Le mouvement de ce qui survient : Les Apparitions de Jean-Jacques Schuhl
Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 30 septembre 2022 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://youtu.be/QrrE_pPHEx4.
Je souhaite un livre fantôme. Le français est une langue morte : autant en profiter1.
1Jean-Jacques Schuhl, « romancier pop2 » ou « dandy d’un autre siècle3 » selon ses propres termes, est l’auteur d’une œuvre parfaitement mince (dix centimètres sur une étagère, qui dit moins ?), aussi cohérente que complexe, aussi complexe qu’élégante, précieuse à tous les sens du mot – six courts livres en cinquante ans, dont trois au moins marquant des étapes décisives, Rose Poussière, Ingrid Caven et Les Apparitions.
2Texte culte par excellence, et fondateur à plus d’un titre, Rose Poussière est paru en 1972 et a suscité d’emblée autour de lui des sociétés de lecteurs valant autant de confréries de l’aube. Dans ce poème en prose très expérimental interrogeant l’essence impersonnelle du Swinging London au prisme de la mort de Brian Jones, Schuhl croise les héritages de Baudelaire et de Warhol pour définir incidemment les canons d’une possible écriture rock à la française, postromantique et ultra-référencée, telle que l’illustrèrent dans son sillage Patrick Eudeline et, plus encore, Yves Adrien.
3Prix Goncourt de l’an 2000, Ingrid Caven rompt, quant à lui, avec vingt-quatre ans de silence éditorial. Dans cette ode à l’actrice et à la chanteuse dont il partage la vie, Schuhl ressuscite le Berlin de Rainer Fassbinder et le Paris d’Yves Saint-Laurent, au principe d’une histoire clandestine et underground des années 1970 et d’une mythologie européenne fracassée composant avec les échos traumatiques de la seconde guerre mondiale. Au fulgurant instantané du temps présent qu’était Rose Poussière, Ingrid Caven répond ainsi par un grand roman de la mémoire.
4Paru en janvier 2022, Les Apparitions réverbère enfin, par son seul titre, la basse continue traversant l’œuvre entière : cette attention fin-de-siècle, mi-fétichiste, mi-spirite, aux effets de surface, et au surgissement de phénomènes indécidables susceptibles de faire événement dans la trame du réel. C’était déjà le premier intertitre de Rose Poussière : « Il y a des choses soudaines4 » ; et suivant des accents de plus en plus fantastiques, ce furent encore parmi les derniers mots d’Entrée des fantômes, paru en 2010 : « tu n’aimes que les apparences, oui, et à présent c’est des apparitions5 ». Mais s’il s’inscrit à cet égard dans la suite logique du texte qui le précède, Les Apparitions n’en accomplit pas à moins un déplacement singulier. À la référence flottante et indéterminée construite par l’article indéfini d’Entrée des fantômes (« c’est des apparitions ») se substitue désormais (Les Apparitions) un article défini pluriel lourd d’implications. Et le fait est d’autant moins indifférent qu’intervenant en bout de chaîne, à la suite de Rose Poussière, Télex n°1, Ingrid Caven, Obsessions et Entrée des fantômes, Les Apparitions s’impose aussi comme le premier ouvrage de Schuhl dont le titre se trouve précisément déterminé, marquant ainsi une volonté d’actualisation et donc d’incarnation jusqu’alors inédite dans son œuvre, et comme désireuse de conjurer par l’usage, non seulement de l’article mais de l’article défini, ce que toute apparition aurait par nature de flottant et d’indéterminé.
5Aux apparitions fantomatiques du livre précédent, Les Apparitions opposent de fait – et c’est là tout le sujet du « roman » – une confrontation hallucinée à divers « morceaux de réalité autonome6 » se proposant comme autant de « faits indéniables7 » : très exactement « une suite de cinq scènes en 3D d’une présence forte8 », où Jean-Jacques Schuhl se trouva comme impliqué, au titre de « victime et témoin », à l’occasion d’un épisode d’hémorragie interne ayant affecté le fonctionnement de son hippocampe, zone du cerveau relative au « plaisir », à la « mémoire émotionnelle » et au « sentiment d’approche de la mort9 ».
6Extrêmement prégnantes, et d’autant plus impressives, sans doute, que surgies dans un contexte des plus dramatiques, ces cinq apparitions en tant que telles importent cependant moins à Schuhl par leur effet de réel que par l’obscurité mystérieuse de leur source. Telles qu’il les comprend en effet, ces apparitions n’engageaient par un rêve : « Les rêves se développent. Là c’était toujours ou fixe ou le mouvement identique d’une personne revenant en boucle. » Et pour autant, elles ne relevaient pas non plus d’une hallucination : « je ne confonds pas ces images avec la réalité10. » « Elles étaient très loin de moi, étrangères, ce qui [les] rendait intrigantes et attractives […]. Ça ne venait pas de moi11. » Et, à ce titre, aussi bien ne pouvaient-elles que résonner si fortement avec sa quête, depuis toujours poursuivie, d’une écriture anonyme, médiumnique, idéalement constituée de tout ce par quoi elle se dispose à être traversée, autant dire hantée. Ni rêves, ni hallucinations, « offert[e]s ou imposé[e]s par une puissance extérieure, peut-être une transcendance12 », ces apparitions, du fait du caractère indécidable de leur origine, interrogent aussitôt Schuhl sur le fondement de sa pratique littéraire, en l’obligeant ainsi à répondre, tout juste revenu des morts, à l’insistance de leur appel et de leur force de questionnement : « si j’avais quelque disposition à la croyance, ce devrait être le moment, face à ce proche et lointain objet hors de moi qui m’était proposé… par quoi ? par qui ? pourquoi13 ? »
7Autant d’interrogations laissées sans réponse, bien sûr, mais dûment réverbérées par la structure quadripartite de l’ouvrage, qui encadre les deux récits centraux de l’hospitalisation et des apparitions proprement dites de deux volets plus réflexifs, le premier exposant, sous l’apparente forme d’un impossible autoportrait (qui je suis, ou plutôt qui me hante ?) les modalités d’une poétique de l’effacement et du collage ; et le second interrogeant pour finir l’origine des cinq apparitions et, par ce détour, le principe même de l’écriture schuhlienne.
8Récit fantastique, poème en prose, tableau cubiste, art poétique, Les Apparitions composent, malgré leur format extrêmement resserré, 80 pages à peine, un ensemble bien trop pluriel et complexe, pour qu’il puisse être question de l’envisager ici dans toutes ses dimensions, et plus encore de rendre compte de l’extrême sophistication – d’autant plus savante qu’à peine visible – de leur mise en relation. Le parcours suivi par cette étude témoignera ainsi d’ambitions plus modestes : risquer une première approche de l’écriture schuhlienne en procédant à une lecture suivie de l’incipit programmatique des Apparitions ; interroger ensuite les principaux traits de sa poétique, en écho avec leur mode d’actualisation stylistique ; et ressaisir enfin la plupart des fils tirés jusque là au prisme d’un second passage exemplaire.
9Les Apparitions s’ouvre sur une double évocation : celle de la couverture du numéro de fin d’année 2006 du Time Magazine ; et celle d’un jeu en appelant quelques autres – « Jeux » est le titre de la première partie du roman.
Je suis à mon bureau, Time magazine entre les mains, le numéro de fin d’année. Sous le titre Time et la mention Person of the Year, la photo d’un ordinateur : au dessus du clavier, l’écran figuré par un rectangle d’aluminium collé. Sur cet écran se reflète mon visage. En bas de la couverture au milieu de la page et en grand
YOU.
Je suis la Person of the Year.
10Reproduire l’image de la couverture ici décrite risquerait de figer ce qui tend à se construire dans ces quelques lignes, en dépit de l’apparente netteté du trait, sous les espèces d’une singulière instabilité référentielle ; aussi résistera-t-on à cette tentation. De ladite instabilité, on notera en effet plusieurs indices – et parmi les plus ténus, quoique les plus insidieux, l’emploi des déterminants. Alors que le nom commun magazine semblerait y inviter, la mention du titre du journal n’est pas actualisée (« Time magazine » et non « le Time magazine »), suivant en cela les règles d’une syntaxe anglaise plutôt que française (I read Time magazine vs. Je lis le Time magazine), sans doute, mais semblant dès lors construire, en français, une saisie notionnelle plutôt que proprement référentielle du magazine en question. Et cependant, cette saisie elle-même est aussitôt démentie par l’emploi spécifique du déterminant défini utilisé pour évoquer « le numéro de fin d’année », autant dire un référent bien précis, quoiqu’il ne soit fait par ailleurs aucune mention de l’année concernée (en l’occurrence 2006), et que, s’agissant d’un texte paru en 2022, rien ne permette donc de donner un ancrage temporel précis à l’usage du présent de l’indicatif – « je suis à mon bureau », « sur cet écran se reflète », etc.
11Or l’instabilité du repérage temporel et le flottement de la référence mi-notionnelle mi-spécifique du Time magazine convergent de surcroit avec la dérisoire débâcle d’un repérage personnel déictique visant à chaque fois un you précis, certes, mais pris à parti par un je anonyme et dans le cadre d’une interaction constitutivement évidée de tout repère nynégocentré quelque peu fixe, et en effet destinée à s’embrayer sur tous les contextes, ici et ailleurs, simultanément, en énonçant la singularité supposée d’un référent you dont elle assure simultanément le principe de l’indifférente et de l’indéfinie démultiplication.
12Qu’on ajoute à cette instabilité générale la mise en relation du français et de l’anglais, plus précisément encore l’usage d’îlots anglais tantôt employés en mention (« Person of the year »), et tantôt en usage, sans italiques, au principe de saisissantes collusions accentuelles et autres distorsions grammaticales (« Je suis la Person of the year »), et on aura ainsi défini les principes d’un cadre d’autant plus flottant, que les repères cardinaux qui le structurent, et en apparence si fermement, concourent en réalité à une entreprise de désorientation du regard. « [S]ous le titre », puis « au-dessus du clavier », puis « sur cet écran », puis très étrangement « en bas de la couverture au milieu de la page »… L’œil descend, puis monte, puis se fixe, puis descend à nouveau, mais dans l’espace alors paradoxal d’un bas de page défini comme son milieu. Paradoxe tout apparent, certes, puisqu’il faut naturellement comprendre : centré en bas de la couverture ; mais paradoxe non moins ménagé par le flottement sémantique du mot milieu. À telle enseigne qu’à l’absence de toute progression continue du regard vient s’ajouter le spectre d’un espace irreprésentable propre à inquiéter davantage la stabilité de la représentation, en invitant dès lors avec d’autant plus d’insistance à se ressaisir soi comme un autre, c’est-à-dire comme tous les autres, dans un espace suffisamment flottant pour interdire tout nynégocentrage.
13Se voient ainsi posés en quelques lignes les principaux linéaments de l’univers schuhlien et, simultanément la dimension non pas angoissante, mais ludique – « je joue le jeu ! », dit-il aussitôt – de son mélange de précision et de flottement.
Je joue le jeu ! Dans le miroir qu’on me tend, comme à un million d’autres, depuis l’autre côté de l’Atlantique, je regarde mon visage :
Yeux : Yeux
Oreilles : Oreilles
Nez : Nez
Bouche : Bouche
Signes particuliers : Néant
14Au dispositif réflexif proposé par la couverture du Times, répond ici un dispositif réflexif quant à lui tout textuel, centré en milieu de page et composant de la sorte un petit calligramme. Suivant le cours d’une liste mise en évidence par un passage systématique à la ligne et par un parallélisme de construction très sensible d’une ligne à l’autre, des termes répétés viennent à se disposer symétriquement de part et d’autre d’une frontière marquée par la ponctuation semi-forte de deux points. Par un effet-miroir insistant, la conformité du corps à son reflet se voit dès lors ressaisie sous les espèces de la vaine et décevante conformité des mots à eux-mêmes : l’ironie du rectangle d’aluminium tendu au monde par la couverture du Time trouve un écho immédiat dans la dérision d’un langage impuissant à dire le monde autrement qu’en s’enfermant dans sa propre circularité.
15Dans ce double dispositif réflexif, peut-être discernera-t-on, quoique sur un mode allusif et pince-sans-rire, les lointains échos inversés du paradigme de la représentation classique tel que déconstruit par Michel Foucault, sur la base des jeux de miroirs à l’œuvre dans les Ménines14. Mais le fait est surtout que l’apparente perfection formelle du calligramme réflexif se voit inquiétée à son tour : rien de stable, jamais, dans l’écriture schuhlienne. Ce que dissimule en effet le centrage en milieu de page du petit calligramme, c’est que la symétrie induite par le recours conjoint à l’hypozeuxe et à l’épizeuxe se voit finalement dérangée contre toute attente par la mention d’un « néant » répondant à « signes particuliers ». Dissimulée par la perfection du dispositif spatial qui informe la répartition des mots sur la page, mais révélée par la perfection du dispositif textuel qui informe l’élaboration du petit calligramme, l’actualisation de ce plaisant par’hyponoïan tend à suggérer que les mots et les choses jouent, chez Jean-Jacques Schuhl, deux parties à la fois si distinctes et si complémentaires qu’on ne saurait pas plus penser leur coextensivité, que le principe de leur exclusion réciproque. Surtout, cette mention finale du néant par laquelle se voit parachevée la forme imparfaitement parfaite dessinée par le calligramme concourt in extremis à son évidement, et ce faisant, à sa pleine résonance. « Transformer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire », tel est bien « le mantra de Mallarmé », tel que Schuhl le cite presque au mot près15, et tel que semble le figurer et l’insinuer discrètement, mais de façon non moins programmatique, le formalisme ébréché et blafard du petit calligramme.
16Ceci posé, et Schuhl ainsi ressaisi comme le possible fer-de-lance d’un symbolisme post-moderne, les trois pages suivantes de l’incipit peuvent être lues plus rapidement. Sans surprise, en effet, à l’affirmation première d’un néant vient répondre aussitôt – suivant un principe de renversement et de déstabilisation systématiques du discours – l’énumération de signes particuliers propres à combler le vide précédemment creusé. C’est l’objet du paragraphe suivant :
Pourtant, à y regarder de plus près, j’y décèle des traces associées à des histoires qui me ramènent dans mon passé : de rares taches de rousseur à peine visibles, indices obstinés d’un temps bien lointain où j’en étais criblé, j’étais un rouquin, objet des moqueries alors en usage, poil de brique poil de carotte, je m’étais fait teindre en blond, ça avait donné un jaune citron, citron c’était toujours mieux que carotte. Sous la lèvre inférieure une cicatrice, elle aussi peu visible, m’évoque un accident de voiture sur du verglas, je conduisais vite à cette époque, un dispensaire de fortune dans une bourgade, on m’avait mal recousu avec un fil et une aiguille, une balafre m’avait longtemps marqué le visage. Le nez un peu le même que celui de Dürer jeune sur son autoportrait de trois quarts avec lequel, il y a de nombreuses années, une jeune personne, certainement pour me flatter, m’avait prêté une ressemblance que je sais, à présent, illusoire. Sans doute influencé depuis longtemps par ce tableau du xve siècle, voulant peut-être lui ressembler, avec ma tendance à imiter, manière de jeu, de citation, face à un autre je me tiens souvent le visage de trois quarts menton levé, ce qui me donne un regard oblique hautain et l’air poseur, une arrogance déplacée hors de mise de quelqu’un qui se trompe d’expression, comme j’aurais pris un chapeau huit-reflets ou une barbe postiche au magasin des accessoires sans me soucier pour quelle occasion.
17Sitôt affirmé sitôt nié, le « néant des signes particuliers » se voit contredit par la perception de « traces », certes « à peine visibles » – taches de rousseur, cicatrice, nez imposant – mais valant, au-delà de la ténuité de leur participation à un possible portrait, autant de « signes » retenus pour leur capacité à « évoquer », ou à se prêter à une lecture « indic[ielle] », et renvoyant de fait, suivant un mode de donation toujours indirect, celui du souvenir ou de la citation, tantôt à un « tableau du xve siècle », tantôt « à des histoires qui me ramènent dans mon passé ». Ce mode de donation oblique du référent est une constante chez Jean-Jacques Schuhl, lecteur obsessionnel de Proust, et il est exemplaire en ce sens que le portrait de l’auteur se construise ici non seulement en référence à, et à partir, d’un autre portrait fameux – celui de Dürer jeune –, mais encore à partir d’un portrait dont le modèle pose « de trois quarts », marquant ainsi son refus de s’offrir autrement que de biais (d’où le « regard oblique hautain » qu’il partage avec Schuhl) et autrement qu’en mouvement, la rotation de son corps dans l’espace du tableau témoignant dès lors aussi de son inscription dans le temps. Rien de frontal et rien d’immobile – ou pour le dire plus exactement : rien de frontal parce que rien d’immobile, l’obliquité de la donation du référent semblant comme impliquée par la consubstantielle mobilité de son inscription dans le temps – et c’est de fait à des histoires du « passé » que reconduisent bel et bien, dans le miroir tendu par le Time, ces différentes « traces » propres à nier le néant.
18On ne s’étonnera pas, cependant, que cette même négation repose désormais sur un jeu de miroir inversé : empruntant son maintien à l’autoportrait de Dürer, c’est Schuhl lui-même qui tend à se faire le reflet du tableau, non sans ressaisir explicitement cette inversion en termes rhétoriques d’imitation et de citations – autant d’indices que le discours sur l’autoportrait ne saurait se distinguer d’un discours méta-poétique, et que le premier se propose comme un analogon du second. De même que le tableau agit comme un miroir de peinture, « [l]a page agit comme un miroir d’encre, on finit par ressembler à ce reflet16 », et n’en va-t-il pas en effet, dans l’autoportrait peint comme dans la page écrite, d’un même problème d’expression ?
19La possible actualisation sylleptique de ce dernier terme (« quelqu’un qui se trompe d’expression ») apparait du reste pleinement motivée par le paragraphe suivant :
Ces trois traits sont, pour moi, des signes particuliers car ils échappent en partie à la fatalité génétique et si je devais dessiner ce visage c’est seulement un nez – mais je pourrais aussi découper celui de Dürer et le coller sur la feuille de papier Canson –, une cicatrice mal visible (une barre horizontale, cinq petite barres verticales) et une dizaine de points pour les taches de rousseur presque disparues, que je mettrais : visage incomplet, en cours d’effacement, me rapprochant ainsi de l’Homme invisible que je me sens être parfois, outsider silencieux en bout de table.
20Là où les lignes qui précèdent avaient introduit le motif de la couture, les traits du visage trouvent désormais à se dire en termes de collage, avec tout ce que cela peut impliquer de bigarrure et d’éventuelle incongruité, la balafre longtemps visible annonçant à ce titre le nez découpé et collé. Mais au visage tableau répond aussi bien le visage texte, comme le signalent ici les modalités de sa sémiotisation et ce qu’elles suggèrent de l’écriture schuhlienne. Traité comme une configuration de « signes » et de « traits », en l’occurrence dérisoires, tracés sur une feuille (« une barre horizontale, cinq petites barres verticales », « une dizaine de points »), le visage de l’auteur apparait simultanément caractérisé par une « incompl[étude] » valant menace de dissolution. Aussi lâchement reliés les uns aux autres que les points de la cicatrice « mal recousue », ses traits ne cherchent pas plus à combler les vides creusés entre eux qu’à dissimuler le caractère intempestif de l’opération de copier-coller dont ils participent à l’occasion. Et de toute évidence, les ponctuants du texte ne font à cet égard que rendre plus sensibles, par leur usage conjoint des parenthèses et des tirets, les traces des opérations de greffe et de suturation impliquées dans l’élaboration de cet autoportrait paradoxal de l’auteur… en Homme invisible et silencieux.
21Cela étant, aussitôt stabilisé dans son instabilité et son effacement, aussitôt déstabilisé à nouveau : c’est là le mouvement du discours schuhlien. Car à peine un paragraphe plus loin, c’est une vraie métamorphose que met en scène la suite du texte, au prix d’un retour sans transition au dispositif spéculaire initial de la couverture du Time.
Un mouvement involontaire de la main et ce miroir de papier, une feuille d’aluminium collée, bouge à peine, mais mon visage, comme dans l’eau tremblée son reflet, se métamorphose : le front se réduit, la partie du milieu s’élargit, je n’ai plus d’oreilles, mes deux lèvres n’en font qu’une, ce n’et plus moi. On dirait Imogene Coca, la femme caoutchouc, cette attraction de music-hall américain dont le corps et le visage étaient modelables comme une créature de dessin-animé. J’ai craint un instant de prendre pour toujours les traits déformés d’Imogene car je me souvenais des mots d’un peintre célèbre à propos d’une dame qui se plaignait de son portrait « pas du tout ressemblant » : « Elle finira par lui ressembler ! » Il est vrai que c’était un sorcier venu de Malaga et sa toile recelait sans doute des sortilèges auxquels ne peut prétendre une feuille d’aluminium.
22Pour prévisible qu’elle soit, cette ultime métamorphose n’a cependant rien de concerté : il y suffit d’ « un mouvement involontaire de la main » pour révéler la configuration anamorphique du réel, le hasard et la contingence s’imposant à cet égard comme les meilleurs alliés de l’écrivain pour se perdre de vue. Après le moi-comme-tous-les-autres, le moi signe incomplet, le moi en Dürer jeune, voici le moi livré aux déterminations infiniment fluctuantes de la contingence, et susceptible d’en recevoir toutes les empreintes, quitte à n’en avoir aucune propre, ce qui ne serait en soi nullement dérangeant pour Schuhl, bien au contraire, si ce flux de métamorphoses, suivant un paradoxe tout pyrrhonien, ne pouvait s’interpréter lui-même en termes de constance et donc de figement. C’est là l’angoisse relayée par la mention de la femme caoutchouc, comme pétrifiée dans le flux de ses métamorphoses, et c’est là l’angoisse avivée aussi par le souvenir des fameux propos de Picasso, « sorcier venu de Malaga », au sujet de son modèle Gertrud Stein : « Elle finira par ressembler à son portrait ». Mais ce faisant, ce dernier souvenir fait alors retour vers la thématique précédemment esquissée de l’inversion des rapports modèle-portrait, et la conséquence en est qu’il tend par là même à inscrire comme en transparence l’autoportrait de Dürer dans le tableau de Picasso – ou plus exactement, à insinuer le souvenir du discours tenu sur le tableau du Dürer à l’occasion du discours sur le tableau de Picasso, tenu lui-même à l’occasion du discours sur Imogene Coca, tenu lui-même à l’occasion du discours sur la couverture du Time magazine.
23S’il convient d’y insister au risque de la lourdeur et de l’inintelligible, c’est que ce mode de composition par mises en abime successives et ce qu’il suscite de jeux de reflets et de présences en hologramme apparait à l’examen un trait constitutif de l’écriture schuhlienne. Associée à un mode de présentation toujours oblique du référent faisant la part belle aux périphrases indéfinies les plus allusives (« un peintre célèbre », « un sorcier venu de Malaga ») plutôt qu’aux noms propres, cette façon qu’a Schuhl de renvoyer indirectement au portrait de Gertrud Stein, pour éclairer sa peur de voir figées sur son visage les déformations des traits d’Imogène Coca à laquelle lui fait penser son reflet déformé sur telle couverture du Time magazine – cette façon, donc, d’avancer par allusions successives finissant par se superposer et à résonner sourdement les unes dans les autres dit assez les fondements tout analogiques de sa conception de la cohérence, et la constante dérive sur le référent informant plus généralement son discours.
24D’où les allures de manifeste ou de programme indirect finalement revêtues par cette entrée en matière : au-delà du mode de construction digressif de ce qui se présente fondamentalement comme un « autoportrait indirect : je regarde ailleurs si j’y suis17 », s’affirment plus généralement les traits d’une poétique de l’oblique et de l’anamorphose, dont l’ultime phrase de l’incipit donne la formulation la plus saisissante et la plus paradoxale : « Je ne veux rien contrôler18. »
25Ne rien contrôler. On ne saurait exprimer de manière plus lapidaire que par cette exigence, et la tension paradoxale de la volonté vers son propre lâcher-prise, et l’idéal d’un discours sans principe stabilisateur, se retournant constamment sur et contre soi. L’énoncé lui-même, « Je ne veux rien contrôler », est du reste à double détente : le refus d’exercer tout contrôle n’est jamais que l’envers d’un refus d’être contrôlé. La référence centrale est ici l’œuvre de Burroughs, par deux fois convoquée dans Les Apparitions – sous les espèces de Révolution électronique19 et de The Limits of control20 – et articulant en effet une hantise paranoïaque de la manipulation à distance, à une pratique du cut up propre à tenir en respect les voix du monde et ce qu’elles obligent à dire. C’est la menace plaisamment figurée dans le roman par l’ambassade de Russie que le narrateur aperçoit depuis la fenêtre de son bureau, et d’où il a l’impression d’être observé en train d’écrire. « J’avais entendu parler des recherches, dans les années soixante - soixante-dix, de la CIA pour contrôler les cerveaux, téléguidage d’assassinats politiques21 ». Et si, en l’occurrence, les apparitions de Schuhl avaient été instillées en lui, non par les Américains, mais par « les Russes de l’ambassade » ? Comme le lui confie son médecin : « Votre parano n’a pas de limites22… » Mais au-delà de ce trop plein d’imagination livré à l’autodérision du narrateur lui-même, la question de l’origine des voix perçues (« D’où venait-elle, la voix du docteur S.23 ? ») et des apparitions elles-mêmes demeure en effet centrale dans le récit, tant il faut s’assurer qu’elles ne viennent ni d’un cerveau tenant encore les rênes consciemment ou non, ni d’une instance de contrôle extérieure, menaçante et manipulatrice, mais bel et bien d’un ailleurs en tant que tel inassignable, « d’un point où perception et imagination se confondent24 », en somme, d’ « une autre réalité, plus proche de l’univers des formes25 ».
26Et en effet, cette méfiance envers l’origine des apparitions, et cette hantise du contrôle, actif ou passif, dont elle se fait l’écho, se veulent les meilleures garantes de la poétique du surgissement visée et illustrée par Les Apparitions. L’attention qui s’y donne à lire aux effets de surface implique, comme son corollaire, un détachement de soi disposant au plein accueil des phénomènes. Et si ce détachement lui-même n’engage plus nécessairement un appel à la mort du sujet, comme ce pouvait être le cas dans le très radical Télex n°1 du milieu des années 70, célébrant avec emphase « le temps des discours sans auteur26 », du moins Les Apparitions multiplie-t-il les invitations à l’éloignement (« je m’efforce à ce que mes phrases soient le plus distantes de moi possible, détachées27 »), ou, comme le suggérait l’autoportrait liminaire, au laisser-faire (« Cela faisait longtemps ce désir que tout m’arrive sans moi, sans mon intervention28 »), voire à l’évidement (« Je voulais être vide, au bord d’un avenir qui résonnait de nouveautés29 »). Sans doute en va-t-il en ce point d’une tension spirituelle autant que d’un souci acoustique et plus largement esthétique : à la célébration, dans Entrée des fantômes, d’une « figurine creuse qui résonnait bien30 », Les Apparitions substitue plus radicalement un slogan aux inflexions parodiquement publicitaires : « Soyez creux, vous résonnerez mieux31 ! » C’est le motif baudelairien de la cloche, diffracté en différents passages des Apparitions, mais ressaisi au bord de l’appel d’un vide aux inflexions plus mallarméennes – ainsi de cet autoportrait « en cloche », c’est-à-dire « en clochard32 », envisagé par le narrateur ; ou ainsi encore de l’évocation de tel petit bol en papier, « résille légère qui enveloppe l’air » et figurant retournée « un chapeau cloche », où le narrateur a pour habitude de « dépose[r] des petites coupures de journaux, bouts de papiers annotés, photos, pliés, roulés en boules », mais déployant, une fois tirés « au hasard », toute « leur force d’évocation33 ».
27Ce tirage au sort dans le vide creusé par le petit bol-cloche est du reste emblématique des divers jeux énumérés dans la première partie des Apparitions, et ménageant tous une place déterminante au hasard pour déjouer le contrôle d’une volonté elle-même contrôlée de l’extérieur par les mots, la pensée et les routines des autres. Qu’il s’agisse du recours aux Stratégies obliques définies par Brian Eno34, ou qu’il s’agisse encore des surimpressions intempestives à l’œuvre dans « ce petit jeu simplet d’ombre et de transparence » baptisé le See through (« Dans l’obscurité de mon bureau, une photo dans le journal m’ayant attiré, je passe lentement sans raison manifeste la page dans la lumière oblique de la lampe, la photo peu à peu s’efface et apparait ce qui se trouve de l’autre côté35. ») – il ne s’agit en somme que de s’en remettre au hasard pour déstabiliser le cours prévisible des choses et se faire le pur témoin de ce qui advient – au principe d’une conception toute médiumnique et cependant non moins immanentiste de l’écriture : « les mots venaient s’écrire tout seuls sur ma page36 », « ça ne vient pas de moi, mais directement du monde37 ». Car tel est bien le sens de l’anecdote relative à ce vers de TS Eliot extrait de The Waste Land, « Here’s the man with three staves and here is the wheel », étrangement révélé, au matin, sur un manuscrit de Schuhl, à l’issue d’une longue exposition de son encre sympathique à la lumière d’une lampe laissée allumée toute la nuit : à force d’attendre sans rien faire, et de se mettre ainsi en position de disponibilité maximale, « le monde » finit toujours par « faire un signe38 ».
28La poétique du surgissement que Jean-Jacques Schuhl appelle de ses vœux ne le satisferait pourtant en rien, ni son lecteur sans doute, si elle devait se résoudre à un plat enregistrement des phénomènes, avec ce que cela supposerait alors de pauvreté documentaire et de recours à une langue strictement communicationnelle, informative, enferrant les apparitions dans les bornes d’un cadre spatio-temporel sans dehors. Mais comment ne pas figer le mouvement de ce qui survient ? En s’appliquant à le ressaisir dans des zones intermédiaires, transitionnelles, instables, où suivant une perception palimpseste et éventuellement opiacée du réel, se trouverait enfin superposés les temps et les espaces39. À la « pétrifi[cation] » de tout « dans un présent sans issue40 », Les Apparitions oppose ainsi la figure centrale de l’hippocampe au point d’interrogation en suspension ; ou l’image obsédante de ces inconnus new-yorkais « qui étaient à la lisière, entre la marche et la danse, encore un peu l’une, déjà presque l’autre41 » ; ou cet autre motif baroque, présent dans toute son œuvre, des portes-tambours, neutralisant les frontières entre intérieur et extérieur et résonnant par là-même de tous les possibles libérés par leur configuration paratopique : « ouverte ou fermée, dedans ou dehors – je n’ai jamais trouvé la réponse42. »
29Au constat désabusé et franchement amer d’un monde où « l’aventure n’est plus au rendez-vous, le hasard n’est plus de la partie – tout est affaire d’information, communication, exécution43 », Les Apparitions répond ainsi par la promotion d’une poétique du surgissement transfigurée par une esthétique proprement maniériste dont la devise : « je suis du signe du Verso44 » pourrait figurer le ludique emblème pop, tant par les volutes de son signifiant, que par la rupture qu’elles impliquent en l’occurrence avec une conception purement mimétique et représentationnelle, c’est-à-dire aussi bien rationnelle, de l’œuvre d’art.
30Suivant la définition exemplaire qu’en donne Obsessions en 2014, « [l]e maniérisme est la recherche de la fièvre45 » ; et c’est sans doute les modalités de cette recherche, dans le cadre imposé par une poétique du surgissement, qui confère à tant de pages des Apparitions leur tonalité fantastique pour l’essentiel empruntée à l’expressionisme allemand, non sans associer à chacune des trois configurations textuelles les plus matricielles du roman le principe de son incarnation cauchemardesque : à la digression la créature de Frankenstein ; à la citation le vampire ; à l’allusion le fantôme.
31De la pratique schuhlienne de la digression, l’incipit des Apparitions a pu donner la mesure ; la suite du roman est à l’avenant. Le récit de l’hospitalisation (p. 41-62) apparait constamment troué par des souvenirs de New York (p. 49-53) ou par des considérations méta-poétiques sur la transfusion (p. 45-48, 54-56, 58-61) ou sur la chirurgie (p. 57-58) ; et la quête de l’origine des apparitions constituant l’objet de la 4e et dernière partie (p. 73-90) est à son tour non seulement construite en montage alterné – le fil des discussions avec les médecins se voyant constamment interrompu par des évocations de l’Ambassade de Russie (p. 73, 75, 77-78, 79-80, 80-81 et 90) – mais ce montage alterné lui-même se voit encore perturbé par la remontée digressive de différents souvenirs – tel passage de Locus solus (p. 78), tel fakir rencontré à Londres (p. 86 et 90) –, la simple discussion avec les médecins peinant du reste à s’en tenir à l’hippocampe de Schuhl, pour dériver tantôt vers l’allusion à tel scandale sexuel du gouvernement John Major (p. 82-83), tantôt vers l’évocation du « jeu du foulard » ou « rêve indien » (p. 83 et 87). Naturellement impliquée dans l’instabilité discursive et référentielle ménagée par le texte (« Le démon de la diversion… prendre la tangente…jamais dans le vif du sujet ni direct46… »), la digression y inscrit ce faisant un imaginaire pictural du collage, chirurgical de la greffe, vestimentaire de la couture. « [Q]u’on écrive », exigeait déjà Jean-Jacques Schuhl dans Télex n°1, « non "comme on coud une robe" (Proust), non "comme une fille enlève sa robe" (Bataille) mais comme on la met à plat : on la prive de toute profondeur, de toute épaisseur, de tout volume et on voit surtout la façon dont elle est faite : ses empiècements, ses articulations, ses doublures, ses espacements, son entoilement, ses coutures, sa texture47 ». « J’aime trop les digressions48 », avouait à son tour le narrateur d’Entrée des fantômes. Et celui des Apparitions de justifier leur usage par le biais de phrases asyntaxiques toutes en anacoluthes, et rejouant ainsi au niveau du style ce qui s’y joue au niveau du discours : « Le fil du récit que je casse souvent pour aller ailleurs, comme si je voulais échapper à un poursuivant, alors bien sûr c’est un peu décousu. Et puis d’ailleurs on perd le fil avec ces digressions49 ! » À ceci près que perdre le fil n’est pas se perdre ; c’est s’interdire de « se fixer longtemps sur rien », et ce faisant, s’offrir la possibilité de « dériver un peu, en flottant pas mal50 ». Et telle est bien, selon Jean-Jacques Schuhl, la vertu fondamentale de la digression et de son mode de construction anamorphique du discours, emblématisé par la référence obsédante, d’un livre l’autre, aux Ambassadeurs d’Holbein : jouer l’esprit de fuite contre l’esprit de suite, et conjurer ainsi par son flottement discursif, joint à une syntaxe volontiers paratactique, multipliant les constructions détachées et les problèmes d’incidence, l’aliénante raideur du réel.
32À l’imaginaire de la greffe sollicité par la digression, répond cependant un autre imaginaire, intraveineux celui-ci, sollicité par la pratique de la citation et de l’imitation en général : « La citation, l’imitation, la parodie, le pastiche sont des transfusions51 », et c’est là tout l’horizon méta-poétique du récit d’hospitalisation, sitôt formulé le diagnostic d’hémorragie interne. Comme l’admet le narrateur, et comme en témoigne la lettre même des Apparitions, qui sollicite successivement les mots du Time Magazine (p. 11), de William Carlos Williams (p. 22), de Kafka (p. 26) de TS Eliot (p. 25, 28 et 57), du New York Time (p. 32), d’Elvis Costello (p. 34), de Mallarmé (p. 38), d’une comptine (p. 42), de Dreyer (p. 54-55), d’Eustache (p. 56-57), de Burroughs (p. 58), de Yeats (p. 87), « [j]’utilise beaucoup les citations, j’aime écrire avec les mots des autres52 » : et ce goût a du reste partie liée avec le goût pour la digression, tant il sollicite à son tour une pratique du collage et de l’empiècement. Qu’il s’agisse en effet de citations courtes, tantôt délimitées par des guillemets53, tantôt transcrites en italiques dans le corps des paragraphes54, ou de citations longues et alors séparées du corps des paragraphes par un retrait marginal et l’usage de plus petits caractères (p. 54-55), parfois d’une police différente (p. 32), la pratique citationnelle schuhlienne tend à rendre particulièrement visibles les opérations de suture dénonçant son hétérogénéité énonciative. Et cependant il en va alors moins d’une greffe que d’une incorporation. « Shoot de poésie pour électriser une prose languissante55 » ou volonté d’écrire « avec l’encre des autres, par transfusion du style56 », les métaphores utilisées pour dire la citation se font l’écho d’un même imaginaire humoral, imposant explicitement un portrait de l’écrivain en vampire, vivant du sang, ou de l’encre, des autres – et le phénomène apparait encore plus saillant lorsque la citation se voit signalée typographiquement mais non référencée. Ainsi dans tel début de chapitre : « Assis la nuit à mon bureau, je ne fais rien, j’attends. Je contemple les emballages que j’ai gardés, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, vides d’un contenu que j’ai oublié depuis le temps, évocateurs d’un monde idéal de formes sans substance, flottant57. » Démarquée par des italiques, le segment détaché « enveloppant de leur creuse blancheur un rien » voit son hétérogénéité énonciative certes dénoncée par la typographie, mais la référence au Nénufar blanc de Mallarmé restant, quant à elle, secrète, la citation vaut alors autant pour ce vers quoi elle fait obscurément signe, que pour le si mystérieux spectacle qu’elle vient à donner de l’incorporation en cours d’un corps étranger dans le corps même du texte.
33Cela étant, ce phénomène d’appropriation prend une tout autre dimension lorsque la citation n’apparait plus ni référencée ni même démarquée typographiquement, mais soigneusement invisibilisée. Tel est le mode de fonctionnement de l’allusion, valant transposition rhétorique du jeu du See through, et substituant de fait à la figure du vampire celle, entre toutes flottante, du fantôme, par la grâce d’effets de transparence opacifiés et non moins susceptibles d’être réactivés par la mémoire du lecteur sur les plans extra- comme intra-textuels. Qu’on prenne ainsi la fin de la première partie des Apparitions et la conclusion qu’elle apporte aux précédentes tentatives d’autoportraits indirects :
J’ai voulu revoir l’autoportrait de trois quarts de Dürer jeune qui avec mon goût de l’imitation, avait influencé il y a bien longtemps une de mes attitudes et aussi une expression. J’ai regardé dans le dictionnaire allemand Brockhaus en douze volumes, le tableau n’y était pas reproduit, à la place figurait un autoportrait de Dürer vieux, une gravure, toujours son trait acéré à la pointe sèche, un fin tissu blanc lui recouvre la tête, un peu de guingois, un pauvre petit visage chiffonné sans forme, un chaos où les traits ne sont plus rattachés à la peau, aux muscles, aux fibres ; ils flottent. La bouche, le nez : de petits bouts de chair. Les yeux : total désastre, astre noir de la Melancholia. […] Il ne restait rien dans ce champ dévasté – sinon leurs ruines – de la splendeur du teint, la superbe arrogance du regard, la courbe orgueilleuse du nez […]58.
34L’effet de boucle avec l’incipit est évident, et le dispositif donnant à voir un autoportrait de Dürer vieux « à la place » de l’autoportrait de Dürer jeune, c’est-à-dire aussi bien, au même endroit, dans le même cadre, est au principe d’un effet de superposition passablement vertigineux, et d’une exposition fulgurante à l’effet destructeur du temps. Or dans l’évocation de ce visage en ruines, divers fantômes viennent à s’animer. Le « champ dévasté » figuré par la vieillesse de Dürer éveille le souvenir du vers précédemment cité de The Waste land, dont il suscite ainsi la surimpression au cœur de l’autoportrait : « Here is the man with three staves and here is the Wheel » – celle-là même du temps, sans doute. Et l’ « astre noir de la Melancholia », par le même jeu de l’allusion, sollicitant les échos conjoints du vers de Nerval et de la fameuse gravure de Dürer, éveille de ce fait trois images en une, el Dedischado et la figure du mélancolique venant à se superposer, comme autant de filtres ou d’hologrammes déstabilisants, à l’autoportrait, désormais hanté, de Dürer vieux. Trois images ? À vrai dire quatre ou cinq. Qu’on relise de plus près : « La bouche, le nez : de petits bouts de chair. Les yeux : total désastre. » Le dispositif retenu pour dire le visage de Dürer réverbère l’écho du dispositif retenu pour dire le visage de Schuhl tel qu’il se reflétait, trente pages en amont, dans la couverture du Time Magazine, en sorte que, par un savant effet de bouclage gagé sur le jeu de l’allusion, la couverture du magazine et le visage de Schuhl se trouvent à leur tour surimprimés, au titre de silhouettes fantomatiques, à l’autoportrait de vieillesse. Et, à l’évidence, cette force d’évocation manifestée par l’allusion ne joue pas exclusivement sur les modes de donation et de construction des référents ; elle engage aussi plus largement toute la construction du discours, en imposant une disposition de la matière non pas en ligne droite, mais en volutes successives, figurant alors autant d’espaces textuels propices à l’infinie réverbération et déstabilisation du sens.
35Aux lignes faussement brisées de la digression et de la citation, et aux saccades qu’elles impriment à un discours toujours empiécé ou troué, l’allusion répond par la sinuosité compensatoire de ses courbes et par une profusion du sens – d’où ce « rythme de valse à quatre temps – un pocco angoloso59 », caractéristique de la voix de Schuhl. Comme son double narratorial le revendique lui-même : « courbes… maniérismes… autour de la ligne droite60 ». Où l’on ne manquera pas d’entendre pour finir l’écho renouvelé des bâtons et de la roue évoqués dans le vers d’Eliot, ou plus avant, le souvenir de ce Petit poème en prose dûment cité par Les Apparitions : « Qu’est-ce qu’un thyrse? C’est un emblème sacerdotal dans les mains des prêtres. Ce n’est qu’un bâton. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, ne dirait-on pas que la courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour61 ? »
36L’examen d’un ultime extrait permettra de conclure et de donner à voir, comme dans un miroir de concentration – celui-là même du drame –, interagir et se ré-agencer tous les motifs entraperçus jusqu’ici.
37Le contexte en est le suivant. Alors que le narrateur, entouré d’ombres et de voix assourdies, apparait hospitalisé dans une situation des plus critiques, se fait jour, au cœur exact du livre (40 pages lues et 40 pages encore à lire), un nouveau signe adressé par le réel, réanimant les souvenirs heureux d’un séjour à New York en compagnie d’Ingrid Caven, et valant à ce titre vision conjuratoire.
Allongé, perdant mon sang, face à ce rideau baissé, mon cerveau a voulu repousser encore un peu cette peur. Et c’est lui maintenant que je voyais, il me faisait signe, je l’avais oublié le petit rectangle bleu. Je sortais de la porte-tambour de l’Hôtel Royalton où j’allais parfois passer un moment dans le hall, avec ses hauts voilages blancs de part en part, flottant au moindre souffle du dehors, tout au long desquels déambulait, nonchalante, une clientèle vêtue à la dernière mode, un lieu que l’imaginait mal être sur une île. Nos lectures de l’enfance viennent longtemps après, comme un filtre, même comme un philtre, voiler la réalité, et L’Île au trésor, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym ont imprimé en nous pour toujours leur décor de buissons et rocailles hostiles, capitaines à la jambe de bois, héros en haillons, vieux parchemins emplis d’inscriptions abrégées, cryptées, à déchiffrer comme les hiéroglyphes et pictogrammes égyptiens, et lorsque j’étais à Manhattan, le mot île, ou son image loin de tout, ne venait pas à mon esprit. Et donc alors que j’étais sorti de la porte-tambour et avais descendu les quelques marches jusqu’à la rue, au milieu de la ville, en me tournant sur la gauche j’avais aperçu un petit bout de bleu. J’avais d’abord cru à un trompe-l’œil et je mis un temps à réaliser qu’il s’agissait de l’Hudson qui borde Manhattan à l’ouest, quelques centimètres carrés à peine, un rectangle parfait qui donnait à tout le reste un éclairage spécial, comme un élément étranger surajouté dans le décor, fiché au bas des hautes tours aux couleurs sombres, tel un papier collé. J’avais tout simplement, à cause du hall du Royalton, et de ses silhouettes sophistiquées, oublié la mer. Par une illusion d’optique, la petite bande bleue semblait tout près… non… ailleurs. On aurait dit qu’il n’y avait pas de profondeur de champ, pas de perspective, comme le ciel, tout était sur le même plan – cubiste ! Et grâce à ce morceau bleu de rivière on réalisait à nouveau qu’on était sur une île et ça donnait une liberté, une euphorie… et puis le bleu, sous l’angle qu’avait pris la lumière, ne mit pas longtemps à scintiller comme un morceau de mica : c’était l’Ailleurs qui me faisait un clin d’œil, à moi, pas à un autre !
38Liée au surgissement du souvenir, l’analepse engagée par cet extrait ne se contente pas de marquer un détour dans le cours du récit : elle rejoue son effet d’empiècement discursif par la thématisation d’un collage figurant une trouée dans l’espace et ménageant dès lors, indissociable de l’illusion d’optique dont il participe, une véritable échappée, un véritable Ailleurs, dans les ici de Manhattan et de la chambre d’hôpital, désormais indifférenciés.
39À la figuration de cette trouée, prélude, de manière attendue, l’instauration d’un monde « flottant », et en cela d’autant plus indéterminé qu’on « [l’] imaginait mal être sur une île » : le « hall » impersonnel d’un grand hôtel, ses « hauts voilages blancs » évoquant autant de fantômes animés au « moindre souffle du dehors », une « clientèle » anonyme ressaisie collectivement dans son application à suivre la « mode », des « silhouettes » sans visage, dont la « sophistic[ation] » dénonce étymologiquement la part de faux-semblant – une « porte-tambour », enfin, marquant la porosité du dedans et du dehors, et ouvrant ainsi sur l’espace paradoxal au sein duquel déstabiliser définitivement les modes de donation de la référence, voire inverser plus radicalement leurs codes.
40Les modes d’introduction dans le discours du « petit rectangle bleu » apparaissent en cela exemplaires. Non seulement sa première mention se fait dans le cadre d’un clivage par détachement droite laissant d’abord en attente, et comme suspendue, la référence du pronom complément (« je l’avais oublié le petit rectangle bleu »). Mais, de manière fort surprenante, cette thématisation elle-même tend dès lors à présupposer comme connue – ainsi que le marque d’ailleurs l’usage de l’article défini (« le petit rectangle bleu ») – l’existence d’un référent n’ayant jamais été évoqué jusqu’alors, dont c’est ici la première mention et qui ne saurait donc renvoyer le lecteur à rien de familier, ni même d’intelligible. Et quand il revient à la suite, mais seulement quelques lignes plus loin, de dissiper cette perplexité, le retour sur le référent concerné passe alors par l’emploi d’un article indéfini (« j’avais aperçu un petit bout de bleu ») simulant l’introduction d’un référent dont, au rebours de tout usage, il sollicite pourtant la mémoire.
41Entre ces deux expressions référentielles (« le petit rectangle bleu », « un petit bout de bleu ») et les deux étapes inversées qu’elles ménagent, émerge cependant et s’interpose, au sein de l’analepse, un premier ilot digressif, convoquant le souvenir des « lectures de l’enfance », et justifiant par le « filtre » dont elles le « voil[ent] », la difficulté à percevoir le réel pour ce qu’il est, et en l’occurrence, Manhattan comme une île :
Nos lectures de l’enfance viennent longtemps après, comme un filtre, même comme un philtre, voiler la réalité, et L’Île au trésor, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym ont imprimé en nous pour toujours leur décor de buissons et rocailles hostiles, capitaines à la jambe de bois, héros en haillons, vieux parchemins emplis d’inscriptions abrégées, cryptées, à déchiffrer comme les hiéroglyphes et pictogrammes égyptiens, et lorsque j’étais à Manhattan, le mot île, ou son image loin de tout, ne venait pas à mon esprit.
42Parenthèse de courte durée, et clôturée d’ailleurs non sans désinvolture (« Et donc alors que j’étais sorti de la porte-tambour … »), au principe d’un double retour en arrière, raccordant et le fil interrompu du texte, et celui du souvenir.
43Mais une trouée chasse l’autre. À la clôture, très marquée, de l’îlot digressif, répond aussitôt la perception d’un nouveau collage, à l’œuvre, cette fois, non plus dans le discours mais dans le monde, « comme un élément étranger surajouté dans le décor, fiché au bas des hautes tours aux couleurs sombres, tel un papier collé ». Le filtre de la peinture relayant celui de la littérature, la ville se fait soudain tableau « cubiste », et le mouvement rotatif de la porte-tambour trouve à s’apparier aux lignes rigoureusement géométriques réverbérées tant par la configuration du paysage (« centimètres carré », « rectangle parfait », perpendiculaires dessinées par l’Hudson et les tours), que par l’usage de ponctuants faisant tomber à angle droit tiret cadratin et point d’exclamation : « tout était sur le même plan – cubiste ! ».
44Surtout cet apparent collage observé par le narrateur a pour effet d’écraser les perspectives (« On aurait dit qu’il n’y avait pas de profondeur de champ, pas de perspective »), et, par là même, de dérober et d’interdire tout point de vue fixe. De la sorte, les cadres de la perception se voient assez déstabilisés pour permettre d’inscrire l’objet de la vision, en l’occurrence l’Hudson, simultanément « tout près » et « ailleurs », et de ressaisir ainsi, par ce faux « trompe l’œil », Manhattan tant pour ce qu’elle est, que pour ce vers quoi elle peut désormais faire signe à bon droit – l’imaginaire des lectures d’enfance, autant dire « l’Ailleurs » majuscule. Et conjointement, l’évidement du point de vue impliqué par l’écrasement perspectif de la composition cubiste dispose désormais ce même point de vue à l’accueil et à la réverbération de toutes les vibrations susceptibles de le traverser, tant le petit bout de bleu ne sollicite sans doute pas moins le souvenir du petit pan de mur jaune, que celui du Bleu du ciel, ou des Papiers collés – voire (et l’on conclura sur ce point) l’image en transparence de la femme aimée.
45Car, d’une allusion l’autre, ce passage lui-même apparait en réalité pour l’essentiel le collage d’un autre passage, découpé, presque au mot près, dans les toutes dernières pages d’Ingrid Caven62. Confondant la mémoire du texte écrit à la mémoire heureuse de la vie vécue à deux, la pratique allusive de l’autocitation, suscite alors pudiquement, au seuil de la mort, comme une apparition secrète, la présence-absence fantomatique d’une ombre rassurante. Et bien loin de ce formalisme chic au bord du vide auquel on a parfois pu réduire l’œuvre de Jean-Jacques Schuhl, c’est simplement bouleversant.