Colloques en ligne

Alice Bottarelli

Appuyer sur la détente : quelques ressorts du commun et du comique chez Benoziglio

"Fire on the lake": commonplace and comic space in Benoziglio's novels

[Certains] moyens techniques utilisés par le mot d’esprit – unification, homophonie, utilisation multiple, modification de locutions connues, allusion à des citations –, [permettent] de mettre en évidence un caractère commun, à savoir qu’on y retrouve quelque chose de connu toutes les fois qu’on aurait pu s’attendre à rencontrer quelque chose de nouveau à la place. Le fait de retrouver ainsi le connu est empreint de plaisir ; et, une fois de plus, nous n’avons guère de mal à identifier dans un tel plaisir le plaisir d’économiser, à le rapporter à l’économie réalisée sur la dépense psychique. (Freud, [1905] 1988, p. 229)1

1Freud rapproche ici le plaisir du mot d’esprit, qui déclenche le rire, avec le plaisir de la reconnaissance, et de là, celui d’économie psychique. Son essai de 1905 sur Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten), resté inégalé sur ce plan, explique brillamment les mécanismes du rire, et permet de lier ce dernier à la notion de lieu(x) commun(s), dans la mesure où le rire à la fois crée du commun et repose sur du commun. En se fondant sur la reconnaissance du même, le rire autorise des raccourcis que la conscience savoure. Or, dès lors qu’elle devient systématique ou même trop souvent réitérée, cette reconnaissance menace de faire tomber la rieuse ou le rieur dans le plaisir du stéréotype, du simple cliché. Mais le rire doit également surprendre, d’où une tension qui est à la source du comique. En somme, réfléchir aux articulations du comique et aux fondements du commun n’est peut-être qu’un même geste.

2Nous partirons aussi du principe qu’un livre déploie des lieux communs physiques, pragmatiques, afin d’accueillir son lectorat. Ceux-ci contribuent à établir l’horizon d’attente et le pacte de lecture. Les différents « seuils » d’un ouvrage, abondamment décrits par Genette (voir Genette, 1987), opèrent ces fonctions : l’ensemble du péritexte, mais aussi les espaces au sein du livre, telles les divisions chapitrales, instituent des points de chute, des étapes de retrouvailles avec le connu – autant d’articulations entre les lieux immatériels de la fiction et les différents espaces physiques du livre, qui permettent aux lectrices et lecteurs de nouer du commun, c’est-à-dire aussi bien du familier que du collectif. Indépendamment de l’idée de cliché littéraire (intradiégétique), ces « lieux communs » sont, tout simplement, des dispositifs d’accueil, des sas d’entrée, aussi bien des lisières que des points de rassemblement.

2. Au seuil de l’œuvre

3À quelques exceptions près, l’entier de l’œuvre de Jean-Luc Benoziglio appartient au genre du roman2. Au nombre de treize, tous ces romans sont parus chez Seuil, et dans la collection « Fiction & Cie » dès la naissance de la collection en 19743. Attardons-nous sur le péritexte éditorial du Feu au lac qui, dès lors, est représentatif de celui de ses autres romans.

4L’aspect visuel de la couverture – dominée par le blanc, avec une typographie sobre et sans image à l’exception de la vignette habituelle de la collection, austère et qui fleure bon son XVIIIe siècle – suggère l’appartenance à la littérature consacrée, dotée d’un cachet institutionnel. La maison d’édition confirme cette hypothèse : la collection « Fiction & Cie » se définit comme « lieu d’accueil pour des œuvres éclectiques et exigeantes »4. Le « commun » auquel cette œuvre s’adresse et que circonscrit ce premier palier péritextuel est donc limité à une élite culturelle. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir l’ouvrage pour constater que l’écriture est extrêmement dense, minuscule, quasi sans saut de paragraphe et presque sans point. L’effort de lecture s’annonce conséquent et, d’ores et déjà, les espaces entre les chapitres se présentent comme des lieux où l’on pourra souffler. Ces derniers sont autant de seuils à l’intérieur du texte, autant de lieux communs, comme nous le verrons.

5La quatrième de couverture, à l’instar de tous les autres espaces péritextuels5, est un lieu commun, qui continue de préciser l’horizon d’attente, et de spécifier le pacte de lecture : tous ces dispositifs opèrent un cadrage de plus en plus étroit, tout en donnant de plus en plus d’indices sur le contenu du livre. Benoziglio a pour habitude de rédiger lui-même les résumés qui figurent en quatrièmes de couvertures de ses romans. Voici le début de celui du Feu au lac, qui regorge de stéréotypes – autant de lieux communs rhétoriques dans un « lieu commun » pragmatique :

À demi Français, en partie Juif, à moitié Suisse, pas très catholique, l'auteur a introduit ces quatre éléments dans l'ordinateur (qu'il ne possède pas) et cliqué sur sa propre mémoire, ou ce qu'il en reste.

Il en est ressorti ce cocktail détonant où, accents, montres, banques, bovins, neutralité, Seconde Guerre mondiale et guéguerre franco-suisse, tout se mélange, se heurte et se brise. Et cela avec une telle provocante maladresse que tous les camps, pour une fois réconciliés ne manqueront pas de se récrier que ça ne leur ressemble pas. (Benoziglio, 1998, quatrième de couverture)

6La « suissitude » (osons l’expression) du contexte romanesque est résumée en cinq clichés définitoires : « accents, montres, banques, bovins, neutralité ». Le caractère stéréotypé d’un tel tableau est immédiatement souligné, non seulement par la parataxe puis par le contraste entre « Seconde Guerre mondiale » et « guéguerre franco-suisse » (deux conflits d’une gravité inassimilable, l’un armé et meurtrier, l’autre purement symbolique et culturel), mais aussi par la « provocante maladresse » qui a présidé à cette vision contextuelle. Enfin, la conclusion de cet amalgame est que les deux camps ne s’y reconnaissent pas (« ça ne leur ressemble pas »). Or le propre d’un stéréotype est bien de ne pas ressembler à la réalité pour celle ou celui qui en est victime6. Dès le seuil, une telle surabondance de lieux communs établit d’une part la visée humoristique du texte, d’autre part une possible connivence de l’auteur avec ses lectrices et lecteurs (et une possible connivence des lectrices et lecteurs entre eux et contre lui). Par cette stratégie, Benoziglio renforce le rôle liminaire de ce résumé qui, en jouant sur des stéréotypes pour les (dés)intégrer dans la fiction, crée un nouveau (répertoire de) lieu(x) commun(s).

7Comme beaucoup d’ouvrages de Benoziglio, Le Feu au lac raconte les déboires d’un protagoniste en perpétuel décalage avec son environnement culturel et avec les codes sociaux les plus élémentaires, dont les tentatives de créer du lien se soldent systématiquement par des échecs. Suisse, il est venu s’exiler, après-guerre, sur une île dans un village français. Pince-sans-rire et porté à la mélancolie, il est sans cesse sanctionné par une sorte d’ironie du sort qui pèse sur lui. Sa non-appartenance aux communautés humaines qu’il rencontre provient de et conduit à une inexorable solitude. Ce monde, pour le héros benoziglien, apparaît toujours inhospitalier. Au point, parfois, de devenir inhabitable. Les « lieux communs » ne lui sont pas accessibles, il ne peut s’empêcher de les briser, de les démonter, d’en rendre visibles les soudures, d’en être la victime quasi consentante. Pour ainsi dire, il se trouve d’office excommunié7.

3. Libellules et coccinelles

8L’une des marques structurelles (et structurantes) du romanesque est sa division chapitrale. On pourrait en déduire la formule : chapitrer c’est romancer – et vice versa. Voyons dès lors comment fonctionnent les débuts de chapitres chez Benoziglio, qui a pour habitude d’entamer ses romans in medias res :

Si vue d’hélicoptère il y avait (mais pourquoi diable hélico y aurait-il pour si obscur personnage ?), on verrait mieux que 250 mètres environ séparent la petite île du rivage.

Arquée face au vent, toutes facettes exorbitées, une libellule, quand même, à tout hasard, filme pour l’histoire. (Benoziglio, 1998, p. 7)

9Cet incipit présente divers éléments qui seront repris par la suite comme leitmotive :

  • le personnage que nous allons suivre à travers les 300 prochaines pages est « obscur » au sens de « peu digne d’intérêt » (mais aussi, dans une certaine mesure, « sombre », voire « sinistre ») ;

  • il est observé de loin, en focalisation externe, par une instance narratrice non identifiée (« vue d’hélicoptère », « on verrait ») ;

  • l’action se situe entre île et rive, et leur distance est évaluée approximativement ;

  • en décalage avec le régime a priori réaliste du texte, une libellule apparaît…

  • … et c’est cette libellule qui va permettre la consignation des faits.

10Éparpillée et non linéaire, l’intrigue est à recomposer après-coup. Nous nous attacherons surtout à en examiner les charnières – c’est sur ce plan que le second personnage mentionné ici nous intéresse. De fait, chaque chapitre est inauguré par le motif de la libellule-qui-observe-la-scène – comme en témoigne le début du deuxième chapitre :

Très lointaine ancêtre de la précédente, ne se doutant pas qu’elle travaille pour l’histoire, une libellule filme la scène en décrivant au-dessus des personnages des cercles presque parfaits. L’époque veut qu’elle tourne avec de la pellicule, l’aïeule libellule, et non en vidéo. (Benoziglio, 1998, p. 17)

11Ce motif est comique par les effets de décalage et de répétition qu’il produit – de surcroît dans cet exemple, où l’exactitude historique (« L’époque veut qu’elle tourne avec de la pellicule ») l’emporte sur la plus élémentaire vraisemblance (a-t-on déjà vu une libellule cinéaste ?).

12Dès lors, ce roman permet d’explorer comment la structuration en chapitres peut amplifier la dimension comique d’un texte. Et qui dit comique, dit commun : en jouant sur le retour du même, du connu, autrement dit au travers de la répétition et du stéréotype, Benoziglio crée du « lieu commun » au sens propre (pragmatique) comme au figuré (rhétorique, symbolique). Je partirai d’un syllogisme : les spécialistes du chapitre littéraire s’accordent sur le fait que « les chapitres relaient la tension narrative » (Leblond, 2012, § 1) (prémisse majeure). Dans un tout autre domaine, bon nombre de théoriciens du rire, dont Kant et Freud, affirment que le rire provient du relâchement d’une tension (prémisse mineure). Ergo, le chapitrage peut structurer, prolonger, déclencher voire générer des rires chez les lectrices et lecteurs (conclusion).

13À titre d’analogie intermédiale, je me permets de solliciter un autre personnage-insecte dont la fonction de relais comique, de mise en perspective décalée et de satire par l’absurde est similaire à celle de notre libellule benoziglienne : la coccinelle de Gotlib dans La Rubrique-à-brac. Apparue d’abord dans la bande dessinée de manière sporadique pour remplir des cases jugées trop vides, la coccinelle finit par prendre de plus en plus de place, notamment lorsqu’elle se met à parler et donne son avis à tout bout de champ, parfois a contrario de ce qui se déroule dans les cases8. Elle peut servir à illustrer comment Benoziglio scande et tisse ses chapitres, à montrer qu’un tel jeu comique et narratif trouve également des manifestations non romanesques, et à convoquer ici ce que Denis Saint-Amand nommerait un « style potache » (Saint-Amand, 2019), qu’on retrouve aussi bien chez Benoziglio que chez Gotlib.

14De la même manière que le retour récurrent de la coccinelle chez Gotlib constitue un lieu commun tangible par le jeu sur la réitération graphique, la libellule benoziglienne relève d’un usage de la rhétorique au travers d’une sorte d’anaphore chapitrale qui devient, au fil de la lecture, un véritable stéréotype pour les lectrices et lecteurs – un stéréotype qui, cependant, allie répétition et variation, puisque la libellule se manifeste chaque fois de manière nouvelle et surprenante, tout en remplissant notre attente de la voir revenir. En d’autres termes, Benoziglio comme Gotlib suivent les principes cicéroniens du lieu commun, alliant inventio et elocutio9, dans le but non seulement d’emporter l’adhésion du lectorat, mais aussi et tout simplement d’amuser, de faire rire, de mettre en commun les affects.

4. Le chapitre comme relais de la tension narrative

15Quelles que soient les approches de cet objet malléable et protéique qu’est le chapitre, il est toujours considéré comme une unité (rythmique ou spatiale, poétique ou rhétorique), mais une unité non autosuffisante, en négociation avec des contraintes aussi bien textuelles que circonstancielles (dictées par l’histoire littéraire, les impératifs éditoriaux, le support sur lequel il s’inscrit, etc.). Pragmatiquement, il est une unité pour l’écriture comme pour la lecture : après lui on fait une pause, on a fini de poser l’épisode sur papier ou bien on a avalé assez de pages pour mériter une récréation. Mais il faut donner envie de poursuivre après lui ; c’est pourquoi, selon Aude Leblond, il « correspondrait plutôt au souci stratégique d’entretenir la “tension narrative”, pour reprendre le concept développé par Raphaël Baroni : il aurait une fonction linéaire et respiratoire » (Leblond, 2012, § 5). Dès lors, qu’entend-on par tension narrative ?

La tension narrative [recoupe] différents effets que l’on associe ordinairement aux récits de fiction pourvus d’une intrigue : notamment le suspense, la curiosité et la surprise. (Baroni, 2013, § 3)

16Retenons qu’elle est une structure dynamique capable de produire des effets. Elle peut ainsi épouser le balisage des chapitres qui, toujours selon Aude Leblond, « fournissent à intervalles réguliers » des « micro-dénouements ». Dès lors, « La coupure chapitrale relève à la fois de la rupture et de la prise d’élan » (Leblond, 2012, § 2). Cette ambivalence est tout particulièrement prégnante chez Benoziglio, où l’on pourrait parler de « boucles de tension » : son écriture difficile nécessite une attention pleine et coûteuse (en termes d’énergie, tant cognitive qu’affective), si bien que la fin de chapitre vient à la fois marquer un intervalle bienvenu, et relancer le désir d’avancer. En d’autres termes, cette dimension contradictoire du chapitre, qui est à la fois une brèche et un liant, une suture et une coupure, nous pousse aussi bien à l’interruption ou à l’arrêt qu’à la continuation. Pour l’écrivain l’exercice est acrobatique, comme le souligne Ugo Dionne :

Il faut à la fois clore (l’unité) sans conclure (l’œuvre entière) ; il faut couper sans rompre, délasser le lecteur sans l’aliéner ou le lasser ; il faut saturer le chapitre en préservant sa faculté de rebondir et de se prolonger. On doit donc trouver un dosage entre ouverture et fermeture, enchaînement et suspension ; tâche complexe et périlleuse, qui frôle le paradoxe. (Dionne, 2008, p. 445)

17On peut comparer ce minutieux dosage à celui que doit opérer l’autrice ou l’auteur d’un mot d’esprit : comme le souligne Freud, l’équilibre du Witz est délicat, puisqu’il doit à la fois parvenir à une extrême condensation, sans risquer d’être trop abscons et de demeurer alors incompris. Le jeu de mots relève ainsi d’une pondération entre la clarté et la densité : trop de l’une et il perd son audace (et ne fait pas rire) ; trop de l’autre et il tombe dans l’obscurité (et ne suscite au mieux qu’une perplexité navrée). Une telle capacité d’équilibrisme se retrouvera pleinement chez Benoziglio.

18Pour clore ce chapitre, mentionnons que Raphaël Baroni et Anaïs Goudmand remarquent un changement des usages du chapitre au XIXe siècle sous l’influence du roman-feuilleton :

Il semble donc que la fonction esthétique du chapitre se serait déplacée au-delà de la simple pause respiratoire : il s'agirait plutôt d'imposer au lecteur ce que l’on pourrait définir comme une « respiration haletante ». (Baroni et Goudmand, 2017, p. 122)

19Une « respiration haletante », moyennant quelques saccades, est-ce ainsi que nous pourrions définir le rire ? L’analogie possible entre la tension produite par la succession (effrénée) des chapitres et celle, libérée, que génère une scène comique, invite à recouper la structuration romanesque avec les effets d’hilarité que le texte peut susciter.

5. Le rire comme résolution d’une tension

20Nombreuses sont les théories visant à expliquer le rire. Kant, puis Freud, parlent du rire comme relâchement d’une tension ou, selon l’expression synthétique d’Alain Vaillant, « rire de décompression » (Vaillant, 2016, p. 57-59). Jean-Marc Defays résume ainsi leurs analyses : « […] le rire est associé à la perception soudaine d’un fait anormal et inattendu. Devant l’absurde, l’esprit se tend, puis se détend, l’“attente se résout subitement à rien”, et c’est ce mouvement […] qui, transmis au corps, serait à l’origine du rire. » (Defays, 1996, p. 17-18) Théorie cognitiviste et presque mécaniste du rire : on pourrait croire qu’il n’est qu’une simple réaction corporelle. Réaction qui présente, d’ailleurs, bien des points communs avec les termes vus précédemment pour décrire la tension narrative : la rieuse (ou le rieur), d’abord confrontée à la surprise, voit se dénouer la tension interne qu’elle était contrainte de maintenir face au monde (et ici, face au texte) et cette pause respiratoire lui permet de se libérer physiquement par le biais d’une expiration. En somme, d’après Kant, « Le rire est un affect procédant de la manière dont la tension d’une attente se trouve soudain réduite à néant. » (Kant, [1790] 1995, p. 320).

21À quoi certains ajoutent, à l’instar du philosophe Alexander Bain (voir Bain, [1859] 1885, p. 254 ou, pour un résumé de cette perspective, Vaillant, 2016, p. 59), que ce rire va de pair avec une dégradation du monde tel qu’on se le représente : nos perceptions en sont ainsi affectées, qui elles-mêmes permettent ce processus risible. Une telle conception n’est pas innocente, dans la mesure où elle manifeste que le rire implique un coût (psychologique, voire spirituel, et social) : notre vision du monde s’en trouve égratignée, un peu moins replète et comblée. L’attitude humoristique (qu’on distinguera du rire en général) est susceptible d’entraîner (ou de provenir d’)une compréhension profondément tragique du monde. Benoziglio en est une parfaite illustration.

22Notons aussi que le rire peut être une échappatoire au stress véhiculé par une tension :

Réduit à sa plus simple expression, le rire est le réflexe de l’homme placé en situation de stress (subie ou recherchée pour le plaisir qu’elle procure), à laquelle il s’échappe par […] le « débrayage comique ». (Vaillant, 2016, p. 59)

23Pour nous lectrices et lecteurs de Benoziglio ou d’autres autrices et auteurs, l’entrée dans un texte littéraire ou dans un univers fictionnel peut parfois s’apparenter à une situation de stress10 – certes souvent bénigne, et la plupart du temps pleinement consentie, mais suffisamment tangible pour constituer un terreau favorable au rire. D’autant plus quand la situation fictionnelle se présente d’emblée comme ardue à décrypter, les phrases longues et alambiquées, l’intrigue embrouillée, voire masquée, le texte globalement résistant. Dans Le Feu au lac, le stress peut aussi bien être celui de la lectrice ou du lecteur, en difficulté d’entamer et plus encore de venir à bout de chapitres longs et denses, que celui du protagoniste, toujours en décalage douloureux avec son environnement dont il déchiffre mal les codes et les signes11. Comment, dès lors, permettre au commun des mortel·le·s d’entrer dans le texte comme dans la fiction, puis de s’y immerger pleinement et volontiers ? Chez Benoziglio, cela passe par les « seuils » évoqués plus tôt, et plus particulièrement par le « lieu commun » du rire, qui allège cette tension. De surcroît, le rire soude la communauté des lectrices et lecteurs – entre elles·eux, ainsi qu’avec les personnages au sein même du récit.

24Mais le phénomène du rire repose sur plus d’un ressort pour fonctionner.

6. Multiples ressorts comiques contribuant au relâchement d’une tension

25Freud a beaucoup enrichi cette théorie du rire. Dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, il analyse le phénomène ultra-synthétique et spécifique du Witz (traduit par « mot d’esprit » voire « jeu de mots » mais qui n’a pas d’équivalent francophone12). Je me permettrai de le résumer à l’extrême – ce qui n’est pas forcément indigne d’un procédé qui repose essentiellement sur la condensation. Pour Freud, l’esprit humain (et animal) est en perpétuelle tension : cela lui sert à répondre adéquatement aux menaces du monde et à garder le contrôle sur ses désirs, pulsions, émotions. Là encore, le rire permet la suspension provisoire de cet état de veille – à la manière d’une soupape. En outre, et c’est là où Freud innove, il permet la libération d’instincts inexprimables autrement.

26Partant d’une analyse micro-linguistique de blagues juives et autres calembours, Freud liste les multiples méthodes du Witz et en déduit que : « la condensation demeure la catégorie qui englobe toutes les autres. Toutes ces techniques sont dominées par une tendance à la concentration ou, plus exactement, par une tendance à l’économie » (Freud, [1905] 1988, p. 100). Cette tendance à l’économie peut générer du plaisir au niveau cognitif : l’esprit conçoit plus rapidement, d’emblée et d’un seul tenant des réalités autrefois distinctes. Le cheminement intellectuel d’un concept à l’autre s’en trouve soudain raccourci, comme si on avait affaire à un feuilleté d’idées – et qui connaît le plaisir de mordre dans un millefeuille connaît peut-être aussi celui de traverser toutes les couches d’une pensée complexe :

Si ensuite, dans le mot d’esprit, nous éprouvons un incontestable plaisir à passer, grâce à l’emploi d’un même mot ou d’un mot similaire, d’un premier domaine de représentations à un second qui en est éloigné [], c’est donc qu’on peut à bon droit faire découler ce plaisir de l’économie réalisée sur la dépense psychique. Il semble aussi que le plaisir qui, dans un mot d’esprit, provient d’un tel « court-circuit » est d’autant plus grand que les deux domaines de représentations mis en relation grâce au même mot sont étrangers l’un à l’autre, éloignés l’un de l’autre et que, donc, l’économie réalisée sur le cheminement de pensée grâce au moyen technique du mot d’esprit est importante. Remarquons d’ailleurs que le mot d’esprit se sert ici d’un moyen de connexion que la pensée sérieuse rejette et évite soigneusement. (Freud, [1905] 1988, p. 227-228)

27La pensée sérieuse, certes, mais pas la pensée potache, qui cultive en (sur)abondance ce type de ressources : homophonies, polysémies, contrepèteries, syllogismes illogiques et raisonnements tronqués sont les mines d’or des blagueurs de bas comme de hauts étages – dont fait évidemment partie Benoziglio.

28De surcroît, la tendance à l’économie est également source de satisfaction au niveau libidinal. C’est le cas du « mot d’esprit tendancieux » qui peut soulager des pulsions tant sexuelles qu’agressives, ou plus largement existentielles13 :

Dans ces conditions, ce n’est pas se livrer trop à la spéculation que d’affirmer que la production tout autant que le maintien d’une inhibition psychique exigent une « dépense psychique ». Si maintenant il s’avère que dans les deux cas d’utilisation du mot d’esprit tendancieux on obtient du plaisir, on sera alors tout près d’admettre qu’un tel gain de plaisir correspond à l’économie réalisée sur la dépense psychique.
Ainsi, nous retombons une fois de plus sur le principe d’économie (Freud, [1905] 1988, p. 225-226)

29C’est ce que Freud nomme « l’économie réalisée sur la dépense d’inhibition ou de répression » (Freud, [1905] 1988, p. 226). Cette économie intellectuelle et physio-psychologique peut faire jaillir un plaisir soudain, qui sera d’autant plus explosif que la surprise de son surgissement sera grande – à proportion, donc, de sa part d’inattendu, de saturation informationnelle et de libération pulsionnelle. Bien dosé, un mot d’esprit peut provoquer une hilarité immédiate et irrépressible : « le rire naît quand un montant d’énergie psychique antérieurement utilisé pour investir certaines voies psychiques est devenu inutilisable, de sorte qu’il peut connaître une libre décharge » (Freud, [1905] 1988, p. 268-269).

30Je fais l’hypothèse que ce fonctionnement peut s’amplifier à l’échelle de structures langagières plus larges que le mot d’esprit, par exemple à celle du chapitre. Je postule que le processus comique infra-phrastique se reproduit par homothétie à la (supra)structure chapitrale, voire à un niveau méta-langagier. On peut employer l’image de « boucles comiques » pour décrire le phénomène : ces boucles apparaissent aussi bien dans le tissu textuel que plus largement au travers de la structure narrative, et au niveau de la relation entre narratrice ou narrateur et lectrice ou lecteur. Ces phénomènes de bouclage, de condensation, d’économie et de soulagement peuvent opérer de manière spontanée et immédiate dans le cas du Witz, mais aussi par effet de retardement et d’attente exacerbée lors de la chute à l’issue d’un chapitre, et au moment de la relance du chapitre suivant.

31C’est ce que nous verrons au prochain chapitre – sans oublier la leçon de celui-ci : qu’elle soit sociale, psychologique, tendancieuse ou tout simplement langagière et poétique, « la transgression est consubstantielle au rire » (Vaillant, 2016, p. 41). Elle permet d’interroger, redéfinir voire refonder les cadres et les codes du commun.

7. Le fonctionnement d’un chapitrage comique chez Benoziglio

32Benoziglio confronte ses lectrices et lecteurs à une écriture ardue. Entrer dans un chapitre du Feu au lac relève de la gageure, car la situation énonciative n’est souvent pas claire, les pronoms donnés d’abord sans référents, les phrases extrêmement longues et pleines de digressions, criblées de discours indirects libres et d’allusions historiques et culturelles parfois très érudites, ou encore de gags glissés de-ci de-là à l’adresse de qui voudra bien les saisir.

33Or les dispositifs comiques que met en place Benoziglio, indexés en partie sur le dispositif chapitral, installent une complicité avec les lectrices et lecteurs qui permet à la fois un recul vis-à-vis de l’histoire et une immersion dans le flux du récit. Par exemple, la réitération en début de chapitres du motif de la libellule exploite un comique de répétition, qui crée rapidement une attente chez les lectrices et lecteurs et, en venant la combler, offre un jalon stable, une pause méritée après la traversée des pages précédentes. Ces retrouvailles avec l’insecte suffiraient à générer la satisfaction du déjà-vu : « Que le fait de retrouver le connu, de “reconnaître”, soit empreint de plaisir, voilà qui semble universellement admis », résume Freud (Freud, [1905] 1988, p. 229). On l’a vu dès le départ, celui-ci va jusqu’à estimer que « le fait de reconnaître est empreint de plaisir en lui-même » (Freud, [1905] 1988, p. 230).

34De surcroît, cette attente est renforcée par des jeux de variation. Le motif est décliné dans des situations de plus en plus incongrues, exotiques et loufoques. Puisque les épisodes libelluliens sont détachés de la narration romanesque à proprement parler, ils peuvent faire l’objet d’explorations stylistiques inédites. Benoziglio s’amuse alors, jouant de la gratuité de cet espace pour mettre en abyme ou rendre visibles des dispositifs discursifs qui sortent du pacte générique établi au départ. En effet, ces incipits se déploient sur des modes qui s’écartent volontiers de la narration romanesque – allant jusqu’à prendre la forme de poèmes en alexandrins (Benoziglio, 1998, p. 121).

35Même ces retours attendus de la libellule font bientôt l’objet d’un gag : puisque le motif doit se répéter, le narrateur s’avoue bientôt pris à son propre jeu. En effet, la dynamique de répétition-variation menace de s’enrayer, quand la voix narratrice se fait directement entendre en s’avouant presque à court d’idées. Ne sachant plus comment renouveler le motif, elle se plaint de sa propre soumission à la règle que personne n’a édictée : « Et voilà qu’aujourd’hui l’on plie devant la contrainte et ne sait trop quelle attitude prêter à cette libellule de malheur, à quelles extravagances la voir se livrer, quelles prouesses lui faire accomplir ? » (Benoziglio, 1998, p. 257).

36Enfin, ces effets débordent le texte pour s’adresser aux lectrices et lecteurs, au-delà de la diégèse. La curiosité des lectrices et lecteurs est attisée par une sorte de concours de devinettes mis en place au fil des chapitres, autour de la distance séparant l’îlot du rivage : constamment réévaluée à la baisse par la libellule qui observe la scène, elle passe progressivement de 250 mètres à « entre huitante-huit et nonante-deux » (Benoziglio, 1998, p. 249), tandis que l’on se demande si cette mesure se réduira à zéro, ou quelle sera la conclusion de l’affaire ; en fin de compte, la « réponse » à cet exercice ridicule et d’aucun intérêt nous apparaît sous la forme d’un invraisemblable problème de maths qui réduit non la distance, mais notre attente, à zéro14.

8. Expériences de lecture et théories de la réception

37Ugo Dionne entrevoit deux fonctions essentielles du chapitre :

« 1) La fonction rudimentaire du chapitre serait tout simplement pratique », s’apparentant à une forme de balisage, à l’instar de la ponctuation à l’échelle de la phrase. « La pause serait donc, ici, à comprendre comme le lieu où l’on peut reprendre son souffle, où l’on fait le point, où l’on peut interrompre sa lecture sans crainte d’être perdu au moment de la reprendre ». Autrement dit, une fonction rythmique ou respiratoire, qui opère sur la pragmatique de la lecture.

« 2) La deuxième fonction évoquée par Dionne se situe, de manière plus explicite, sur le plan esthétique ». Plus complexe et plus floue, la définition d’une telle fonction la rattache à l’élaboration d’une intrigue tendue : « Cette fonction serait de nature essentiellement suspensive et elle entretiendrait un rapport avec la dynamique de l'intrigue, l'établissement et le maintien de la tension narrative » (Baroni et Goudmand, 2017, p. 120-122 - idem pour les citations précédentes).

38Chez Benoziglio, la première fonction respiratoire est évidente dans Le Feu au lac, où la densité des chapitres apparaît dès l’abord15 et où les épisodes « libelluliens » surviennent comme des seuils bienvenus. Avec la fonction respiratoire émerge la fonction euphorisante, puisque le rire intervient du même coup pour provoquer un soulagement, un sentiment de connu et de commun, un allègement global de l’humeur dû aussi bien à la familiarité qu’à la dimension comique de ces épisodes qui, on l’aura bien compris, sont devenus pour nous des « lieux communs ».

39Cette réflexion organiciste engage à la fois une pragmatique de la lecture et de la création, et un parallèle avec la dimension physiologique du rire : suspension du surmoi, allègement de la charge cognitive et psychologique, relâchement de l’attention, évincement de l’esprit critique et rationnel, le rire met en pause diverses tensions de notre quotidien, comme le démontrait Freud. D’où une évidente parenté : « Pour le lecteur, le blanc interchapitral est en effet le lieu d’une pause »16 – c’est, aussi, celui d’une détente propice à l’accueil du comique.

40Ces perspectives invitent à concevoir le texte littéraire non comme un objet figé, fermé sur lui-même, mais comme une réalité organique dont on peut constamment interroger les usages, un espace de négociation, un lieu commun entre lectrices, lecteurs, narratrice, narrateur et autrice, auteur. Ces approches pour ainsi dire organicistes permettent une poétique comique du lieu commun qui s’intègre aux théories de la réception en donnant toute leur place au rire et au rythme du récit.

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41À l’instar de la coccinelle dans La Rubrique-à-brac, la libellule œuvre indéniablement à la mise en valeur du texte, en apportant une dimension ludique et critique, un accompagnement de la lecture et une sorte de clin d’œil auctorial. Cependant, elle est aussi un véritable parasite du récit, qu’elle décontenance et trouble par des remarques à contre-emploi, qu’elle sature par une présence pour le moins dispensable, qu’elle disloque en y insufflant un rythme différent et un second degré qui met à mal l’immersion fictionnelle. Si, dans la bande dessinée, la coccinelle appartient pleinement à un registre burlesque et à un chapelet de personnages tout aussi insolites, la libellule en revanche contraste avec l’univers globalement réaliste du Feu au lac et opère un décrochage important, conférant dès l’abord au texte une incongruité accentuée. Les deux insectes distraient les lectrices et lecteurs dans tous les sens du terme : tout en les amusant, elles les soustraient à la continuité du récit central.

42Somme toute, le chapitrage du Feu au lac fonctionne sur ce contraste, que permet le retour régulier de la libellule, entre prise de recul et plongée dans la fiction, entre continuité (par l’isotopie d’un incipit à l’autre) et discontinuité (par le décalage de registre avec le reste du roman), entre fragmentation et itération. Le chapitrage vient assurer un rythme qui à la fois déjoue et renforce la tension narrative, en autorisant une déprise momentanée, une distanciation salutaire vis-à-vis du récit, et en retardant la reprise, amenant ainsi les lectrices et lecteurs à désirer la relance de l’épisode suivant.

43En résumé, les incipits chapitraux du Feu au lac en viennent à constituer, au fil de la lecture, autant de lieux communs. Non seulement parce que le chapitrage, on l’a vu, est un seuil connu et reconnu des lectrices et lecteurs de romans, mais aussi au travers de la multitude d’effets comiques qui créent du commun. Au-delà de la fiction, de l’intrigue romanesque, ils opèrent une connivence critique et comique avec les lectrices et lecteurs, en allant à contre-courant de la poursuite du récit, en faisant mine de saboter l’autorité de l’instance narratrice, bref, en court-circuitant (et renforçant !) le pacte romanesque. Ce décalage, c’est ce que j’appellerai : l’effet… libellule !

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