Colloques en ligne

Ana Marina Gamba

Habiter l’absence : le désert du Martín Fierro dans Les Aventures de China Iron

Inhabiting the Absence: El Martín Fierro’s Desert in The Adventures of China Iron

Il y a deux façons d’utiliser une tradition littéraire : l’une consiste à la répéter servilement, l’autre – la plus importante – consiste à la réfuter et à la renouveler.
Jorge Luis Borges, Sobre la poesía gauchesca, 1989

1Au sein de la littérature latino-américaine nous pouvons sans doute repérer plusieurs exemples de réécritures des œuvres nationales canoniques. À travers l’acte même de répétition d’un texte fondateur, ces œuvres apportent un nouvel éclairage sur les imaginaires, les discours et les esthétiques construits par ces textes. Ce faisant, cet exercice implique une explicitation du rôle de la littérature dans la conformation des identités nationales du continent1. C’est dans ce sillage que se situe le roman Les Aventures de China Iron (2017) de l’autrice argentine Gabriela Cabezón Cámara, qui constitue une réécriture du poème Le Martín Fierro (1872/1879) de José Hernández2, œuvre fondatrice de la littérature nationale argentine. Ainsi, Cabezón Cámara reprend la voix de la compagne du célèbre héros littéraire, pour retracer le périple de cette « china3 » abandonnée par le gaucho Martín Fierro qui fuit la justice. Ce parcours initiatique en direction de la frontière sud, vers un territoire encore hors du contrôle d’un État national naissant, la China le fait côte à côte avec Liz, une jeune écossaise qui décide de braver le désert à la recherche de son époux, embrigadé de force, tout comme Martín Fierro, par la milice nationale. Ponctuée par le rapport lesbien des compagnes de route, cette expérience d’exploration géographique, intellectuelle et affective est construite par les deux femmes aux prises avec un espace physique et littéraire très connoté.

2Il s’agira ici de saisir la manière dont cette réécriture du XXIe habite le territoire délimité par le poème de Hernández, le désert argentin, en se réappropriant ce lieu commun de la littérature nationale4. Nous analyserons ainsi le désert en tant que territoire où se déroule le récit, mais également comme matérialisation de l’absence, élément symbolique crucial, comme nous le verrons, pour la tradition politique et culturelle du pays. En questionnant et en soumettant cette absence à diverses contraintes, le roman de Cabezón Cámara réinvestit cet espace littéraire, son histoire et sa langue. En ce sens, le geste de l’autrice ne consiste pas seulement à raconter l’histoire méprisée d’un sujet historique (la femme du gaucho). L’inscription du texte dans le débat fondateur de la littérature argentine engage plutôt un double mouvement qui cherche à expliciter les liens de pouvoir qui traversent la construction culturelle et politique du canon littéraire, et, en même temps, à rediscuter ce qui est « commun » dans ces lieux communs.

3Si nous avons décidé de poser l’idée du lieu commun au centre de notre réflexion, c’est pour lui donner un sens différent de la simple notion de « cliché », de vice du langage dénotant un manque d’originalité, qui obligerait à répéter des formules déjà établies. Dans notre analyse, au contraire, ce concept nous permet de penser l’enchevêtrement des significations autour d’un thème et l’enchaînement de la série des signifiants qui permet à tout membre d’une communauté donnée à participer de cet espace discursif. Dans le domaine de la parole spécifiquement littéraire, le « lieu commun » nous permet donc d’interroger les gestes qui contribuent à la formation poétique et à la légitimation narrative de ces significations. Nous analyserons le rôle du critique littéraire, dans sa volonté de devenir un « lecteur privilégié dont la lecture d’un texte pourrait laisser des traces si profondes qu’elles deviennent partie intégrante de son objet » (Calabrese, 2009, p. 7), concernant la formation – et la transformation – des lieux communs en littérature. C’est en ce sens qu’il s’avère intéressant, sans ignorer son évolution, de reprendre le concept de « lieu commun » dans son sens rhétorique. Compris d’une part comme une ressource qui mobilise les notions et les imaginaires de la doxa – un savoir populaire, auquel on n’accède pas par les institutions de la connaissance, mais par la participation à l’interaction langagière et culturelle de la communauté –, il se réfère, d’autre part, à des significations générales qui découlent des situations particulières et s’avèrent capables d’intervenir dans des contextes divers dans un horizon commun de sens (Goyet, 1997, p. 60). Nous mobiliserons ces conceptions historiques et contemporaines afin d’analyser les sédiments de sens qui interviennent dans la construction littéraire du désert dans les deux œuvres présentées.

1. Nation et désert

4Dans son étude consacrée au poème de José Hernández, Jorge Luis Borges soutient que la littérature argentine « existe et qu’elle comprend, au moins, un livre, et c’est le Martín Fierro » (Borges, 2012, p. 81. Je traduis), nourrissant ainsi le débat entre les intellectuels locaux sur l’existence ou l’inexistence, d’une culture et d’une littérature argentine5. La polémique, déjà présente au XIXe siècle, est réavivée au XXe siècle lors de la commémoration du centenaire de la naissance de la nation. À cette occasion, elle place le débat sur la littérature argentine en tant que problème politico-culturel fondamental, mettant en évidence les préoccupations de l’élite nationale, marquée par les tensions entre le progrès économique et matériel, et la projection d’une vie spirituelle collective (Romero, 1987). En 1913 a lieu, dans cette même perspective, un mouvement visant la revalorisation du Martín Fierro, impulsé par la figure de Leopoldo Lugones. À cette occasion, l’œuvre de José Hernández est présentée comme le poème épique de la culture argentine, à la manière d’une Illiade capable de réunir le peuple autour d’un mythe partagé. La même année, Ricardo Rojas inaugure la chaire de littérature argentine à l’Université de Buenos Aires et propose, à son tour, une lecture du Martín Fierro en résonance avec le Cantar del Mio Cid et la Chanson de Roland. Le geste de ces intellectuels cristallise une double réflexion qui sera fondamentale pour l’avenir de la littérature argentine : poser Le Martín Fierro au centre de celle-ci, c’est lui conférer un territoire et un sujet ; établir une appartenance littéraire au-dessus des autres, c’est inscrire la littérature nationale dans une tradition historique et culturelle spécifique. Ainsi, pour Raúl Dorra, « lire Le Martín Fierro était un acte qui insérait le lecteur dans l’histoire de la littérature nationale » (2003, p. 256). En d’autres termes, à partir du XXe siècle, réciter, lire et même réécrire Le Martín Fierro, c’est prendre part à la littérature argentine.

5De son côté, la réflexion engagée par Jorge Luis Borges propose toutefois une lecture différente et provocatrice du poème de Hernández, en termes de filiation littéraire. D’après Borges, le poème doit être lu comme un roman du XIXe siècle, à la manière de Flaubert et de Dickens, puisque, comme ces romanciers, Hernández se propose de façonner une voix, de raconter une expérience :

Quel était l’objectif de Hernández ? Il y en avait un seul, très limité : faire le récit du destin de Martín Fierro, avec ses propres mots. Nous n’avons la perception des faits qu’à travers le récit qu’en donne Martín Fierro. L’omission ou l’atténuation de la couleur locale est donc typique de Hernández (Borges, 1989, p. 10. Je traduis).

6En effet, dans des œuvres canoniques argentines du XIXe, comme Facundo (1845) ou La cautiva (1837), on trouve de nombreuses descriptions du ciel de la pampa ou du sol du désert. En revanche, dans Le Martín Fierro, l’environnent du gaucho est seulement implicite, le territoire commun est suggéré, ce qui constitue un trait distinctif du poème6. L’absence de description pointée par Borges et développée par d’autres critiques tels qu’Ezequiel Martínez Estrada, va s’avérer être un élément essentiel dans le développement ultérieur de cette spatialité commune de la littérature argentine. Le « paysage absent » (Borges et Guerrero, 1983, p. 52) s’appuie sur une connaissance prétendument partagée par les lecteurs et lectrices du poème, car les reliefs de cet environnement « sont déjà fixés à l’avance […] comme des réflexes conditionnés par l’expérience » (Borges et Guerrero, 1983, p. 332. Je traduis). C’est ainsi que le désert se construit comme un lieu commun de la littérature argentine, non pas par sa préexistence historique, ni par sa prédominance géographique, mais par la configuration de ce territoire comme espace connu, donc toujours reconnu, et jamais décrit. Conférer un rôle central au poème de Hernández, comme l’a fait la critique littéraire, c’est placer cette absence au cœur de la littérature argentine. Le locus littéraire « désert argentin », tout comme son acception géographique, génère également du sens en tant que signifiant de l’absence. « Celui qui traverse la pampa ne voit rien », signale Martínez Estrada (1958, p. 9. Je traduis). Les réécritures successives du poème revisiteront cet imaginaire, cartographiant et actualisant une absence élémentaire qui sera habitée et réhabilitée en tant qu’espace littéraire. L’idée de lieu commun permet ainsi non seulement de réfléchir à la possibilité d’une communauté de lecteur·trice·s et de problématiser ce qui tente de se présenter comme le socle partagé d’une vie nationale, mais encore de penser le rôle de la rupture, de la créativité et de l’émergence de nouveaux discours par rapport à ce territoire symbolique formé par la parole littéraire canonique.

2. Au sud de la frontière : Le Martín Fierro

7Dans Le Martín Fierro, les réflexions sur ce territoire « vide », au sud de la frontière, se présentent comme un réseau complexe de pensées et de désirs, souvent contradictoires, qui laissent entrevoir les différentes idées qui circulaient dans l’Argentine de Hernández au sujet de l’occupation, de l’emploi et de l’exploitation de ces terres vacantes. C’est à travers la voix de Cruz – un sergent de la milice censé capturer le déserteur Fierro, mais qui finalement s’allie à lui et fuit l’armée – que l’auteur déploie les affres du projet modernisateur de l’État central. Une transformation imminente menace cet espace de liberté pour le gaucho : le déplacement progressif de la frontière vers le sud, vers les « terres vacantes [campos baldíos] » (Hernández, [1879] 1979, v2120, I. Je traduis) et l’occupation de cette zone donnant lieu à des « projets de colonies et de voies ferrées [proyectos de colonias y carriles] » (v. 2113, I. Je traduis). Dès lors, deux manières d’habiter l’espace vont s’opposer : d’une part, l’exploration du lieu conçu comme un territoire de liberté pour le gaucho, et, d’autre part, le projet de l’élite – propriétaire foncière – qui lie la terre au profit, à l’efficacité et à la productivité. Dans ce contexte précis, le désert se déploie, pour Fierro et pour Cruz, comme une alternative à ce nouvel espace moderne. Ainsi, aller « à l’intérieur des terres [tierra adentro] » (v. 2206, I. Je traduis) pour vivre avec les indigènes implique non seulement d’échapper à la loi, mais encore de retrouver un sentiment de destinée, de liberté et de dignité7. Pour sa part, mû par des récits d’exil au-delà de la frontière sud, Fierro rêve aussi d’un lien fraternel avec les indigènes qui « protègent les chrétiens et les traitent comme des frères lorsqu’ils décident par eux-mêmes de les rejoindre [amparan a los cristianos, / y que los tratan de hermanos / cuando se van por su gusto] » (v. 2192-2194, I. Je traduis).

8Or cet idylle gaucho-indigène disparaît dans la deuxième partie du poème, publiée sept ans plus tard et intitulée La vuelta de Martín Fierro [Le retour de Martín Fierro]8. Dans ce deuxième volet, la rencontre avec les indigènes est marquée par une grande violence, et résulte dans l’expulsion du gaucho hors de l’espace jadis protecteur. Le revirement est de taille : le désert n’incarne plus la liberté, mais le lieu « de l’ignorant [del inorante] » (v. 55, II. Je traduis), par opposition à la ville, habitée par l’homme instruit. Le désert devient ainsi l’espace de l’indigène et, en résonance avec la lecture du projet civilisateur génocidaire des élites argentines de la fin du XIXe siècle9, la scène de la barbarie, de l’animalité et de la cruauté sans limites. Le gaucho ou, pour reprendre la nouvelle catégorie à laquelle Fierro commence à s’identifier, le chrétien n’appartient plus à ce milieu. La plaine le rend triste, car elle montre l’éloignement « des siens [de los suyos] » (v. 184, II. Je traduis). L’infini du désert, autrefois promesse de liberté, devient désormais insupportable. Lorsque Fierro décide reprendre le chemin vers la civilisation, cette route qui constituait autrefois le théâtre de sa connaissance, de ses prouesses et de sa virilité, est décrite comme étant extrêmement dangereuse et hostile.

9Le désert de Fierro et les dichotomies articulées autour de la spatialité dans le texte de Hernández se voient revisitées d’une manière novatrice dans Les Aventures de China Iron. Cabezón Cámara conduit également ses personnages – deux femmes – vers « la terre de l’intérieur », tierra adentro, au-delà de la frontière sud. Mais il apparaît évident que, dans cette réécriture, la charrette fantasque et improbable qui traverse l’espace laisse derrière elle un sillon destiné à s’ériger contre une « pampa virilisée » que la tradition a imprégnée « d’épopées basées sur les traumatismes sociaux, culturels et politiques » (De Leone, 2020, p. 200. Je traduis). Dans Les Aventures de China Iron, le territoire n’est plus le plateau d’une scène épique, mais une brèche à ciel ouvert, une fissure creusée par la misère et l’abandon. Imprévisible, cette terre incarne également une puissance qui peut se révéler dévastatrice, comme un fleuve capable de balayer « le monde tout entier » (Cabezón Cámara, [2017] 2021, p. 16), ou encore prendre la forme d’un éclat, d’un désir, d’une parole, d’une jouissance.

10La solitude des plaines conditionne l’existence des personnages qui sont en permanence traversés par le territoire qu’ils habitent, à tel point que la narratrice s’imagine être enfant de ce sol : « comme si j’avais été mise au monde par les champs de petites fleurs violettes qui adoucissent la férocité de cette pampa » (p. 17). Contrairement au poème de Hernández, il n’y a pas de passé nostalgique dans le récit de la China. C’est bien le présent qui est au cœur du roman, un présent empreint de multiples résonances mais aussi porteur de la violence meurtrière d’un procès civilisateur : la China et Liz cheminent dans une « pampa nauséabonde fertilisée d’Indiens et de chrétiens » (p. 57).

11L’itinéraire tracé par la charrette de Liz et la China – équipage complété en chemin par le chien Estreya, puis par le gaucho Rosa – n’existe sur aucune carte, car il est hors de la civilisation. Tout au long de son avancée hasardeuse, le groupe hétéroclite cartographie un espace qu’il imprègne de sens, de références et de mots. En parallèle, la protagoniste accomplit son propre cheminement éducatif, sur les plans intellectuel et sentimental. Elle se transforme en même temps que son environnement, dans un mouvement interdépendant.

12Si le désert est parfois un espace hostile dans le roman de Cabezón Cámara, cette hostilité donne lieu à l’expérience d’une vulnérabilité partagée, cristallisée dans l’événement qui prend place aux abords du fort, et qui scelle définitivement une reconnaissance véritable de l’autre : » (...) on s’aimait encore davantage dans la puanteur de mort des environs du fortin, l’amour nous renforçait face à la perception de notre propre précarité, on se désirait dans nos fragilités » (p. 115). L’exposition à l’extension naturelle dans Les Aventures de China Iron n’appelle pas, comme dans Le retour du Martín Fierro, à la nostalgie, l’angoisse ou l’impuissance. L’espace traversé par la China et Liz est plutôt un dehors qui place les sujets dans un lien de vulnérabilité face à la violence inévitable qu’implique le fait de s’exposer à l’altérité. Pour reprendre les termes de Judith Butler, la vulnérabilité opère ici comme condition commune et partagée qui se manifeste dans une expérience fondamentale, corporelle et sociale. Dans ce contexte, « l’externalité du monde » (Butler, [2009] 2010, p. 37) est ce qui définit à la fois la disposition, la passivité et l’agence de ces corps. Le désert incarne désormais un dehors radical auquel les corps sont exposés et qui devient donc non seulement un milieu ou un contexte, mais l’élément constitutif de la subjectivité, en devenir, des personnages. La possibilité de fonder une communauté sur la base de la reconnaissance d’une vulnérabilité commune (Butler, 2016) s’y présente d’ailleurs de manière de plus en plus concrète au fur et à mesure que le voyage avance. Lors de la rencontre avec la nation Selk’nam, autour de la lagune de Kutral-Có, les protagonistes et les lecteur·ice·s se confrontent non plus à la seule possibilité du commun, mais à l’expérience effective de l’être avec autrui qui échappe aux cadres de référence de la rationalité moderne.

13Cabezón Cámara construit son récit sur les imaginaires géographiques du poème de Hernández pour tracer une route à travers un territoire qui soit reconnaissable pour les lecteur·rice·s du poème gauchesco du XIXe siècle. Dans cette reconnaissance, où niche le lieu commun littéraire, Les Aventures de China Iron propose une relecture de ce territoire et des expériences qui peuvent y avoir lieu. Ainsi, le roman bouscule l’intertextualité établie en fissurant « l’archive codifiée pour faire place à d’autres formes de vie possibles » (De Leone, 2020, p. 193. Je traduis). Les subjectivités qui émergent de ce récit, cependant, ne cherchent pas à se construire dans un dehors externe à l’histoire hégémonique nationale. Loin des notions de tabula rasa ou de retour à l’idée d’une nature antérieure à la culture, le désert chez Gabriela Cabezón Cámara est plus proche de ce que Donna Haraway appelle un compost ; habiter ces espaces revient à tenter d’apprendre à « vivre parmi les ruines habitées par des fantômes et des survivants » en essayant de comprendre « comment hériter des multiples dimensions de la vie et de la mort qui imprègnent chaque lieu » (Haraway, 2016, p. 138. Je traduis). La construction fictionnelle du territoire proposée par Cabezón Cámara peut être lue, donc, comme une tentative de réponse à de telles interrogations.

3. Absence et désertification

14La scène dans laquelle les personnages se préparent à franchir la frontière, et qui clôt le récit de la première partie du Martín Fierro, matérialise l’ambiguïté qu’incarne le désert au sein de l’œuvre de Hernández. Alors qu’il affronte l’immensité géographique, deux larmes tombent des yeux de Fierro qui contemple les derniers bâtiments. Faire face au vide du désert, laisser derrière soi les ultimes agglomérations est un geste imprégné de l’espoir d’une liberté à déployer, mais également d’angoisse. Le désert est donc d’abord une réalité géographique, mais également l’incarnation de l’absence, et c’est sur cette ambigüité que travaille le roman de Cabezón Cámara pour réinvestir l’histoire politique de ce territoire.

15Chez Cabezón Cámara, lors de la rencontre avec la communauté native – scène qui diffère sensiblement du poème de Hernández –, les membres de la communauté indigène annoncent qu’ils sont « le désert » (p. 202). Cette déclaration acquiert, au sein du récit, une pluralité de significations. Tout d’abord, elle semble être l’expression d’une identité qui doit être comprise comme le produit des conditions matérielles, et non pas comme la référence exclusive à une race ou à un peuple spécifique10. L’identité de la communauté qui prend place autour de la lagune Kutral-Có semble aller à l’encontre des présupposés de la culture patriarcale moderne sur la manière dont la société doit être organisée. Il n’y a pas de chefs, ni même de centre géographique autour duquel s’organiserait l’agencement de la tribu ; les décisions importantes sont prises par un conseil de femmes âgées, et le sexe et le genre sont vécus librement par ses membres. Les familles « ne naissent pas seulement des liens du sang » (p. 219) et la communauté accepte une grande diversité d’individus qui, pour différentes raisons, se sentent expulsés ou décident de quitter le projet civilisateur du XIXe siècle. Comme dans la première partie du poème de Hernández, le désert incarne ici la liberté face à un état moderne oppresseur. Mais dans le roman de Cabezón Cámara, il se présente aussi comme l’environnement dans lequel sont repensés les liens entre nature et culture, entre famille et biologie, entre l’humain et l’animal. Être dans les marges du projet civilisateur, être le désert, ne signifie pas, dans ce contexte, plonger dans la violence et la barbarie – comme dans le retour « civilisateur » du Martín Fierro –, mais la possibilité d’expérimenter des manières divergentes d’être au monde. Ainsi, l’écrivaine construit sur cette base un récit qui place les victimes indigènes du génocide historico-culturel dans une position d’agents actifs de leur propre devenir. Ces possibilités n’existent que par la subversion du cadre symbolique du discours national dominant, dans lequel ces vies, c’est-à-dire ces identités, ces corps et ces expériences, ne sont pas intelligibles dans leur dignité. En superposant le génocide physique des communautés indigènes à l’effacement symbolique de leur existence, l’État argentin avait éliminé la possibilité même d’appréhender leur disparition. Judith Butler en parle en ces termes :

Si certaines vies ne sont pas qualifiées comme étant des vies, ou si elles ne sont pas d’emblée concevables en tant que telles dans certains cadres épistémologiques, il en résulte qu’elles ne sont jamais perdues en un sens plein ou reconnaissable (Butler, [2009] 2010, p. 7).

16Ces cadres de sens sont ceux que Cabezón Cámara fait basculer en posant la « désertification » de ce territoire comme un acte de résistance, et non comme une absence de culture.

17En ce sens, la dénomination que se donne le peuple indigène – être le désert – acquiert un sens encore plus riche lorsque, menacé par la violence de l’armée qui envahit le territoire, la communauté émigre et s’installe sur les rives du fleuve Paraná au nord-est du pays. Le dernier chapitre du roman s’intitule Il faut nous voir et décrit les moyens de survie adoptés par cette nouvelle nation migrante :

Il faut nous voir, mais ils ne nous verront pas. On sait partir comme si le néant nous avalait, imaginez un peuple qui part en fumée, un peuple dont on peut voir les couleurs et les maisons et les chiens et les habits et les vaches et les chevaux et qui s’efface comme un fantôme : ses contours perdent leur définition, ses couleurs perdent leur éclat, tout se fond dans le nuage blanc. C’est ainsi qu’on voyage. (p. 245)

18L’invisibilité historique à laquelle ces peuples ont été soumis est réécrite comme un acte de résistance. Être le désert, c’est avoir la capacité de disparaître quand on le veut, ou quand on en a besoin, pour se fondre dans l’environnement qui, dès lors, est une protection.

19Déserter, l’acte pour lequel le gaucho Fierro est poursuivi par la loi, acquiert ici une nouvelle signification éloignée du champ lexical militaire et s’impose comme une action vitale pour la survie collective. La présence fantasmatique des exclus de la nation n’est pas une existence passive, mais une transmutation qui agit sur les frontières entre la vie et la mort, une manière d’être qui, en brouillant les limites des catégories sociales qui ordonnent la vie moderne, reconfigure aussi les notions de temps et d’espace. L’être-désert énonce un processus de déterritorialisation et de reterritorialisation dans lequel les formes d’agir se multiplient ; ce qui, comme nous préviennent Deleuze et Guattari, ne doit pas être confondu « avec un retour à une territorialité primitive ou plus ancienne » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 214). Au contraire, nous assistons à la création d’un territoire, compris, dans une perspective deleuzienne, comme un acte, une action et une relation qui transforme constamment les liens entre des éléments, des flux, des désirs et des intensités. En passant du désert au littoral, en se déplaçant de la pampa au fleuve Paraná, mais surtout en disparaissant dans le brouillard lorsque l’automne arrive, « l’utopie renonce à son enracinement » (Croce, 2020, p. 22. Je traduis).

20Cette lecture montre que le roman de Cabezón Cámara présente une manière alternative de se rattacher à la tradition littéraire, à l’histoire culturelle qui a imprégné de sens l’imaginaire du désert, en comprenant l’espace littéraire comme toujours intervenu par la critique et la politique. Rendre explicites, comme le fait Les Aventures de China Iron, les tensions latentes de la littérature gauchesca – chercher à les pousser jusqu’à leurs limites et à les mettre en contact avec d’autres traditions, d’autres problématiques, d’autres corps – c’est revendiquer une place qui interroge les frontières de la littérature argentine dans la tradition nationale, et c’est en même temps déstabiliser les termes de ce débat. Les pages du roman proposent un voyage dans ce désert en tant que lieu commun, un parcours qui ouvre à des manières alternatives de comprendre la notion de lieu ainsi que les attributs du commun.

*

21Face au modèle antagoniste de l’État argentin modernisateur – « Les gauchos ont besoin d’un ennemi pour faire une patrie » (p. 135) dit le José Hernández personnage du roman – Cabezón Cámara fait naître, au milieu du désert, une communauté dans laquelle coexistent des sujets voués à la haine et à la confrontation. Cette communauté bouleverse la temporalité et la spatialité moderne : elle se situe à la fois dans le temps historique et en dehors de l’histoire, elle est placée sur un territoire concret mais estompe la frontière de cet espace en devenant le désert. En insérant l’existence fictionnelle de ces sujets au cœur du canon littéraire national, Les Aventures de China Iron donne une généalogie à cette manière d’être en commun autrement.

22Raconter l’histoire de la China Iron, lui donner un nom, un agir créateur, un désir, ce n’est pas remplacer un sujet de la littérature argentine par un autre, ce n’est pas écrire « une gauchesca féminine » (Croce, 2020, p. 17. Je traduis), mais discuter les termes, les coupures et les hiérarchies au sein desquelles l’idée du commun est pensée. À l’instar du devenir « trans » du gaucho Martín Fierro, qui s’incarne d’abord dans le roman de Cabezón Cámara en tant que membre de la communauté utopique indigène et se présente à sa femme comme une « china déguisée en flamant » (p. 157), Les Aventures de China Iron réaffirme que, comme signale Croce, « ni le canon ni la biologie ne sont un destin » (Croce, 2020, p. 21. Je traduis). La décision de raconter à partir du désert, dans le désert, implique de se positionner vis-à-vis d’un imaginaire et d’une affectivité partagée, établie et stabilisée. Elle implique de faire appel à un·e lecteur·ice historique, situé·e, et, à partir de là, d’établir des échanges avec des subjectivités et des expériences diverses, et donc d’initier une déstabilisation de ce « lieu » qui fonctionnait comme le point de départ des nouveaux cadres d’intelligibilité et de reconnaissance.

23En somme, ré-habiter le désert – et finalement, devenir désert – revient à revisiter certaines zones littéraires et discours critiques. Dans la parole fondatrice de Hernández, le désert incarne toute l’ambiguïté d’une identité nationale construite à partir de la violence : l’extension désertique est d’abord la promesse de liberté, et puis elle est aussi le spectre de l’absent qui hante l’ensemble de la culture. Cabezón Cámara ré-intervient dans les fissures de cette narrative identitaire, et s’inscrit ainsi parmi les efforts littéraires contemporains dont l’enjeu commun est « […] de creuser un grand problème politique et littéraire, éthique et esthétique : celui qui se demande quelles histoires sont racontables, quels corps sont visibles et quels récits sont lisibles » (Arnés et al., 2020, p. 22). Cette tâche, dans les termes proposés par Cabezón Cámara, implique de repenser la littérature comme un territoire, comme une surface qui affecte et est affectée en permanence par d’autres pratiques artistiques, par d’autres discours politiques, par des subjectivités et des figures avec lesquelles elle se trouve en contact. Elle montre ainsi, pour reformuler la citation de Borges qui sert d’épigraphe au présent travail, que la manière la plus importante de réfuter et de renouveler la tradition littéraire argentine est celle qui consiste à déplacer les imaginaires qui l’habitent et à occuper son espace avec de nouvelles généalogies.