Colloques en ligne

Aliénor Vauthey

De faërie à fantasyland, la fantasy ou l’imagination en crise

From faërie to fantasyland, fantasy or imagination in crisis

Le domaine du conte de fées est vaste, profonde, élevé et empli de bien des choses diverses : l’on y trouve toutes sortes d’animaux et d’oiseaux ; des mers sans rivage et des étoiles innombrables ; une beauté qui est en même temps un enchantement et un péril toujours présent ; ainsi que des joies et des peines aussi perçantes que des épées. Un homme peut se considérer fortuné d’avoir vagabondé dans ce royaume, mais la richesse et l’étrangeté mêmes de celui-ci lient la langue d’un voyageur qui voudrait les rapporter. Et tandis qu’il s’y trouve, il est dangereux pour lui de poser trop de questions, de crainte que les portes ne se ferment et que les clefs ne soient perdues (Tolkien, [1947] 2003, p. 53-54)1.

1Cette contribution s’intéresse à la dynamique évolutive des concepts d’« imaginaire » et d’ « imagination » en littérature de fantasy, qu’elle entend aborder à travers l’analyse d’une métaphore spatiale, celle de Faërie-Fantasyland, « lieu commun » au sens de territoire fantasmé figurant l’incursion des auteur·ice·s et lecteur·ice·s dans un imaginaire partagé. Elle part du constat que la fantasy est traversée, dès sa constitution en genre littéraire dans la seconde moitié du XXe siècle, par un double récit qui tend à placer l’imagination créative au centre de ses préoccupations ; célébrée par ses défenseurs comme un critère d’appréciation et de légitimation, mais aussi de distinction du genre au sein du champ littéraire contemporain2, la « reine des facultés »3 baudelairienne est dans le même temps présentée comme toujours déclinante, sans cesse menacée sinon d’un anéantissement complet, à tout le moins d’une disparition progressive. Son apogée est à situer en amont de son histoire, puisqu’attribuée à celui qu’on présente traditionnellement comme son fondateur et indépassable modèle, l’auteur britannique J.R.R. Tolkien. Tel son Ferrant de Bourg-aux-Bois4, lui seul aurait été capable de pénétrer aussi loin en Faërie pour témoigner de ses merveilles, et dès lors la clé du royaume enchanté aurait été perdue, sauf à compter quelques élu·e·s qui auraient eu après lui le privilège de la tenir entre leurs mains5.

2Si la question d’une « crise » de l’imagination auctoriale en littérature de fantasy tient aujourd’hui du lieu commun dans le discours critique, elle n’est pas nouvelle. Son émergence est concomitante de la cristallisation de la fantasy, originellement conçue comme un mode de création particulier, en un genre littéraire dès les années 1970. Elle s’inscrit par ailleurs dans un contexte plus large, celui de l’avènement du techno-capitalisme et de la culture de masse au XXe siècle, que Claude-Pierre Pérez identifie dans Les Infortunes de l’imagination (2010) comme un contexte mortifère pour le sujet imageant ; sous la pression du productivisme et du mercantilisme, l’imagination subjective s’efface au profit d’un imaginaire collectif, formaté et industrialisé, « lequel condamne les productions de l’esprit à n’être plus que des marchandises, en même temps qu’il écrase l’imagination sous l’imaginaire, ensevelit le pouvoir d’arrachement sous une avalanche de déjà produit » (Pérez, 2010, p. 19). Ce phénomène n’épargne pas la littérature de fantasy, dont une part importante de la production née dans le sillage du Seigneur des anneaux répond à une logique de rendement, fondée sur un principe d’imitation et de reprise de formules à succès. C’est particulièrement vrai du marché éditorial états-unien, où l’expression usuelle de « Big Commercial Fantasy » trahit une entreprise mercantile massive dont les moyens de diffusion sont, selon les critiques, proportionnels au peu d’ambition esthétique6. Perçues comme privées de l’apport d’une subjectivité imageante, c’est-à-dire d’un acte de création, ces productions se contenteraient alors de ressasser passivement un même fonds commun d’images, un imaginaire, dont elles contribueraient à force de répétition à la réification. C’est la thèse notamment formulée par deux autrices anglo-saxonnes, Ursula Le Guin et Diana Wynne Jones, dans des textes qui comparent la fantasy constituée en genre à une terre défigurée par des touristes ; observant que cette métaphore fait écho à un essai fondateur pour la littérature de fantasy, le célèbre « On Fairy-stories » de Tolkien, le présent article se propose de mettre en regard ces trois textes dans le but d’esquisser des pistes de compréhension quant à la manière dont imagination et imaginaire s’articulent dans le continuum fantasyste, du mode de création au genre littéraire.

1. De Faërie

3En 1939, J.R.R. Tolkien est invité à donner une conférence à l’université de St Andrews, en hommage aux travaux du folkloriste écossais Andrew Lang. Il choisit naturellement de parler d’un sujet qui aura longuement occupé Lang et qui l’occupe lui-même depuis un certain temps, le conte de fées, qu’il aborde à travers trois questions : qu’est-ce que le conte de fées ? quelles sont ses origines ? quelle est son utilité ? Quelques années plus tard, en 1947, le texte est remanié et publié sous forme d’essai. Il constitue aujourd’hui l’un de ses travaux académiques les plus réédités7. Plus qu’un texte critique ou théorique à proprement parler, cependant, « On Fairy-stories » est un manifeste8. Manifeste pour une légitimation du conte, dont Lang estime qu’il est réservé aux seuls enfants, mais aussi pour une certaine conception de l’écriture du mythique, du magique et du merveilleux. Dans cet essai, le lecteur et l’écrivain prennent le pas sur le chercheur. La réflexion surplombante sur le conte de fées œuvre comme support pour la théorisation d’un certain mode de création relatif à l’enchantement, qui absorbe Tolkien dans son activité d’écrivain et n’est autre qu’un prélude à la littérature de fantasy.

4Pierre angulaire de l’histoire littéraire de la fantasy, « On Fairy-stories » constitue un point de départ évident pour amorcer une réflexion sur l’articulation entre imagination subjective et imaginaire collectif qui a cours dans le genre. Mais il faut pour cela déchiffrer la métaphore au prisme de laquelle Tolkien se propose de penser le conte de fées. Cette métaphore est d’ordre spatial. Dès l’introduction, Tolkien compare le domaine que recouvre le conte à une terre (« land ») ou un royaume (« realm »), auquel il donne tantôt le nom de « Faërie », discerné des « fairies » qui l’habitent par la graphie archaïsante, tantôt de Pays des Fées (« Fairyland ») ou de Pays des Elfes (« Elfland »). Ce choix découle de la définition même du conte de fées, qui n’est pas, comme on pourrait être amené·e à le croire, un conte à propos de fées :

Les contes de fées ne sont pas, dans l’usage anglais normal, des histoires sur les fées ou les elfes, mais sur la Faërie, royaume ou état dans lequel les fées ont leur être. La Faërie comprend maintes autres choses que les elfes et les fées, ou les nains, les sorcières, les trolls, les géants et les dragons : elle englobe les mers, le soleil, la lune, le ciel ; et aussi la terre et tout ce qu’elle contient : l’arbre et l’oiseau, l’eau et la pierre, le vin et le pain, et nous-mêmes, hommes mortels, quand nous sommes enchantés [Fairy-stories are not in normal English usage stories about fairies or elves, but stories about Fairy, that is Faërie, the realm or state in which fairies have their being. Faërie contains many things besides elves and fays, and beside dwarfs, witches, trolls, giants, or dragons: it holds the seas, the sun, the moon, the sky ; and the earth, and all things that are in it : tree and bird, water and stone, wine and bread, and ourselves, mortal men, when we are enchanted] (Tolkien, [1947] 2003, p. 61).

5Les contes de fées ont ainsi pour caractéristique d’explorer et de relater ce que l’on trouve en un lieu qui leur est commun : Faërie, « le Royaume Périlleux » (« the Perilous Realm »), royaume abondant où chaque pierre, chaque cours d’eau et chaque être porte la trace d’un enchantement. On ne sait si cette terre est située en dehors ou aux confins de notre monde, ni tout ce qu’elle contient. Tolkien ne s’aventure pas à la définir avec exactitude, car elle défie toute tentative de description – « on ne peut attraper la Faërie dans un filet de mots » [It cannot be caught in a net of words] (p. 62). Mus par une force vive qui en déplace sans cesse les contours, les creux et les vallons du Pays des Elfes sont trop changeants pour être cartographiés. L’intérêt ne réside de toute façon pas là, puisqu’il suffit de s’y rendre pour être témoin de ses merveilles. Et de fait, ce que contient ou non Faërie n’est pas ce sur quoi Tolkien choisit de s’étendre ; prouvant qu’il s’exprime moins en sa qualité de chercheur qu’en tant que créateur, il s’emploie plutôt à décrire comment l’être humain, c’est-à-dire l’auteur·ice et le·la lecteur·ice, peut en trouver le chemin.

6C’est dans la sous-partie de son essai intitulée « Fantasy » que Tolkien développe pour la première fois un concept fondamental pour son propre processus de création, appelé à jouer par la suite un rôle prépondérant dans la définition de la littérature fantasyste qui se construira sur son modèle. Ce concept, auquel il donne le nom de « fantaisie » (« fantasy » en tant qu’acte artistique, dont découlera le genre littéraire), désigne une activité humaine consistant à « sous-créer » des « Mondes Secondaires » (« Secondary Worlds ») distincts de notre « Monde Primaire » (« Primary World »), et à leur conférer la « consistance interne de la réalité » (« inner consistency of reality »), c’est-à-dire à les rendre crédibles. Catholique et croyant, Tolkien assimile cette activité à une forme de « sous-création » (« subcreation »), soulignant par-là son statut subalterne vis-à-vis de la Création divine dont elle tire cependant sa force et sa justification : « la Fantaisie demeure un droit humain : nous créons dans cette mesure et à notre manière dérivée, parce que nous sommes créés, mais créés à l’image et à la ressemblance d’un Créateur » [Fantasy remains a human right. We make in our measure and in our derivative mode, because we are : and not only made, but made in the image and likeness of a Maker] (p. 118)9. La sous-création bâtit des mondes fictionnels imaginaires, dans lesquels les lecteurs et lectrices sont invitées à s’immerger non pas en « suspendant volontairement leur incrédulité » comme le préconise Coleridge, mais par ce que Tolkien appelle, en réaction, un acte de « Créance Secondaire » (« Secondary Belief »), c’est-à-dire par une créance active10.

7Pour Tolkien, la propension des contes de fées à créer et à explorer des Mondes Secondaires constitue un aspect souvent négligé dans leur étude, alors même que ces mondes sont « au cœur [du] désir de Faërie » [Fantasy, the making or glimpsing of Other-worlds, was the heart of the desire of Faërie] (p. 100). Ils sont à la fois la raison pour laquelle l’on souhaite se rendre en Faërie, et le moyen par lequel on y accède. La Terre du Milieu, Narnia, Westeros11 sont autant de portes d’entrée sur le Pays des Elfes ; les arpenter revient à arpenter ce même lieu commun, qui apparaît dans une vision holistique de l’imaginaire comme une forme de sur-entité cosmogonique, située à la fois à l’intérieur et au-delà de chacune de ces sous-créations, les contenant toutes et leur étant à toutes contiguë. Mais si les Mondes Secondaires sont des portes, il n’est pas donné à tout le monde de les convoquer : « quelques hommes ont le privilège d’aller un peu au loin ; les autres doivent se contenter des récits de voyageurs » [There are a few men who are privileged to travel abroad a little; others must be content with travellers’ tales] (p. 132). Cette périlleuse entreprise est du ressort des écrivain·e·s, qui ouvrent la voie aux lecteur·ice·s sur les sentiers de Faërie ; plus encore, elle est réservée aux seuls guides doués d’une forme particulière d’imagination.

8Tolkien amorce son propos sur la fantaisie par une concession, celle que le terme d’« imagination » (« imagination ») est sémantiquement instable. Alors qu’il désignait originellement, et « de manière naturelle », la capacité noétique à former des images mentales d’objets n’étant pas présents, l’auteur estime qu’il a encouru un glissement de sens en cette première moitié du XXe siècle ; « imagination » s’est ainsi mis à désigner « quelque chose de plus élevé que la simple fabrication d’images » [Something higher than the mere image-making] (p. 107), tandis que la faculté commune à tout être humain s’est vue attribuer le terme de « fancy »12. Cette nouvelle définition rejoint de fait le sens que l’on donne encore aujourd’hui à l’imagination dans le langage courant, c’est-à-dire, si on en croit Claude-Pierre Pérez, un sens « spécialisé » désignant « une fonction ou une “faculté” qui est (qui était ?) par excellence celle des artistes, leur “première qualité” selon Delacroix, l’art lui-même dans le système de Kant » (Pérez, 2010, p. 9). Une faculté, donc, non pas donnée à tout le monde mais « manquante chez la plupart », et « qui ressemble davantage à ce que d’autres appellent au XIXe siècle le génie » (p. 13). C’est bien de cette imagination-là que Tolkien souhaite parler, bien qu’il choisisse de lui donner un autre nom pour conjurer les confusions :

Le pouvoir mental de fabriquer une image est une chose, ou un aspect ; et il devrait être nommé avec justesse Imagination. La perception de l’image, l’appréhension de ses implications et la maîtrise nécessaires à une expression heureuse peuvent varier en acuité et en force ; mais c’est une différence de degré dans l’Imagination et non une différence d’espèce. La réalisation de l’expression, qui donne (ou semble donner) “la consistance interne de la réalité” est en vérité une autre chose ou un autre aspect, qui appelle un nouveau nom : l’Art, lien opérant entre l’Imagination et le résultat final, la Sous-création [The mental power of image-making is one thing, or aspect; and it should appropriately be called imagination. The perception of the image, the grasp of its implications, and the control, which are necessary to a successful expression, may vary in vividness and strength: but this is a difference of degree in Imagination, not a difference in kind. The achievement of the expression, which gives (or seems to give) “the inner consistency of reality”, is indeed another thing, or aspect, needing another name: Art, the operative link between Imagination and the final result, Sub-creation] (Tolkien, [1947] 2003, p. 107-108).

9L’Art, que Tolkien envisage après Coleridge comme un certain « degré » de la faculté imaginative, constitue l’ingrédient nécessaire à la réalisation d’une fantaisie. À la fois force configuratrice et capacité d’expression, il est ce qui permet à l’artiste de donner consistance à ses images mentales par le biais du langage, sur un mode qui est celui de l’enchantement13. Il est la conjonction d’une imagination créative généreuse et d’une grande maîtrise de la langue, c’est pourquoi il est rare et exigeant : « pour faire un Monde Secondaire dans lequel le soleil vert sera digne de foi, inspirant une Créance Secondaire, il faudra sans doute du travail et de la réflexion, et cela exigera assurément un talent particulier, une sorte d’adresse elfique. Peu de gens s’attaquent à des tâches aussi difficiles » [To make a Secondary World inside which the green sun will be credible, commanding Secondary Belief, will probably require labour and thought, and will certainly demand a special skill, a kind of elvish craft. Few attempt such difficult tasks.] (Tolkien, [1947] 2003, p. 110). Être capable d’ouvrir une porte sur Faërie requiert ainsi un art elfique, quasi mystique, et qui d’ailleurs ne s’explique pas. « On Fairy-stories » n’est pas un guide d’écriture ; si Tolkien possède la clé du royaume, il la garde par-devers lui. Ce faisant, il se place implicitement du côté d’une conception romantique (vs rationaliste) de l’imagination auctoriale comme relevant du génie singulier et de l’intuition, voire d’une inspiration teintée de divin. Bien que ses rouages demeurent mystérieux, il est néanmoins manifeste que l’Art est une force non pas passive, mais agissante. On peut la rapprocher en ce sens de l’imagination « ésemplastique » de Coleridge, qui se conçoit, en opposition aux mécanismes purement associatifs de la « fancy », comme un pouvoir de création et d’unification des images14.

10Activité successive de saisissement, d’unification et de création, l’Art apparaît comme une puissance individuelle, propre à son possesseur. Sa vocation est toutefois collective puisqu’elle vise, par le biais de la sous-création de mondes, à ouvrir les portes de Faërie aux lecteur·ice·s avides de l’arpenter. Or, Faërie, on l’a dit, n’est autre que la somme des multiples mondes ainsi façonnés, et par là même des images nouvelles qui le composent (tels ces « soleils verts » que Tolkien invoque en exemple). Dans cette perspective, nous sommes d’avis qu’elle peut être comprise comme l’expression métaphorique d’un réservoir d’images constitué au fil du temps et des contributions auctoriales, autrement dit d’un imaginaire collectif, qui œuvre dans le domaine du magique et du merveilleux15. C’est là tout l’intérêt de ce tour rhétorique : par la grâce de la métaphorisation, le royaume de Faërie traduit le sentiment que lire n’importe quel conte de fées conduit à s’immerger, en entrant par la porte spécifique qu’il propose, dans un lieu commun, c’est-à-dire de retrouver à chaque fois l’essence d’un même imaginaire. Imaginaire qui tend ici à se confondre avec la faculté même d’imagination.

11Dans Les Infortunes de l’imagination, Pérez remarque que d’aucuns perçoivent l’imaginaire comme un ensemble statique, improductif par opposition à la productivité de l’activité imageante ; il cite à ce titre Segalen, Barthes, Malraux (Pérez, 2010, p. 145). Seule l’imagination serait vive et dotée de propriétés créatrices. Wunenburger rappelle à son tour que cette conception « restreinte » de l’imaginaire (Védrine, Le Goff) cohabite historiquement avec une conception plus « élargie », selon laquelle l’imaginaire serait au contraire un système dynamique dont les images ne seraient ni neutres ni passives, mais dotées d’une « puissance poïétique » et capables de « vivre par elles-mêmes et d’engendrer des effets propres » (Thomas, Coleridge, Bachelard, Simondon). L’imaginaire serait alors ouvert « à de l’innovation, à des transformations, des recréations » (Wunenburger, [2003] 2020, p. 36). Il ne serait pas détaché de l’imagination, comme si on avait sectionné le cordon qui les reliait une fois l’image formée, mais continuerait en quelque sorte d’en intégrer l’activité.

12C’est dans cette seconde conception, une conception vive de l’imaginaire, que s’inscrit Tolkien. Faërie nous est présentée comme une terre abondante, emplie de vie, d’aventures et d’enchantements. C’est une terre fertile, dont les couches primordiales sont certes anciennes, mais inlassablement cultivées et nourries par chacun·e des sous-créateur·ice·s qui y apporte sa contribution. Pour souligner cette vitalité, Tolkien appelle à son secours une seconde métaphore, celle de la soupe qu’il emprunte au traducteur George Dasent : « on peut dire que la marmite de Soupe », c’est-à-dire la soupe de l’imaginaire, « le Chaudron du Conte, a toujours bouilli et que l’on y a constamment ajouté de nouveaux éléments, friands ou non » [We may say that the Pot of Soup, the Cauldron of Story, has always been boiling, and to it have continually been added new bits, dainty and undainty] (Tolkien, [1947] 2003, p. 83). Ce qui est le plus intéressant dans la soupe, affirme-t-il, n’est pas tant de chercher à déterminer quels sont les os qui en composent le bouillon, d’et quand ils proviennent, mais de savoir quel goût elle a au moment précis où on y porte les lèvres. Ainsi l’accent est-il mis sur la capacité de l’imaginaire à se transformer, à se renouveler sans cesse selon les orientations et les goûts d’une époque, à être toujours en situation de vivacité. Pour reprendre une formule d’Alain Damasio, « l’imaginaire, c’est simplement le mouvement » (Damasio, 2007, p. 127-128). Et ce mouvement implique un transfert d’énergie imaginative non seulement des auteur·ice·s à Faërie, mais aussi dans l’autre sens, et encore de Faërie aux lecteur·ice·s. Comme l’exprime Tolkien dans son poème « Mythopoeia », « l’homme, sous-créateur, luminescent / d’où se diffractent d’un unique Blanc / tant de couleurs diaprées à l’infini, / toutes formes passant de l’esprit à l’esprit » [Man, sub-creator, the refracted light / through whom is splintered from a single White / to many hues, and endlessly combined / in living shapes that move from mind to mind.] (Tolkien, [1964] 2003, p. 307). Dans ce système dynamique, l’imagination individuelle, qu’elle soit celle d’un·e créateur·ice ou d’un·e récepteur·ice, entre ainsi en résonance avec l’imaginaire en tant que produit d’autres imaginations, dont il absorbe et renvoie en impulses les influx énergétiques.

2. De Fantasyland

13Dans la seconde moitié du XXe siècle, la fantasy évolue progressivement pour se constituer en genre, et avec elle la métaphore spatiale employée par Tolkien. Le Pays des Fées représente toujours un imaginaire collectif tenant du magique et du merveilleux, mais qui apparaît cette fois comme menacé de dépérir. Un glissement s’est manifestement opéré au sein du discours critique : Faërie, terre fertile et abondante, a perdu de son caractère enchanteur. Envahie par les « touristes », elle est perçue comme faisant l’objet de déprédations et de nuisances qui mettent en péril son équilibre naturel. Si rien n’est fait pour l’en garder, elle deviendra Fantasyland, terre stérile, gaste.

14Le terme de « Fantasyland » figure dans le titre d’un petit guide humoristique imaginé par la romancière britannique Diana Wynne Jones, The Tough Guide to Fantasyland (1996 pour la première édition, 2006 pour l’édition augmentée)16. Sur le mode du guide touristique détourné, Wynne Jones propose aux lecteur et lectrices de visiter ce mystérieux pays qu’une note introductive de l’éditeur présente, à l’image de Faërie, comme une terre fédérant un imaginaire commun : « imaginez que chaque roman de fantasy mettant en scène des rois, des dragons, des quêtes, et de la magie prend place dans le même pays. Ce pays a pour nom Fantasyland » [Imagine that every single fantasy novel featuring kings, dragons, quests, and magic takes place in the same country. That country is called Fantasyland] (Wynne Jones, [1996] 2006, n.p. Je traduis). Il s’agit cependant d’un imaginaire non plus en mouvement comme chez Tolkien, mais figé. The Tough Guide a de fait pour vocation affichée d’offrir « une parodie des clichés de la littérature de fantasy » (« a send-up of fantasy literature’s clichés »), c’est-à-dire de tout ce qu’il y a en elle de standardisé et d’immuable. Ce faisant, il s’inscrit dans la tradition discursive plus large qui tend, dès la seconde moitié du XXe siècle, à envisager la fantasy comme une paralittérature industrialisée, formatée et stéréotypée. La sortie du premier tome de la saga Harry Potter en 1997, soit juste après la première édition du Tough Guide, vient certes renouveler pour un temps l’horizon d’attente des lecteur·ice·s – mais à un point tel que lorsque la seconde édition voit le jour en 2006, le paysage fantasyste est à nouveau saturé de clichés imputables à ce nouveau modèle, particulièrement dans la catégorie éditoriale alors émergente de la Young Adult literature.

15Œuvrant au sein de ce contexte de saturation, The Tough Guide to Fantasyland prend l’exact contrepied d’« On Fairy-stories ». Alors que Tolkien se garde bien de décrire ce que contient Faërie, livrant l’imaginaire à tous les possibles, Wynne Jones dresse sous forme d’index un inventaire minutieux des composantes de Fantasyland, insinuant que les possibilités se sont statufiées en conventions. « Dark lord », « eternal quests », « magician », « wise old stranger », les clichés les plus évidents côtoient des clins d’œil plus humoristiques. Tous sont à imputer au « management » de Fantasyland, c’est-à-dire aux auteur·ice·s qui les entérinent dans une optique de rentabilisation, songeant, dans le contexte de la culture de masse et du consumérisme, à satisfaire le plus grand nombre possible de lecteur·ice·s-touristes. Pour reprendre une expression d’Anne Rochebouet et Anne Salamon, qui opposent le Moyen Âge de la fantasy commerciale à un Moyen Âge signifiant, l’on pourrait dire de Faërie que « Fantasyland n’en serait alors que l’écho, figé et fixé, souvent imparfait ou incomplet, mais largement diffusé » (Rochebouet et Salamon, 2008, p. 329). L’on pourrait aussi emprunter à Jean Baudrillard l’usage qu’il fait d’une fable de Borgès pour établir ce parallèle : Fantasyland tiendrait d’une entreprise cartographique si poussée qu’elle en serait venue à recouvrir entièrement le territoire de Faërie (qui se voulait précisément non-cartographié), et par là même à le désertifier, c’est-à-dire le vider de sa substance imaginative en lui substituant des représentations standardisées (Baudrillard, 1981, p. 9).

16Dans un court essai rédigé en 1973 et intitulé « From Elfland to Poughkeepsie », l’autrice du cycle fantasyste de Terremer, l’Américaine Ursula K. Le Guin, développe, elle aussi, l’image du touriste pour dire sa préoccupation face à la pétrification progressive de l’imaginaire merveilleux au sein du genre. Elle constate en effet un changement d’atmosphère au Pays des Elfes17, qu’elle propose de considérer pour les besoins de l’exercice comme un « parc national » subissant les mêmes déboires qu’un site naturel :

Il semble que la même chose soit en train de se produire, depuis quelque temps, au Pays des Elfes. Beaucoup de gens souhaitent y aller, sans savoir ce qu’ils cherchent, poussés par une vague envie de réel. Dans l’intention de les satisfaire, ou sous ce prétexte, quelques écrivains de fantasy construisent des autoroutes à six voies, des parkings pour les camping-cars, des drive-in… Tout pour que les touristes se sentent chez eux, comme s’ils n’avaient jamais quitté Poughkeepsie [The same sort of thing seems to be happening to Elfland, lately. A great many people want to go there, without knowing what it is they’re really looking for, driven by a vague hunger for something real. With the intention or under the pretense of obliging them, certain writers of fantasy are building six-lane highways and trailer parks with drive-in movies, so that the tourists can feel at home just as if they were back in Poughkeepsie] (Le Guin, [1973] 2016, p. 90).

17Le recours à l’image du touriste envahissant dénote d’abord en termes de quantité la croissance exponentielle de la fantasy, véhiculant à travers l’idée de foule massée une notion de saturation du champ. Il dénote ensuite le sentiment d’une perte de qualité dans sa production, et particulièrement dans son expression, le touriste représentant dans notre imaginaire moderne une personne lambda, conformiste, dont les choix de destinations sont dictés par le marketing. Le touriste est celui qui défigure, qui dénature les lieux qu’il visite, et son intrusion dans le Pays des Elfes est d’autant plus grave que celui-ci était célébré à l’origine comme une terre sacrée, préservée des excès de la modernité, de l’industrialisation et de l’urbanisation rampantes.

18Pour Le Guin, l’arrivée des touristes en Faërie suppose une contamination par la réalité matérielle de notre monde (représentée par Poughkeepsie, petite ville typique des États-Unis) qui n’est pas souhaitable. La fantasy, songe-t-elle, n’a pas vocation à relater les contingences du Monde Primaire, ce dont se charge la littérature réaliste, mais à offrir un autre regard sur notre réalité par le biais de l’enchantement. Or, les auteur·ice·s se font paresseux·se·s, ils ne prennent plus la peine d’enchanter jusqu’au bout leurs matériaux. Pourquoi ? L’incompétence et l’appât du gain sévissent bien sûr – « les romans de fantasy se vendent bien, alors on va en produire à la chaîne » [Fantasy is selling well, so let’s all grind out a fantasy] (Le Guin, [1973] 2016, p. 106), mais aussi et surtout un manque de sérieux, une certaine frilosité face à la nécessité d’entreprendre un véritable travail de sous-création. Ces auteur·ice·s ne sont pas des créateur·ice·s, mais des reproducteur·ice·s dépourvus d’une imagination créative propre. Préférant produire vite pour vendre plus, encouragés par les lignes éditoriales des grandes maisons d’édition, ils se contentent de puiser les images « tendances » (« mainstream » dirait-on en anglais) qui dérivent à la surface du Chaudron de l’imaginaire merveilleux, sans toutefois les transformer ou les investir d’un sens nouveau. Tenant la fantasy pour un simple divertissement, ils échouent à reconnaître sa portée symbolique et profondément signifiante, qu’ils désamorcent du même coup.

19Ce qui ferait au fond défaut à ces auteurs et autrices, c’est l’Art prêché par Tolkien. Le Guin le rejoint sur ce point en estimant que leur déficit d’imagination créative transparaît dans le prosaïsme de leur expression langagière. « Cet échec » affirme-t-elle, « cette mystification se voient immédiatement – dans le style » [This failure, this fakery, is visible instantly in the style.] (p. 107). Et de prouver, par la comparaison de divers extraits de textes fantasystes, le rôle crucial que joue le style personnel d’un·e auteur·ice dans sa capacité à produire l’enchantement. Le « style Poughkeepsie », simple, mais d’une simplicité artificielle, dénué de clarté et de relief, échoue pour sa part à saisir la force vive du Pays des Elfes : « les rochers, le vent, les arbres ne sont pas là, on ne les sent pas. Les décors sont en carton-pâte, ou en plastique » [The rocks, the wind, the trees are not there, are not felt; the scenery is cardboard, or plastic] (p. 106). Puisque le monde ainsi sous-créé ne parvient pas à émuler la « consistance interne de la réalité » comme préconisé par Tolkien, aucune porte n’est véritablement ouverte sur Faërie, et le lecteur est condamné à rester sur le seuil18.

3. L’imagination est morte, longue vie à l’imaginaire

20Il ressort de l’examen de ces trois textes que l’articulation entre les concepts d’imagination et d’imaginaire en fantasy a évolué dès lors qu’elle s’est constituée en un genre littéraire. Les textes de Le Guin et de Wynne Jones font état d’un sentiment partagé que l’imaginaire fantasyste est passé d’un imaginaire collectif vital, parce que sans cesse renouvelé par l’imagination créative d’auteurs et d’autrices-génies (Faërie), à un imaginaire collectif figé, déserté par l’imagination créative parce que soumis à des conventions de genre et à une logique de re-production et de sur-production (Fantasyland). Quoiqu’il faille garder en tête que ces discours émanent d’autrices ayant à situer leur propre œuvre au sein d’un paysage littéraire de plus en plus saturé, et quoique la réalité éditoriale soit à n’en pas douter plus complexe, ce sentiment fait écho à des phénomènes bien visibles de massification de la production littéraire de fantasy dans les contextes consuméristes de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, et ce tout particulièrement dans l’espace éditorial états-unien. Il ne constitue pas, par ailleurs, une observation isolée. Il s’inscrit plus largement dans ce que Pérez identifie comme une crise généralisée de l’imagination et de la croyance en son pouvoir subjectif, dont l’effondrement « est évidemment solidaire de la fin du romantisme, de la ruine de la théorie romantique que nous voyons s’attarder et se défaire en ce moment même sous nos yeux – et dont l’imagination a été l’une des pièces maîtresses » (Pérez, 2010, p. 319) – ce que souligne bien le fait qu’on parle en France, où la fantasy est parvenue plus tardivement, de « littérature de l’imaginaire » plutôt que de « littérature de l’imagination ». À travers l’effacement de l’imagination au profit de l’imaginaire, c’est le subjectif qui s’efface au profit du collectif. Et ce constat ne dit pas seulement quelque chose de la figure d’auteur·ice dans de tels contextes, mais aussi de notre rapport à la fiction. Dans l’imaginaire de Fantasyland, la figure auctoriale n’est plus centrale, elle s’efface derrière les conventions partagées. Il en découle que l’imaginaire devient en quelque sorte un bien collectif, que les usagers peuvent se sentir plus libres de s’approprier. On observe de fait que les lecteurs et lectrices de fantasy entretiennent une attitude particulièrement interactive et participative vis-à-vis de la fiction, par exemple via la production de fanfictions19. Dès lors, un enjeu serait de se demander si cette émancipation de l’imaginaire implique une valorisation ou une aliénation des usagers et usagères : ce phénomène signale-t-il un déplacement de la faculté créative des auteurs et autrices vers le lectorat, un encouragement à pallier l’éventuel manque d’influx imaginatif en faisant travailler leur propre imagination ? Ou bien les lecteurs et lectrices sont-elles au contraire contaminées par la réification, un imaginaire formaté ne produisant forcément qu’une imagination formatée ?

21De la métaphore spatiale Faërie-Fantasyland comme figurant l’immersion dans un imaginaire commun, il faut encore dire ceci : il est somme toute frappant de constater qu’aucun autre genre que la fantasy, peut-être, n’a jamais tant suscité chez son lectorat le désir d’un « lieu commun » au sens d’un lieu concret où se réunir et où se constituer en communauté. Festivals, parcs d’attractions, conventions, jeux de rôle sur table ou grandeur nature, les structures et événements cherchant à matérialiser ce lieu dans notre propre monde sont nombreux. Qu’importe, donc, s’il s’agit de Faërie ou de Fantasyland, arpenter les terres de l’imaginaire semble pour l’instant demeurer un fantasme bien vivace.