Colloques en ligne

Esther Pinon

La joie dans les pleurs et la joie des Pleurs

Joy in Tears and the Joy of The Tears

1Dans « Sol natal », poème central de Pauvres Fleurs, Marceline Desbordes-Valmore, ou son double lyrique, se déclare inapte à la joie pure. Une disposition particulière à la mélancolie serait sa marque distinctive :

Avez-vous jamais bu votre soif de bonheur ?
Moi, jamais. Moi, toujours j’ai langui dans ma joie :
Oui ! toujours quand la fête avait saisi ma main,
La musique en pleurant jouait : « Demain ! demain ! »
Et mon pied ralenti se perdait dans sa voie.
(Desbordes-Valmore, [1839] 1973, p. 413)

2Quelques pages plus loin pourtant, dans un poème adressé à Amable Tastu, la même persona lyrique se montre accessible à des élans de joie qu’elle puise dans la poésie de son amie :

Vos vers, du moins, vos vers ! afin que la nature,
L’haleine des ruisseaux, leur bruit dans la verdure,
Le jour douteux et blanc dont la lune a touché
Tout ce ciel que je porte en moi-même caché,
Se relèvent de joie et des sons d’une lyre,
Qui m’aide à m’oublier quand je viens de vous lire,
[…]. (Ibid., p. 420)

3De même, Les Pleurs, que leur titre place sous le signe d’un mouvement élégiaque descendant, sont parfois traversés par le dynamisme ascensionnel de la joie. Cette dernière est ambivalente et paradoxale, à l’image des vers sur lesquels s’ouvre et se ferme « Tristesse » : « D’où vient qu’on aime tant une joie éphémère ? / D’où vient que d’en parler ma voix se fond en pleurs ? » (Desbordes-Valmore, [1833] 2019, p. 104 et 108). La source des pleurs en effet est trouble, du fait de l’une des arabesques syntaxiques dont Desbordes-Valmore a le secret, qui repose en l’occurrence sur la polyvalence du pronom « en » : désigne-t-il le paysage entier du souvenir et des « beaux ans », « l’enclos de ma mère » et « les tombes en fleurs » (ibid., p. 103), ou seulement la « joie éphémère » que recelait le microcosme de l’enfance ? Et si la réminiscence de la joie est la cause des pleurs, faut-il voir en elle un danger qui planerait sur la poésie, menacée de se diluer dans une émotion trop poignante, ou au contraire l’acte de naissance du recueil ? La joie s’avère être plus que le contrepoint des pleurs, et plus que l’une des émotions qui les font couler. Trésor perdu de l’élégiaque, elle est aussi peut-être l’une des ambitions profondes d’une voix lyrique qui toujours « se relève ».

« Aux heures de la joie »

4La question : « D’où vient qu’on aime tant une joie éphémère ? » porte en elle sa propre réponse. Le « je » lyrique aime la joie précisément parce qu’elle est éphémère, et par conséquent rare et précieuse. Intermittente, contrairement au bonheur supposé constituer un état stable, la joie tient du surgissement, et bat la mesure syncopée de l’existence : ainsi Béranger est « insoucieux », non par nature, ni continûment, mais seulement « aux heures de la joie » (ibid., p. 195). Desbordes-Valmore n’opère pas toujours cette distinction entre le bonheur et la joie. Les deux noms semblent par exemple être tenus pour synonymes dans un ajout manuscrit au poème « Tristesse » : « […] mon chien pleurant, hurlant sa joie, / Ivre de mon bonheur le proclame, et l’aboie » (ibid., p. 108). L’émotion de l’animal est celle que lui communique la petite fille, elle a la brièveté d’un instant privilégié, et est pourtant désignée du nom de « bonheur », vraisemblablement pour des raisons stylistiques avant tout, mais sans doute aussi parce que la puissance de la joie est telle qu’elle dilate le moment et le rend semblable à la durée d’un bonheur pérenne. La joie est ainsi, dans Les Pleurs, un instrument de mesure du temps vécu, qui rend sensibles ses scansions et ses variations, auxquelles s’oppose la régularité morne et mortifère d’une vie sans joie, dans « Toi ! Me hais-tu ? » :

Et sans ton cœur, mon cœur comme un poids inutile,
Tel qu’en ce froid cadran palpite un plomb mobile,
De la nuit à l’aurore et de l’aurore au soir,
Battra jusqu’au tombeau, sans joie et sans espoir
(ibid., p. 63-64).

5La joie est d’abord chez Desbordes-Valmore le propre des premiers ans, au point que « l’enfance lente et craintive à souffrir » des petits Lyonnais qu’elle dépeint dans « Louise Labé » et dont la « timide joie / Ressemble au papillon sur l’épine arrêté » lui paraît contre-nature (ibid., p. 153). La croyance, ou le désir de croire en une enfance essentiellement joyeuse, qui se lit ici en creux, transparaît également dans « Le Premier Chagrin d’un enfant », qui relate le passage initiatique d’une pré-histoire nimbée d’insouciance et de joie à un destin de souffrances, en deux vers absents du poème de Susanna Moodie qu’imite Desbordes-Valmore : « Tu courais dans ta joie : et puis, un dard moqueur / T’as frappé sous le sein. Pauvre enfant ! c’est le cœur » (ibid., p. 223). Dans « La Crainte », la joie enfantine est déjà fragile, « éphémère » ; elle est néanmoins si étroitement associée au jeune âge qu’elle est montrée comme toujours renaissante, par la grâce d’une voix et d’un geste de résurrection qui annoncent le poème à Amable Tastu de Pauvres Fleurs :

Enfant, quand je pleurais, sans le voir de mes yeux,
D’un ange autour de moi je sentais la présence :
Il était sous les fleurs que relevait ma main ;
Il me parlait souvent dans la voix de ma mère ;
Et si je soupirais d’une joie éphémère,
Penché sur moi, le soir, il me disait : « Demain ! »
(Ibid., p. 114-115)

6L’hémistiche suivant dit le caractère révolu de ce temps de la joie : « Et je ne l’entends plus » (ibid., p. 115). Toute évocation d’une allégresse passée est ainsi indissociable d’une puissante nostalgie qui contribue à la tonalité élégiaque du recueil et explique pourquoi il y a tant de joie dans les pleurs et dans Les Pleurs.

7Émotion originelle, la joie est aussi donnée pour horizon à l’existence. Tout au long du recueil, l’écriture est soutenue par l’espoir d’une béatitude égale à la lumière de l’enfance, que procurerait la mort. Ainsi que le remarque Mourad Boudlel, « [i]l existe, étrangement, dans la perception de la mort valmorienne, un éclair de joie de sur-vie qui en amoindrit l’effroi, la terreur » (Boudlel, 2005, p. 117). Dans « Amour », le « je » entrevoit en rêve cette vie idéale qui lui fait désirer la mort :

Sous ce voile de feu j’emprisonne ta vie :
Là, je t’aime, innocente, et tu n’aimes que moi.
Ah ! si d’un tel repos l’existence est suivie,
Je voudrais mourir jeune, et mourir avec toi !
(Desbordes-Valmore, [1833] 2019, p. 52)

8L’innocence, la joie, l’amour réciproque sont ici explicitement présentés comme les produits de l’imagination, aveu tout ensemble optimiste et pessimiste, qui suggère les pouvoirs de la création poétique en même temps qu’il dénonce les insuffisances du réel. De fait, même la joie promise dans l’au-delà demeure incertaine, ternie par les douleurs et les angoisses de l’existence, selon « Les Mots tristes » : « Mais pour te retrouver dans cette joie immense, / Il faut franchir l’espace et la mort le commence » (ibid., p. 60). Aussi le retour à un état de plénitude et de fusion est-il à nouveau un retour à l’état d’enfance, projeté dans un futur qui n’est déjà plus celui du « je » lyrique :

Mais, tiens ! pour remonter, intrépide hirondelle,
Le chemin lumineux qui ramène au soleil,
Pour partir en aveugle, en joie ! en tire-d’aile,
Et ne voir devant soi que l’horizon vermeil,
Il faut mourir enfant ! […]
(ibid., p. 61)

9La joie n’est cependant pas circonscrite dans des paradis perdus ou à venir. Elle est avant tout une expérience de la présence au monde et par conséquent s’inscrit dans le présent et y ancre le sujet, brièvement, mais intensément. Dans « Toi ! Me hais-tu ? », l’amour partagé procure au sujet une félicité si vive qu’elle efface tout ce qui n’est pas la pure lumière de l’instant et du plaisir : « Dis ! n’est-ce pas ton cœur qui regarde mon cœur ? // Il m’éblouit de joie ! » (ibid., p. 63). Dans « Révélation », le transport amoureux donne à la joie et au présent les dimensions de l’éternité :

Quelle immense voie !
Que d’ans, que de jours !
Viens, que je te voie !
Je tremble de joie ;
Tu vivras toujours !
(ibid., p. 41-42)

10Le motif du tremblement, récurrent dans le recueil et qui trouve ici sa première occurrence, fait entendre le pressentiment inquiétant de la précarité de la joie, mais il en traduit aussi l’intensité, laquelle efface toute souffrance et toute peur dans un éclair de certitude. L’âge d’or de l’enfance n’est pas hors d’atteinte ; c’est la toute première leçon du recueil, qui affirme d’emblée qu’il peut être revécu. Le nom de l’amour à lui seul « nous rappelle nos mères » (ibid., p. 39), et avec lui renaissent toutes les délices des origines : « Tout s’illumine encor de lumière et d’encens ; / Et le rire d’alors roule avec nos accents ! » (ibid.). Au-delà de l’anamnèse, c’est une abolition du temps et de son écoulement tragique qui advient à l’orée du livre, par la grâce d’un mot et d’une inflexion de la voix, signe que la joie et sa reviviscence ont profondément à voir avec l’activité poétique.

« Belle de joie »

11« Révélation » suggère en effet aussi que la joie ou son absence ont le pouvoir de transformer le réel, pouvoir qu’elles partagent avec la parole. La persona lyrique affirme que l’émotion de se savoir aimée peut la transfigurer, raison pour laquelle elle réclame l’attention de son amant : « Fais-moi belle de joie ! et quand je te regarde, / Regarde-moi : jamais ne rencontre ma main, / Sans la presser » (ibid., p. 44). Il lui doit néanmoins aussi ces preuves d’affection parce qu’un défaut de joie compromettrait leur salut à tous deux. Les perceptions du « je » s’en trouveraient bouleversées et lui inspireraient des discours désespérés et accusateurs que l’on devine dangereusement performatifs :

Songe donc ! Crains surtout qu’en moi-même enfermée,
Ne me souvenant plus que je fus trop aimée,
Je ne dise, pauvre âme oublieuse des cieux,
Pleurant sous mes deux mains et me cachant les yeux :
« Dans tous mes souvenirs je sens couler mes larmes ;
Tout ce qui fit ma joie enfermait mes douleurs :
Mes jeunes amitiés sont empreintes des charmes
Et des parfums mourants qui survivent aux fleurs. »
(ibid.)

12Cette capacité à métamorphoser le monde que la parole et la joie ont en commun fait de cette dernière un modèle esthétique potentiel. Les caractéristiques de la joie telle que la donne à voir la poésie valmorienne sont en effet aussi les qualités vers lesquelles elle tend, même lorsqu’elle peint les peines les plus profondes, ainsi que le suggère un parallèle établi dans « Le Rossignol aveugle » : « J’ai su dire ma joie, et je sais aujourd’hui / Ce qu’un son douloureux te coûte ! » (ibid., p. 149). Bien que la joie soit renvoyée dans le passé de l’existence et de l’œuvre, elle est présentée comme une étape indispensable dans le trajet lyrique : « dire la joie » relève d’un savoir-faire, d’un art de donner forme aux émotions sans altérer leur acuité ni leur évanescence, apprentissage qui peut ensuite être transposé à d’autres affects.

13L’intensité de la joie, que trahit le tremblement évoqué dès « Révélation », correspond en effet à l’une des qualités majeures de la poésie valmorienne, qui s’attache à restituer avec vivacité et précision les sensations les plus infimes, afin d’en goûter toutes les saveurs, douces ou âcres, à l’image de ces « festins savourés jusqu’au cœur » que la poète se remémore dans « Tristesse » (ibid., p. 105). Elle renoue ainsi avec la capacité d’émerveillement de l’enfance, âge où « À tant de volupté l’âme neuve est ouverte » (ibid.). Cette quête d’une poésie émue, intensément sensorielle voire sensuelle, se lit dans l’extrême attention que Marceline Desbordes-Valmore prête aux qualités matérielle du vers, à ses rythmes métriques, ses assonances et ses allitérations, comme dans ces deux vers de « Ma fille » qui transcrivent le frôlement fugitif mais saisissant du chagrin : « Mais que l’oiseau des nuits t’effleure en sa tristesse : / Il passe, mon Ondine, il passe avec vitesse » (ibid., p. 146). De ce goût de l’intensité relève aussi le lexique concret, physique, auquel Desbordes-Valmore recourt dans ses discours métapoétiques. Les premiers vers du « Convoi d’un ange » donnent ainsi un corps tangible à cet impalpable qu’est l’impulsion poétique :

Mon Dieu ! ce que j’entends si suave en moi-même,
Qui s’éveille, qui chante au milieu de mon cœur,
Sonore tremblement qui m’attriste et que j’aime,
Est-ce un timbre dans l’âme ? est-ce un oiseau moqueur,
Qui fait ces voix d’enfant autre part entendues ?
Douces voix que la terre a pour jamais perdues.
Dieu ! Quel écho profond pour de si faibles voix !
(ibid., p. 232)

14Faire entendre l’« écho profond » des « faibles voix », c’est accomplir une œuvre comparable à celle de la joie qui avive toute lumière, même celle des existences les plus modestes ou les plus douloureuses.

15La joie valmorienne se signale en effet par sa brillance : elle est très souvent associée à l’éclat du soleil ou de l’or, notamment dans « L’Éphémère », où la vie de l’insecte est tout entière illuminée d’insouciance : « Né dans le feu, ton vol en cercles s’y déploie, / Et sème des anneaux de lumière et de joie » (ibid., p. 229), ou encore dans « Les Mots tristes » où le monde parfait que rêve le « je » lyrique se distingue par sa couleur tout uniment étincelante : « Là, jamais un fil noir ne traverse la joie / Des fuseaux toujours pleins d’or et de pure soie ! » (ibid., p. 58). La métaphore textile est aussi textuelle et peut s’entendre comme l’aveu d’une aspiration de la poésie à l’harmonie, autre mode de retour à l’enfance, puisque celle-ci ne déchiffre que « l’alphabet d’un ange, / Dont chaque lettre sainte est un signe d’amour ; / Solfège harmonieux où nul accord ne change » (ibid., p. 61). La joie, parce qu’elle est une expérience de la plénitude, confère à la poésie cette harmonie ; aussi constitue-t-elle le fond du chant du rossignol, alors même qu’il est en proie à un malheur complet :

Laisse ton hymne désolée,
Comme l’eau dans une vallée,
S’épancher sur tes sombres jours ;
Et que l’espoir filtre toujours
Au fond de ta joie écoulée
(ibid., p. 130).

16La désolation, la joie et l’espoir s’entremêlent dans la voix de l’oiseau pour composer un paysage complet, harmonieux et fécond.

17Le chant revêt ici une fonction de consolation – genre auquel ressortit le poème lui-même – pour le rossignol comme pour ceux qui l’écoutent. Il y a en effet dans Les Pleurs une éthique et une esthétique de la générosité, commune là encore à la joie et à la poésie. Dans « Le Petit Rieur », la joie est le fruit de la charité ; la mère du petit Paul la répand autour d’elle, ce qui inspire à son fils admiration et fierté : « À l’église une fois vous êtes apparue, / Et la foule indigente en joie est accourue » (ibid., p. 220). Ce souci de l’autre est également manifeste dans les discours assumés par le « je » auctorial, en particulier dans « La Crainte », poème-clef dans la structure du recueil en ce qu’il ménage une continuité entre le mouvement introspectif et l’empathie universelle. La persona lyrique y implore un bonheur minuscule, c’est-à-dire une forme de joie, puis, consciente de ne pouvoir l’atteindre, ou seulement de manière passagère, elle se résout à faire le bien autour d’elle en reversant ses souffrances pour le soulagement des autres :

Ciel ! un peu de bonheur ! ciel ! un peu d’espérance !
Un peu d’air dans l’orage où s’éteignent mes jours !
Un souffle à ma faiblesse, un songe à ma souffrance,
Ou ce sommeil sans rêve et qui dure toujours !

Mais si quelque trésor germe dans nos alarmes,
Laissez aux pieds souffrants leurs sentiers douloureux ;
Dieu ! tirez un bienfait du fond de tant de larmes,
Et laissez-moi l’offrir à quelque malheureux !
(Ibid., p. 115)

18Derrière la modestie et la résignation de cette prière se devinent une grande énergie et une véritable audace créatrice : la poète sait que « quelque trésor » peut naître de ses pleurs, et donc probablement des Pleurs, et que si le bonheur, l’espérance, la joie sont possibles, il lui revient de les faire naître en trouvant « un peu d’air », « un souffle », lesquels constituent la matière même de sa poésie vocale. Aussi peut-on appliquer aux Pleurs le constat que Pierre Loubier établit à propos de l’élégie : « L’écriture n’est pas le moins du monde animée par une pulsion de mort ; la création poétique est désir, force vitale, travail de vie » (Loubier, 2013, p. 22).

« Semer la joie »

19« Je dépends d’un nuage ou du vol d’un oiseau, / Et j’ai semé ma joie au sommet d’un roseau ! », écrit Desbordes-Valmore en conclusion des « Mots tristes » (Desbordes-Valmore, [1833] 2019, p. 62). L’aveu est bouleversant qui redouble la précarité de toute joie par la conscience d’une forme de servitude volontaire. Mais précisément parce qu’elle est volontaire, la dépendance peut se retourner en geste de maîtrise : en assumant la volatilité de la joie, la poète lui permet de se diffuser, d’essaimer au fil des pages, d’atteindre le lecteur, et par conséquent de conquérir une durabilité par sa fugacité même. Sans doute est-ce pourquoi il peut y avoir une joie paradoxale à lire ce recueil si douloureux que sont Les Pleurs.

20Desbordes-Valmore sait la joie que peut procurer une œuvre artistique : elle la réclame dans son poème de Pauvres Fleurs à Amable Tastu, et l’évoque, en 1833, dans une variante de « L’Âme de Paganini » : « Oh ! Quel saisissement, quel frisson, quelle joie, / Lorsque dans l’atmosphère un tel chant se déploie » (ibid., p. 179). Lorsqu’elle écrit que la musique de Paganini « se balance ainsi que le rossignol sombre / Désaltérant sa voix au sommet d’un roseau » (ibid.), la poète établit, par un effet d’écho, un lien secret mais sûr entre son art et celui du musicien. De fait, elle paraît avoir mis tout en œuvre pour que sa poésie produise le même ravissement que les concerts du violoniste.

21La joie des Pleurs tient peut-être d’abord à un travail sur le rythme de la lecture, articulé à une pensée de la durée des émotions. La nature éphémère de la joie est certes à l’origine d’une nostalgie déchirante, mais elle a aussi quelque chose de salutaire. Son intensité la rendrait en effet insoutenable à long terme, d’où peut-être, et au-delà des aléas de l’existence, la difficulté à vivre le bonheur. Si « Les Mots tristes » expriment le désir d’étirer l’instant heureux (« Qu’une heure a peu de poids sur un cœur qui palpite ! / Ne peut-on lentement respirer le bonheur ? » [ibid., p. 57]), « Amour » a déjà signalé les dangers d’un tel rapport au temps : « Ce bonheur accablant que donne ta présence, / Trop vite épuiserait la flamme de mes jours » (ibid., p. 51). Tenir longtemps en poésie la note de la joie (ou de tout autre émotion) serait tout aussi périlleux : ce serait non seulement fausser la vérité amère de l’expérience, mais aussi installer dans le recueil une monotonie « accablante ». Aussi la poète organise-t-elle son recueil selon un principe d’alternance entre poèmes longs et courts, et joue-t-elle en virtuose des mètres brefs. Traditionnellement, ceux-ci sont réservés aux sujets les plus légers, mais Desbordes-Valmore en fait un usage plus complexe, comme l’atteste par exemple le surgissement d’un octosyllabe au sein des alexandrins de « Sous une croix belge », qui vient mimer en une onomatopée métrique l’étranglement de la voix endeuillée, « Ce sanglot de mère brisée » (ibid., p. 117). Les mètres brefs sont donc moins synonymes de légèreté que de comble affectif et traduisent, par une condensation extrême de la parole, les paroxysmes d’une émotion soudaine et fugitive, comparables à l’intensité de la « joie éphémère ». Ce sont ainsi des quintils de pentasyllabes qui, dans « Révélation », traduisent l’élan le plus euphorique du poème, et peut-être de tout le recueil, tout comme ce sont des quatrains d’heptasyllabes qui disent l’incandescence du geste poétique de Louise Labé, en même temps que l’acuité de ses souffrances, à l’instant même où est suggérée l’articulation de la fugacité et de la postérité, à travers le motif de « l’éphémère éternel » :

Mais tu vivais d’une flamme
Raillée en ce froid séjour ;
Et tu pleurais de ton âme,
Ô Salamandre d’amour !

Quand sur les feuilles parlantes
Que ton cœur sut embraser,
Tu laisses dans un baiser
Courir tes larmes brûlantes,

Ô Louise ! on croit voir l’éphémère éternel
Filer dans les parfums sa soyeuse industrie,
[…]. (Ibid., p. 154-155)

22De même, les quatrains de pentasyllabes de « La Sincère », en dépit de leur apparence de marchandage badin, ne manifestent pas un sentiment heureux, mais plutôt une énergie extrême et intransigeante qui, comme la joie, associe plénitude et brièveté :

L’âme doit courir
Comme une eau limpide ;
L’âme doit courir,
Aimer ! et mourir.
(Ibid., p. 121)

23Marceline Desbordes-Valmore sait ainsi conférer à sa poésie un rythme allègre même quand elle est sans allégresse, et communiquer à son lecteur un allant, une vitalité toujours renouvelée.

24Celle-ci repose également sur une esthétique de l’éclat. La lumière qui caractérise la joie surgit aussi de la langue des Pleurs, dans ses heurts et ses brisures. Si la fluidité harmonieuse est l’une des grandes ambitions du recueil, affichée dès son titre aquatique, elle se conjugue à un sens aigu de l’inattendu, qui souvent se manifeste dans un usage concentré, concerté et inusité de la syntaxe. Dans « Ne viens pas trop tard ! », la mention d’une lueur étincelante est ainsi accompagnée d’une construction particulièrement originale :

Si quelque étincelle plus vive
Échappe au flambeau vacillant,
Comprends-tu l’avis consolant,
Que vers toi ce message arrive ?
(Ibid., p. 78)

25Dans le quatrième vers de la strophe, qui semble à la fois une subordonnée complétive du verbe « comprendre » et une subordonnée relative au groupe nominal « l’avis consolant », quelque chose « échappe » à la prédictibilité de la phrase, déjoue les attentes construites par les premiers vers, et rend ainsi tout à la fois plus dense et « plus vive » la lumière minuscule du présage amoureux.

26« C’est mon âme entière », commente aussitôt le « je » lyrique (ibid.) : de nouveau « l’éternel » réside dans « l’éphémère ». Et là surgit peut-être la plus grande joie des Pleurs, dans la permanence dynamique qui s’installe en dépit de la brièveté, de la soudaineté et de la précarité de la joie, ou plus vraisemblablement grâce à elles. Le recueil met en scène une voix toujours sur le point de se briser et pourtant toujours vive. Dès le vingt-et-unième poème, « Détachement », l’écriture semble devoir cesser, à bout de détresse : le « je » jusqu’alors omniprésent se tait pour laisser place à un « on » impersonnel, l’aphasie menace et la source même de la poésie est présentée comme tarie : « Se plaindre est impossible ; on ne sait plus parler ; / Les pleurs même du cœur refusent de couler » (ibid., p. 101). Néanmoins la parole se prolonge, ample, dans « Tristesse », grâce au souvenir d’« une joie éphémère ». L’existence même du livre témoigne ainsi de la force vitale et créative de Marceline Desbordes-Valmore, de sa « grande obstination dans ce qu’elle savait être sa voie » (Planté, 1987, p. 174), en un dynamisme réconfortant pour le lecteur. Cette ténacité poétique est affirmée dans « Le Rossignol aveugle » : « Et tu chantes les bois, puisque tu vis encore ; / Tu chantes : pour l’oiseau respirer, c’est chanter » (Desbordes-Valmore, [1833] 2019, p. 127). L’oiseau et la poète ne chantent pas comme ils respirent, instinctivement ; ils respirent parce qu’ils chantent, nécessairement. Ainsi que l’a noté Stéphanie Loubère, « [l]a lecture de [l’]œuvre de Marceline Desbordes-Valmore], adossée à celle de sa vie, peut fixer l’attention sur l’‘‘élégiaque éplorée’’ mais c’est oublier le regard que la poète a constamment porté sur sa poésie, le bonheur vital qu’elle lui procurait jusque dans les moments les plus douloureux de son existence » (Loubère, 2020, p. 37). La joie est avant tout dans la voix, qui en présente les signes physiques, notamment dans « Tristesse », où un mot suffit à la montrer ouverte à l’inattendu et disposée à l’élévation enthousiaste : « Et ma voix bondissante avait dit : Est-ce fête ! / Ô joie ! est-ce demain que Dieu passe et s’arrête ? » (Desbordes-Valmore, [1833] 2019, p. 108). Tant que la voix se fait entendre, la joie demeure malgré la douleur, ainsi que le remarquait Yves Bonnefoy dans la préface de son anthologie :

Mais au cœur même de ces poèmes […] apparaît ce qu’on ne peut dire autrement que par l’idée de lumière. Comme si les mots retrouvaient une intensité, une qualité d’évidence qui seraient en puissance dans chaque chose, un vers puis un autre et un autre encore se détachent de la méditation ou du souvenir, illuminant comme d’une foudre l’horizon entier de la terre. Même dans les moments de nostalgie, même dans ceux de la plus grande souffrance, cela s’impose comme une joie (Bonnefoy, 1983, p. 18).

*

27La joie est ainsi dans Les Pleurs tout ensemble un prisme au travers duquel est appréhendé le temps de l’existence, un idéal esthétique qui permet de donner forme à l’écoulement des années comme au surgissement des émotions, et un don fait à l’autre. Pour la « voix » qui se remémore sa « joie éphémère », « se fondre en pleurs », ce n’est donc pas disparaître, mais plutôt accueillir tout ce qui fait la vie, comme en un creuset. La fusion valmorienne est brûlante, parfois corrosive, mais toujours lumineuse, à l’image des « trois mots » qui scandent la vie de « L’Éphémère », de la naissance au trépas : « Bonjour ! bonheur ! adieu ! Trois mots pour ton soleil. » (Desbordes-Valmore, [1833] 2019, p. 230). Dans ce vers, qui par son rythme et son averbalité n’est pas sans rappeler le cri du mémorial de Pascal : « Joie, joie, joie, pleurs de joie », mais aussi dans l’ensemble de son œuvre poétique, Marceline Desbordes-Valmore mime l’instantanéité de la parole. Elle l’inscrit néanmoins dans le temps long du livre, de telle sorte que, pour qui veut bien contempler ses éclats de joie ou de douleur, un durable bonheur de lecture peut advenir.