se définit qu’en s’opposant à un groupe dont il fantasme l’identité, et qui lui est indispensable comme bouc émissaire. Ce qui rend le discours absurde, hormis ses présupposés racistes et racialistes, c’est qu’il est tenu par un homme qui a lui-même profité de la politique d’accueil du Québec en matière d’immigration, un homme qu’un Québécois raciste ne manquerait certainement pas de considérer comme un « importé ». Alain se dira « écœuré » par ces propos, qu’il avait déjà qualifié de « tirades délirantes » lors de la première apparition du personnage (p. 139). Il ne fait donc aucun doute qu’Alain n’est pas du genre à traiter autrui de « sale arabe » ou de « sale immigrant ». C’est pourtant ce qu’il en vient à faire, lorsque ses propos dépassent sa pensée, selon la formule consacrée, en tenant un discours qui, certes, n’est pas aussi extrémiste que celui de Wali Wali, mais qui se rapproche néanmoins de celui-ci et commence à en prendre les couleurs, les teintes, la sonorité. Ce coup de colère scénarise donc lui aussi, à sa façon, l’idée qu’Alain est en porte-à-faux avec lui-même, qu’il ne sait pas exactement qui il est, contrairement à ce que l’opposition entre les Farah et les Safi voudrait faire croire en tentant en vain de résoudre la question de l’appartenance identitaire par une opposition binaire simpliste, comparable à celle développée par Wali Wali : ces deux familles ne sont pas plus différentes que ne le sont les Capulet et les Montague, comme le démontre l’amour de Roméo et Juliette et leur réunion dans la mort. L’épisode reflète aussi la réalité d’une communauté, celles des Libanais du Québec de confession chrétienne, perçue de l’intérieur, dans toute sa complexité, et avec toutes ses contradictions, de telle sorte que la vision homogène qu’un spectateur extérieur pourrait en avoir en en faisant « des Libanais », fussent-ils intégrés, s’effrite, voire s’effondre : l’idée que cette communauté serait une et indivisible et qu’il serait aisé soit de s’y identifier, soit d’en faire une hydre à un seul visage, est elle aussi trompeuse. Et, au-delà, c’est même la notion d’immigré que le texte en vient à déconstruire, par la fragmentation et la dispersion systématique des identités à laquelle procède le carrousel « des noms et des origines » : ce que démontrent les propos xénophobes de Wali Wali et le coup de sang d’Alain à l’encontre de son cousin, c’est que l’on est toujours l’immigré de quelqu’un, si celui-ci fait preuve de suffisamment de « mauvaise foi », au sens sartrien du terme.

27La tension entre « être un Safi » ou « être un Farah », c’est-à-dire être un « sale arabe » ou un « intégré », est aussi incarnée par le personnage de Baddredine Abderramane, l’ancien camarade de classe avec lequel Alain entretient des rapports pour le moins conflictuels. Lorsque celui-ci est décrit pour la première fois, Alain lui associe « une magnifique tête bouclée noire » (p. 167) et souligne qu’il « est street wise, arrogant, tchatcheur » (id.), traits physiques et moraux censés croquer un « arabe », dont les seconds seront prêtés à Edouard par Alain quand il s’emportera contre lui, mais dont les premiers sont aussi ceux dont il se gratifiera lui-même lorsqu’il se rappellera que ses « cheveux crépus » provoquaient le rejet et les moqueries des filles (p. 302). Baddredine est surnommé Bad et désigné le plus souvent par ce diminutif, qui signifie « mauvais » en anglais, parce que le personnage représente le mauvais côté d’Alain, c’est-à-dire le côté de lui-même qu’il ne veut pas voir, qu’il rejette, son mauvais visage, celui qu’il oublie qu’il a lorsqu’il souligne la « tête bouclée noire » de Bad pour s’en différencier. L’antagonisme entre les deux personnages est aussi marqué par le fait que Bad est Marocain et de confession musulmane, soit l’opposé, sur le plan géographique et confessionnel, d’un Libano-égyptien de confession chrétienne. Le rejet de l’arabité dont Bad est une incarnation se traduit sur le plan narratif par le fait que celui-ci va séduire la fille dont Alain est éperdument amoureux, Constance Desmontagnes. Alain en ressent une telle colère qu’il songe à se tuer, puis à tuer son rival. Il finira par l’empoisonner en lui faisant absorber l’un des médicaments qu’il prend pour soigner sa maladie auto-immune, de telle sorte que Bad en viendra à développer lui aussi une maladie intestinale chronique. Ce faisant, à la fin de cette histoire d’amour et de vengeance plus ou moins parodique24 qui aura marqué le passé d’Alain, les deux adolescents commencent symboliquement à se ressembler, préfigurant dix ans auparavant la réconciliation entre les deux hommes qui interviendra lors du mariage, comme si, au-delà de l’union d’Alain et de Virginie, cette journée du 7 juillet 2007 réunissait aussi les deux visages d’Alain, l’intégré et le « sale arabe », résolvant enfin les déchirements identitaires qui étaient les siens depuis des années.

Fiction : invention, poison

28Si les interrogations identitaires et leur (dis)solution occupent une place importante dans Mille secrets mille dangers, elles font toutefois partie d’un questionnement de nature existentielle, qui les dépasse et les intègre tout à la fois. Dès le début du roman, Shafik présente son fils comme un angoissé chronique : « Son fils est un intranquille en tout. Il a du mal avec la confiance, avec ce qui arrive, il a du mal à avoir confiance en la vie. Il ne sait pas attendre les choses, accepter leur réalité, leur surface, leur envers, leur teneur » (p. 34). Cette intranquillité fondamentale, qui mine le rapport d’Alain au monde et au réel, est corrélée à trois événements passés qui l’ont profondément marqué : (i) le divorce de ses parents, qui est assimilé à une « guerre » et présenté en parallèle à la crise du canal de Suez (p. 30-31), ce qui est une constante dans l’œuvre d’Alain Farah, depuis sa première publication, puisque dans Quelque chose se détache du port, il plaçait le jour de leur mariage un 6 août, la date anniversaire d’Hiroshima25 ; (ii) l’amour malheureux qu’il éprouva pour Constance Desmontagnes, laquelle tomba finalement amoureuse de Bad, le mauvais visage d’Alain ; (iii) l’apparition d’une maladie intestinale chronique auto-immune, qui le conduit à séjourner plusieurs fois à l’hôpital et à prendre quotidiennement des médicaments, présentée dans le roman comme une manifestation somatique des deux précédents traumatismes. Ces trois maux qui minèrent l’adolescence d’Alain sont étroitement imbriqués l’un à l’autre, comme l’illustre cet extrait d’un chapitre dans lequel il raconte son passé à la troisième personne, en se désignant par la lettre « A » et Constance par la lettre « C » :

A souffre de l’amour secret qu’il ressent pour C. La maladie aussi le fait souffrir. Il souffre dans son corps et dans sa tête. Sa souffrance le révèle à lui-même. Il commence à réinventer son histoire, à exorciser ses cauchemars par la fabulation. Les médecins lui ont diagnostiqué une maladie auto-immune. Certains sont pessimistes. Ils prédisent qu’il perdra ses intestins avant ses trente ans, qu’il aura une stomie, un sac, avant d’avoir des enfants. A essaie d’échapper à la guerre qui se poursuit entre ses parents. Au quotidien, c’est crise après crise, interventions de la police, querelles d’avocats, visites au palais de justice. A passe tout son temps avec C. Il lui raconte ses flirts avec des filles du Petit Liban. Il raconte ses maladresses, sa gêne, la manière dont les filles le rabrouent, le moquent et l’éconduisent.26

29Déboires amoureux, divorce des parents, maladie, Alain « souffre dans son corps et dans sa tête », comme le dit le texte, et si cette souffrance est accentuée par le questionnement identitaire, celui-ci n’est qu’une facette, l’un des vecteurs de son « intranquillité ». Pour se guérir de ces maux, des effets de sa maladie sur son corps comme de ses angoisses sur son équilibre psychique, Alain a pris dès son adolescence de fortes doses de médicaments, en même temps que sa mère tendait à le surprotéger, et à consulter sans cesse un ouvrage de vulgarisation médicale, Votre corps. Mille secrets mille dangers27, qui a inspiré le titre du roman. Celui-ci exprime (entre autres) l’idée que les maladies du corps peuvent cacher bien des secrets, et que ces secrets sont dangereux pour celui qui en est le détenteur. Cela tient en partie à ce que « [l]a pharmacie, c’est pharmakon. C’est le remède, le poison » (p. 109), comme le souligne Alain lui-même, peut-être inspiré par les considérations de Jacques Derrida sur le sujet28. Et cette idée prend toute son ampleur si l’on tient compte de ce que les médicaments, pour Alain, ne sont pas seulement des produits pharmaceutiques, puisque pour soulager ses douleurs il recourt aussi à une médication toute métaphorique, la « fiction ». Il en doit la découverte à son professeur de français, M. Cho, qui, s’il enseigne cette langue, porte un nom à consonnance chinoise, de telle sorte qu’il rejoint lui aussi la galerie de ces personnages symboliquement partagés entre deux cultures qui peuplent le roman :

[…] Monsieur Cho est celui par qui j’ai découvert la culture. Je me souviens lui avoir confié que je ne lisais pas, que je ne connaissais rien à la littérature, que j’habitais dans une maison qui ne comptait qu’un livre, l’espèce de dictionnaire médical de ma mère. Je n’oublierai jamais sa réponse : selon lui, les jeux vidéo qui nous passionnaient tant, Edouard et moi, Zero Wing, Zelda, Metroid, les jeux que nous allions louer le vendredi après-midi à la sortie des classes, eh bien, c’était ça, nos classiques. Faire la connaissance de ce professeur, suivre ses cours, a débloqué quelque chose en moi. Je pouvais être moi-même, celui que j’étais, un fils d’immigrés du Petit Liban, je pouvais être moi tout en commençant à être un autre. Je m’évadais de ma tristesse en parcourant des mondes où deux plombiers italiens pourchassaient des champignons sur des nuages, où un jeune garçon costumé en farfadet traversait le miroir et passait de l’ombre à la lumière, où une chasseuse de primes intergalactique découvrait des planètes et luttait contre un cerveau géant. Ces jeux étaient des fictions, et ces fictions m’ont appris la nécessité de m’inventer des mondes, des mondes où je serais le plombier, le farfadet, la chasseuse de primes29, des mondes dont la légitimité tiendrait à mon désir de survivre et de raconter. Monsieur Cho est celui par qui j’ai découvert la littérature. C’est lui qui m’a fait lire Une Saison en enfer, un livre écrit par un garçon à peine plus vieux que toi, m’avait-il dit. Sans monsieur Cho, je n’aurais pas si tôt dans ma vie mis les mots sur mon plus grand secret, mon plus grand talent, ma plus grande faiblesse : comme dit Rimbaud, j’ensevelis les morts dans mon ventre.30

30Ce passage est essentiel, en ceci qu’il relate comment Alain en est venu à « [s]’inventer des mondes » afin de « [s]’évad[er] de [s]a tristesse », ce qui fait de la fiction, de ce qu’il appelle aussi dans ces lignes la « culture » et la « littérature », un remède symbolique à des maux dont, s’il n’en guérit pas, il est pour le moins soulagé. Mais fuir la réalité du monde est aussi un poison, comme le suggère l’allusion à la parabole biblique des talents : celui des trois frères qui ensevelit le talent que son père lui a confié sans chercher à le faire fructifier, sera condamné par celui-ci, car enterrer le capital qu’on lui a transmis, c’est une manière de n’en rien faire, de laisser son « talent » tel qu’il est, ses « morts » tels qu’ils sont, là où ils sont. A cette parabole biblique se superpose la référence à « Mauvais sang », le texte d’Une Saison en enfer dans lequel Rimbaud rejette le roman national qui fait des Français les descendants des Gaulois, un « roman des origines » comme eût dit Marthe Robert, ce qui laisse le poète, tel un bâtard, sans identité, sans nom, et sans voix pour nommer les choses et se nommer lui-même : « Connais-je encore la nature ? me connais-je ? – Plus de mots. J'ensevelis les morts dans mon ventre31 ». Ces morts, pour Alain, ce sont tout autant les morts bien réelles de ses proches, sa grand-mère Téta Aïda (p. 237), Nabil le père d’Edouard (p. 120, 199), et son amie Myriam, que les morts symboliques de l’enfance, d’un amour adolescent, de sa famille déchirée par le divorce, ou encore de ses origines moyen-orientales et de son identité ethnique32. Autant de traumatismes qu’il a refoulés, « enseveli[s] » au plus profond de lui, « dans [s]on ventre », ce ventre qui est miné par une maladie auto-immune, comme si ces morts dont il n’a pas su se débarrasser le torturaient de l’intérieur. Tout comme pour le fils maudit de la parabole, tout comme pour Rimbaud qui, à la fin de « Mauvais sang », capitule, ensevelir son talent, enterrer ses morts, ne saurait être une solution, ainsi que le jeune Alain est amené à le constater lorsqu’on lui propose d’accompagner sa médication d’une psychothérapie :

[…] Il y avait dorénavant les médecins, psychologues et thérapeutes. On aurait dit que j’avais attendu pour tomber malade, puis que j’avais su, mieux que d’autres, l’être. Avec un mélange de soulagement et de répulsion, j’étais entré dans ce rythme, dans cette vie récursive de rendez-vous et de salles d’attente. […] Mon père m’accompagnait surtout pour me rassurer. Il lisait des magazines dans la salle d’attente pendant que j’apprenais les rouages de la parole et les mécanismes du récit de soi qu’on fait aux autres. J’avais parlé de visions. Aux médecins, psychologues et thérapeutes, j’avais raconté les scorpions, le serpent, les esclaves hurlants33. Je m’étais senti mieux. Je m’étais senti assez fort pour arrêter. D’un coup. Et, d’un coup, scorpions et esclaves étaient revenus, accompagnés de nausées et de tremblements34.

31Raconter les fantasmes qu’il s’est inventé, « les scorpions, le serpent, les esclaves hurlants », ne le guérit pas ; ceux-ci ne sont que des écrans, des produits du refoulement, des « rouages de la parole » et des « mécanismes du récit de soi qu’on fait aux autres ». La fiction est donc bien tout à la fois remède et poison, pharmakon : paraissant guérir ou soulager, ce répit n’est que momentané et ne fait que cacher le problème, le tenir à distance, autant que faire se peut, ainsi que le comprendra Alain bien des années plus tard, lorsque, après la mort de Myriam, il entreprendra une psychanalyse : « prisonnier de la colère, de la honte et du déni, j’ai construit un récit où me cacher, où me mettre à l’abri de la vérité » (p. 484). Le premier rapport d’Alain à la fiction est ainsi foncièrement ambivalent. Si elle l’a aidé à survivre, elle l’empêche de vivre, comme le symbolise la fin tragique de M. Cho, le professeur qui lui a fait découvrir la « culture » et la « littérature ». Juste après le passage qui s’achève par la citation indirecte de « Mauvais sang », nous apprenons que M. Cho s’est suicidé à la fin de l’année scolaire, comme si la voie apparemment bénéfique qu’il avait su faire découvrir et transmettre au jeune Alain avait aussi un versant maléfique, dont le professeur est pour sa part la victime.

32Cette idée que la fiction est un piège, une illusion, se traduit aussi à travers certains traits du personnage d’Edouard, lequel est souvent un reflet plus ou moins déformé d’Alain, comme dans cette évocation des temps heureux de leur enfance :

[…] Chaque visite chez Edouard était une fête. Sa chambre était tour à tour une caverne, un labo, un chantier miniature, une salle des machines. Je le trouvais toujours en train de fabriquer quelque chose, en train de bricoler avec des cure-dents ou des bâtonnets de popsicle. Les grandes structures sphériques l’obsédaient. Il passait de longues heures à fabriquer leurs squelettes, de fins treillages triangulaires. Il construisait des planètes creuses, des mondes fractals.35

33Et Edouard conclut peu après en expliquant que « [l]’idée, c’est de créer une sphère auto-porteuse, mais à l’intérieur, c’est vide » (id.). Cette scène est foncièrement comique, puisque les créations d’Edouard visent à illustrer un « exposé sur Dieu » que doit présenter Alain à sa classe. Alain Farah joue ici avec la célèbre définition de Dieu que l’on trouve dans les Pensées de Pascal, « Dieu est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part36 », pour la vider de sa substance, puisque la sphère d’Edouard est « creuse », « vide », ce qui est d’autant plus amusant que ce dernier, le jour même du mariage d’Alain, aura l’idée d’inventer une religion afin de pouvoir réaliser une opération immobilière farfelue à laquelle l’a associé Baddredine, et qui consiste à rénover un lieu de culte et à le transformer en habitations – alors qu’une directive municipale interdit de changer la destination du bien. Ces « grandes structures sphériques », ces « planètes creuses », cette « sphère auto-porteuse […] vide » sont donc aussi autant de métaphores du rapport d’Edouard au réel, lequel, grisé à l’idée de gagner facilement beaucoup d’argent, s’associe sans réfléchir au projet immobilier bancal de Baddredine, et se raconte des « fictions », à tel point que sa compagne dit à Alain qu’elle « pense qu’Edouard a perdu contact avec la réalité » (p. 123). Alain en viendra à penser de même de son cousin, dont il confesse peu après que « son refus du réel [l]e terrifie » (p. 146), mais, ce faisant, Edouard apparaît comme un double cocasse de celui-ci : si Edouard invente une religion, Alain « construit un récit où [s]e cacher, où [s]e mettre à l’abri de la vérité » (déjà cité). L’un comme l’autre se racontent des histoires, selon la formule consacrée, et, si Alain emploie les « rouages de la parole » et les « mécanismes du récit de soi » là où Edouard utilise des cure-dents et des bâtonnets de popcicle, le résultat est analogue, qu’il soit réel ou symbolique : « planètes creuses », « sphère[s] vide[s] ». Ces métaphores pourraient au demeurant s’appliquer à l’œuvre antérieure d’Alain Farah, qui a débuté en littérature comme écrivain expérimental, très influencé par l’avant-garde poétique incarnée entre autres par Olivier Cadiot et Nathalie Quintane37. Le recueil de poésie par lequel il inaugura sa carrière, Quelque chose se détache du port, ainsi que son premier roman, Matamore n°29, se caractérisent entre autres par l’importance accordée à la forme, à la structure, au rythme, et par un hermétisme assumé pour ce qui est de leur signification. Son second roman, Pourquoi Bologne, représentait déjà un changement assez marqué d’orientation, avec une narration déjà plus linéaire et plus cohérente, changement qui s’est accentué avec Mille secrets mille dangers, alors même que ce roman scénarise la prise de conscience par Alain de ce qu’il racontait des histoires non pas pour se dire, mais pour « [s]e cacher ».

Fiction (bis) : invention, solution

34Une autre scène fait la part belle à Edouard et à ses talents de mécanicien, lorsqu’Alain a un problème avec le chauffage de son studio, lequel s’emballe et fait régner dans la pièce une chaleur tropicale, un jour de février 2007, cinq mois avant le mariage. Edouard est appelé à la rescousse, en vain :

[…] je pourrai pas le régler, ton problème de chauffage. C’est systémique.

– Systémique ?

– Oui. C’est un système, le problème est dans le système, alors c’est systémique. Le système mesure la température autour de lui et il décide de la température qu’il faut atteindre pour que tu sois bien. Il chauffe l’eau, il pousse ça dans les tuyaux, la chaleur se diffuse. Après un bout de temps, il reprend la température, puis il s’ajuste. C’est ce qu’on appelle un système ouvert. Décisions, feedback, ajustements, ainsi de suite. Mais quand je parle d’ajustements, je parle pas de resserrer une vis avec une clef Allen… C’est le système qui s’en occupe. Je vais te dire ce que je pense. Ce que t’as là, ça ressemble à un système ouvert voyou, qui se comporte comme un système fermé. Ton radiateur a arrêté d’échanger avec son environnement. Il répond plus, il entend plus, il écoute plus. Ça lui tente plus. Il se fout de toi. Va falloir que t’attendes que l’entropie s’en mêle.38

35Ce « système fermé » qui « a arrêté d’échanger avec son environnement » est bien entendu, entre autres, une métaphore de la situation dans laquelle se trouve Alain, que ce soit sur le plan médical, puisqu’une maladie auto-immune résulte d’un dysfonctionnement du système immunitaire, lequel est conduit à attaquer des organes sains car il les perçoit comme des agents extérieurs (il perçoit comme extérieur ce qui est intérieur, comme non-soi ce qui est soi) ; ou en ce qui concerne le rapport d’Alain au réel, puisque, grâce à la fiction, à la littérature, il tend à substituer des images tout intérieures au monde extérieur – à fonctionner en circuit fermé et non ouvert, à ne plus « échanger avec son environnement » comme il conviendrait. Cet état de fait sera néanmoins de courte durée, en ce qui concerne le chauffage : lorsque le lendemain Alain rentre chez lui, « l’entropie » dont parle Edouard s’en sera « mêl[ée] », puisque l’eau du circuit aura fait exploser les conduits.

36Cette scène cocasse préfigure ce qui adviendra le jour du mariage, en juillet de la même année, puisqu’Alain, à force de s’angoisser, de boire, et d’avaler Xanax sur Xanax, finit par faire un malaise vagal. Mais, quand il reviendra à lui, il regardera le monde et les autres, et se regardera lui-même, tout autrement. Le remède (la fiction) était poison, mais trop de poison devient remède. Tout comme le chauffage central fermé sur lui-même et sourd au monde extérieur, Alain, à force de trop de médications et de trop d’angoisses, finit par céder et sortir de lui-même, de celui-là qu’il était depuis des années. Le jour du mariage est donc aussi un jour de révélation, presque au sens biblique du terme, ainsi que cela est annoncé assez tôt dans le roman, lorsqu’Alain caractérise la journée du 7 juillet 2007 comme une « folle journée – de joie, de surprises, de retrouvailles étranges, d’émotion, mais aussi d’angoisses maladives, de chaos et de révélation » (p. 99-100), ou encore lorsqu’il parle du pharmakon, à la fin du troisième chapitre, en des termes que je n’ai cité plus haut que partiellement : « La pharmacie, c’est pharmakon. C’est le remède, le poison. Farah, c’est le mariage et la joie » (p. 109). A la « pharmacie » s’oppose le « Farah », qui en est phonétiquement l’anagramme partielle et comme inversée, c’est-à-dire, en arabe, « farah », le « mariage » et la « joie ». Mariage d’Alain et Virginie, dans la joie, terme qui, notons-le, pour un chrétien, désigne un sentiment de plénitude qui affecte l’être entier, et qui résulte de la présence en soi de l’Esprit saint. Mais aussi joie d’être enfin délivré de « quelque chose », joie de la réconciliation toute symbolique d’Alain avec Bad, c’est-à-dire d’Alain avec lui-même, dont le mariage serait aussi une métaphore.

37Afin de ne pas complètement divulgâcher la fin du livre, je me contenterai de donner une idée de la « révélation » qui s’impose à Alain et qui achève de faire de Mille secrets mille dangers un roman d’apprentissage. Dans l’avant-dernier chapitre du livre, qui porte un titre aux connotations religieuses, « Gloire de Baddredine », Alain va expulser, au propre comme au figuré, « les morts dans [s]on ventre ». Lors de la soirée de noce, il est terriblement angoissé à l’idée que Baddredine, ce camarade de classe qu’il a tant haï et qui incarne sous une forme caricaturale tout ce qu’il y a d’« arabe » en lui, revienne comme sorti d’un passé enfoui, « enseveli », le jour même de son mariage – puisque Edouard a eu la mauvaise idée de l’inviter –, si bien qu’il se réfugie dans les toilettes de La Toundra et, assis sur le siège, fantasme autour de cet événement. Il imagine que Baddredine vient le débusquer dans les toilettes pour lui révéler une vérité qu’il a, jusqu’alors, toujours refusé de regarder en face :

[…] Il défoncera d’un coup de pied la porte et me découvrira, livide, tremblant, vaincu, ruisselant de sueur, le pantalon sur les chevilles, les bras serrés contre le ventre. Il rira de moi, il me dira : Ils vont finir par te tuer, ces intestins-là, Farah. Il me dira : Tu penses que ta maladie te gâche ta journée, tu penses que je te gâche ta soirée, mais elle est gâchée depuis le début, ta journée, gâchée par toutes ces raisons que tu t’inventes pour ne pas affronter ce que tu es. Il me dira : Tu peux bien prendre tous les médocs du monde, tu ne guériras pas de ce que tu es. Tu es celui qui aime souffrir. Tu es celui qui se croit martyr. […] Il me dira : Tu cherches à te convaincre que ce mariage et ce faste sont ce que tu veux, mais ton corps te dit que tu mens, que tu te mens à toi-même, sur ta vie, sur ta personne, ton corps te dit que tu as honte, que tu es coupable, et je te le dis, moi, Baddredine Abderramane remonté des tréfonds de boue où tu m’as gardé, me haussant vers la gloire du jour, en vérité je te le dis, tu as commis l’inacceptable, et aujourd’hui est venu le jour où tu devras t’excuser et accepter que tu as fait ce que tu as fait, et que tu es ce que tu es. […] Je me dis : Ouvre les yeux, Alain, ouvre les yeux. Je me dis : Sors d’ici. Lève-toi et sors.39

38Le « Il me dira » du fantasme finit par devenir, dans la bouche de l’intéressé, le « en vérité je te le dis » qui, non seulement évoque la formule récurrente dans la parole du Christ dans le Nouveau Testament, faisant ainsi de Bad celui qui porte la « bonne parole », mais rappelle aussi plus spécifiquement un passage de l’Évangile de Jean, un texte qui a déjà été nommé et commenté précédemment (p. 96-98)40 : « En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu » (3:3). De même, Alain finit par se parler à lui-même comme le Christ parla à Lazare, toujours selon l’Évangile de Jean, en lui intimant de sortir du sépulcre où il avait été enfermé quatre jours plus tôt. Tout comme Lazare sort de son tombeau, Alain sort des toilettes, ressuscité, renouvelé, « homme nouveau » prêt enfin à recevoir la révélation41.

39Accepter et s’accepter soi-même, c’est entre autres, pour Alain, accepter la mort d’autrui et le passé en ce qu’il est passé, aussi douloureux soit-il. Cet aspect de la transformation qui s’opère en lui est entre autres scénarisé dans la manière dont il est amené à évoquer Myriam, l’amie si chère, dont les funérailles feront l’objet de la journée du 7 janvier 2015. A la fin de la scène qui représente le passage de Virginie et Myriam par le salon de coiffure, le matin du mariage, le départ de cette dernière est décrit en ces termes : « Myriam s’esclaffe en tirant la porte vitrée du salon de Gennara » (p. 263), puis Alain s’interrompt, retourne à la ligne, et cite la phrase qu’il vient d’écrire pour la commenter :

Elle s’esclaffe, c’est écrit – même si j’entends moins bien le rire de Myriam, aujourd’hui. J’ai beau me concentrer pour le susciter, son souvenir est de plus en plus fuyant. Comme quoi tout s’efface avec le temps. Ce n’est ni un rire ni une image qui me viennent en ce moment, quand je pense à Mym, mais une succession de mots. De mots en français, d’abord. Attachante, sincère, réconfortante, spontanée. C’est si peu, presque rien. On perd les gens qu’on aime de tant de façons, encore et encore. Il faut accepter qu’un jour il ne restera que des phrases pour nous redonner leurs voix, l’émotion nue, qui resurgit d’on en sait où. Mais ces voix ne sont pas vraiment les leurs, mais la nôtre.42

40Ces lignes constatent la perte irréparable et inconsolable de l’être aimé, laquelle se traduit entre autres par ce sentiment que celle qui n’est plus là ne parvient plus, dans le souvenir, à être aussi présente qu’elle le pouvait être dans les temps qui ont suivi sa disparition. Il s’en suit en quelque sorte une seconde perte, celle du souvenir même de la personne que l’on a aimée. C’est au demeurant ce que les psychologues appellent « faire le deuil », qui se définit comme la perte définitive en soi d’une personne. Mais, en prenant conscience que ce n’est plus vraiment la voix de Myriam qu’il entend quand il la restitue, Alain fait plus que de faire son deuil : il adopte face à la réalité, face à un événement traumatique, une toute autre attitude que celle qu’il s’était habitué à adopter, lorsqu’il inventait des « récit[s] où [s]e cacher, où [s]e mettre à l’abri de la vérité » (p. 484), parcourait des « planètes creuses » (p. 52), et substituait au monde réel des « scorpions » et des « esclaves hurlants » (p. 183-185). Cette nouvelle posture, loin de le conduire à perdre Myriam à tout jamais, va lui permettre au contraire de la retrouver, par le fait même qu’il en a accepté la disparition :

[…] Aujourd’hui j’ai dit adieu à ma meilleure amie, partie dans les glaces de janvier. Aujourd’hui, tandis que la nuit s’achève, je n’y vois pas encore clair, mais au moins j’ai ouvert les yeux. Et le passé revient, sous la forme de souvenirs, de souvenirs de Mym pleine de vie le jour de notre mariage dans la chaleur de juillet, d’images qui viennent à ma rencontre […], tandis que le jour se lève et que j’arrive au seuil d’une lucidité nouvelle43.

41Mille secrets mille dangers apparaît ainsi comme un livre de la réparation44, qui ne parvient peut-être pas à guérir mais, à tout le moins, à soulager, et à permettre à son auteur de vivre mieux, d’être un « meilleur vivant45 ». C’est la leçon qu’Alain formule dans les toutes dernières lignes du livre, alors qu’il discute avec celle qui est désormais devenue son épouse, Virginie, au petit matin du 8 juillet 2007 (la première réplique est d’Alain) :

– Je vais devoir apprendre.

– À vivre avec la souffrance ?

– J’ai pas le choix.

– L’accepter, c’est un début.46

42Accepter de « vivre avec la souffrance », ce n’est pas ne plus souffrir, mais c’est déjà souffrir moins que de vivre en refusant de souffrir, « prisonnier de la colère, de la honte et du déni » (p. 484). C’est aussi écrire autrement, en ceci que Mille secrets mille dangers représente dans l’œuvre en cours d’Alain Farah, comme je l’ai déjà souligné, un changement assez net dans son esthétique et son rapport à la forme romanesque, par le côté plus explicite de la narration, laquelle n’est plus autant contaminée par les filtres culturels et les représentations fantaisistes, ainsi que c’était le cas dans ses deux précédents romans.

*

43Pour conclure, je souhaiterais citer un extrait de l’incipit, qui, par un effet de bouclage très proustien, ne prend toute sa portée que rétrospectivement, lorsque l’on est parvenu aux dernières lignes du récit. Auparavant, je donnerai toutefois la signification du proverbe arabe qui y est mentionné47 : « Al dounia fania wa al zaman kabass ». Ce proverbe peut aussi se transposer sous la forme « Al dounia founia wa al zaman kabass », car il comporte un jeu de mots sur « fania/founia » : l’adage dit « founia » (« valve à gaz ») mais une oreille arabe ne peut pas ne pas entendre « fania » (« périssable »), de telle sorte qu’une traduction littérale cherchant à rendre l’ambiguïté de la formule donnerait « La vie est une valve à gaz/périssable, et le temps est un injecteur ». L’idée est que, si la vie est périssable, c’est parce que celle-ci n’existe pas sans le temps, qui la rend périssable du fait même de s’écouler, comme s’il avait pris celle-ci au piège de son écoulement. C’est en cela que le temps (« zaman ») peut être vu comme un « injecteur » (« kabass ») qui rend « périssable » (« fania ») la vie terrestre (« al-dounia ») – en même temps qu’un injecteur peut, par définition, s’articuler mécaniquement avec une « valve à gaz » (« founia »), comme le chauffage central du studio d’Alain dont j’ai parlé plus haut48.

44Mais laissons la parole, et le dernier mot, à Alain Farah, à travers les mots qu’il prête au sein de son autofiction à son père, lequel évoque lui-même son propre père :

– Je m’en voudrais de vous quitter sans citer cette phrase que mon père me répétait chaque soir avant que je ne m’endorme : Al dounia fania wa al zaman kabass. Oui, mes amis, profitons de cette belle soirée, car cette vie où nous sommes plongés est un piège, un piège qui sommeille dans la prison du temps49.