Colloques en ligne

Corinne Bayle

Variations florales dans Les Pleurs

Floral variations in Les Pleurs

1Les fleurs sont omniprésentes dans l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore : son poème le plus célèbre n’est-il pas « Les Roses de Saadi » ? Les titres mêmes des recueils soulignent la présence de la nature, avec une orientation affective, Pauvres Fleurs (1839), ou religieuse, Bouquets et prières (1843) ; dans les œuvres en prose, les fleurs s’épanouissent : L’Atelier d’un peintre, publié la même année (1833) que Les Pleurs, s’ouvre par une confession :

Un bouquet de fleurs, religieusement gardé, peut, au bout de longues années, être encore et toujours imprégné d’émotions et de parfums pour celui qui le possède ; il peut le ressaisir de trouble, de rêverie ou de piété : c’est son souvenir qui le respire, qui lui rend l’éclat, la tendre poésie des beaux moments où il fut cueilli !
Mais les moments sont loin ; les fleurs sont fanées. Erreur à celui qui possède ce trésor, s’il veut tout à coup l’offrir à la curiosité ou à l’attendrissement des autres : il est fané… on sourit, et l’on passe à des fleurs vivantes, actuelles, riches de couleurs et de parfums enivrants1.

2Cet incipit d’un récit autobiographique donne le ton : les bouquets mémoriels peuvent être jugés désuets, et telles les fleurs fanées, remplacées par des fleurs fraîches, les livres sont supplantés par d’autres, plus conformes à l’air du temps. Les Pleurs, recueil de la maturité, met en valeur ce motif floral qui fait le lien entre la poésie passée et présente : si les fleurs ont représenté la femme, emblème de la quête poétique et métaphysique depuis Le Roman de la Rose ou la Divine Comédie, la sensibilité romantique qui a fait du cœur une autre raison, a puisé dans la nature une image de l’âme, au rebours des poèmes descriptifs en vogue à la fin du XVIIIe siècle, chez Delille ou Roucher. La fleur a pris une intensité, disant une vérité à travers la beauté épanouie et bientôt flétrie. La fleur bleue du romantisme allemand, renvoyant, à l’origine, au roman de Novalis, Heinrich von Ofterdingen, qui explore une mystique poétique et sentimentale, a pu être dégradée au point de ne plus représenter qu’une image décolorée, au sentimentalisme fade. Entre tradition et renouveau, chaque poète est au défi de réinventer ces brassées d’images.

3Dans Les Pleurs, comment Marceline Desbordes-Valmore se réapproprie-t-elle le motif floral lié à la féminité et à l’éclat de la jeunesse ? Selon une image également topique, la fleur représente la poésie, et les fleurs, les poèmes : en quoi, sous la plume d’une poète qui revendique l’écriture féminine, les fleurs renvoient-elles à une authenticité de son lyrisme propre ? Par-delà ces deux questions, nous nous demanderons quel mode de lecture l’omniprésence des fleurs induit : faut-il lire le recueil comme un florilège de romances sur des thèmes légers, tels les pétales envolés par le vent ?

La réappropriation d’un motif traditionnel

La « tristesse enchantée » des fleurs

4« Les fleurs se penchent vaincues et les oiseaux ne parlent qu’à voix basse2 », écrivait Baudelaire pour synthétiser une impression de la poésie de Marceline Desbordes-Valmore. Dans Les Pleurs : trois poèmes s’intitulent « XXIV. Une fleur », « XXVII. La Dernière fleur » et « XLVII. Les Fleurs » ; seul le titre du poème XXVII laisse percevoir une coloration nostalgique. Toutefois, la rime fleurs/pleurs est récurrente dans un recueil où la tonalité élégiaque domine ; cette rime est complétée par celle entre larmes et charmes, qui possède la même faculté d’exprimer la douleur et un certain plaisir à l’épancher :

Dans tous mes souvenirs je sens couler mes larmes ;
Tout ce qui fit ma joie enfermait mes douleurs :
Mes jeunes amitiés sont empreintes des charmes
Et des parfums mourants qui survivent aux fleurs.
(« I. Révélation », v. 142-145, GF, p. 44).

5D’un topos lié à la luxuriance de la nature, Marceline Desbordes-Valmore fait un motif mélancolique, orienté vers la langueur ; le recueil suivant, Pauvres fleurs, dira la compassion, l’ouverture à autrui, mais aussi une blessure de l’âme, une flétrissure, déjà présente dans Les Pleurs. On y trouve en effet peu de fleurs chatoyantes. Si dans « I. Révélation », « La terre en fleurs palpite » (v. 78, GF, p. 42), cet éclat reste exceptionnel, sur le mode de la nostalgie : les enfants sont représentés tels des oisillons que l’on protège, dans les fleurs ou sous les fleurs : dans « XXVII. Tristesse », l’école est semblable à une « cage en fleurs où couvaient, où fermentaient nos jours » (v. 87, GF, p. 107) ; et dans « XL. À M. A. de L. », « Au bord d’un nid de fleurs / Sur ma jeune couvée / J’ai ri de mes douleurs » (v. 26-28, GF, p. 148). En dépit de la douceur inhérente à l’image de l’enfance, la rime fleurs/douleurs introduit un élément délétère. Le même phénomène apparaît dans « XLII. Louise Labé » : « Oh ! l’invisible amour circule dans les airs, / Dans les flots, dans les fleurs, dans les songes de l’âme » (v. 72-73, GF, p. 156). L’allitération et la paronomase flots/fleurs sont sous-tendues par l’image des larmes, de même, la métaphore récurrente des « flots amers » de la vie qui resémantise le cliché « flots de larmes » (« XXXIX. À M. A de L. », v. 24, GF, p. 148 et « XXVIII. Abnégation », v. 6, GF, p. 109).

« Va, pour tous les tombeaux la nature a des fleurs ! »

6Si la fleur est compatible avec l’éclat et avec la souffrance, c’est que sa nature est double. Elle est à la fois ornement naturel et emblème de ce qui disparaît ; dans le poème « XVI. « Pardon ! », le rapprochement avec la tombe est métaphorique dans un texte du désespoir amoureux, qui confond éros et agapè :

Ne crains pas : j’ai langui dans un feu qui dévore ;
J’ai porté ma couronne, et ma croix, et mes pleurs.
Je mourrai loin de toi… que puis-je craindre encore ?
Va, pour tous les tombeaux la nature a des fleurs.
(v. 13-16, GF, p. 82).

7Au sens propre également, nombreuses sont les fleurs de cimetière. « XXVII. Tristesse » évoque avec simplicité les lieux de mémoire des absents : « N’irai-je plus courir dans l’enclos de ma mère ? / N’irai-je plus m’asseoir sur les tombes en fleurs ? » (v. 1-2, GF, p. 103, repris en refrain, v. 107-108, GF, p. 108). Cela montre la familiarité entre la vie et la mort, les vivants et les disparus, et ainsi, la capacité de la fleur à relier la présence et l’absence, à dire à la fois l’éphémère et l’éternité. L’éphémère par sa fragilité et sa mort rapide, l’éternité par sa symbolique dans les rites funéraires, depuis l’Antiquité, dans le monde païen comme dans le monde chrétien, où les roses en particulier sont liées au culte marial, mais aussi au cœur du Christ, comme le rappellent la rosace des cathédrales ou le rosaire. La capacité de régénération de la fleur, qui renaît de sa belle mort à travers les bourgeons du printemps suivant, est l’équivalent de la relation entre les mères et les filles : à la mère morte, présente dans le premier et dans le dernier poème des Pleurs, correspond la fille, locutrice de maints poèmes, elle-même mère dans d’autres textes où elle met en garde sa progéniture, et par-delà, les jeunes filles, des dangers de l’amour (« XXXIX. Ma fille », GF, p. 144 ; « LVII. Une ondine », GF, p. 201). Ces miroitements de figures féminines entre les générations, où l’enfant fait revivre les traits de la mère perdue, sont semblables aux fleurs : la mère est la protectrice « Dont on buvait l’haleine au fond des jeunes fleurs » (« I. Révélation », v. 11, GF, p. 39) et, en clôture du recueil, à la mère de l’enfant morte, dont le petit cercueil ploie sous les fleurs, répond la mère de l’enfant vivante, dont les cheveux sont tressés de fleurs (« LXVI. Le Convoi d’un ange », v. 66, v. 10, GF, p. 233-235).

Jeunes filles en fleurs et en pleurs

8L’image de la jeunesse qui passe, telle la fleur qui s’étiole, devient dans le recueil, la figure de la femme fragile, et singulièrement, celle de l’amoureuse brisée : « Et, comme une fleur sur sa tige, / Je tremblerais sur tes genoux ; » (« XV. Serais-tu seul ? », v. 11-12, GF, p. 79). Nombreuses sont, dans Les Pleurs, les jeunes filles mortes : Albertine, Nadège, Lucretia sont telles des fleurs coupées qui n’ont pas eu le temps de se flétrir, revivifiant le cliché « mortes à la fleur de l’âge ». Dans « XXVII. Tristesse », l’amie d’enfance disparue se confond avec les fleurs que l’on coupe pour une fête :

Oui ! c’était une fête, une heure parfumée ;
On moissonnait nos fleurs, on les jetait dans l’air :
Albertine riait sous la pluie embaumée ;
Elle vivait encor ; j’étais encore aimée !
C’est un parfum de rose… il n’atteint pas l’hiver.
(v. 101-105, GF, p. 108).

9Le parfum unit le souvenir fragile et le plaisir des jeux d’enfant au cœur de la nature. « XXXV. Nadège » joue sur les sonorités de ce prénom pour en faire une fleur rare et par cela même, exquise : « Elle est aux cieux la douce fleur des neiges ; » (v. 1) et « Fleur dérobée au front d’un séraphin » (v. 9) ; « Sur sa tombe », l’épigraphe finale, reprend la métaphore filée : « Sous les frimas du nord tendre fleur enfermée, / Dans la neige et le sang a germé ton destin » (v. 13-14, GF, p. 124-125). Dans les Poésies posthumes (1860), « La Rose flamande » déploie de la même façon l’antonomase : « Un souffle effeuilla Rose Dassonville3 ». Quant à la jeune poétesse américaine, « XLIV. Lucretia Davidson », elle est définie comme « fleur étrangère » (v. 5), « fleur fermée » (v. 39), penchée sous la mort (GF, p. 161-163). « XLII. Louise Labé », elle, « chanta dans les fleurs » (v. 87, GF, p. 156), ce qui associe la poésie et la femme poète, à travers une poésie anthologique, « fleur du langage ».

La revendication d’authenticité d’un lyrisme féminin

La prédilection pour la fleur sauvage

10Le romantisme a cherché à se ressourcer dans un âge d’or fantasmé et a assimilé le naïf et le vrai, en une lecture rousseauiste du monde. La fleur, élément du décor de l’idylle perdue, est, dans Les Pleurs, une fleur sauvage. Il ne s’agit en rien d’une fleur cultivée, mais d’une fleur des champs. Elle apparaît dans la préface de Dumas en une citation de « XXXIX. Ma fille », « Où l’on a respiré tant de sauvages fleurs » (v. 12, GF, p. 145) ; l’antéposition de l’adjectif fait entendre la valeur essentielle : ce ne sont pas des fleurs sophistiquées, mais les fleurs d’une âme simple, qui le revendique, dans « XXXVII. La Dernière fleur » :

Si tu vois une fleur sauvage
Croître et trembler sur mon tombeau,
Cueille à la mort son pâle hommage ;
Emporte cette frêle image
D’un être plus aimant que beau.
(v. 31-35, GF, p. 132).

11La fleur, dans sa modestie, renvoie à un art lui-même sans art, revendiqué comme tel, l’art paradoxal d’une « lyre inculte » (« XXXVIII. À M. Alphonse de Lamartine », v. 88, GF, p. 138), alors que le dédicataire est désigné tel un poète glorieux « Sous sa belle égide de fleurs » (v. 102, GF, p. 139). La fleur modeste s’accorde à la spécificité d’une poésie féminine qui refuse l’éclat comme le grand lyrisme et préfère la sourdine, le souffle, l’haleine, à la voix puissante. C’est dire aussi une liberté, ou une libération, un refus des carcans. Ainsi, la fleur bleue, dans « XXVII. Tristesse », n’est pas investie d’une sensibilité mystique mais, moins grandiose, « Ne devrait-elle pas renaître à mon tombeau ! » (v. 55, GF, p. 106). De fait, dans Pauvres Fleurs, « La Fleur d’eau » sera une « Fleur naine et bleue, et triste, où se cache un emblème » à qui le Je lyrique demande : « Traduis-moi : porte au loin ce que je n’ose écrire4 ». Le myosotis, cette fleur qui dit Vergissmeinnicht, « Ne m’oublie pas », est un langage amoureux, omniprésent dans un recueil placé sous le signe passionnel.

La fleur de l’amour mort

12En vertu d’une certaine confusion, dans Les Pleurs, entre amour profane et amour sacré, la religion de l’amour s’exprime à travers ce motif floral, en une variation originale. La fleur rappelle ce qui est perdu : dans « XXIII. Solitude », la fleur arrachée du cœur pour être donnée à une autre est le signe d’une trahison irréparable :

J’emportai vainement la fleur mystérieuse
Qui dut lier nos cœurs l’un de l’autre jaloux ;
Son emblème, ignoré de la foule envieuse,
Laissait en vain l’espoir et l’amour entre nous.
(v. 5-8, GF, p. 94).

13L’écho fleur/cœur suggère l’intimité d’un lyrisme vrai ; inversement, l’absence de fleurs est perçue comme le manque d’hommage, d’attention et finalement, le manque de cœur, ou d’amour vrai, dans « XI. Malheur à moi !»

Hier, sur mon sein, sans accuser ma foi,
Sans les frayeurs que j’ai tant pardonnées,
Il vit des fleurs qu’il n’avait pas données :
Malheur à moi !
(v. 13-16, GF, p. 71-72).

14Cette trahison est lisible encore dans « XVIII. Seule au rendez-vous » où les fleurs ont disparu, parce qu’il n’y a aucune authenticité de sentiment :

La route sans fleurs et sans charmes
Fuira… Pour se rejoindre un jour,
Doit-on passer par tant de larmes !
Ô menteur ! ô menteur d’amour !
(v. 29-32, GF, p. 87).

15Mais le refus d’être victime de cette fausseté sentimentale s’exprime avec originalité dans « XXXIV. Une fleur » :

Elle était belle encor ! tu me l’avais donnée ;
Tu m’avais dit : « Tiens-la, cette nuit, sur ton cœur ! »
Et puis le soir, ta main, railleuse à l’humble fleur,
Dispersa dans les airs sa cendre infortunée.
[…]
Ne m’offre plus de fleur. Le faible doit prévoir.
Faible, sans la sauver, j’épouse son offense ;
Une femme, une fleur, s’effeuillent sans défense :
Tu riais d’elle… et moi je ne veux plus te voir !
(v. 1-4 et v. 13-16, GF, p. 122).

16« Ne m’offre plus de fleur » est surprenant : la persona lyrique féminine met fin à un rituel dénué de sens. Cela est d’autant plus frappant que ce poème XXXIV fait suite à « XXXIII. La Sincère », une romance qui, au milieu du recueil, est une sorte d’autoportrait de la poète au cœur de son livre.

L’affirmation vitale du poème

17Marceline Desbordes-Valmore joue de la dualité des fleurs qui évoquent la jeunesse fragile, mais cette faiblesse n’est qu’apparente, dans l’espérance d’une vie éternelle, comme le disent les poèmes dont le sujet est le deuil d’un enfant, tel « VI. Le Jumeau pleuré » :

Toujours quelque invisible fil
Nous ramènera l’un vers l’autre ;
Et quand vous n’aurez plus de pleurs
Pour nos nids cachés dans vos fleurs,
Notre monde sera le vôtre !
(v 26-3° , GF, p. 55).

18Dans « LXVI. Le Convoi d’un ange », le rite des églantines brûlées pour les funérailles de la petite fille morte (v. 81) renvoie à l’élévation : ces roses sauvages (l’églantine est la Rosa canina, la rose des chiens, à cinq pétales, comme l’étoile) expriment la transfiguration de l’être pur, « ange dans l’azur inondé de lumière » (v. 70). C’est aussi, comme le rappelle Esther Pinon, l’entrée en poésie, l’églantine étant l’une des fleurs décernées lors des Jeux floraux (n. 1, GF, p. 235), en écho à la « couronne » du poète Henri de Latouche, évoquée dans « Pitié ! » (v. 5, GF, p. 99). Autre poème de la nostalgie de l’enfance, de la jeunesse, « XXIX. Le Mal du pays » laisse transparaître la certitude de la vie éternelle, à travers les fleurs qui renaîtront : « Semez ces fleurs sur ma cendre captive » (v. 32, GF, p. 113) ; c’est aussi la pérennité du poème — « Toute cendre est pollen5 », selon la formule de Novalis. La fleur est mémoire vitale, comme dans « XXXI. Sous une croix belge » : « Ni du furtif oiseau la voix mélodieuse / Qui viendra de la tombe humer les tièdes fleurs ; /Ni de ton frère enfant la prière de pleurs » (v. 1-2, GF, p. 116). À l’homophonie de la rime fleurs/pleurs s’ajoute la ressemblance entre la larme et le pétale, explicite dans « XXXIX. Ma fille » : « Sur tes traits veloutés, j’aime à boire tes pleurs / C’est l’ondée en avril qui roule sur les fleurs » (v. 47-48, GF, p. 146). Le poème « XLVII. Les Fleurs » (GF, p. 172-173) suggère cette innutrition du poème par une beauté toujours près de mourir : « Et moi, je veux des fleurs pour appuyer ma vie ; / À leurs frêles parfums j’ai de quoi me nourrir » (v. 13-14). Cette précarité en fait tout le prix : « Pour éteindre une fleur il faut moins qu’un orage / Moi, je sais qu’une larme effeuille le bonheur » (v. 5-6). La reprise des vers 3-4, « Mais elles vont mourir… Ah ! je leur porte envie ; / Mourir jeune, au soleil, Dieu ! que c’est bien mourir ! », aux vers 15-16, n’est pas un souhait désespéré, puisque « la mort n’est qu’un voile » (« XXIX. Le Mal du pays », v. 37, GF, p. 113). Mourir jeune signifie échapper à la flétrissure, mourir en gloire, « au soleil », dans la foi et le renouveau du cycle vital : le papillon éphémère n’a ainsi pas le chagrin de voir « le deuil ni les rides du temps » (« LXV. L’Éphémère, v. 16, GF, p. 230). La fleur qui va disparaître et renaître traduit la puissance d’incarnation du poème qui fait se lever les morts de leur tombeau et nous parler à travers une voix d’ombre :

Prends-moi, sous ce fragile emblème,
Comme un talisman pour tes jours ;
S’il recèle un peu de moi-même,
Cache-le sur un cœur qui t’aime ;
Et ce cœur t’aimera toujours !

19« La Dernière fleur » (v. 36-40, GF, p. 133) dit non pas l’extinction, mais la survivance.

Le recueil tel un florilège

La dimension métacritique du motif floral

20Elle est affirmée par le fait que la fleur est abstraite : son espèce n’est que rarement évoquée : « Quel nom portait la fleur… la fleur d’un bleu si beau ? » (« XXVII. Tristesse », v. 52, GF, p. 106) évoque sans doute le myosotis, mais ne le dit pas, proche de « la fleur mystérieuse » de « XXIII. Solitude » (GF, p. 94). Le même poème XXVII évoque une rose, mais seulement son parfum, son évanescence ; c’est l’abstraction de la poésie où le mot est l’âme de ce qu’il nomme. Dans « LV. Béranger », la mention des fleurs fait clairement référence aux chansons : « Grave, sublime, et profond dans tes pleurs, / Insoucieux aux heures de la joie, / Toujours nouveau sous tes nouvelles fleurs ». L’image de la fragilité et de la souffrance appelée par la rime fleurs/pleurs change pour faire apparaître la dimension de combat : ces « larmes » sont des cris de colère, dans une poésie engagée. Cet aspect métacritique se retrouve dans les poèmes dédiés à des poètes ; exemplaire, « XLIV. Lucretia Davidson » qui a refusé « nos fleurs avares » (v. 33, GF, p. 164), celles d’un monde égoïste où le cœur pur n’a pas sa place : « Elle est libre ! » (GF, p. 166), conclut le poème sur sa mort précoce, mais elle aurait pu connaître une sœur, Amable Tastu, Delphine de Girardin, Pauline Duchambge, ou Marceline elle-même :

À ta pure souffrance elle eût jeté ses fleurs ;
De sa lyre voilée elle eût touché ta lyre ;
Et dans ses vers brillants, que de loin j’ose lire,
Ton nom jeune eût vécu, baptisé de ses pleurs !
(v. 49-52, GF, p. 163).

Le don du poème

21Le poème se présente telle une fleur offerte qui s’épanouira dans le don. Beaucoup de textes sont adressés, par amour, par amitié, par admiration : le geste de cueillir une fleur pour l’offrir est un geste masculin d’allégeance à la dame, renversé dans « Une fleur » (GF, p. 122) ; dans le refus du bouquet mensonger, la locutrice, qui se rapporte à l’amoureuse ou à l’artiste, choisit de créer elle-même ses propres bouquets. Le poème dédié à la poétesse mythique, « XLII. Louise Labé » est un dialogue avec le fantôme, modèle à dépasser :

J’ai cru qu’avec des fleurs tu décrivais ton sort,
Et que ton aile au vent n’était point arrêtée :
Sous ces réseaux de fer aux rigides couleurs ;
Et que tu respirais la tristesse enchantée
Que la paix du désert imprime aux jeunes fleurs ;
Que tu livrais aux flots tes amoureuses larmes,
Miroir pur et profond qu’interrogeaient tes charmes ;
(v. 31-37, GF, p. 154).

22« J’ai cru » marque la distance : à présent, la poétesse Marceline chante autrement, d’autres fleurs : c’est elle-même qui « respire la tristesse enchantée » (v. 34) d’un monde désenchanté. La fleur qui console est assimilée à la poésie, pure beauté, dans « XXIV. Réveil » :

Reste à ce doux éclat qui rayonne autour d’elles ;
Leur front se baigne encor dans l’air pur du matin,
Et je leur sais gré d’être belles,
Si ces fleurs d’un moment consolent ton destin :
(v. 15-17, GF, p. 97).

23Dans « XLIX. L’Âme de Paganini », la musique console les cœurs désolés, lorsque l’artiste va « cueillir » ses créations « comme les fleurs aux plaines » (v. 9),

Parmi ses suaves haleines
Qui bruissent comme les fleurs,
Roule un miel pour toutes les peines,
Et des larmes pour tous les pleurs !
(v. 21-24, GF, p. 177).

Un album de rêveries

24Malgré l’entrelacement des thématiques, il n’en reste pas moins une impression de jardin anglais, « charmant jardin d’un autre âge6 », selon Baudelaire. Tourner les pages, du livre comme de la vie, revient à effeuiller les fleurs : la métaphore est filée dans « XXVII. Tristesse », « Au livre de mon sort », « Parmi les feuillets noirs où s’inscrivent nos jours » (v. 41, v. 45, GF, p. 105), inversement, le papillon éphémère a la chance de ne pas vieillir : « Les feuillets de ton sort sont des feuilles de rose » (« LXV. L’Éphémère », v. 17, GF, p. 230). Lire le recueil tel un album donne plus à rêver qu’à penser, sans opposition entre ces deux termes, la divagation sentimentale révélant sa profondeur au fil des pages, ou des pétales. Cette « couronne effeuillée7 » (titre d’un poème des Poésies posthumes de 1860) relève plus de l’effusion, de « quelque chose d’enfant » (« I. Révélation », v. 2, GF, p. 39), que d’une architecture ou d’un « principe poétique ». Telle une rosace, dont chaque pétale serait un signe, les poèmes reconstituent un chansonnier — un recueil de chansons, où offrir un poème est d’abord donner son cœur, le « cœur lourd comme un livre » (« LXV. L’Éphémère », v. 26, GF, p. 230). La promesse de vie éternelle, contenue dans l’écriture, est une bénédiction, que dit « LII. L’Enfant au rameau » :

Prends ce rameau, jeune fille,
Pour voiler tes frêles fleurs ;
Porte-le dans ta famille ;
Une eau sainte y roule et brille ;
Il est trempé de vrais pleurs.
[…]
Y joindras-tu, jeune fille,
Une de tes frêles fleurs,
Pour que Dieu dans ta famille
Où ta candeur chante et brille,
Verse le prix de mes pleurs ?
(v. 1-5 et 26-30, GF, p. 187-188).

25Dans la mort même, le rêve se poursuit, comme la vie organique de la fleur perdure dans la terre, dans l’enracinement du jardin, ce que suggère « XLV. Écrivez-moi ! » :

Pour Dieu ! mon amie,
Vivez-vous encor ?
Ou, fleur endormie
Au jardin de mort,
Faites-vous un rêve
Doux comme vos yeux ?
Qu’un ange l’achève,
Et vous porte aux cieux !
(v. 1-8, GF, p. 167).

26« XLVIII. L’impossible » exprime ce souhait, sans tristesse : « Au fond de ces beaux jours et de ces belles fleurs / Un rêve où je sois libre, enfant, à peine née ! » (v. 9-10, GF, p. 175). C’est aussi le rêve d’un livre à quoi se résume l’existence terrestre, qui par son lyrisme élégiaque, fait signe vers le ciel.

*

27Ces fleurs valmoriennes sont ainsi très personnelles : elles remotivent des images topiques à l’aune d’une poésie féminine qui revendique à la fois sa douceur et sa force. Celle qui « chantait sans art8 », se sert de la fleur pour exprimer une poésie du cœur, dans laquelle les variations florales se développent en un art poétique complexe, à la fois inscrit dans une tradition et porteur d’une voix singulière. La fleur, qui dit aussi un art d’aimer, accompagne la conversion progressive du recueil à une sagesse lucide quant à l’enchantement amoureux qui passe, tandis que demeure le parfum du souvenir, réactivé dans le poème, trace vivante d’une foi religieuse et poétique.