Colloques en ligne

Vincent Laughery

L’écoute et la chute. Le sens du lieu commun dans le jeu clownesque et ses échos dans l’écriture poétique

Listening and falling. The sense of commonplace in clowning and its echoes in poetic writing

1Cette contribution propose d’une part une réflexion sur la manière de créer un lieu commun par l’art scénique du clown. D’autre part, elle met en parallèle la pratique clownesque depuis les années 1930 en France avec la poésie moderniste anglophone afin de mieux interroger la notion du sens et son rôle dans l’élaboration du commun. Pour ce faire, j’identifie au sein des approches théâtrales de Jacques Copeau et Jacques Lecoq deux manières qu’ont les clowns de communiquer avec le public et, selon moi, de créer ainsi des lieux communs. La première, basée sur la notion du jeu, concerne une disponibilité physique conçue comme la source d’un langage théâtral. Je mets en lien cette dynamique communicationnelle scénique avec un passage des Lectures in America de Gertrude Stein ([1935] 1985), qui offre une réflexion sur la manière dont la parole entre en jeu avec une écoute pour former une écriture poétique-littéraire. Le deuxième mode de communication clownesque présenté ici sera celui du bide, conçu comme un mouvement de chute, un échec personnel qui dissipe la prétention et permet de renouer un rapport avec le public. Je lui trouve un écho dans un poème incontournable dans la carrière de William Butler Yeats, The Circus Animals’ Desertion ([1939] 1996), qui thématise la déchéance de toute une trajectoire littéraire (la sienne au figuré) comme une condition du discours poétique. De ces croisements entre une pratique scénique et une pratique d’écriture émerge une notion du sens comme dynamique relationnelle et comme mise en échec de l’ego ouvrant à un sol commun.

1. L’écoute

2L’approche du clown prônée par Jacques Lecoq à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle a été d’une telle influence, en Europe et au-delà, qu’il serait difficile aujourd’hui de parler de la pratique contemporaine du clown sans évoquer le travail de cet artiste et pédagogue français1. Pour établir sa pratique, Lecoq s’est lui-même appuyé sur une pédagogie articulée avant lui par Jacques Copeau. Au cœur de tout travail scénique, clownerie incluse, se trouve en effet pour Lecoq une notion de jeu, qu’il hérite en partie des travaux de recherche scénique menés par Copeau au Théâtre du Vieux-Colombier pendant l’entre-deux-guerres. Soucieux de s’écarter d’un « théâtre de l’interprétation », fondé sur le primat du texte dramatique et imposant à l’interprète de « médiatiser avec l’épaisseur sémantique du langage », Copeau tente de développer un « théâtre de l’improvisation » dans lequel « l’acteur est confronté avant tout au présent et à l’instant partagé avec le partenaire et le public » (Freixe, 2015). Sa recherche part d’observations du jeu chez l’enfant et se poursuit au cirque, où il retrouve dans les numéros des clowns Fratellini un art de l’improvisation et une valorisation du lien au public et de l’entente entre partenaires de jeu. Il décèle, au sein de cette pratique, une disponibilité physique, affective et psychique, dont il fera le cœur de ses recherches. Bien avant l’Espace vide de Peter Brook (1968), il développe une exploration du jeu fondée sur la nécessité de partir d’un espace désencombré, à l’image de la piste vide du cirque2. Transposée sur le corps des comédien·ne·s, cette insistance sur le vide « fonde la pédagogie du jeu sur la réception première du monde extérieur : le monde s’imprime en nous, et le jeu en exprime une trace, un prolongement » (Freixe, 2015). Ainsi, les comédien·ne·s sont entraîné·e·s à entrer en lien avec le public, idéalement à former avec lui une « communion » selon Copeau3. La troupe de théâtre, quant à elle, doit former une « communauté » lui permettant de s’approcher du « chœur, au sens antique », que Copeau voyait comme « la cellule mère de toute poésie dramatique », ajoutant : « C’est bien de poésie que nous étions altérés » (Copeau, 1979, p. 92).

3Jacques Lecoq perpétue dans une certaine mesure cette vision en concevant le théâtre comme poésie du présent, comme réceptivité et comme lien entre les actrices, les acteurs et leurs publics. Il adapte cette vision et la transforme au sein de sa propre approche du jeu comme noyau de tout travail de scène4. Selon Lecoq, la création théâtrale se base sur « les dynamiques de la nature et des relations humaines qui constituent les moteurs de jeu et que le public reconnaît », non comme un ensemble de références dont le sens serait préétabli mais comme une « création véritable, réinventée chaque jour » (Lecoq, [1997] 2016, p. 139). Simon Murray, lecteur anglophone influent de Lecoq, propose la description suivante du principe du jeu chez Lecoq : « Le jeu est un principe dynamique qui informe la qualité d’interaction parmi les comédien·ne·s et le public [Play is a dynamic principle which informs the quality of interaction between performers and their audience] » (Murray, 2013, p. 34. Je traduis). La notion de dynamique interactive est en effet centrale au travail du clown qui intervient à la fin de « l’École » de Lecoq, le petit masque rouge formant le pendant comique du masque neutre avec lequel la formation démarre ; pour Lecoq, « [o]n ne fait pas le clown devant un public, on joue avec lui. Un clown qui entre en scène entre en contact avec toutes les personnes qui constituent le public » (Lecoq, [1997] 2016, p. 200-1). L’admiration que Copeau dit avoir ressentie devant l’un des Fratellini ayant profité un soir du rire singulier d’une spectatrice pour réorienter tout le sens de son numéro5, Lecoq affirme l’avoir ressentie lors d’une démonstration de clown faite par Raymond Devos : « Il improvisa de manière magistrale à partir d’un pied de chaise posé sur le sien. La moindre réaction, un geste, un rire, un mot venu du public, était pour lui l’occasion d’un départ de jeu. Souvenir impressionnant d’un grand clown ! » (Lecoq, [1997] 2016, p. 201). Chez Lecoq, la communication avec le public, cette collectivité humaine toujours différente, permet même à la clown ou au clown d’exister, d’apparaître en tant que nul·le autre que soi-même, mais soi-même comme n’importe qui, un être parmi d’autres avec ses idiosyncrasies. Ainsi elle·il évitera d’être simplement « expressive ou expressif », de rester replié·e sur soi en se cantonnant dans son propre jeu, mais aura l’opportunité, grâce au public, de devenir « créative et créatif » (Lecoq, [1997] 2016, p. 16-17). Aussi Lecoq envisage-t-il la pratique du clown comme le parachèvement d’une formation qui équipe les actrices et acteurs avec des outils pour atteindre une vérité ou une authenticité dans le jeu, selon la vision du clown formulée par Copeau. Plutôt qu’une adéquation avec soi-même, cette sincérité se développe comme une reconnaissance partagée de l’instant présent et de la réalité vécue, que le clown a la responsabilité d’identifier.

4La dynamique de jeu qui établit une connivence entre clown et public passe par une complicité entre les clowns que Louise Peacock décrit comme « une communication silencieuse, un accord tacite [a silent communication, an unspoken understanding] » (Peacock, 2020. Je traduis) sur la base d’un exemple offert par Lecoq : « Deux personnes se croisent, s’arrêtent par le regard, et il se crée une situation dramatique silencieuse après le croisement » (Lecoq, [1997] 2016, p. 53). Grâce au jeu, qui ouvre les rapports de communication à la salle, cette complicité de l’instantanéité et de la synchronie peut, selon L. Peacock, se produire simultanément entre clowns et public comme le résultat d’une imagination collective et d’une communication instinctive6. On retrouve ici l’insistance de Copeau sur le ludisme, la communication corporelle et une idée du sens construit par improvisation impulsionnelle tacite dans l’instant présent plutôt que par le recours à une sémantique de la langue parlée. Tout comme dans la pantomime, la clownerie exige parfois l’élaboration de « gestes limites, qui vont au-delà du quotidien et s’inscrivent dans un temps différent du langage parlé », ou encore un vocabulaire de « la grimace, utilisée pour remplacer chaque mot » (Lecoq, [1997] 2016, p. 142). Et comme dans le travail du bouffon, ce rythme, lorsqu’il est verbal, peut emprunter à la répétition : « Sur un texte, [les clowns] pourront répéter dix fois le même mot, revenir en arrière, rien que par plaisir » (Lecoq, [1997] 2016, p. 173). Telory Arendell souligne dans ce mode de communication l’élément rythmo-musical, ou « le recours à un langage qui est musical dans sa construction et son énonciation [the use of a language that is musical in its construction and delivery] » (Arendell, 2015, p. 20. Je traduis). C’est en développant ce langage que le clown sera capable d’être « juste » dans le jeu (Lecoq, [1997] 2016, p. 36), c’est-à-dire d’être en mesure d’identifier les enjeux de l’instant présent, ce qui se joue à chaque instant et ce qui constitue un événement dramatique7. Comme chez Copeau, il s’agit d’un travail vers une certaine disponibilité physique qu’il faut comprendre comme une faculté de résider dans un « état de jeu » réceptif aux impulsions intérieures et extérieures (renvoyant au travail de base du masque neutre). Cet état va permettre d’effectuer une transposition des informations perçues en un langage théâtral8.

5La « disponibilité » corporelle scénique ou l’état de jeu dans lequel Copeau et Lecoq voient la possibilité d’un langage théâtral trouve un écho dans une certaine conception de la poésie formulée dans les années 1930 par l’autrice américaine Gertrude Stein. Dans ses Lectures in America, celle-ci présente la poésie comme une écriture qui tire son origine d’une dynamique relationnelle oscillant à chaque instant entre une écoute et un parler :

When I first realized the inevitable repetition in human expression that was not repetition but insistence when I first began to be really conscious of it was when at about seventeen years of age, I left the more or less internal and solitary life I led in California and came to Baltimore and lived with a lot of my relations and principally with a whole group of very lively little aunts who had to know anything.

If they had to know anything and anybody does they naturally had to say and hear it often, anybody does, and as there were ten and eleven of them they did have to say and hear said whatever was said and any one not hearing what it was they said had to come in and to hear what had been said. That inevitably made everything said often. I began then to consciously listen to what anybody was saying and what they did say while they were saying what they were saying. This was not yet the beginning of writing but it was the beginning of knowing what there was that made there be no repetition. No matter how often what happened had happened any time anyone told anything there was no repetition. This is what William James calls the Will to live. If not nobody would live.

And so I began to find out then by listening the difference between repetition and insisting and it is a very important thing to know. You listen as you know.

Then there is another thing that also has something to do with repeating.

When all these eleven little aunts were listening as they were talking gradually some one of them was no longer listening. When this happened it might be that the time had come that any one or one of them was beginning repeating, that is was ceasing to be insisting or else perhaps it might be that the attention of some one of them had been worn out by adding something. What is the difference. Nothing makes any difference as long as some one is listening while they are talking.

That is what I gradually began to know. (Stein, [1935] 1985, p. 169-70)9

6La prose de Stein a ceci de particulier qu’elle pousse très loin la suspension de certaines caractéristiques du langage courant. Même dans cet extrait tiré d’une conférence publique, le langage ne semble pas entièrement subordonné à sa fonction de véhiculer les contenus qu’il relaie selon la conception saussurienne du signe linguistique comme l’unité d’un concept et d’une image acoustique10. Cela étant dit, je m’attarde dans un premier temps sur l’anecdote elle-même plutôt que sur la précarisation de la sémantique si caractéristique de l’écriture de Stein. Ici, l’écriture est décrite à partir des commérages de ses « petites tantes », plus précisément à partir d’une distinction entre répétition et insistance. Stein s’intéresse à ce qui, dans ces conversations, fait de la répétition non pas la réitération de la même information, mais une variation dans le partage de l’information. Cela dépend d’une écoute comme condition du parler. Lorsqu’elle décrit le glissement de l’insistance vers la répétition, Stein l’attribue à un « parler » qui n’écoute plus, ce qui engendre soit une prise de parole qui n’est plus sous-tendue par une insistance, soit un épuisement de l’attention. Le style particulier de Stein trouble ici l’attribution des positions du schéma énonciatif, suggérant, plutôt qu’une alternance d’émission et de réception, une émission qui ne peut être envisagée que comme réception, à la manière du corps chez Copeau et Lecoq11. L’objet du commérage n’est pas digne d’attention en soi au sein du commérage des petites tantes. Le commérage se comprend plutôt comme l’investissement de cet objet comme étant digne d’attention et comme la performance collective et mutuelle de cette attention. Ce que fait le commérage et, par extension, l’écriture poétique (qui est en cela aussi redevable des variations de l’instant présent que le clown chez Lecoq), n’est rien d’autre que l’identification de ce qui fait événement, et de ce qui se passe au sein d’un groupe qui communique12. Tout parler ne parlera alors qu’à la condition, en somme, de ne rien dire qui ne soit pas redevable d’une écoute, ou qui ne soit issu d’une tension de jeu entre des pôles d’écoute et de parole. Cette forme de communication aura donc peu à faire avec un contenu propositionnel isolable de l’énoncé13. La pertinence de l’énoncé sera déterminée bien plutôt à partir de son « insistance », c’est-à-dire selon la façon dont il répond, traduit ou accuse le coup de ce qui est en train de se passer, selon une syntaxe performative plutôt que strictement linguistique14. Ce que Copeau semble apprendre des enfants et des clowns qui jouent, Stein raconte l’avoir appris de ses petites tantes qui ragotent (ou se livre du moins à la performance de cette histoire d’origine)15. Chez Stein comme chez Copeau et Lecoq, poètes ou clowns ne parlent plus que pour dire leur écoute. Il s’agit d’écrire la grande poésie de la petite tante qui écoute ; d’accueillir dans l’improvisation de ce marginal social qu’est la·le clown l’histoire de l’humanité telle qu’elle se joue à chaque instant.

2. La chute

7Si la première possibilité qu’ont les clowns de communiquer avec leur public tient au moyen de communication lui-même, à une faculté de s’adresser à l’autre, avec l’autre, à partir d’un état de réceptivité, la deuxième possibilité (dans cette liste ouverte) tient plus à une trajectoire physique, émotionnelle et narrative : il s’agit de la chute. Événement comique par excellence, la chute est travaillée, dans la pédagogie de Lecoq, par l’exercice de l’exploit et du bide. Lecoq raconte dans Le Corps poétique les débuts de sa recherche clownesque :

J’ai demandé un jour aux élèves de se mettre en cercle – souvenir de la piste – et de nous faire rire. Les uns après les autres, ils se sont essayés à des pitreries, des galipettes, des jeux de mots plus fantaisistes les uns que les autres, en vain ! Le résultat fut catastrophique. Nous avions la gorge serrée, l’angoisse au plexus, cela devenait tragique. Lorsqu’ils se rendirent comptent de cet échec, ils arrêtèrent leur improvisation et allèrent se rasseoir, dépités, confus, gênés. C’est alors, en les voyant dans cet état de faiblesse, que tout le monde se mit à rire, non du personnage qu’ils prétendaient nous présenter mais de la personne elle-même, ainsi mise à nu. Nous avions trouvé ! Le clown n’existe pas en dehors de l’acteur qui le joue. (Lecoq, [1997] 2016, p. 19)

8Ce sera dès lors cet humain même qu’est l’actrice ou l’acteur, ou la version risible et vulnérable de cet humain, dont on rit : « Nous sommes tous des clowns, nous nous croyons tous beaux, intelligents et forts, alors que nous avons chacun nos faiblesses, notre dérisoire, qui, en s’exprimant, font rire » (Lecoq, [1997] 2016, p. 196). Lecoq part donc de ce constat pour développer l’exercice de l’exploit et du bide, l’idée étant de présenter au public une performance singulière mais totalement banale comme s’il s’agissait d’un exploit. Au moment où cette performance rate, où la·le clown réalise que l’exploit ne provoque pas chez son public l’effet escompté – plus les attentes de la ou du clown sont élevées, plus la retombée sera spectaculaire –, la·le clown accuse le bide. Elle·il devient vulnérable, ridicule, l’image inverse de ce que l’on s’efforce d’être au quotidien : « Par cet échec, il dévoile sa nature humaine profonde qui nous émeut et nous fait rire » (Lecoq, [1997] 2016, p. 199). On peut interpréter le bide comme une intériorisation du mouvement corporel de la chute comique, lorsqu’un personnage éminent trébuche et tombe. Cela dit, Lecoq précise bien que le public ne se moque pas de la personne découverte par le bide : « il se sent supérieur et rit, ce qui est tout à fait différent » (Lecoq, [1997] 2016, p. 204)16. Grâce à ce raté, au dévoilement de cette inadéquation, la·le clown non seulement apparaît, aux yeux de toutes et tous, mais se trouve désormais sur un sol commun partagé avec son public. En effet, sans qu’aucun des deux partis en fût forcément conscient, la·le clown est entré·e sur scène en désaccord avec le public. Lecoq demande à ses élèves de porter leur conscience sur leur force (« vous arrivez en vainqueur » [Lecoq, [1997] 2016, p. 198]) afin d’accentuer le sentiment d’importance que leur confère la maîtrise de leur exploit. Après le bide, ce n’est pas seulement l’effet raté qui donne à sentir la trajectoire d’une chute, mais la retombée intégrale d’une image narcissique17. Tout ce que fait la·le clown après cette réalisation se fait désormais à partir d’un accord retrouvé avec le public, selon la conscience aiguë et partagée du bide et de ses implications pour celle·celui qui l’a subi.

9Le bide est donc un instrument d’une puissance considérable, capable de niveler la prétention égotique et, par là-même, d’ouvrir un champ d’exploration une fois Narcisse congédié. Nonobstant, un certain comique de répétition veut aussi que la prétention clownesque ne soit jamais très loin et que l’improvisation à partir du bide se fasse ainsi selon une alternance de prétention et de désillusion. Reste qu’à chaque bide, la·le clown doit affronter la vacuité de sa prétention et que c’est seulement à cette condition qu’on prend plaisir à la·le voir redevenir prétentieux·se. De même que l’écoute s’érige en condition de communication, le bide se présente comme une condition à partir de laquelle la·le clown est présent·e à son public, peut communiquer avec lui, s’appuyer sur un sol commun et investir une co-construction à partir de l’échec personnel. L’ego étant destitué, la·le clown peut devenir ce réceptacle qu’elle·il se doit d’être, sans pour autant faire personnage ni devenir quelqu’un d’autre que soi-même : soi-même comme n’importe qui, comme possibilité d’existence partagée. Le bide ouvrant ainsi à l’état de jeu, la·le clown ne sera dès lors « disponible » qu’à condition de devenir cet être de tous les possibles ; elle·il ne pourra le rester, y « insister » dans le sens de Stein, qu’en portant chaque nouvelle prétention à son comble avant de rechuter, acte dans lequel tout le monde est mis d’accord.

10Si les clowns ne deviennent clowns qu’à partir du bide, on trouve chez un second poète anglophone moderniste une exploration littéraire du même schéma, avec des implications importantes pour la notion du sens en poésie. Dans le poème La Désertion des Animaux du Cirque, publié en 1939 par William Butler Yeats, le mouvement de la chute est aussi investi comme un aveu d’impuissance :

I

I sought a theme and sought for it in vain,
I sought it daily for six weeks or so.
Maybe at last being but a broken man
I must be satisfied with my heart, although
Winter and summer till old age began
My circus animals were all on show,
Those stilted boys, that burnished chariot,
Lion and woman and the Lord knows what.
[…]

III

Those masterful images because complete
Grew in pure mind but out of what began?
A mound of refuse or the sweepings of a street,
Old kettles, old bottles, and a broken can,
Old iron, old bones, old rags, that raving slut
Who keeps the till. Now that my ladder's gone
I must lie down where all the ladders start
In the foul rag and bone shop of the heart.
(Yeats, 1996, p. 471-2)18

11Grand poète, chantre moderne du folklore irlandais, Yeats n’écrit ce poème que très tard dans sa vie. Le je poétique, qui semble se faire le miroir du poète, évoque, dans la première partie du poème, la recherche d’un thème qu’il n’a jamais su trouver. Il contemple ces « animaux du cirque » que sont les motifs qu’il a travaillés, insistant sur l’aspect de la parade, du tape-à-l’œil, du pompeux même : « stilted », qui désigne des échasses, veut aussi dire « guindé », « faux ». La deuxième partie passe en revue ces anciens thèmes. On y reconnaît des thématiques propres à la carrière poétique de Yeats. La troisième partie explore l’origine piteuse et répugnante de ce déploiement de personnages et de motifs légendaires dont le je poétique déchante désormais : son propre cœur, qu’il dépeint comme une « chiffonnerie sordide », un lieu nauséabond où toutes les « échelles » de ses ascensions lyriques prennent pourtant racine, dans lequel il doit désormais « s’étendre. » Spectaculaire retombée, du haut de cinquante ans de carrière artistique et d’un prix Nobel. Yeats investit ici le mouvement de la chute, sinon comme un événement comique, du moins comme une prétention évidée, présentant son « cœur », dans toute sa singularité, sa violence, sa faiblesse et sa propension au récit épique – un cœur quelconque, un simple endroit d’où part toute échelle selon l’image du poème, toute entreprise d’ascension, d’élévation humaine depuis un parterre poussiéreux plein de vieux bric-à-brac. L’image finale ouvre en outre de manière énigmatique sur la question du rôle que joue la conscience de la mort dans toute parole poétique. Il s’agit d’une certaine manière de la scène des fossoyeurs d’Hamlet, où le crâne de Yorick et la poussière de César se retrouvent entremêlés, sans hiérarchie ou distinction, la mort formant classiquement dans les motifs bas-médiévaux de la danse macabre une figure du nivellement définitif19. Comme le bide pour le clown, La Désertion des Animaux du Cirque représente une chute au cours de laquelle un être passe de la position verticale à l’horizontale, retombe sur un sol commun et devient ainsi un être humain parmi d’autres, dérisoire dans sa prétention. Le clown, pour Lecoq, ne communique avec le public qu’à partir de l’horizon de vérité de l’exploit raté. Yeats quant à lui pose l’aveu d’un certain mensonge de la prétention lyrique et du récit de l’exploit (l’épique) comme la possibilité de partager une conscience vécue de la mort et, par extension, comme une condition du discours poétique.

*

12Ces lectures des praticiens de la scène J. Copeau et J. Lecoq, confrontées à celles des poètes modernistes anglophones que sont W. B. Yeats et G. Stein, permettent d’interroger la notion du « commun » à partir de la question du « sens ». Dans tous les discours présentés ici, le « sens » est pensé au-delà du sémantique. À la place d’un « sens » conçu comme un « vouloir dire », le sens apparaît plutôt à partir d’une logique de l’événement, d’un « ce qui se passe », irréductible en cela à aucune des positions du schéma énonciatif, mais impensable en dehors d’une adresse. Il se rapproche ainsi de ce que Jean-Luc Nancy qualifie comme « l’adresse d'une pensée qui nous vient de partout simultanément, multipliée, répétée, insistante et variable, faisant signe vers rien d'autre que “nous” et vers notre curieux “être-les-uns-avec-les-autres”, les-uns-adressés-aux-autres » (Nancy, 1996, p. 13-14). Les modes de « communication » envisagés ici apparaissent dès lors comme « communicatifs » à partir de leur enracinement dans une adresse dont la fonction est moins de signifier en vertu de l’appareil référentiel que de faire signe vers un certain lien, un « nous » à faire et à refaire à chaque instant. L’écoute et la disponibilité physique dans le jeu clownesque chez Copeau et Lecoq, le « parler-écouter » de Stein, l’événement du « bide » chez Lecoq et celui du désenchantement comme chute dans le poème de Yeats, semblent tous exiger ainsi une pensée du « lieu commun » comme co-investissement éthico-pratique du sens en tant que lien physique, perceptif et affectif. Le jeu clownesque comme l’écriture poétique sont ainsi conditionnés par des dynamiques relationnelles distinctes mais au sein desquelles « communiquer » signifie d’abord exister ensemble, devant un horizon de sens partagé, ne serait-ce que celui de la finitude de toute existence.