Colloques en ligne

Vincent Vivès

De la musique pendant toute chose :
le musical chez Marceline Desbordes-Valmore

Music during everything:
the musical in Marceline Desbordes-Valmore’s poetics

1La question musicale se révèle chez Marceline Desbordes-Valmore à une intensité telle qu’elle tient, dans la poétique romantique, avec George Sand en contrepoint, la voix de dessus1. Le musical est, chez elle, central, dans une position ironique, duelle, et d’une dualité inédite, inouïe, qui peut se poser ainsi : Marceline Desbordes-Valmore a été chanteuse2, elle a vécu de la musique (jusqu’en 1823, date de son renoncement au théâtre), dans la musique ; ses pleurs, nourris des misères de sa vie, lui interdisent de poursuivre le chant, l’amènent à la poésie, où la voix s’épanche en écriture, où la musique se transmue en musication de la langue, d’une langue en quête de musique. Le chant impossible trouve une dérivation de l’écriture au sein d’une langue gagnée par la musique. Peu portée à l’autobiographie3, Marceline Desbordes-Valmore rédige cependant, pour Sainte-Beuve, l’année même de la parution des Pleurs, la généalogie de cette conversion névrotique, que l’écho retentissant de l’œuvre portera à la hauteur des grands mythes littéraires du romantisme :

À vingt ans des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer ; mais la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées, à l’insu de ma réflexion.
Je fus forcée de les écrire pour me délivrer de ce frappement fiévreux, et l’on me dit que c’était une élégie4.

2Mais cette mythologie est aussi réalité : l’abandon du théâtre, la voix brisée, puis la collaboration avec Pauline Duchambge et le tropisme musical, centré sur la romance, tout ceci a bien lieu. Et sans doute est-ce une question complexe à assigner à notre réflexion que cette double nature de sa poésie, articulant subtilement vie d’artiste lyrique et poète, spontanéisme (naïveté) et conscience critique, élévation vers le mythe et descente dans la concrétude. Au cœur de cette dualité, le musical5 se constitue comme espace indécis et trouble, tissage depuis l’effrangement de la littérature et de la musique où l’une et l’autre se rencontrent depuis leurs séductions et leurs faiblesses réciproques6. Le musical, en tant que nouvelle qualité de la poésie et tentation vers la musique, tend à résilier la double impossibilité dont musique et écriture sont frappées, dans la mesure où elles sont toutes deux, quoique différemment, supports d’affects trop violents pour être assumés tels : la voix, trop douloureuse, et les mots, trop tristes, ne peuvent revenir sur la scène de la poésie que défaits l’un par l’autre de ce qui en elle et en eux les maintient dans la violence indicible de l’affect. Et c’est défaits qu’ils œuvrent tous deux à instaurer l’idée et la pratique d’une nouvelle forme de poésie qui décide que, de l’intime à l’universel, le seul chant qui vaille – pour ne pas prolonger la puissante plastique des discours triomphants – est celui qui s’étrangle en lui-même, choisissant les pleurs : dénudation de l’affect, expression flottante, déflation du concept, avancée vers le désœuvrement. Par une grâce qui, loin de se maintenir dans l’égotisme de la plainte, fait émerger l’idée, depuis les formes de disqualification qu’elle assume, de l’avenir nécessaire d’une poésie sans qualités, détachée des propriétés anciennes et des visées vers l’absolu dont l’art se pare si vite lorsqu’il s’affiche en accord avec les réussites du monde.

Modèles et imaginaires musicaux

3Le tropisme musical de l’œuvre poétique de Marceline Desbordes-Valmore, concernant tout particulièrement le choix de la romance et de la chanson, duquel découlent – partiellement – ses options métriques (valorisation de mètres courts, simplification du phrasé), ou encore les élaborations isotopique (la voix, le chant7), naît dans l’entrelacs de multiples déterminations : expérience du chant lyrique, compétence instrumentale (guitare), rencontre amicale avec une compositrice, statut de femme poète assujettie à son époque aux élans intimes ainsi qu’à une esthétique du mineur. Mais l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore ne se résume pas à une telle constellation : ou plus précisément, elle la double presque systématiquement dans un renversement qui ne fixe jamais l’état de signifiance du texte, étant tout à la fois naïf et critique, simple et élaboré. Lorsque chez Chateaubriand les cloches sonnent unanimement le génie du christianisme, chez Marceline Desbordes-Valmore, elles descendent des grands discours synthétiques, apanage du masculin, pour devenir aussi criardes que des voix lyonnaises (expérience de 1838 relatée dans les Souvenirs d’Italie8) ou aussi sublimes que la présence divine qu’elles rappellent. Pas d’absolutisation chez Marceline Desbordes-Valmore, mais la nuance, toujours la nuance qui fiance le trouble de la joie intérieure à la trouble violence du monde extérieur. De l’un à l’autre, c’est bien le trouble (substantif ou adjectif : qu’importe) qui s’impose comme seul instrument de la communication poétique.

4En premier lieu, l’univers musical de Marceline Desbordes-Valmore est circonscrit par les enjeux d’une vocalité intimement tissée à la pratique lyrique de la chanteuse, à l’état de la musique des trois décennies précédant le recueil des Pleurs, pendant lesquelles la chanson (révolutionnaire ou contre-révolutionnaire), la romance de salon et le maintien des arts de scène hérités de l’Ancien Régime forment le cœur de la culture musicale9 ; enfin la voix redevient, dans la mouvance de la rechristianisation de la France de la Restauration, et du romantisme européen, le cœur d’une élaboration théorique, qu’on nommera pneumatologie, où souffle, enthousiasme (étymologiquement : présence du souffle divin en soi), spiritualité et inspiration (présence intérieure du souffle, là encore) constituent la matrice d’une grande métaphore qui innerve arts, métaphysique, biologie10 et discours politico-social. La voix, habitée par ce souffle qui s’insinue partout, et tout particulièrement à travers elle, harmonise le cœur avec le cœur, l’homme avec la nature et la nature avec Dieu. Le souffle de la voix accorde le monde, comme la lyre – tout particulièrement lamartinienne –, mais plus que la lyre, fait entendre le dedans et le dehors, le corps, sa raison et sa sensibilité. La voix contient et délivre ainsi une métaphysique de la présence, de la coprésence et de la compénétrabilité ontologique de la chair et l’esprit11.

5En deuxième lieu, dans la suite logique, le musical, centré sur la voix, recouvre synonymiquement l’harmonieux : le fond de la musique, c’est la pureté de la monodie, la simplicité de l’accord. Non que la musicalité ne se double d’irrégularités chez la poète (comme ce sera le cas dans la « voix criarde » de « L’Héautontimorouménos » de Baudelaire) : précisément, ces irrégularités prennent tout leur sens depuis cet état natif, originel, du musical, que viennent remettre en cause les « misères » de la vie, au moment même où la puissance du chant se rompt devant les attaques des pleurs. « Les Mots tristes » signalent on ne peut mieux ce rapprochement entre musique (chant) et harmonie, en opposition avec les « lugubres mots » (v. 129, GF, p. 62). L’idéal est là : le chant est l’expression antéprédicative, « alphabet d’un ange », « Solfège harmonieux où nul accord ne change », « clé sonore » (v. 119-122, GF, p. 61). Il aurait fallu en rester au stade de l’infans, au temps de l’antéprédicatif, du babil, afin d’échapper aux temps de la catastrophe ; il aurait fallu rester dans ce chant porteur d’un bonheur que le passage à l’âge adulte, à l’écriture, à l’outil social, vient flétrir.

6En troisième lieu, l’univers musical de Marceline Desbordes-Valmore se concentre sur la chanson et la romance, qui poursuivent dans son œuvre leur entrelacs générique. Chez Rousseau déjà, qui avait été le plus important théoricien de la romance, les définitions (et la pratique elle-même, comme dans le recueil posthume des Consolations des misères de ma vie12) marquaient une intrication entre les deux genres. Le recueil des Consolations, contenant Airs, Romances et Duos, était annoncé sous le terme de « chanson » à la fin des Confessions ; le Dictionnaire de musique quant à lui fait de la romance un sous-genre de la chanson. Marceline Desbordes-Valmore se souvient de l’esthétique rousseauiste, qui imprègne tout le début du XIXe siècle. Son « Imitation de Moore » prolonge la mode des barcarolles, ou chansons de gondoliers vénitiens, que Rousseau consacre par son recueil des Canzoni da batello en partie repris dans les Consolations. Son « Air du Saule », qui donne lieu à la pratique du timbre13, doit aussi à celui de Rousseau. Ce dont elle se souvient le mieux – ce qui est en passe d’être oublié d’ailleurs par la romance de la Restauration, aspirée par l’accumulation capitaliste –, c’est le fondement moral qu’y voit et y met l’auteur du Contrat social dans son Dictionnaire de musique :

CHANSON. Espèce de petit Poëme lyrique fort court, qui roule ordinairement sur des sujets agréables, auquel on ajoute un Air pour être chanté dans des occasions familières, comme à table, avec ses amis, avec sa maîtresse, et même seul, et pour supporter plus doucement la misère et le travail, si l’on est pauvre14.

7Misère et pauvreté : voilà le lieu de prédilection et de naturel déploiement de l’esthétique romancesque de Rousseau, dont Marceline Desbordes-Valmore est l’une des rares héritières en des temps de la Restauration où le genre tombe de plus en plus dans des déplorations et des sensibilités de convention multipliées à l’envi par des capitaines d’industrie éditoriale15.

8Enfin, le musical et la musicalisation de la langue poétique de Marceline Desbordes-Valmore ne sauraient s’entendre hors du petit concert des voies théoriques des métriciens qui travaillent à modifier la conception du vers français en délaissant une conception arithmétique pour promouvoir un système accentuel, fondé sur la tonicité. Le Traité de versification française de Quicherat, certes de cinq ans postérieur au recueil des Pleurs, théorise – en même temps qu’il répond à l’évolution poétique qui prend pour noms principaux Lamartine, Desbordes-Valmore, Hugo – l’assouplissement du vers long césuré évoluant vers une conception tonique et sonore, musicale, à quatre accents mobiles.

9Comment circonscrire ce qu’est la musique au début des années 1830 pour Marceline Desbordes-Valmore ? Ayant chanté sur les planches, elle a une culture et une compétence musicales qui font défaut aux poètes qui lui sont contemporains. Comme eux, elle vit dans une société qui ne reconnait guère que la musique lyrique, au détriment d’une pratique soutenue de la musique de chambre ou orchestrale. La musique est par ailleurs un fonctif majeur de sa poétique et de la promotion de sa poésie : écriture et édition sont intimement liées à la mise en musique qui les accompagne ou les a motivées (c’est le cas avec Pauline Duchambge). Dès 1806, « Le Billet » est mis en musique par le chef d’orchestre bruxellois Joseph Mées, homme de musique connu que la jeune poète rencontre alors qu’il est en poste au Théâtre des Arts de Rouen. D’autres poèmes suivront, publiés dans des revues spécialisées (L’Almanach des Dames, Le Chansonnier des Grâces ou Le Journal des Trouvères). Maria Malibran ne choisit-elle pas un de ces poèmes pour le mettre en musique ? De ce point de vue, l’œuvre ne cesse d’être nimbée par les échos musicaux qu’elle a suscités ou qu’elle recherche.

Le musical pendant la musique

10Deux sources majeures nous renseignent sur l’influence de la poésie de Marceline Desbordes-Valmore sur les compositeurs16. À ce jour, le nombre des partitions référencées dépasse 25017. Plus d’une centaine de pièces (la majorité) sont inspirées par des poèmes publiés avant le recueil des Pleurs, près d’une centaine par ceux qui lui sont postérieurs. Une cinquantaine est inspirée par le recueil, ou par des poèmes préalablement édités et repris dans le recueil (la société des Amis de Marceline Desbordes-Valmore donne précieusement la liste des prépublications). Les poèmes d’avant 1833 inspirent des compositeurs de renom (César Franck, Camille Saint-Saëns18, Louis Beyds, Georges Auric19), dans des mises en musiques tardives. Pour bon nombre de pièces contemporaines des poèmes, elles inspirent des musiciens inconnus, sollicités par l’esthétique romancesque, proposant des numéros détachés, voire des lignes vocales sans accompagnement. Les mises en musique inspirées par les recueils ultérieurs aux Pleurs font la part belle aux « Séparés » et plus encore aux « Roses de Saadi », choisies près de trente fois par des compositeurs, et ce jusqu’en 200720. Là encore, l’hétérogénéité des mises en musique est frappante, depuis des pratiques de timbre sur un air de Beethoven ou de Rossini, jusqu’à de rares excursions dans le domaine de la musique savante contemporaine (Georges Bœuf, « Les Séparés », 1998) ou de la chanson (Julien Clerc, « N’écris pas »).

11Le recueil des Pleurs est fortement sollicité, ici encore par une sphère musicale très diverse, dont on peut signaler cependant quelques traits saillants : certains de ses poèmes inspirent de (rares) grands compositeurs étrangers, comme Stanislas Moniuszko21 (le père de l’opéra polonais) ou Alexandre Sergeyevitch Dargomyjski auquel « La Sincère » inspire en 1839, hors cadre de la romance, une valse concertante pour le chant et le piano. Notons encore, au XIXe siècle, la présence parmi les inspirés de Louis-Emmanuel Jadin, pianiste et professeur au Conservatoire de Paris, et plus tardivement Bizet ; enfin, Alfred Bruneau ou Reynaldo Hahn au siècle suivant…

12Trois pièces attirent particulièrement l’attention des musiciens : « La Sincère » (Pauline Duchambge22, François Gabriel Grast, C. Andrea, Mathias Joseph Hubert Beltjens, Luigi Denza, Alfred Bruneau, E. Merlin, Louis Beydts…) – « L’Oreiller d’une petite fille » (Pauline Duchambge, Jules de Glimes, Paul Uffolz, Mme Sounier-Geoffroy, Eugène Chantat, Claude Augé Henri Lluis, Karol Beffa) – et enfin « Imitation de Moore » (Pauline Duchambge, Henri Lemoine, Auguste Panseron, Maria Malibran, Frédéric Godefroid, Charles de Dufort, Eugénie de Santa-Coloma-Sourget, Dandeteau, Emond Michotte, Antoine de Choudens). Le choix des poèmes valorise les pièces dont le caractère s’adapte aux modèles, certes fort souples, de la chanson et de la romance, comme c’est le cas pour « La Sincère » avec sa forme strophique et ses vers courts impairs. Avec « L’Oreiller d’une petite fille », la question sociale et politique pourrait irriguer la musique23. Mais la romance, qui put être politique en d’autres temps – révolutionnaires – n’en conserve que le souci élégiaque, pour ramener le poème dans le lit des pièces animées par une veine sentimentale, touchante, pathétique et naïve, centrée sur l’objet attendrissant entre tous qu’est l’enfant. Pour le dire fort synthétiquement, les poèmes de Marceline Desbordes-Valmore inspirent des œuvres qui, sur le plan formel, se maintiennent dans le moule attendu de la romance de salon de la Restauration24 : construction en strophes musicalement répétées sur le modèle de la strophe initiale, avec un nombre de strophes réduit (contrairement aux romances du XVIIIe siècle), accompagnement généralement pianistique, sans formation orchestrale ou de chambre, ambitus restreint de la voix, technique pianistique peu exigeante relevant des compétences de musiciens amateurs… Elles se maintiennent dans un cadre que la musique de tradition savante est, avec Berlioz entre autres, en train de déplacer et de dépasser, comme c’est le cas dans Irlande (préalablement nommé Mélodies irlandaises), recueil de neuf pièces composé en 1829, sur ce même Moore qui inspire à Marceline Desbordes-Valmore une pièce elle-même mise en musique. La différence de conception est nette : Berlioz introduit dans l’écriture musicale une désolidarisation – certes relative – entre la ligne de chant et la voix instrumentale, s’émancipe des structures carrées et de l’allégeance de l’instrument envers l’impératif du phrasé, alors que la dilatation de l’expression qu’il impose (sur la tenue même du chant, dont l’expansion dans la durée et dans les intervalles permet des déplacements, et sur la structure instrumentale appelant l’expansion d’une orchestration) joue ironiquement avec la forme musicalement sage de la romance. Les romances inspirées par Marceline Desbordes-Valmore, dont nous avons un témoignage sonore grâce au bel enregistrement de Françoise Massé25, se caractérise ainsi : ambitus restreint de la voix, généralement pour voix moyenne et dans le médium des tessitures, ligne mélodique au phrasé dessiné au moule du schéma intonématique de la langue française, phrase carrée, imprécision prosodique relative liée à la répétition d’un même schéma musical sur des strophes différentes, absence d’accompagnement ou accompagnement avec piano et violon ad libitum, absence de matériel orchestral, ligne pianistique elle-même soit soudée à l’impérialisme linguistique, favorisant des répétitions micro-structurelles, conçue pour le soutien de la ligne vocale (avec d’ailleurs peu de prélude ou postlude soliste), soit par construction arpégée et généralement cantabile avec effet rythmique de barcarolle ou de construction guitaristique. Ainsi, c’est la simplicité qui s’impose, avec les structures romancesques en couplets ou couplets/refrains, contre une structure plus complexe qui sera l’apanage de la mélodie française prenant son envol à travers des structures de plus en plus linéaires, durchkomponiert26. En un mot, les romances inspirées par Marceline Desbordes-Valmore brillent par le sentiment (recueillement amoureux, attendri ou douloureux) mais guère par l’invention, qu’elles ne recherchent pas. C’est d’ailleurs une caractéristique générale de la romance, qui subordonne l’invention et le questionnement du matériau poético-musical à la disponibilité de l’affect : si l’homme et la femme sont sensibles, ils sont nécessairement sensibilisés par une détermination extérieure : déterminés par ce qui les rend sensibles. Il en ressort que l’idée d’humanité romantique, comme le postule Roger Legros, pose l’humanité selon une ontologie duelle, ironique, qui se réalise dans l’unicité et la diversité27. Tout le monde est sensible (principe ramenant à l’unité dans le sentiment), mais personne ne l’est d’une manière identique (source de la différence). La romance, plus que tout autre genre poético-musical, prend en charge cette différence : le XIXsiècle produit des romances à éthos multiples, qui deviennent d’ailleurs, au moment où celles de la poétesse se font entendre et connaître, des moyens de promotion financière pour l’édition et la presse, cherchant à plaire et à répondre à tous les goûts, à toutes les sensibilités des divers publics.

13Mais si les mises en musique portent à merveille ce qui, chez Marceline Desbordes-Valmore, tiendrait à cet élan fantasmatique du cœur sensible, il faut signaler qu’elles ne rendent guère compte de la richesse critique qui se fait entendre en contrechant dans sa poésie. Se voulant à l’unisson des cœurs et de la sensibilité, la romance musicale cherche en tous points une forme de conciliation et de symbiose qui ne lui fait entendre que l’harmonie. Elle est peu critique, ni envers les vers, ni envers les matériaux musicaux. Si l’on déchiffre ou écoute les mises en musique inspirées par Marceline Desbordes-Valmore, force est de constater que la valeur émotive et sentimentale est valorisée, au détriment d’un art plus distancé, critique, généralement passé sous silence. Ce que la musique a entendu de la poétesse est sans doute fondamental : le naïf et le natif. Avec ces deux valeurs connaturelles, ce qu’elle cherche à faire entendre est le fantasme d’une simplicité première poursuivant celui de la transparence rousseauiste qui doit s’épancher jusque dans la plus grande simplicité de la syntaxe musicale dont l’unisson est le modèle absolu. De ce point de vue, on notera l’importance des mises en musique des vers de la poète dans les années 1920, chez des compositeurs qui à travers elles justifient le contournement de la révolution tonale en marche, et le maintien d’une esthétique de la simplicité. Les musiciens ont entendu Marceline Desbordes-Valmore, c’est un fait. Mais ils n’en ont pas entendu ce qui, chez elle, peut dépasser dans la question du musical l’expérience de la musique.

Le musical pendant la poésie

14La romance musicale a entendu naïvement la naïveté (réelle, mais programmatique, et critique) de la poésie de Marceline Desbordes-Valmore. Ce qu’elle écoute dans Les Pleurs, ce sont les souffrances d’une femme, le journal intime d’une âme et le planctus d’un individu confiné aux seconds rôles esthétiques et sociaux. Elle reste sourde à d’autres pleurs : ceux d’une méta-physique, déposée dans les vers, en écho, en reliquat, signalant la difficile articulation entre l’écrit et l’oral, et pensée sous une seconde articulation subsumant raison et sentiment. Partition entre écriture et voix, jouée depuis Platon dans le Phèdre (dont on doit à Derrida d’avoir montré la portée) ou encore le Phédon, à la mort de Socrate, selon Danièle Cohen-Levinas : « Dans le Phédon, ce sont les larmes qui viennent entacher la lisibilité de la voix comme porte-discours rétif à toute plasticité du timbre. Ces mêmes larmes entrent en concordance avec cette voix qui discorde. D’où l’idée que la vocalité menace la mousikè28. » Chez Platon, la voix et l’écrit s’interrogent l’une l’autre dans la figure de Socrate. Chez Aristote, la question de la vérité du logos se déplace un peu, avec l’introduction, à côté de la leixis (voix du discours), de la phonè (voix animale, inarticulée, celle qu’on entend à travers le cri, le rire, ou… les pleurs), cependant assez vite oubliée. Se disant peu cultivée, Marceline Desbordes-Valmore n’en prolonge pas moins, avec ses larmes, le questionnement du lien entre la voix et l’écrit, qu’elle maintient, bien au-delà d’un simple motif poétique, comme un fait anthropologique fondamental. Quelle que soit sa culture et sa connaissance de Platon ou de Rousseau, Marceline Desbordes-Valmore vient pleurer et écrire dans un lieu où il y a du monde29. Elle le sait. Son renoncement au chant s’inscrit dans une trame intellectuelle qui ordonne à la fois continuité et renversement entre la voix et l’écrit, la première étant du sceau de l’affect (et du danger des pleurs), la seconde des mots tristes qui vont à l’abîme. Certes, lorsque Socrate se tait pour boire la ciguë, ce sont ses comparses qui ne peuvent l’accompagner dans le dialogue, dans l’élaboration phrastique de la raison. Chez Rousseau, les larmes sont tout à la fois, peu importe, celles de celui/celle qui chante (Confessions) ou celle de ceux/celles qui écoutent (Dictionnaire de musique, article « Romance »). Les points d’articulation peuvent différer. Chez la poète, la voix de l’autre peut être aussi douloureuse que la sienne, et toutes peuvent s’interpénétrer jusqu’à ne faire plus qu’une.

15Qu’importe en effet, dans l’univers poétique de Marceline Desbordes-Valmore, à qui appartient la voix. Elle ne s’appartient pas, elle rayonne sur tout. Elle fait entendre le cœur au cœur. C’est pourquoi ce qui est fondamental dans cette voix n’est pas sa qualité audible (pour autrui) mais sa puissance interne. Il n’est sans doute pas surprenant que, chez une chanteuse, la voix soit souvent posée depuis une position non de réception mais de production. Avant d’être esthétique, elle est organologique. Cependant, la voix est traitée comme un objet interne et clivé, toujours possiblement dédoublé, habité par une altérité, par des altérations, toujours cassée dans son unité. Alors que la voix se définit généralement par une réalisation sonore et une réalité phonétique, alors que la voix chantée, belcantiste, se définit comme le tissage de différences ramenées à une forme d’unité (c’est la notion même de tessiture), elle est, pour la poète, un corps-affect, où la dérivation du chant en écriture vient montrer et masquer la déviation des pulsions inhibées quant au but. Déviations faites sous contrainte : « Je fus forcée de sacrifier l’avenir au présent […] vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer30 ». « Viens ! J’ai besoin d’entendre et de baiser ta voix », dit « Révélation » (v. 44, GF, p. 40), grand poème introductif des Pleurs qui articule, dans ses presque derniers vers, le « lire » et le « dire » (ce dernier encadré entre le « secret » et le « mal » – énonçant là ce qu’il se passe entre l’un et l’autre). À quoi font écho ces deux vers de « À Monsieur A. de L. » (v. 31-32, GF, p. 149) :

Mais ma voix a des larmes,
Et j’ai peur de ma voix !

16La poésie se fait dedans, et le tumulte des intensités, indicible, vient faire irruption dans ce qui se voudrait ineffable : « À vingt ans des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer ». La voix est devenue un corps-affect, un objet prenant la place de tous les autres objets, un objet sur lesquels tous les objets perdus ont imprimé une trace. Une trace qui affecte : par cette image de sa propre voix qui la fait pleurer, Marceline Desbordes-Valmore dit, comme on ne l’a encore jamais dit, la présence à soi-même de la douleur. La douleur pure, qui n’a plus besoin de se souvenir ni des objets, ni des raisons (déterminations extérieures) qui l’ont motivée, ou seulement de loin, imprécisément (l’écrit, quant à lui, moins touché par la mélancolie, peut nommer, il est précisément là, en relais, pour cette nomination de l’absence, étant cette présence rapportée, re-présentée31). La voix certes travaillée par la détermination (les diverses misères de la vie), mais l’ayant ensevelie, mélancoliquement (ceci dit dans la pleine acception freudienne), dans un manque qui masque tout. Dans un manque généralisé, nourri par les expériences de deuil, dont on sait combien nombreux ils furent (mort de proches, défection amoureuse, amuïssement des idéaux…), la mélancolie se noue dans la voix : en elle se fait entendre le glissement d’une libido attachée et arrachée aux objets vers l’enveloppe narcissique de l’appareil phonatoire, qui devient lui-même l’objet du manque, l’objet qui pleure le manque et l’objet manqué (on sait le tropisme vers la dévalorisation dont Freud pare le mélancolique, et qu’on entend chez Marceline Desbordes-Valmore). Étudiant tous les objets qui, en 1833, manquent chez la poétesse, Pierre Loubier en arrive à la conclusion que c’est la perte elle-même qui devient « une sorte de donnée absolue du discours élégiaque32 ». Rien de plus prégnant dans sa poétique que cette absence qui forme la présence de l’écriture, toujours à la recherche d’une formulation de l’objet en tant qu’il est toujours et déjà manquant33, et d’une formulation qui précisément est elle aussi toujours à la fois présence et absence, réussite et ratage sur le plan de l’expression. Comme le dit la poète, la parole articulée et la discursivité de la raison calculante (l’expression est de Jean-François Lyotard) relèvent de la langue de l’autre : « le bien-parler me jette dans le ravissement quand j’écoute ; mais je n’entretiens guère en moi qu’une délicieuse rêverie34 ». En elle est une langue en état musical ; le chant, mobile, en elle manque la stabilité du concept : « j’ai une espèce d’immobilité de pensée qui me rend la parole impossible », écrit Marceline Desbords-Valmore dans une lettre du 6 décembre 1830 adressée à Constance Nairac.

17Cependant, la « délicieuse rêverie » comme le « suave lointain » (« I. Révélation », v. 15, GF, p. 39) rencontrent les pleurs. Non pas comme les deux extrêmes d’une « rhétorique profonde » dont Baudelaire introduit le système axiologique et ontologique dans la poésie, mais comme l’indétermination et la mobilité de l’affect, délié qu’il est précisément des lois du discours et des logiques qui arriment les mots à une situation, une situation à un sentiment, un sentiment à un affect. La pulsion coule où elle peut. L’affect est en premier lieu une intensité qui peut virer à de multiples qualités : amour, haine35… Dans la voix, la poétique de Marceline Desbordes-Valmore interroge les marges de l’écrit, avec les pleurs, qui sont la voix en état de corps-affect, et de corps contraint, de corps barré au plaisir de la loi, de corps barrant la loi (le discours) ; elle plonge dans ce non-lieu, d’une grande modernité, où la jouissance (par-delà les catégorisations : bien et mal, homme et femme, amour et haine, etc.) apparaît avec la désarticulation des unités de la discursivité littéraire, des codes maîtrisés. Les pleurs créent un espace où la voix est devenue elle-même l’objet manquant, qui prend la place de tous les autres objets manqués, absentés, morts. Mais ces pleurs, comment les caractériser ? Le recueil en trace une physiologie dont les larmes sont bien moins présentes que le souffle. Les pleurs sont une qualité de la voix36. Une qualité négative, qui participe à ce que l’on peut nommer une expérience asthmatologique37. Un même corps traversé par des affects multiples peut connaître joie et peine : que Dieu vienne l’affecter, ou l’amour (partagé), et le voilà porté au chant, avec une voix pleine, enthousiasmée, pneumatologique ; que l’amour disparaisse, que l’aimé(e) trahisse, que le divin s’enroue, et la voix s’entrecoupe de pleurs. Ainsi le recueil tout entier est-il traversé par cette double nature, hésitante, de la voix poétique, entre plénitude et vacuité, pneumatologie et asthmatologie38.

Clé sonore

18Le musical est toujours pris au XIXe siècle entre le fantasme d’une hypo-sémiosis dans laquelle l’intime pourrait se dire en deçà des mots, et d’une hyper-sémiosis (qui est aussi trans-sémiosis), où le langage aurait la capacité à entrer en dialogue avec tout ce qui transcende les limites humaines (Dieu, évidemment, en premier lieu). Deux chants, pourrait-on dire, deux écritures en état musical, cherchant dans le modèle de la musique, dans un rapprochement avec les éléments généralement subsumés sous elle (chant, voix, harmonie, rythme) à dépasser l’expérience d’une écriture s’arrêtant au concept. Le musical, négativement, relève d’un chant d’abandon de la raison discursive. Positivement, il est la voie de doublure par laquelle la poésie peut instaurer une communication mineure, allant à la rencontre de l’affect par le rythme et le timbre, pour signifier l’intime ; le musical en appelle, métaphoriquement et concrètement, à la musique (à l’unisson des cœurs qu’on entendra dans la romance musiquée) mais aussi au dépassement du poétique par la réélaboration des rapports de hiérarchisation qu’entretiennent sémiotique (timbre, rythme) et sémantique (syntaxe, concept) : avec lui, plus de domination mais une hésitation palpable, modulable au sein d’un même poème, où ni l’un ni l’autre ne l’emportent, hésitation valérienne (« Le poème, longue hésitation entre le son et le sens », Tel quel). De ce point de vue, le musical est la présence, troublée, de ce qui manque et qui dans son manque fait sens suavement (le « suave lointain ») ou douloureusement, altérant la voix de la poésie dans les pleurs et « désaltérant [l]a voix au sommet d’un roseau » (« XLIX. L’Âme de Paganini », v. 20, GF, p. 179). Le musical se définit ainsi par le « suave », présent dans le premier et dans le dernier poème du recueil, ainsi que dans « L’Âme de Paganini » :

Ce suave lointain reparaît dans l’amour (« I. Révélation », v. 15, GF, p. 39)

Parmi ses suaves haleines (« XLIX. L’Âme de Paganini », v. 21, GF, p. 179)

Mon Dieu ! ce que j’entends si suave en moi-même (« LXVI. Le Convoi d’un ange », v. 1, GF, p. 232)

19Sa nature est la ritournelle, où l’on entend « un timbre dans l’âme » (rappelons que la pratique du timbre est la reprise d’un thème musical pour de nouvelles paroles), le chant d’« un oiseau moqueur » ou « ces voix d’enfant autre part entendues ». Ce sont les « Douces voix que la terre a pour jamais perdues » (« LXVI. Le Convoi d’un ange », v. 4-7, GF, p. 232), qui cependant résonnent encore, par mille images secrètes, par mille rythmes ténus mais obsédants. Ce que la poète entend si suave en elle-même, c’est une présence allant s’absentant selon la logique du verbe, mais faisant retour sur un autre mode. Ce sont des réminiscences, des élans de mémoire involontaire volontairement ressaisis par l’écriture, altérée, de la poésie. Ce sont encore des liens tissés qui se présentent avec la grâce dénouée, comme s’ils ne valaient que sur la scène de l’affect et non du concept. « Louise Labé » offre de ce point de vue une synthèse de ce que peut être le musical chez Marceline Desbordes-Valmore : ritournelle fondée sur des isotopies intertextuelles (chant, roseau, oiseau etc.) et sur une sororité désirée (entre poètes femmes, sensibles, lyonnaises etc.), faisant retour dans la mémoire, dans « l’âme poétique » définie comme une « chambre obscure » (« XLII. Louise Labé », v. 99, GF, p. 157) où le chant se renverse indéfiniment en vers et musique, où la joie se renverse infiniment en pleurs. Le musical est ainsi, au cœur de l’écriture, ce que l’écriture maintient en s’éloignant de ce qui la constitue. Marceline Desbordes-Valmore conçoit alors une voix de l’écrit dans une écriture musicalisée, musicante, alliant au chant glossolalique montant à Dieu ainsi qu’aux êtres aimés le babil et le cri étranglé d’une glossolalie folle, sauvage, amoureuse, libérée, totalement mouvementée par les affects. Le musical, ce lieu du mouvement cherchant sa forme, tend à sauver la voix et la musique en ramenant l’affect, meurtri mais rapiécé, dans l’écriture. Et toutes deux, voix et musique, saisissent ce qui, à leur source, n’a pas été totalement abîmé : jaillissement, fête, joie. Ce par quoi elles sauvent à leur tour l’écriture du piège d’être un bel ordonnancement ainsi qu’une patiente discipline des mots. Avec Marceline Desbordes-Valmore, l’écriture est devenue, à travers le mouvement fugué du musical, par nécessité (dans l’aliénation) et par exigence (vers la liberté), sa propre déformation.