Colloques en ligne

Claire Stolz

Annie Ernaux et Jean-Philippe Toussaint, dire sa poétique par la fiction – Sur Le Jeune Homme et sur L’Instant précis où Monet entre dans l’atelier

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 16 avril 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://youtu.be/dP6LmmqEPfI.

1Ces deux opuscules1 de 35 pages publiés quasiment simultanément au printemps 2022 ont attiré mon attention, car ils ont tous deux en commun, outre leur extrême brièveté, le fait de parler de façon fictionnelle et poétique de la création, de la création littéraire des deux auteurs.

2Toussaint retrace et imagine les affres de la création des Nymphéas par Monet, à la fin de sa vie, dans le contexte de la guerre de 14, à travers le moment jugé magique, et répété presque chaque jour, où il entre dans son atelier, quittant le bruit du monde pour l’abstraction imposée par la création artistique. Le texte se compose de neuf paragraphes commençant par « Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l’atelier », avec deux seules variations pour le premier paragraphe (« Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier ») et pour le dernier (« Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où, encore convalescent, les jambes faibles, la poitrine fragile, il pousse prudemment la porte de l’atelier »).

3Le livre de Toussaint a été publié à l’occasion de l’exposition au musée de l’Orangerie2 du travail d’Ange Leccia (D’)Après Monet, « un arrangement video » qui, d’après le musée, « propose de sentir et de lire la polysémie des Nymphéas de Monet à partir de l’histoire de la genèse de cette œuvre magistrale. À la fois hommage au maître et regard sur son chef-d’œuvre, (D') Après Monet invite à une expérience sensible et spirituelle. »3 Le travail de Leccia apparaît comme une lecture en miroir du chef d’œuvre, sa transposition cinématographique ou même kinésique ; le travail de Toussaint répond à cette lecture par une méditation imaginative et transsémiotique sur le ou plutôt les gestes créateurs de l’œuvre picturale.

4Le livre de Toussaint est publié deux mois après son essai extrêmement intéressant, intitulé C’est vous l’écrivain (éditions Le Robert, mars 2022), véritable art poétique de l’auteur. Or, il saute aux yeux que L’Instant précis... entre en écho constant avec cet ouvrage, et que finalement, Toussaint projette beaucoup de lui-même dans la figure de Monet, en tant que créateur et artiste.

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5Annie Ernaux, quant à elle, raconte en 2022 la liaison qu’elle a eue dans les dernières années du millénaire avec un jeune homme de trente ans de moins qu’elle, au moment où elle écrivait L’Événement (publié en 1997) ; la quatrième de couverture nous dit que « ce texte est une clé pour lire l’œuvre d’Annie Ernaux — son rapport au temps et à l’écriture ». Cette liaison, qui suscite, au motif de la différence d’âge, la réprobation de certains de ses témoins, devient un miroir de la situation de « fille scandaleuse » où l’avait plongée son avortement clandestin des décennies plus tôt, et apparaît comme la condition sine qua non de l’écriture de L’Événement  au point de devoir faire partie de l’œuvre, de devenir une œuvre, car, écrit Ernaux en épigraphe, «  Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues ». On sait qu’Annie Ernaux revient très souvent sur ses processus de création, comme dans l’Écriture comme couteau (2003, puis 2011)4 et dans l’Atelier noir (2011)5 ; mais dans Le Jeune Homme, l’anecdote autobiographique est présentée dès le début comme la clé de l’écriture d’une de ses œuvres les plus connues : « C’est peut-être ce désir de déclencher l’écriture du livre — que j’hésitais à entreprendre à cause de son ampleur — qui m’avait poussée à emmener A. chez moi boire un verre [...] » (p. 11-12). Annie Ernaux a redit dans son discours de réception du prix Nobel de littérature ce qu’avait de fondateur pour son œuvre le récit des Armoires vides (1974), repris dans L’Événement (1994) :

Très vite aussi, il m’a paru évident — au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ — d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’État français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges.

6Elle dit aussi le sens de son écriture et de son JE :

Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets, mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires.

7Ces deux très brefs textes de Toussaint et d’Ernaux ont donc en commun de proposer un regard réflexif sur leur propre création, à travers une biographie assez fictionnelle d’un autre artiste pour l’un, d’une anecdote autobiographique immédiatement présentée comme liée au désir d’écriture pour l’autre, le livre d’Annie Ernaux étant écrit 20 ans après la publication de L’Événement et donc aussi une cinquantaine d’années après les faits rapportés6, dans un regard rétrospectif à la fois aussi sur l’œuvre et sur l’anecdote.

8Pour moi, l’un et l’autre sont en fait des sortes d’ekphraseis, ekphrasis en abyme chez Toussaint, ekphrasis rétrospective chez Ernaux.

9L’un et l’autre se montrent finalement aussi intéressés par l’écrire que par l’écrit, par la création artistique, le work in progress, que par l’œuvre achevée.

10Toussaint écrit dans C’est vous l’écrivain :

Je me demande d’ailleurs si je n’ai pas toujours été davantage fasciné par le processus de création que par l’œuvre produite. Quand j’écris, il y a une réflexion qui me trotte souvent dans la tête : « Un livre, je préfère l’écrire, plutôt qu’il soit écrit. » Ce qui me plaît le plus, en somme, c’est d’être en train de l’écrire. Le résultat final — le livre achevé —, évidemment, est nécessaire. (p. 7)

11C’est pourquoi, je voudrais montrer ici en quoi ces deux œuvres sont des miroirs pour nos deux écrivains, des miroirs de leur activité créatrice.

12Mais au-delà de cela, le terme même d’ekphrasis suggère depuis la plus lointaine tradition hellénique, l’accomplissement le plus sophistiqué, et le plus achevé de l’art verbal. C’est peut-être une espèce de quintessence de littérarité qui est ainsi manifestée par ces deux opuscules.

L’œuvre au miroir

13Dans C’est vous l’écrivain, Toussaint écrit :

Je l’ai déjà dit, je me demande si je ne préfère pas le processus de l’écriture au livre terminé. Un des piliers du plaisir de l’écriture est pour moi de pouvoir m’isoler dans un lieu clos. J’aime me retirer dans un endroit calme pour me réfugier dans mes pensées. (p. 32)

14Évidemment, à la lecture de ce passage, on reconnaît la scénographie de L’Instant précis où Monet entre dans l’atelier : l’atelier est présenté comme une « frontière entre la vie, qu’il laisse derrière lui, et l’art, qu’il va rejoindre. [...] c’est la vie qu’il laisse dans son sillage, la vie et ses misères, du corps, de l’âme, la vie qui, depuis quelques mois, a pris le visage terrible de la guerre » (p. 10). Cet atelier « à l’écart du boucan du monde » (p. 11) est l’équivalent du « bureau » dans la vie de Toussaint :

Le fait que le bureau soit un lieu clos, avec une porte, voilà l’essentiel. Le bureau est un espace protégé, où la vie spirituelle peut s’épanouir. C’est un endroit clos où la pensée peut circuler et se déployer librement. Le simple fait de pouvoir fermer la porte du bureau est déjà le commencement du plaisir de l’écriture. (C’est vous l’écrivain, p. 39)

Le bureau dans lequel j’écris excède largement sa simple dimension physique, il a également une dimension symbolique. Le bureau, pour moi, c’est un lieu réel, qui est fermé, protégé du monde extérieur, dans lequel l’esprit peut s’étendre et s’élargir, l’imaginaire se développer . Ce n’est pas un lieu symbolique en soi, c’est un lieu réel qui a une dimension symbolique. (C’est vous l’écrivain, p. 32)

15Dans L’Instant précis..., il arrive à plusieurs reprises à l’écrivain de briser le miroir, de le traverser pour pénétrer dans l’atelier de Monet, et ce dès l’incipit, par l’installation du JE qui impose la présence subjective du locuteur Jean-Philippe Toussaint, et est même amplifiée en un NOUS, puis en un ON qui rassemblent Toussaint et Monet, et peut-être bien tous les artistes :

Je veux saisir Monet là [...] C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend. [...] Il est un peu plus de six heures et demie du matin, pas un bruit au loin dans la maison endormie qu’on vient de quitter [...] (L’Instant précis...p. 9)

16À travers Monet, c’est le rapport au monde de l’artiste, le rapport au monde de Jean-Philippe Toussaint qui est décrit ; et le contexte historique particulièrement sombre de la création des Nymphéas, en pleine Première Guerre Mondiale, n’est qu’un exemple de la nécessité pour l’artiste de s’isoler du monde, quels que soient l’époque et les événements — Toussaint, sortant du cadre temporel de la vie de Monet, cite des guerres du XXe siècle :

Qu’importe le conflit, cela aurait pu être la Seconde Guerre mondiale, cela aurait pu être la guerre d’Algérie ou la guerre du Golfe. Que sont les événements du monde pour l’artiste quand il crée ? (L’Instant précis... p. 11)

17Le retrait du peintre dans son atelier est à l’image du retrait de l’écrivain dans son bureau.

18Car pour atteindre le monde, il faut s’en éloigner et le chercher en soi-même : c’est en ce sens que la création artistique, quel que soit l’art, est essentielle, au sens philosophique du terme, pour l’artiste ; et on ne peut que mettre en regard cette évocation du Monet des derniers jours avec la conception de la création littéraire pour Toussaint :

Il pénètre toujours plus avant dans la peinture, il s’y fond, il s’y dilue. Il n’y a plus trace de son corps terrestre dans l’atelier, son esprit s’est dissous dans la peinture. Monet est devenu peinture. Il est devenu paysage d’eau, fluidité, onde, souffle. (L’Instant précis..., p. 30)

Pour atteindre le monde, il faut s’éloigner de la surface visible du monde et plonger en soi-même, plonger très profond au plus insondable de soi, jusqu’à atteindre des profondeurs abyssales où il sera possible de recréer le monde, de le refaire surgir. Écrire, c’est se retirer du monde pour restituer le monde. (C’est vous l’écrivain, p. 40)

19Cette retraite a quelque chose de sacré : la porte de l’atelier, la porte du bureau sépare le monde profane du monde de l’art, qui a ses rituels, immuables malgré le temps qui passe, que ce soit celui de Monet ou celui de Toussaint dont le JE réapparaît :

D’année en année, le pas est plus lourd. Mais les rituels ne changent pas. [...] Je connais ces rituels, ce sont les petits rituels qui précèdent le moment de se mettre à l’œuvre. (L’Instant précis..., p. 24-25)

20Si donc dans le livre de Toussaint l’œuvre ou plutôt le travail du peintre et celui de l’écrivain sont pour ainsi dire en regard l’un de l’autre, dans le livre d’Annie Ernaux, c’est la diègèse même dans sa temporalité qui se veut spéculaire, miroir du moment créateur de l’écriture de L’Événement :

J’ai entrepris le récit de cet avortement clandestin autour duquel je tournais depuis longtemps. Plus j’avançais dans l’écriture de cet événement qui avait eu lieu avant même qu’il soit né, plus je me sentais irrésistiblement poussée à quitter A. Comme si je voulais le décrocher et l’expulser comme je l’avais fait de l’embryon plus de trente ans auparavant. Je travaillais continûment à mon récit et, par une stratégie résolue de distanciation, à la rupture. À quelques semaines près, celle-ci a coïncidé avec la fin du livre. (Le Jeune Homme, p. 39)

21Cet effet miroir est dû à un « re-senti », mot d’Ernaux, au sens d’éprouvé à nouveau (« Je me re-sentais alors à Y., enfant » p. 15) ; en effet, l’amant est l’incarnation de tout ce que fut l’autrice dans sa première vie de jeune transfuge de classe :

Il était le porteur de la mémoire de mon premier monde. [...] Il était le passé incorporé. Avec lui je parcourais tous les âges de la vie, de ma vie. (p. 21).

22Le jeune étudiant normand, par ses origines sociales et géographiques, tend à l’autrice un miroir de son passé, mais aussi un mirage de ce passé où elle était jeune femme, mirage qui rend ce passé et cette jeune femme fictionnels, c’est-à-dire les met à distance, en est une représentation, tout en le lui mettant sous les yeux, ce qui lui permet de l’écrire ; en effet, Ernaux a cette phrase révélatrice :

La principale raison que j’avais de vouloir continuer cette histoire <d’amour>, c’est que celle-ci, d’une certaine manière, avait déjà eu lieu, que j’en étais le personnage de fiction. [...] Le présent n’était pour moi qu’un passé dupliqué. (p. 25)

23Ce passé dupliqué pourrait être une simple duplication ; mais Ernaux préfère paradoxalement caractériser ce caractère répétitif par les mots duplicité à connotation morale et palimpseste à connotation savante et à référence littéraire :

La duplicité [...] était inhérente à sa présence à lui dans ma vie, qu’il avait transformée en un étrange et continuel palimpseste. (p. 25-26)

24C’est dire que ce qu’elle vit avec ce jeune homme n’est pas une simple répétition, une simple réduplication de son passé, mais une sorte de ruse, d’hypocrisie au sens étymologique du terme, c’est-à-dire une représentation théâtrale, quelque chose avec le dessus et le dessous du masque, d’où le « personnage de fiction » qu’elle se sent être ; ce qu’elle vit avec le jeune homme c’est aussi le dessus et le dessous du manuscrit et de l’écriture palimpseste. Ainsi donc, le miroir devient une couverture, un voile translucide jeté sur le passé. Le lieu même de leurs ébats amoureux, un appartement qui donne sur l’Hôtel Dieu à Rouen, la ramène à l’IVG de 1963, puisque c’est là qu’elle fut hospitalisée suite à un avortement clandestin. Le restau U, dont le hall est « inchangé », est l’occasion de se « mouvoir dans le temps sans nom du rêve » (p. 22), « sans nom », c’est-dire ni totalement passé, ni totalement présent, mais « rêve », donc fiction.

25Mais cette duplication est un toujours un faux-semblant car tous ces éléments « dupliqués », apparemment intacts, sont en fait différents des originaux : ainsi, le jeune étudiant fréquente comme Annie Ernaux l’université de Rouen, mais celle-ci a déménagé à Mont-Saint-Aignan, et, symboliquement, l’horloge de l’ancien campus est arrêtée ; l’Hôtel Dieu est lui aussi désaffecté et, de lieu de soin pour la jeune fille ayant transgressé la loi, il est voué à devenir préfecture, un symbole de l’État :

La faculté des Lettres, rue Beauvoisine, désaffectée depuis son transfert sur le campus de Mont -Saint-Aignan, restée à l’extérieur dans l’état qui était le sien dans les années soixante, avec son tableau d’affichage protégé par une grille — seule l’horloge sur la façade était arrêtée. (p. 22)

Son appartement donnait sur l’Hôtel-Dieu, désaffecté depuis un an et en travaux destiné à en faire le siège de la préfecture. (p. 14)

26Le jeune homme lui-même, malgré sa communauté d’origine sociale avec l’autrice (« Il avait spontanément les gestes et les réflexes dictés par un manque d’argent continuel et hérité », écrit-elle p. 18), en diffère profondément, marqué par son temps comme le montre cette description dont l’asyndète souligne l’antithèse :

C’était un jeune d’aujourd’hui, convaincu de « chacun sa merde ». Le travail n’avait pour lui pas d’autre signification que celle d’une contrainte à laquelle il ne voulait pas se soumettre si d’autres façons de vivre étaient possibles. Avoir un métier avait été la condition de ma liberté, le demeurait par rapport à l’incertitude du succès de mes livres. (p. 19)

27Cette aventure permet aussi à l’écrivaine de retrouver une illusion, une fiction de jeunesse :

Si j’étais avec ce jeune homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit. (p. 27)

28Plus encore, la différence d’âge la soumet à des regards réprobateurs de la société et la replonge dans l’état psychologique où elle était en 1963, au moment d’avorter :

Il me semblait être à nouveau la même fille scandaleuse. (p. 31)

29Ce re-senti n’instaure pas pour autant un temps immobile ou cyclique ; il participe à l’élaboration de l’écriture du glissement du temps : les lieux, les choses et les êtres suscitent des réminiscences, et en même temps soulignent les différences d’époque. Le miroir n’est pas déformant, il donne plutôt une vision en abyme, en faux-semblant :

Avec A. j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse. Ou encore celle d’écrire/vivre un roman dont je construisais avec soin les épisodes. (p. 23)

30Dans L’Atelier noir, l’écrivaine note à la date du 24 octobre 1994 :

Je ne sais pas si je pourrais écrire sur Ph. Peut-être. Mais pas sous forme d’histoire. Ni remake de Passion simple.

Rapport au projet global ? au roman total ? Entrée en matière ? Plutôt « la vie palimpseste »

Tout ce dont il est porteur. Distance culturelle, ma jeunesse « double », la Normandie. Pas d’explication cependant.

Ce qui change extrêmement, c’est d’écrire pendant l’histoire, sans savoir la suite. Rapport au temps très différent de Passion simple.

31Cette citation fait allusion sans aucun doute au jeune homme et pose la question du temps de l’écriture simultanée ; malgré la « duplicité » du jeune homme, Annie Ernaux choisira finalement de n’écrire cette histoire que deux décennies plus tard, temps nécessaire à la mise à distance et à la fictionalisation, sans doute à la lumière d’autres expériences. Ce déjà-vu, déjà-senti, déjà-vécu superpose présent et passé, mais imparfaitement, d’où ce sentiment de duplicité : côté pile, une éternelle jeunesse, une rémanence et une permanence, mais aussi, côté face, la dégradation, l’usure et la mort, et fictionnellement ces deux faces coexistent :

De plus en plus, il me semblait que je pourrais entasser des images, des expériences, sans plus rien ressentir que la répétition elle-même. J’avais l’impression d’être éternelle et morte à la fois, comme l’est ma mère dans ce rêve que je fais souvent et au réveil je suis sûre pendant quelques instants qu’elle vit réellement sous cette double forme. (Le Jeune Homme, p. 36)

L’ekphrasis

32J’ai parlé dans mon introduction d’Ekphrasis, terme qui peut paraître impropre et exagéré pour caractériser L’Instant précis et plus encore Le Jeune Homme, qui semblent relever plutôt de l’hypotypose, avec l’utilisation du présent de narration dans L’Instant précis et même d’un imparfait de répétition et d’arrière-plan, de tableau dans Le Jeune Homme, juste coupé par quelques passés composés qui marquent les étapes de cette histoire (la rencontre, le passage à la vie à deux, la rupture...). Mais justement, peut-on se limiter à dire que l’ekphrasis serait une variété d’hypotypose, ou bien que l’une serait un lieu, l’autre une figure macrostructurale, comme l’explique le Dictionnaire de rhétorique de G. Molinié7 ? Ces deux termes sont peut-être à resituer l’un par rapport à l’autre, dans une approche plus rhétorique de l’écriture littéraire.

33Dans son ouvrage L’Effet sophistique, Barbara Cassin8 montre que les sophistes déportent le langage du réel, le détournent de sa fonction de medium phénoménologique, et contestent ainsi sa finalité ontologique ; ils mettent en avant un rapport au langage indépendant de la représentation du monde et des notions de vrai et de faux ; selon elle, ils sont ainsi à l’origine de l’idée de fiction et du genre romanesque, conçus comme persuasion d’illusion ; cette pensée sophistique bouscule l’idée de mimesis, non au profit d’une conception de la littérature comme mensonge (pseudos), mais comme objet façonné (plasma) reconnu et accepté comme tel par le public, et qui, à la différence de la poiesis, n’est donc pas mimétique ; à la conception mimétique de la littérature issue d’une pensée phénoménologico-ontologique s’oppose une conception que Barbara Cassin appelle logologique de la création littéraire et surtout de la fiction romanesque. Dans ce cadre logologique, l’ekphrasis est une anti-métaphore qui met sous les yeux un objet pour ainsi dire directement (l’évidence/ l’enargeia rhétorique) dans sa complétude et dans sa complexité ; elle explique que

Le terme même d’ekphrasis connote une exhaustion, l’insolence d’un jusqu’au bout ; c’est une mise en phrase qui épuise son objet et désigne terminologiquement les descriptions minutieuses et complètes, de choses ou de personnes (une cité, un athlète) [...] mais surtout dès leur modèle et de manière paradigmatique, les descriptions d’œuvres d’art.9

34C’est par cette recherche d’exhaustivité que l’ekphrasis s’oppose à l’hypotypose qui présente une vision parcellaire et éclatée de son objet, selon le principe phénoménologique du point de vue.

35Barbara Cassin oppose donc l’écriture « logologique » de l’ekphrasis à l’écriture « phénoménologique » de la mimesis ; l’ekphrasis instaure le monde comme logos, la mimesis l’appréhende et le donne comme phénomène. Pour elle,

L’art du peintre est « commensurable » au discours et avec le discours, il n’y a plus trace de « représentation ». Le logos fournit seul « la mesure » de la tekhnè : c’est ainsi qu’il l’emporte sur la peinture et sur la nature. (p. 506)

36L’ekphrasis a partie liée avec l’épidictique et de ce fait doit provoquer une émotion qui emporte l’adhésion émotionnelle du public, et lui permet de faire corps autour de l’objet de louange ou même de se l’approprier, de s’identifier à lui, de l’incorporer. Contrairement à la mimesis qui cherche l’effet de réel, l’ekphrasis est avant tout un effet de discours en faisant du thème pictural ou plastique une narration fictionnelle.

37Il me semble que ces analyses s’appliquent bien au texte de Toussaint sur la peinture des Nymphéas. Certes, il ne répond pas à la définition classique de l’ekphrasis comme narration du motif pictural ; mais si la narration des Nymphéas est refusée, elle est remplacée par la narration du geste, toujours inachevé, toujours recommencé, matérialisée par l’anaphore des neuf paragraphes, qui tente de dire ce moment quotidien suspendu de passage du monde et de son caractère phénoménal, au monde de l’art qui, par son travail de conceptualisation, relève d’un projet finalement très logologique.

Ce sont exclusivement des questions picturales qui occupent l’esprit de Monet pendant les années de guerre, minuscules, complexes, torturantes, impénétrables au commun des mortels, mais essentielles, vitales pour l’artiste qu’il est. (L’instant précis...p. 11-12)

38L’évocation des Nympheas devient une évocation de la démarche de l’artiste, comme conceptualisation de la peinture et de l’art dans laquelle on reconnaît la démarche de recherche littéraire de Toussaint ; on peut par exemple penser à l’épigraphe de La Salle de bains « Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. », commentée de façon « logologique » par son auteur dans C’est vous l’écrivain (p. 6) :

L’idée était de revendiquer un choix esthétique littéraire par un théorème mathématique. En effet, quoi de plus simple, de plus ramassé et de plus intégral qu’un théorème ? Je voulais en quelque sorte que cette épigraphe soit emblématique d’un style littéraire, nous entrons là dans le vif du sujet de ce que pourrait être la définition d’un art poétique. [...] Elle est vraiment extraordinaire, cette phrase de Pythagore, d’un simple point de vue littéraire. Est-il possible d’exprimer avec autant de précision une vérité aussi fondamentale en aussi peu de mots ?

39Chez Ernaux, « écrire la vie », titre du recueil d’une partie de ses œuvres, insiste aussi sur cette importance du logos : « écrire » et non « décrire » ; la recherche opiniâtre de la forme — on connaît par exemple toutes ses hésitations sur le choix du pronom personnel, JE, NOUS, ON, pour ce genre nouveau de la biographie collective, et pour chacun de ses livres comme en témoignent L’Atelier noir ou L’Écriture au couteau :

Je ne pourrai pas dire vraiment que je cherche à rénover la forme du récit, je cherche plutôt à trouver la forme qui convient à ce que je vois devant moi comme une nébuleuse la chose à écrire, et cette forme n’est jamais donnée par avance.10

40Un autre passage du même entretien précise cette approche « logologique » de l’écriture ernaldienne ; réfutant l’écriture comme travail psychanalytique, elle dit :

Il me semble qu’en écrivant, je me projette dans le monde, au-delà des apparences, par un travail où tout mon savoir, ma culture aussi, ma mémoire etc., sont engagés et qui aboutit à un texte, donc aux autres [...]. C’est tout le contraire d’un « travail sur soi ». Si j’ai à me guérir de quelque chose, cela ne passe pour moi que par le travail sur le langage, et sur la transmission, le don aux autres d’un texte, qu’ils le prennent ou le refusent.11

41Ce refus de l’introspection est remarquable, non moins que l’importance accordée au langage résultant du savoir et de la culture comme don aux autres et remet à sa juste place le côté ou le fondement sociologique de l’écriture d’Ernaux, au profit d’un enjeu finalement plus proprement rhétorique, voire logologique d’une rencontre avec son public.

42Dans cette perspective, Le Jeune Homme, palimpseste de L’Événement permet une autre lecture de celui-ci, en fait en quelque sorte un autre récit qui peut s’apparenter à la démarche de l’ekphrasis, même si c’est l’ekphrasis de l’envers du tableau ou de la tapisserie dont on sait qu’il est parfois très révélateur, voire plus éclatant que son endroit, ayant gardé ses couleurs d’origine...

Épilogue

43Ces deux tout petits livres sont donc intéressants dans leur énigme et par le détournement qu’ils opèrent de l’ekphrasis, tout en se conformant de façon remarquable à sa définition dans la manière qu’ils ont de vouloir l’un et l’autre faire le tour en quelque sorte d’une autre œuvre et de ramener sans cesse au process d’écriture de chacun, sorte de tableau éminemment littéraire de la fabrique littéraire. Car, à la différence des arts poétiques que sont L’Atelier noir ou C’est vous l’écrivain qui décrivent en les théorisant les secrets d’écriture, Le Jeune Homme ou L’Instant précis les disent et les écrivent en les fictionnalisant, en passant du phénoménologique au logologique, c’est-à-dire de la poétique (description de l’existence, du faire littéraire) à l’essence du littéraire (ce qui fait son essentiel, ce pour quoi il est là) : il a pour but de toucher le lecteur, de provoquer des sentiments et finalement de réaliser ce que Maingueneau appelle l’incorporation, mot utilisé par Ernaux pour son jeune homme ( « il était le passé incorporé » p. 21)  incarnant une partie de ce qu’elle est elle-même, permettant à elle-même et à ses lecteurs de faire corps avec ce passé palimpseste, pour mettre au jour ce qu’elle appelle « l’indicible social » et d’’inscrire sa voix « dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature », comme elle le dit dans son discours de réception du prix Nobel de littérature (10 décembre 2022).