Colloques en ligne

Gaëlle Guyot-Rouge

L’expérience de l’opacité : Léon Bloy et les Histoires désobligeantes1

1Le journal de Léon Bloy témoigne à quel point l’expérience de l’opacité et de l’inintelligibilité fut familière à cet écrivain. À intervalle régulier, Bloy est saisi par le sentiment profond et quasi maladif d’une obscurité des faits, des choses et des êtres qui l’entourent : « C’est effrayant de penser aux choses qu’on ne sait pas, aux bêtes venimeuses qui se cachent et dont le voisinage est immédiat » (J, I, 31 septembre 1892)2. Ce sentiment diffus, souvent générateur d’effroi, trouve de surcroît dans l’œuvre de l’écrivain une justification d’ordre métaphysique. Cette justification s’ancre dans une lecture littérale d’une affirmation de saint Paul, empruntée à l’épître aux corinthien (I, Cor, XIII, 12) : « Nunc videmus per speculum in aenigmate », « maintenant nous voyons les choses dans un miroir, en énigme », dont Bloy retire la certitude que les faits et les phénomènes qui composent l’histoire humaine, mais aussi son propre quotidien,  constituent, dans leur totalité, les figures mystérieuses d’une autre réalité, celle, inconnue, du « Roman de dieu ». L’univers se réduit dès lors pour lui à une conjugaison énigmatique de signifiants dont le signifié, en quelque sorte en suspens, ne deviendra patent qu’à la Révélation. Tantôt définie au travers d’un modèle linguistique ou sémiotique : « L’histoire universelle lui apparaissait comme un texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé, dialectiqué, mais parfaitement enveloppé qu’il s’agissait de transcrire en une grammaire d’un possible accès »3, tantôt au travers d’un paradigme spéculaire, celui du reflet au miroir, lorsque, par exemple, l’écrivain évoque les « vaines ombres » qui s’agitent « dans les miroirs énigmatiques de cet univers »4, ces spéculations métaphysiques, dont nous n’interrogerons ici ni la pertinence théologique ni la portée transgressive, présentent la particularité de placer les concepts d’opacité et d’herméneutique au cœur des pratiques littéraires de Léon Bloy.

2La littérature que pratique l’écrivain s’entend, en effet, comme une vaste exégèse : le cryptogramme du monde sensible, qui oppose aux individus le mystère de ses incohérences, de ses failles, de ses contradictions,  appelle, du fait de sa nature textuelle, sémiotique, un travail de lecture, lequel s’incarne à son tour dans un travail d’écriture, magistère que prend en charge Léon Bloy, et ceci d’autant plus nécessairement que les temps modernes se caractérisent par leur aveuglement. Toutefois, le texte-monde ne saurait être totalement déchiffré par l’observateur capable d’un juste et plein usage de sa raison. Au contraire, l’univers sensible est pour Bloy consubstantiellement résistant à l’entreprise de déchiffrement qu’il suscite. C’est que, partie intégrante du monde d’après la chute, l’exégète n’est en effet pas plus que ses contemporains dans le secret de Dieu : « J’ai la douleur de ne pouvoir proposer à mes ambitieux contemporains un révélateur authentique. La conciergerie des Mystères n’est pas mon emploi et je n’ai pas reçu la consignation des choses futures »5.

3Imprégnée de ces conceptions, l’œuvre bloyenne se conçoit tout entière comme une entreprise de décryptage nécessairement incomplète et hésitante. Elle conjoint de fait, avec une intensité et une exhaustivité  sans doute relativement atypique dans le paysage littéraire de la fin de siècle,  de manière quasi obsessionnelle, toutes les figures et problématiques qu’il est possible d’associer aux concepts de déchiffrement, mais aussi d’opacité et d’inintelligibilité. Hiéroglyphe, cryptogramme, secret, mystère, ténèbres, indicible, ineffable, réversibilité, constituent un axe paradigmatique extrêmement développé dans les fictions et essais de l’écrivain, peuplés par ailleurs d’idiots, d’aveugles et de fous. Cette présence thématique de l’expérience de l’opacité est en outre prolongée par l’élaboration d’une poétique en quelque sorte dissidente, dont l’hermétisme, lié pour partie seulement à la singularité des conceptions qu’elle développe, peut également s’interpréter comme une stratégie volontaire de contournement et de complexité, apte à faire prendre l’imaginaire du secret qui l’habite, en le reflétant structurellement.

4Parce qu’ils suscitent des questionnement proprement littéraires, touchant à la poétique du récit, nous tenterons de caractériser plus précisément l’inscription de cette problématique de la résistance du signe et de l’opacité du monde dans la série de contes intitulé Histoires désobligeantes, que Bloy a publié au Gil Blas, entre le 22 juillet 1893 et le 6 avril 1894. Rassemblés par la suite en recueil, ces histoires brèves relatent des tranches de vies « contemporaines »,  qui se déroulent dans le Paris des années 1870. Or, si la critique bloyenne a souvent remis en cause la lisibilité du pacte fictionnel6 présidant à l’élaboration de ces nouvelles héritières à la fois des Contes cruels (1883) de Villiers de l’Isle-Adam7, des Diaboliques (1874) de Barbey d’Aurevilly, des Histoires extraordinaires (1856) de Poe, elle a moins souvent interrogé au premier degré l’univers fictionnel que mettent en scène ces courts textes, marqués par une remise en cause systématique des systèmes de signification.

5Plongés souvent dans des ténèbres matérielles, églises, jardins touffus visités de nuit,  les petits rentiers retirés des huiles, employés de ministère et autres épiciers qui peuplent les Histoires désobligeantes sont pris dans un univers où l’échange, la communication, la parole paraissent profondément malades. Soit que les personnages, frappés d’une sorte d’idiotie, n’arrivent plus à identifier la parole comme un signe, où le signifiant réfère à un signifié, soit que les conditions de sa profération ou de sa réception empêchent une audition pleine, les discours proférés et entendus par les héros bloyens vont, fréquemment, être réduit à leur épaisseur sonore, qui vient masquer leur capacité référentielle, ainsi : « Il avait, par exemple, une manière particulière de prononcer le mot « argent » qui abolissait la notion de ce métal et même de sa valeur représentative » (Hd, p.88).  Liée tantôt à un amenuisement étrange des facultés langagières : « On entendait quelque chose comme erge ou orge, selon le cas », voire à leur disparition pure et simple : «Parfois même on n’entendait rien du tout. Le mot s’évanouissait » (Hd, p. 88), la menace qui pèse sur la capacité de signification de la parole tient plus souvent à sa prolifération délirante, ainsi dans « Le Parloir des tarentules », farce burlesque qui évoque le face à face étrange d’un écrivain et de sa victime, sommée sous menace d’armes d’entendre la déclamation de ses œuvres complètes.

6Les aléas de la réception viennent encore aggraver ces difficultés liées à ces  émetteurs aphasiques ou logorrhéiques, dont la langue, exténuée surabondante ou trop rare,  semble s’abstraire de sa fonction de représentation et de signification, pour s’imposer comme une réalité purement sonore, ainsi ce « fleuve opaque », où  « quelques syllabes, ça et là, se détachaient » (Hd, p. 15), auquel le personnage principal de « La Tisane » essayera vainement de donner sens. À intervalles réguliers, le narrateur met en scène des instants où la parole humaine semble ainsi se clore sur elle-même : incapable de renvoyer à des objets  qui lui seraient extérieurs, elle devient « cette chose opaque, mystérieuse, refermée sur elle-même »8, au point de prendre littéralement corps, et d’être pourvue d’une existence quasi organique : « l’extrémité de la voix grondeuse parut sauteler sur la plaque ou M. Presque fit retentir un baiser que l’appareil transmit comme un dard. » (Hd, p. 214).

7L’expérience de l’opacité du verbe tiendra, dans d’autres circonstances, à une configuration particulière du rapport de l’émetteur et du récepteur : le récepteur réel du message diffère de celui qu’envisageait son auteur (« Le réveil d’Alain Chartier » / « La Tisane ») ; le récepteur envisagé par l’émetteur ne se destine pas à cette réception (« Le Parloir des tarentules ») ; le récepteur est choisi aléatoirement par l’émetteur (« Le Torchon brûle »). De manière récurrente, l’accès au sens est entravé, dans les Histoires désobligeantes, par un contexte qui désolidarise la réception auditive du message et la vision de l’émetteur. On s’entend sans se voir, ainsi les époux du « Téléphone de Calypso », réunis dans l’absence par ce média que Bloy exècre. La nouvelle « La Chambre noire », présente une configuration relativement comparable : un rentier « retraité des huiles »,  interprète comme l’indice d’un crime une phrase prononcé par son voisin invisible (« Le cadavre commence à blanchir »), lequel se trouve dans une pièce obscure où s’opère le développement photographique d’un cliché d’un tableau représentant la mort d’un tyran.

8Plus souvent toutefois, l’opacité du signe ou de la parole proférée par les personnages tiendra directement  à la perversion du rapport que celle-ci entretient avec son référent. La mise en scène de l’univers contemporain, dans sa turpitude essentielle, coïncide avec l’exhibition d’un univers de l’illusion ou de la falsification langagière, où les mots disent le contraire, pour imposer les vessies comme autant  de lanternes. Le bourgeois, anti-héros, en son acception générale, des histoires bloyennes, mène à son paroxysme l’écart entre le dire et le faire, le dire et l’être. Dans les Histoires désobligeantes, le rapport du langage au monde se donne d’abord, et le plus fréquemment comme un effet de masque et de travestissement volontaire, conçu dans le but de préserver les intérêts de celui qui l’émet : parler, pour les retraités des huiles et autres employés du ministère dont Bloy peint les agissements étranges, permet non pas de dire le réel, ni de l’éclairer, mais d’enfouir sous l’épaisseur des paroles humaines la vérité des choses et des êtres. À l’évidence qu’impose les bruits qui sortent du cercueil de Fiacre Prétextat, lesquels sont l’indice irréfutable de ce que le personnage est encore en vie, son fils et héritier imminent, oppose l’affirmation impudente : « C’est le corps qui se vide » (Hd, p. 186).  L’indice, ici, ne permet jamais de remonter jusqu’à ce vers quoi il fait signe ; à l’évidence de l’adultère, les personnages féminins surpris par leurs amants ou époux dans d’autres bras opposent le déni pur et simple des faits, bizarrement accepté par ces derniers. Le dysfonctionnement du discours est d’autant plus saisissant que disparaît, dans cette pratique exacerbée et omniprésente du mensonge, l’exigence de vraisemblance. Incroyable au premier degré, parce qu’en trop flagrante contradiction avec le réel, la parole mensongère s’affirme alors comme un acte autoritaire, qui vise, par son impudence même, à faire adhérer autrui aux valeurs dévoyées qui la suscitent, comme l’intérêt économique dans la nouvelle « La dernière cuite ».

9La désolidarisation des mots et des choses, régime en quelque sorte naturel de l’expression des personnages bloyens peut aussi résulter de l’état d’aberration dans lesquels vivent des personnages qui s’illusionnent autant eux-mêmes qu’ils cherchent à tromper autrui : des tirades souvent répétitives, développent de longs contresens, essentiellement révélateurs de ce que le système d’appréciation des actes, des êtres, de celui qui s’exprime est profondément déréglé. Ni tout à fait ironiques, ni proprement  antiphrastiques, ni entièrement réductibles au mécanisme de la mauvaise foi, ces  discours aberrants sont le lieu d’une prise d’autonomie du langage, qui s’emballe et explose en une rhétorique figée et abondante, dont Bloy explore avec jouissance les mécanismes et les formules. L’expression conventionnelle de la piété filiale, celle, inverse, de l’amour maternel, celle encore de la piété et de la foi, cachent presque systématiquement leur exact contraire, selon ce double mouvement de prolifération du discours et de déperdition de sens qui caractérise, pour Bloy, la parole de la modernité.

10Confrontés à ces diverses pathologies ou dysfonctionnements du langage, soumis à un phénomène de clôture et de repli du « signifiant » sur lui-même,  les personnages bloyens, au nombre desquels un narrateur presque toujours impliqué dans ses récits, se distinguent de surcroît par l’intensité même de leur incapacité à comprendre. Cette particularité est d’autant plus sensible que les nouvelles semblent, dans une certaine mesure, faire écho à un paradigme littéraire clairement constitué à leur date de publication, organisé précisément autour de figures qui se distinguent dans leur aptitude à l’élucidation, celui du récit policier. De ce genre, qui se définit en partie par un contenu narratif et les éléments constitutifs d’une trame qu’on retrouve presque toujours à l’identique – l’élucidation d’un crime au départ mystérieux, par un détective ou enquêteur usant de sa puissance déductive –, Bloy, lecteur attentif et longtemps admiratif de Poe, connaisseur et contempteur d’Eugène Sue,  emprunte certains éléments : une mort violente, qu’il s’agisse d’un meurtre ou d’un suicide ;  une intervention de la police, ou de la justice ; le relevé ou la notification d’indices matériels ;  la mise en scène ostentatoire de processus  liés à l’induction et à la reconstitution, notamment à partir de lettres. Ces éléments sont toutefois constamment utilisés à contre sens ou à contre-courant : soit que le crime n’ait pas eu lieu, ainsi dans « La Chambre noire », où le meurtrier présumé, reconnu grâce à la pseudo-perspicacité d’un tiers, s’avérera n’être qu’un inoffensif photographe, et le cadavre, doublement fictif,  n’être  que le cliché d’un tableau, soit que cette élucidation ne présente, au dire du narrateur qui s’en détourne insolemment, aucun intérêt : « L’assassinat, dont les gazettes m’apportèrent les détails jusqu’aux environs du cap Nord, était assurément de l’espèce la plus banale et les chenapans qui le perpétrèrent étaient peu dignes, il faut l’avouer, de la célébrité qu’ils obtinrent » (Hd, p. 90). Les contes bloyens proposent ainsi toute une série de variations insolites sur la trame de l’énigme policière, qui l’évident de ce qui définit en propre le genre, au profit de schémas narratifs les plus absurdes, où l’assassin est pris avant toute enquête, conduit dans les mains de la police par un ami dont on ne connaîtra pas les motivations, ainsi dans « On n’est pas parfait » ; ou encore  l’élucidation du crime confiée au meurtrier, « le diabolique Gerbillon » dont les « mesures, d’ailleurs, étaient si bien prises qu’après un enquête aussi vaine que méticuleuse, la justice fut obligée de renoncer à découvrir le coupable », dans « Terrible châtiment d’un dentiste » (Hd, p. 141). À la parodie des récits naturalistes, et notamment de ce présupposé qui pose l’influence du milieu comme système de causes entraînant un ensemble de conséquences sur la nature même des personnages romanesques, moqué semble-t-il par Bloy : « Ce qui est sûr, c’est que l’arbre donna des fruits qui ne permirent plus de le reconnaître et que le potager minuscule produisit des fleurs étranges,  probablement exotiques, à la place même où l’on s’attendait à voir sortir des navets ou des pommes de terre » (Hd, p. 166) s’adjoint ainsi une série d’effets d’intertextualité mettant en cause plus particulièrement le roman policier, dont Bloy dévoie systématiquement le cadre.

11Héros de ces faux petits romans policiers,  les personnages imaginés par Bloy frappent par leur inaptitude foncière aux déductions et à toute forme d’opération sémiotique de déchiffrage. Les nouvelles bloyennes font bien place, révélatrices en cela de l’émergence du paradigme indiciaire décrit par Ginzburg9, à un déplacement d’accent vers l’infime et le rebut, promus à la signifiance (ainsi les bruits du  corps, ou encore des menus objets laissés derrière eux par les personnages) ; mais la constitution d’un savoir à partir de ces signes particuliers est systématiquement entravée, du fait de l’inaptitude herméneutique des individus qui les collectent et tentent de les interpréter. Absurdement pris dans le « colin-maillard » de l’existence, ces personnages dotés de « cette inestimable faculté de ne rien voir, qui est le privilège de tous les hommes, à peu près sans exception » (Hd, p. 238) laissent tout leur échapper.  Leur seul tour de force consiste, paradoxalement,  à ne pas comprendre ce qu’implique pourtant indéniablement et évidemment des indices qui crèvent les yeux, et ceci d’autant plus radicalement que leurs capacités d’analyse s’exercent sur le plus proche, ainsi leurs conjoints ou amants, ou encore sur leur propre histoire, leurs propres intentions, leurs propres sentiments, qui échappent au sujet : « Elle m’a tout expliqué ! me dit-il un jour, ayant aperçu, quelques heures auparavant, chez la bien aimée, une paire de pantoufles d’hommes et un râtelier de pipes culottées pour la plupart » (Hd, p. 160).

12À rebours du parcours ascendant du roman policier, où l’énigme est petit à petit percée par les facultés d’analyse de l’enquêteur, la progression de la nouvelle bloyenne proposera de fait souvent une plongée dans des ténèbres de plus en plus profondes, dont le point de fuite coïncide avec la destruction psychologique et affective du héros ou anti-héros, voire à sa mort pure et simple. Quand bien même elle s’éloignent du cadre du récit policier, et que l’énigme d’où naît la fiction n’est pas un meurtre, mais l’émergence simple, dans le cadre d’une existence lisse, d’un événement trouble que s’efforcent de comprendre les personnages, l’issue victorieuse des nouvelles de Poe est quasi systématiquement inversée ici. Loin de parvenir au constat admiratif que le narrateur retourne à William Legrand, dans « Le Scarabée d’or » : « Tout cela, – dis-je, est excessivement clair, et tout à la fois ingénieux, simple et explicite »10, les contes bloyens semblent lui opposer le verdict de la narratrice de « La Fin de don Juan » : « Vous y êtes moins que jamais » (Hd, p. 192). La chaîne des déductions à partir de laquelle Legrand ou Dupin contraignent les signes à faire sens laisse place dans les fictions de Bloy à une sorte de bégaiement narratif, fait de questions successives et foisonnantes qui toutes restent sans réponses, dont « La Tisane » offre un exemple révélateur. Enferrés dans des représentations qu’ils ne parviendront pas à mettre en cause et qui relèvent toutes du contresens absolu : « Ce n’était pas lui, non plus, qu’elle avait essayé de tuer. Il n’avait jamais été malade, n’avait jamais eu besoin de tisane et se savait adoré » (Hd, p. 72), les personnages sombrent chez Bloy dans des détraquements bien réels :  « Soûl d’horreur et de désespoir, il revint à la maison » (Hd, p. 73) ou encore : « C’était insensé, c’était un million de fois absurde, c’était absolument impossible, et pourtant, c’était certain. » (Hd, p. 73), au contraire de la folie feinte par William Legrand, par finesse stratégique : « Ma foi, pour être franc, je vous avouerai que je me sentais quelque peu vexé par vos soupçons relativement à l’état de mon esprit, et je résolus de vous punir tranquillement, à ma manière, par un brin de mystification froide » (Hd, p. 161). Si la chute la plus récurrente des contes bloyens consiste dans le surgissement final d’une vérité refoulée, celle-ci ne s’opère jamais grâce aux capacités d’analyse des héros, mais malgré celles-ci,  avec la brusque émergence d’un fait qui les terrasse et les détruit – l’annonce par la mère de Jacques de son intention de lui préparer une tisane, le suicide de la sœur de Maxence qui précipitent respectivement Jacques dans la mort et Maxence dans les ordres.

13De même que les capacités langagières semblaient mise en cause d’une part par l’excès du verbe et de l’autre par son amenuisement et sa raréfaction, ces personnages frappés d’idiotie ou d’aveuglement possèdent leurs symétriques inverses, tels l’étrange borgne de « Une recrue », dont « l’œil unique, frangé de cils pâles, ressemblait à une araignée couleur d’argent au fond de sa toile » (Hd, p. 218), s’avère, lui, capable de tous les déchiffrements, fût-ce les plus impensables : « Tu me fais l’effet d’un placard de vente aux enchères, et je te lis aussi facilement que tu mangerais un poulet rôti » (Hd, p. 220). La perspicacité excessive,  dépassant le cadre des facultés rationnelles humaines, tout comme l’idiotie paroxystique, mettent l’une et l’autre en cause l’existence du logos ; nous voyons ainsi réintroduit, au cœur de l’univers « expliqué » et prétendument  « limpide » du bourgeois, sur un mode certes dégradé, le concept de mystère, et un rapport au signe qui privilégie sa résistance à l’entendement. Cet aveuglement de tous à l’exception de ces figures elles même étranges, ne saurait s’entendre comme un phénomène humainement explicable : il indique précisément un autre niveau de signification, trace les contours d’un désordre si absolu qu’il suggère l’existence d’ordre supérieur, échappant à la raison humaine, celle des personnages, du narrateur et du lecteur.

14Tournant ironiquement le dos à toute forme d’élucidation des événements et des caractères : « Je ne me charge pas d’expliquer les prodiges non plus que les mystères, et il ne faut pas compter sur moi pour une élucidation psychologique des histoires trop arrivées  dont je me suis fait le narrateur » (Hd, p. 92), les petits romans de Léon Bloy se contentent de restituer cette opacité profonde des destinées, et d’ainsi inscrire, dans le corps de la fiction, cette intuition formulée dans le journal, intuition selon laquelle « l’esprit humain est tombé dans les ténèbres les plus épaisses » (J, t. I, 29 mai 1892, p. 20). Successeurs paradoxaux aux héros de Poe, habités par des réalités qu’ils sont incapables de formuler et d’identifier, les impossibles herméneutes qui peuplent les fictions de Bloy viennent rappeler, par le biais de l’allégorie et sur le ton de la farce, que les êtres humains sont essentiellement « des dormants pleins des images à demi effacées de l’Eden perdu, des mendiants aveugles au seuil d’un palais dont la porte est close ».

15Nous voyons ici poindre un mode de fonctionnement textuel qui mérité d’être commenté : l’univers diégétique, les spécificités des personnages semblent le plus souvent allégoriser tel ou tel aspect de ce qui caractérise, pour Bloy, la condition de ses contemporains.  À en croire l’analyse de leur auteur, ces histoires ou contes s’apparenteraient, comme le gigantesque palimpseste de l’histoire humaine, et en cela curieusement mimétique de l’univers qu’elles s’efforcent, à leur manière biaisée, de refléter, à autant de petits cryptogrammes, où qui sait lire retrouvera les plus hautes conceptions de l’écrivain :

Vous me dites que vous ne voyez que ma « main » dans quelques-uns de mes contes, et que dans les autres, vous voyez « mon cœur ».

Vous me lisez donc mal, cher ami. Je mets mon cœur dans tout ce que j’écris. Mais j’écris pour un journal frivole où je ne peux pas toujours m’exprimer ouvertement. Je suis, au contraire, forcé de m’envelopper.

Relisez, par exemple,  « La taie d’argent » ou « Une recrue », et avec, un peu d’attention, vous y trouverez du pain pour vous. Je mets quelque chose de mon fonds dans chacun de ces récits, qui sont assez souvent, croyez-moi, des allégories.

J’ai l’air de parler à la foule pour l’amuser.

En réalité, je parle à quelques âmes d’exception qui discernent ma pensée et l’aperçoivent sous son voile (J, t. I, 16 février 1894)

16Insérées entre les comptes rendus politiques, faits divers, nouvelles de la bourse, histoires de femmes, dont s’ornent les colonnes du Gil Blas, les nouvelles de Bloy « travestissent » sous forme d’histoires à caractère réaliste et plaisant certains de ses thèmes les plus chers, la vertu rédemptrice de la douleur (« Tout ce que tu voudras »), le principe de réversibilité des figures (« La Religion de M. Pleur » ), l’incertitude de l’identité (« Propos digestifs »), ou encore réécrivent sous forme symbolique, certains épisodes de l’histoire divine, avec une prédilection marquée pour la question des fins dernières (« Une recrue »)… Il y a, ainsi, surplombant les particularités de la diégèse, une opacité intrinsèque au mode de signification de ces petits récits : énigmes au sens propre, « chose à deviner d’après une définition ou une description faite à dessein en termes obscurs, ambigus », leur décryptage s’avère, en fonction des cas, plus ou moins aisé ; évident dans le cas de « La Taie d’argent », qui, sur le mode de l’antiphrase et de l’ironie, dans la lignée de Villiers de l’Isle-Adam, raconte l’heureux retour à la cécité d’un « pauvre clairvoyant », il l’est moins pour « Le cabinet de lecture », ou pour la nouvelle « On n’est pas Parfait », « apparente farce », dont on éprouve quelque difficulté à comprendre qu’elle soit, selon le propre témoignage de Bloy, « sortie d’une communion fervente où j’avais demandé la lumière, au nom de la couronne douloureuse de Jésus-Christ » (J, t. I, 28 janvier 1894).

17L’opacité du texte tient encore à ce que nous retrouvions projetés dans des récits fictionnels qui relatent des tranches de vie d’un personnel familier à l’univers naturaliste, des écarts stylistiques perturbateurs. Des envolées sublimes, bardées d’archaïsmes et de néologismes obscurs, mettent doublement en péril l’accès au sens du texte : par leur hermétisme propre tout d’abord, par l’incongruité même de ces changements violents de registres, difficilement rattachable à quelque paradigme ou convention littéraire que ce soit. Bloy semble cultiver, dans l’organisation de ses récits, une forme d’incohérence, qui remet en cause leur crédibilité. Tandis que manquent fréquemment certains éléments essentiels, et notamment le dénouement, souvent éludé au profit d’une phrase anecdotique et énigmatique, le récit s’avère truffé de détails inutiles éminemment fantaisistes, échappant à toute justification narrative, qu’elle soit d’ordre fonctionnel ou d’ordre symbolique. Périphrases dont la finalité échappe, recours inutile à des pseudonymes lorsque l’instance énonciatrice évoque des personnages réels, ainsi Villiers appelé Apemantus, ou encore Bloy lui-même, incessamment mis en abyme dans son propre texte sous des pseudonymes divers, assertions allusives évidemment indéchiffrables pour le lectorat du Gil Blas, recours permanent aux indéfinis, « Nous verrons la couleur d’un certain pontife » (Hd, p. 111), « la conversation en était là, lorsque Quelqu’un qui ne sentait pas bon fit son entrée dans l’appartement » (Hd, p. 264),  viennent encore grever cette charge de mystère.

18Enfin, divers procédés, très précisément mis en lumière par Pierre Glaudes, dans les nombreuses études qu’il consacre aux nouvelles bloyennes11, vont en outre profondément affecter le pacte fictionnel dans lequel s’inscrivent traditionnellement les récits brefs. L’un des plus flagrants tient à la présence, si insistante qu’elle prend parfois le pas sur la matière même du récit, d’un narrateur homodiégétique dont les manifestations viennent constamment saper l’illusion référentielle. Garant du caractère réaliste, voire avéré des histoires qu’il raconte, qu’il n’a de cesse de cautionner par la mention de sa connaissance directe des personnes ou des événements, le narrateur va, dans le même temps, souligner la dimension fantaisiste et arbitraire des nouvelles, insistant sur la marge de liberté qu’il possède dans l’organisation d’un texte, dont il revendique par là-même le caractère fictif et arbitraire : « Comme ceci est à peine un conte, j’ai le droit de ne pas promettre une conclusion plus dramatique » (Hd, p.91), ou encore celle, impartie au lecteur, invité à participer activement à la construction du récit : « Vous supposerez donc un de nos quartiers léthargiques, Vaugirard ou Batignolles, à moins qu’il ne vous soit plus expédient d’imaginer une banlieue sans caractère, telle que Bourg-la-Reine ou Palaiseau » (Hd, p. 307) 12. Nous retrouvons de ce fait, présidant à l’organisation même des Histoires désobligeantes, les effets d’incertitude qui caractérisaient les discours propres aux personnages, porteurs d’un rapport perverti au réel et à autrui.

19De telles pirouettes, ou pieds de nez, qui remettent en cause la lisibilité de ce qui précède, s’inscrivent de surcroît souvent au terme d’un  parcours où abondent des morceaux de discours pour le coup étrangers à l’esthétique de la nouvelle : digressions,  portraits, retours en arrière bavards, lesquels empiètent très largement sur la matière proprement narrative, réduite le plus souvent à la portion congrue,  voire à rien du tout , c’est le cas de « Projet d’oraison funèbre », non-récit par excellence. Profondément déceptives, souvent plus fécondes à évoquer ce qu’elles tairont qu’à conter ce qu’elles content, les nouvelles sont le lieu de déviances multiples. Celles-ci sont d’autant plus évidentes et présentes qu’elle sont volontiers réfractées dans le corps même des nouvelles, où des narrateurs secondaires organisent leurs discours de façon très comparable à ce que fait l’instance énonciatrice en charge du récit cadre. Ainsi Apemantus, double de Villiers, l’un des personnage des Histoires désobligeantes :  « Alors, tant pis, ce sera une histoire, dit Apemantus, une histoire aussi désobligeante que possible ; mais auparavant vous subirez, – sans y rien comprendre, j’aime à le croire, – quelques réflexions ou préliminaires conjectures dont j’ai besoin pour stimuler en moi le narrateur » (Hd, p. 260).

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21Partant du cadre en principe profondément lisible des récits réalistes dont s’ornent régulièrement les colonnes du Gil Blas, Bloy procède, à partir de ce paradigme, à un travail d’obscurcissement et d’opacification, de sorte qu’éclate de l’intérieur, par le biais de la parodie, l’absurdité de cette littérature, elle-même liée à l’univers « bourgeois », et que s’impose par ces écarts l’évidence d’un autre degré de signification. L’hermétisme familier à l’écriture bloyenne, volontiers retranchée dans ses périodes sublimes et l’excentricité de ses préoccupations, se double, dans le cadre de ces contes, d’un jeu de type méta-textuel, qui confère au recueil une partie de son intérêt.  Les ellipses et les blancs qui viennent trouer ces récits étranges, lesquels conjoignent en les annihilant tous les modèles qu’ils convoquent, fonctionnent  alors comme l’équivalent de ces visages sans figure et sans forme propre, dont Bloy affuble les meilleurs de ses héros, tel l’étrange anarchiste de « Une recrue », doté d’« une de ces figures modifiables et impersonnelles, qui ne paraissent avoir d’autres emplois que de refléter la blafarde peur de la multitude ». (Hd, p. 218). Empreintes à leur tour d’une pluralité étonnante de modèles narratifs, croisant les figures et les lignes, défiant les codes de la représentation et de la fiction, les Histoires désobligeantes s’imposent ainsi comme des textes conçus à cette fin que leur nature, leur finalité, leur statut même disparaissent sous le voile, et échappe à leur lecteur, déstabilisé dans la quasi-totalité de ses attentes. L’expérience de ce dernier rejoint alors celle des personnages des Histoires désobligeantes dont on a pu montrer qu’ils étaient confrontés à une opacité générale des formes discursives, due à la fois à la perte de l’exigence de non-contradiction et à une instabilité généralisée du rapport que le discours entretient au réel.