Colloques en ligne

Alain Vaillant

Pour une esthétique générale du lieu commun

For a general aesthetic of the commonplace

1Par esthétique, il faut entendre ici le sens que Jean-Marie Schaeffer1 donne à l’expérience esthétique, à savoir une activité cognitive recherchée pour le plaisir qu’elle procure, quelle que soit la nature de ce plaisir. En l’occurrence, Schaeffer entend prendre le contrepied d’une conception « esthétisante » de l’esthétique – si l’on peut dire –, où l’esthétique se définirait par la notion de « beauté », elle-même considérée comme une réalité objective ou, dans une vision plus moderne, comme un sentiment subjectif. Comme beaucoup d’autres, Schaeffer impute cette esthétique restreinte à Kant et à sa Critique de la faculté de juger. Mais c’est oublier que le philosophe de Königsberg lui-même fonde toute son esthétique – y compris ce mystérieux concept de beau, dont il laisse volontairement la définition dans le vague – sur le « libre jeu » des facultés : plus précisément, sur le « libre jeu de l’entendement et de l’imagination » (Kant, [1790] 1995, p. 196), donc sur le plaisir induit par le libre exercice des facultés cognitives. La thèse radicale que je vais présenter maintenant peut donc se résumer ainsi : le lieu commun, dans toutes ses manifestations, est source d’un plaisir cognitif, et c’est bien ce plaisir, induit par la reconnaissance et la manipulation des lieux communs, qui est assimilable au sentiment esthétique.

1. Le lieu commun, pro et contra

2Le propos est vaste et agrège plusieurs objets et champs disciplinaires, qu’il serait impossible de faire tenir dans le cadre restreint d’un article, sans donner l’impression d’un exercice spécieux de jonglerie théorique. D’ailleurs, ma conclusion finale, que je viens par avance d’expliciter, ne m’est elle-même apparue, très progressivement, qu’au cours de recherches un peu sinueuses qui ont touché, par inflexions et élargissements successifs, à l’herméneutique littéraire, à la poétique, à l’histoire culturelle, à l’anthropologie. Il m’a donc semblé que le plus simple, et surtout le plus convaincant, était de parcourir le chemin qui m’a mené, d’abord à mon insu, vers cette « esthétique générale du lieu commun » et de substituer à une démonstration abstraite le récit des étapes qui m’y ont conduit, au rythme d’un approfondissement qui a pris en réalité plus d’une vingtaine d’années : de là un abus, flagrant mais inévitable, de l’autocitation dans les notes, dont je prie par avance lectrices et lecteurs de m’excuser. Si je choisis ce procédé d’exposition, en quelque sorte sous la forme indirecte d’une égo-histoire intellectuelle, c’est que la question du « lieu commun » est terriblement épineuse, non pas tant pour sa difficulté théorique, que pour ses enjeux idéologiques, singulièrement en France. Il est très difficile de parler du lieu commun sans réintroduire, plus ou moins par contrebande, des jugements axiologiques, qu’ils soient positifs ou négatifs.

3Sur le versant positif, le discours dominant a consisté, en fait depuis le classicisme français, perpétué dans la mémoire nationale par tous ses thuriféraires (je pense, notamment, à l’œuvre magistrale et à bien des égards exemplaire de Marc Fumaroli2), à exalter l’art de l’éloquence, considéré comme l’instrument discursif de l’intelligence humaine en son meilleur, dont la France offrirait l’illustration la plus aboutie. Dans un esprit plus progressiste et moins nationaliste, c’est encore cette exaltation de l’éloquence que l’on retrouve dans toute l’œuvre de Mme de Staël et que résume ces deux formules empruntées à son essai De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales :

Les progrès de la littérature, c’est-à-dire, le perfectionnement de l’art de penser et de s’exprimer, sont nécessaires à l’établissement et à la conservation de la liberté. [..] Parmi les développements de l’esprit humain, c’est la littérature philosophique, c’est l’éloquence et le raisonnement que je considère comme la véritable garantie de la liberté (Staël, [1800] 1991, p. 78).

4Être éloquent, c’est accepter de travailler avec « les mots de la tribu », selon l’expression de Mallarmé, c’est faire confiance aux lieux communs, partagés par tous, pour élaborer une pensée personnelle mais communicable : on peut évoquer, dans cette veine, Les Fleurs de Tarbes (1936) de Jean Paulhan et son éloge d’une rhétorique renouvelée. Plus concrètement, cet art de la pensée éloquente a été placé dès l’âge classique au cœur du système d’enseignement des jésuites, il s’est poursuivi dans la pédagogie des lycées, par exemple à travers l’exercice canonique de la dissertation – le tout enracinant dans l’idéologie française la double conviction implicite que l’intelligence est toujours éloquente et l’éloquence toujours intelligente. De là aussi cette particularité des intellectuels français qui, même ou plutôt surtout pour les meilleurs, sont toujours à moitié des philosophes, à moitié des rhéteurs. Par ailleurs, cet éloge de l’intelligence du lieu commun a pris souvent une dimension politique. C’est évident, par exemple, au début du XXe siècle, lorsque la droite nationaliste prend ardemment la défense de cette belle tradition française – celle d’une pensée claire et élégante – contre les nouvelles méthodes de la Sorbonne, où l’on voit l’influence jugée délétère de la science laborieuse de l’université allemande3. Il existe aussi une version éthique, plus actuelle, de cet éloge du lieu commun : recourir au lieu commun, cela signifie que l’on accepte l’échange, que l’on sait faire société, partager avec l’autre et recevoir de l’autre ; il est le signe de l’intelligence collective, et non plus individuelle.

5Mais le versant négatif du lieu commun est au moins aussi fourni. Le lieu commun devient alors cliché ou stéréotype. On le débusque pour dénoncer un discours forcément vide de sens, qui doit susciter, chez toute personne lucide, des manœuvres d’ironisation pour dégonfler la prétention, supposément ridicule ou haïssable, de toute rhétorique. Pour les spécialistes de la littérature moderne, cette représentation est en passe de devenir la vulgate officielle du discours académique. À la limite, la modernité littéraire tout entière pourrait se définir par cette stratégie globale d’ironisation et de parodisation du lieu commun. Cela a d’ailleurs conduit à cristalliser un autre mythe national : non plus celui de l’intelligence éloquente, mais de l’intelligence persifleuse et blagueuse, comme si la moquerie ironique devenait en elle-même une preuve de profondeur. Stendhal avait déjà écrit vers 1825, dans ses notes sur le rire, que la France était « la patrie du rire » et que la « nation française », « vive, légère, souverainement vaniteuse […] sembl[ait] faite exprès pour le rire » (Stendhal, [ca 1825] 2005, p. 90-91). Cette survalorisation de la moquerie, que l’ironiste lucide exercerait à l’encontre des lieux communs, a deux limites qui sont près de la disqualifier :

  1. La dénonciation du lieu commun est elle-même, au XIXe siècle comme aujourd’hui, le plus galvaudé des lieux communs. L’admiration inconditionnelle que nous intime le canon littéraire explique tous les discours d’escorte qui, chez les flaubertien·ne·s, accompagne le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, censé contenir des trésors de sagesse philosophique. Mais on peut tout aussi bien trouver pathétique que, en guise d’œuvre testamentaire, un Flaubert miné par son état dépressif se prenne de passion pour cette collecte de sottises conversationnelles, que chaque bourgeois satisfait de lui-même faisait déjà pour son plaisir personnel dans tous les cafés parisiens. De ce point de vue, il est l’incarnation banale de cette ironie méprisante dont Stendhal faisait un des traits distinctifs de la culture française.

  2. Le cliché est toujours dans le discours de l’autre, alors que mes lieux communs sont supposés être éloquents et réfléchis : rien n’est plus facile ni plus stérile de refuser de l’écouter sous le prétexte que sa parole serait, forcément, tissée de banalité. L’usage des mots de « cliché » et de « stéréotype » est d’ailleurs lui-même toujours un peu suspect. Comme on le sait, ils appartiennent au vocabulaire de l’imprimerie. Ils désignent l’empreinte que l’imprimeur (de livre ou de journal) faisait jadis d’une page composée en caractères de plomb, afin de pouvoir la réimprimer sans avoir à recomposer la page avec ses caractères mobiles. Le stéréotype et le cliché sont, si l’on veut, les ancêtres du coupé-collé. Les lieux communs du bon orateur, au contraire, seraient comparables aux caractères individuels que l’imprimeur-orateur prélève dans sa casse rhétorique pour les assembler et constituer son discours original. Disons que le stéréotype est industriel et standardisé, le lieu commun artisanal et individuel. Mais, sans jugement de valeur préalable et arbitraire, qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’un lieu commun n’est qu’un cliché ? La négation ironique du discours de l’autre ne saurait donc être une preuve suffisante d’intelligence. Tous les écrivains romantiques (Hugo, Balzac et Baudelaire lui-même) sont les premiers à avoir témoigné de leur frustration d’auteur, face à un public qui préférait rire plutôt que de les lire sérieusement, en réduisant leurs élans éloquents de sincérité à de la boursouflure rhétorique. Et s’il leur arrivait de rire eux-mêmes, c’était souvent pour prendre les devants en assumant l’initiative d’un rire dont ils finiraient toujours par être les victimes ou pour couvrir le rire de leur public.

6Donc, face à cette question du lieu commun, il est prudent d’adopter une attitude ambivalente. D’une part, un peu de lucidité oblige à admettre que toute théorie littéraire sur le lieu commun n’échappe pas au risque de la tautologie, ou de la pétition de principe : il faut choisir au préalable le versant positif ou le versant négatif, et il n’y plus ensuite qu’à dévaler la pente, en déguisant son parti pris démonstratif derrière une fausse neutralité descriptive. D’autre part, il est aussi incontestable que le noyau matriciel d’une œuvre littéraire est le désir d’exprimer une conviction sincère – quelle que soit cette conviction et quelle que soit aussi la forme, directe ou indirecte, que prend cette expression.

2. L’éloquence paradoxale de la modernité littéraire

7Cependant, une vraie nouveauté, expliquant historiquement le passage d’une éloquence sérieuse (cicéronienne, si l’on veut) aux détours de l’ironie implicite (disons flaubertienne), a changé les règles du jeu littéraire du XIXe siècle. Celui-ci se signale en effet par l’émergence des nouvelles industries culturelles qui régissent la communication dans nos sociétés modernes et, en particulier par l’extraordinaire développement du marché de l’imprimé, imposant sa logique industrielle (et, en particulier, son arsenal de stéréotypes reproductibles à l’infini et immédiatement identifiables par le lecteur-consommateur). La littérature n’est plus apparue comme un discours fait pour l’écoute (même par le truchement de l’écrit), mais comme un texte donné à lire, répondant aux normes de la sphère éditoriale (ayant à ce titre les contraintes de toute économie de biens de consommation). C’est ce que j’ai appelé le passage de la littérature-discours à la littérature-texte, qui s’est caractérisé par l’effacement progressif du modèle discursif et par l’impersonnification de l’écriture.

8Mais effacement ne signifie pas disparition. Le fait littéraire, parce qu’il est communicationnel, reste par essence un discours adressé, même si son destinataire a l’apparence d’un public anonyme et sans visage, et même si son destinateur renonce à y parler en son nom à visage découvert. La discursivité ne se caractérise pas nécessairement par des marques rhétoriques explicites, mais par la présence, latente ou manifeste, d’une subjectivité à l’œuvre derrière les mots du texte, chargée de cristalliser la pensée ou la parole de l’auteur·e. Dans ce glissement de la littérature-discours à la littérature-texte, tout se passe comme si la subjectivité de l’écriture était transférée de la figure d’un locuteur (énonciateur de son propre texte) à celle de l’auteur (dissimulé dans les plis de son texte ou plutôt faisant corps avec eux), en sorte que moins le « je » écrivant est visible à la surface de la trame discursive, plus il est profondément enfoui au cœur du texte. J’ai repris alors le terme de subjectivation pour désigner ce processus historique, caractéristique de la modernité, faisant entendre une parole secrète derrière l’agencement des lieux communs offerts à la lecture. De là, l’ironie latente d’un Flaubert ou d’un Baudelaire : non pas pour se moquer des clichés du discours ordinaire (ce qui est à la portée de tout blagueur), mais pour parvenir, malgré tout, à faire entendre leur singularité.

9Cette hypothèse, j’avais eu l’occasion de la tester dans un premier essai, L’Amour/fiction4, consacré à la remarquable convergence à partir du XVIIe siècle, entre la progressive reconnaissance du roman – comme forme littéraire majeure – et la place prépondérante qui occupe le discours amoureux (notamment dans le roman de formation). S’il y avait toujours, depuis l’Iliade, des récits incluant des histoires d’amour, voilà que le roman moderne plaçait en son centre, non plus seulement l’amour avec son cortège de péripéties romanesques, mais les discours amoureux qu’y échangeaient ses protagonistes ou que tiennent les narratrices ou les narrateurs. Réduit à sa plus simple expression, un roman d’amour est un type de texte où des gens se disent sur tous les tons « je t’aime », et tirent ou subissent toutes les conséquences, souvent dramatiques, de cette parole qu’ils ont dite. Or le roman ne remplit efficacement son rôle de fiction qu’à la condition que le « je t’aime » échangé par deux êtres de papier puisse être tenu pour vrai par la lectrice ou le lecteur, qu’au centre de la fable fabriquée de toutes pièces soit préservé le noyau dur et infrangible de vérité qu’est censée contenir la parole d’amour. Le roman est incapable de faire son office de machine affabulatrice si on n’accorde pas un atome de vérité à l’amour que s’y promettent les amants. Le discours amoureux est donc la pierre de touche de l’éloquence implicite du roman et il n’est pas indifférent que, au cœur de cette éloquence, il y ait la plus rebattue des formules stéréotypées, « je t’aime » – ce qui prouve, s’il en était besoin, que l’identification d’un lieu commun n’entraîne absolument pas sa disqualification. Il est vrai que, dans Madame Bovary, les personnages n’échangent plus beaucoup de paroles d’amour, mais tout est fait pour que nous comprenions que Charles Bovary est vraiment amoureux d’Emma et le roman distille ironiquement, en creux, la conception que s’en fait Flaubert, et qui est plus sérieuse qu’il n’y paraît. Car son ironie, comme celle de Baudelaire à laquelle on a raison de la comparer, n’a pas seulement une fonction de critique idéologique (ce qui serait banal) ; elle est surtout la condition paradoxale d’une parole subjective, par la traversée des lieux communs qu’elle opère.

10À partir de cette hypothèse, la plupart de mes travaux de poétique historique ont porté sur la description des quatre principaux mécanismes textuels mis au service de cette subjectivation.

111/ Les techniques d’opacification du texte, qui, à la limite, aboutissent à une véritable stratégie de cryptage, obligeant le lecteur à faire l’hypothèse d’un code ouvrant dans le texte un véritable double fond, où le tissage des lieux communs dissimule un discours irréductiblement singulier. Le cas le plus spectaculaire que j’ai repéré concerne Les Misérables de Victor Hugo. Il n’y a pas de roman plus ouvertement éloquent, adressant à son public une doctrine sociale ouvertement assumée. Comme l’écrit très méchamment et très injustement Flaubert, « [Hugo] résume […] le courant, l’ensemble des idées banales de son époque – et avec une telle persistance qu’il en oublie son œuvre, et son art » (Flaubert, 1991, p. 237). Mais j’ai alors regardé de plus près la composition du roman. Rappelons que celui-ci est divisé en parties, en livres et en chapitres et qu’il n’y a donc pas de numérotation continue des chapitres : par exemple, le 32e chapitre est en fait le chapitre I, III, 5 (le 5e chapitre du 3e livre de la 1re partie). Après en avoir fait le compte, je me suis alors aperçu que les 5 parties comportaient respectivement 70, 76, 76, 76 et 67 chapitres, soit un total de 365 chapitres. Il y a donc autant de chapitres que de jours dans une année non bissextile, et cette coïncidence qui ne pouvait pas être due au hasard cachait ce que j’ai nommé un code calendaire, que je me suis employé à casser : le premier chapitre correspond au 1er janvier, le deuxième au 2 janvier, et ainsi de suite jusqu’au dernier, qui joue le rôle du 31 décembre. Après vérifications, il s’est avéré que Victor Hugo avait consigné grâce à ce code les dates fondamentales de sa vie et que, en quelque sorte, Les Misérables dissimulaient une autobiographie intime. Je n’en donnerai ici qu’un exemple. La quatrième partie raconte en particulier l’amour naissant entre Marius et Cosette, et contrarié par Jean Valjean. En effet, celui-ci, qui élève Cosette à Paris et vient de remarquer l’assiduité du jeune Marius au jardin du Luxembourg, a décidé, autant par jalousie paternelle que par prudence, de séparer les deux jeunes gens et de déménager dans une maison discrète de la rue Plumet, qui est entourée d’un jardin. Marius a cependant retrouvé la trace de la jeune fille, s’introduit dans le jardin et dissimule sous une pierre un manuscrit étrange. Le titre du chapitre où figure cet épisode (IV, 5, 4, « Un cœur sous une pierre ») évoque lui-même plus l’image funèbre de la pierre tombale que les émois adolescents, et le texte de Marius mêle en effet aux lieux communs sur l’amour de nombreuses références aux anges et à la mort, qui sont invraisemblables entre deux jeunes gens et dont voici quelques exemples :

La réduction de l’univers à un seul être, la dilatation d’un seul être jusqu’à Dieu, voilà l’amour.

L’amour, c’est la salutation des anges aux astres.

C’est une chose étrange, savez-vous cela ? Je suis dans la nuit. Il y a un être qui s’en allant a emporté le ciel.

Oh ! être couchés côte à côte dans le même tombeau la main dans la main, et de temps en temps dans les ténèbres, nous caresser doucement d’un doigt, cela suffirait à mon éternité (Hugo, [1862] 1985, p. 739).

12Au chapitre suivant, Cosette, qui a lu le manuscrit, « entre en rêverie » : Marius, qu’elle croyait perdu pour elle, renaît de l’absence. De fait, ces retrouvailles prennent l’allure d’une résurrection :

Ce manuscrit, où elle voyait plus de clarté encore que d’obscurité, lui faisait l’effet d’un sanctuaire entr’ouvert […] Qu’était-ce que ce manuscrit ? Une lettre. Lettre sans adresse, sans nom, sans date, sans signature, pressante et désintéressée, énigme composée de vérités, message d’amour fait pour être apporté par un ange et lu par une vierge, rendez-vous donné hors de la terre, billet doux d’un fantôme à une ombre [...] Cela avait été écrit le pied dans le tombeau et le doigt dans le ciel (p. 740-741).

13Or ce chapitre (« Cosette après la lettre ») est le chapitre IV, 5, 5 : soit, selon le code calendaire, le 4 septembre, jour anniversaire de la mort de Léopoldine, fille aînée de Victor Hugo à laquelle était déjà consacré, en 1856, le recueil des Contemplations : ce qui explique les allusions funèbres. Le lecteur du roman avait compris, bien entendu, que le couple formé par Jean Valjean et Cosette était le double fictionnel de Victor Hugo et de sa fille ; mais le cryptage calendaire nous apprend que Victor Hugo et Léopoldine se cachaient aussi derrière Marius et Cosette, ce qui nous dit beaucoup plus sur l’intensité, peut-être transgressive dans sa nature sinon dans ses effets, de l’amour paternel de Hugo. Bien sûr, il y a d’autres applications de ce code, qui nous en apprennent aussi beaucoup sur le message politique que délivre le roman, bien plus précis que l’eau tiède moquée par Flaubert5.

142/ Le deuxième mécanisme textuel au service de la subjectivation auctoriale est la métamorphose artistique de la vieille poésie syllabique ; le vers cesse d’être seulement l’instrument plus ou moins habilement manié d’une éloquence métrifiée pour devenir un matériau proprement artistique, dont, grâce à la concentration et à la maîtrise toujours croissantes des processus poétiques, tous les éléments peuvent faire sens pour figurer formellement la singularité de la parole auctoriale. L’arbitraire même du mètre, où le compte syllabique ne repose sur aucune réalité linguistique (rythmique ou accentuelle), renforce paradoxalement son efficacité artistique et, finalement, sa puissance de signification. Puisque le vers ne signifie rien par lui-même, sinon le respect conventionnel d’une norme arithmétique, tout en lui peut être doté d’une valeur de signification originale, en fonction de l’usage qu’en fait l’auteur ou de l’intention que le lecteur lui prête. Dans la mesure où le lyrisme implique à la fois la figuration artistique du sujet écrivant et l’émotion sui generis que cette présence soupçonnée ou imaginée de l’auteur suscite chez le lecteur, le lyrisme du vers m’est donc apparu comme la grande invention poétique du XIXe siècle : par lyrisme du vers, je n’entends pas seulement que le lyrisme parvient à s’exprimer par l’intermédiaire du vers – à travers ou même malgré lui –, mais que c’est le vers, entendons le vers syllabique, qui, par sa plasticité formelle et par sa capacité à manifester textuellement la singularité de chaque voix poétique, a constitué la première source esthétique du lyrisme moderne.

15À ce point de la démonstration, une halte théorique s’impose. Comme on vient de le voir, je traite les composantes formelles du vers traditionnel (le syllabisme et la rime) comme s’ils étaient les lieux communs de la poésie. Cette assimilation me paraît non seulement légitime, mais nécessaire. Déjà, dans la rhétorique antique, le lieu commun désignait une catégorie argumentative (le possible et l’impossible, le plus et le moins, etc.) avant de renvoyer à des énoncés idéologiques particuliers. Le lieu commun implique toujours une forme aussi bien qu’un contenu. En rhétorique, dont la visée est pragmatique, cette forme est logiquement argumentative ; en littérature, qui se définit par le plaisir procuré par le texte, il est normal que le lieu commun soit esthétique et que sa définition inclue les procédés traditionnels qui sont immédiatement identifiables par l’auteur·e comme par ses lectrices ou ses lecteurs, exactement comme les idéologèmes (les idées reçues) que mobilise par ailleurs tout discours, qu’il soit littéraire ou non. Cette assimilation entre la forme traditionnelle et le lieu commun avait d’ailleurs déjà été faite par un poète, Jean Cocteau, dans Le Secret professionnel : « […] plus je découvre les prestiges du lieu commun, plus j’incline à croire que l’excitation de l’esprit vient du petit nombre de moyens dont il dispose, et plus je me rapproche du vers, vieux costume pareil que chacun de nous déforme » (Cocteau, 1922, p. 59).

163/ Le troisième mécanisme de subjectivation est cette fausse impersonnalité, qu’institue le roman à la troisième personne (sans narrateur ou instance narratrice6) : l’auteur y est présent à la manière d’un auctor absconditus, à travers les mondes qu’il crée et les fictions qu’il montre, sans presque jamais se dévoiler lui-même. Sous couvert d’anonymat, il ne cesse d’imposer au lectorat son regard singulier sur le monde et de dessiner en creux sa propre figure : de ce point de vue, les chefs-d’œuvre du réalisme, indépendamment de tout jugement esthétique, sont ceux qui parviennent à communiquer le plus puissamment la sensation et l’idée de cette présence auctoriale, et d’en tracer les contours grâce aux matériaux conventionnels de la fiction. Cet art de l’indirection – l’auteur disant toujours indirectement ce qu’il a à dire – que l’on identifie à raison à l’esthétique de Flaubert et au réalisme en général – est suffisamment connu pour qu’il soit utile d’y insister davantage.

174/ Le quatrième mécanisme de subjectivation porte sur tous les indices qui, plus ou moins dissimulés dans le texte, relèvent d’une véritable poétique du rire. Le rire impose le principe d’une relation interpersonnelle et la reconnaissance de l’autre : on rit toujours avec quelqu’un. Tout rire est rire de connivence ; dans le cas d’un rire artistiquement élaboré (par un·e écrivain·e, un·e dramaturge, un·e comédien·ne, un·e artiste…), l’œuvre comique enclenche un processus qui conduit, par une nécessité proprement anthropologique, à s’imaginer la rieuse ou le rieur derrière le texte, la performance ou l’image. Le rire est donc le principal instrument de la subjectivation auctoriale : il suffit que la lectrice ou le lecteur repère une quelconque incongruité potentiellement risible pour soupçonner une manipulation volontaire puis, plus généralement, se poser la question de l’intentionnalité et faire l’hypothèse d’un projet auctorial dont l’œuvre fournirait les indices formels. C’est pourquoi toutes les œuvres majeures de la modernité, au XIXe siècle, ont intégré le rire à leur poétique et lui ont assigné une fonction proprement structurante. Bien sûr, ce rire subjectivant n’est pas un rire franc et massif. Au contraire, pour créer le lien de connivence interpersonnelle, il doit jouer d’une ambivalence systématique, brouiller le plus possible les pistes textuelles, laisser la lectrice ou le lecteur dans une indétermination virtuellement infinie – à moins que celle-ci ou celui-ci ne se résolve à s’imaginer complice de l’auteur·e. Concrètement, il s’ensuit une écriture littéraire mêlant constamment le sérieux des lieux communs et le non-sérieux de la dérision, au point que les deux catégories finissent par se superposer et se confondre totalement. Dans une de ses lettres (4 septembre 1850), Flaubert rêve d’une œuvre « arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui » (Flaubert, 1973, p. 679). Cette indécidabilité qu’instaure le rire moderne est très proche de ce que Wayne Booth7 a appelé l’ironie instable (par opposition à l’« ironie stable », aisément décryptable, de l’âge classique) ou encore de l’« ironie romantique » des romantiques allemands. À ceci près que l’ironie romantique est fondamentalement d’ordre ontologique, reposant sur la nature nécessairement duelle du réel (et, par voie de conséquence, de l’art), alors que le rire de la subjectivation auctoriale est, avant tout, d’ordre communicationnel : il laisse entendre que le texte lu fait contradictoirement coexister un discours public et une parole privée, que l’auteur y est à la fois présent et absent – ou plutôt qu’il n’est pas présent là où on le croyait.

3. La poétique comique du lieu commun

18Bien sûr, il me fallait approfondir la question du rire, pour n’être pas entraîné à mon insu par notre réflexe de littéraires qui consiste toujours à accorder sans vraie justification historique ou théorique à la littérature un statut d’exception (pour ainsi dire magique) au sein des pratiques sociales. Car il serait absurde de réserver aux seuls écrivains le privilège de jouer ironiquement avec les lieux communs. En réalité, ce rire ludique, produit par la manipulation parodique des lieux communs, parcourt toute la culture du XIXe siècle, du moins cette culture urbaine qui fait alors la célébrité de Paris, la « capitale du XIXe siècle ». Elle envahit littéralement tout l’espace social, tient le haut du pavé sur la scène, dans les journaux, sur les boulevards et dans les cafés. Quant au public qui consomme ce rire – qui a les moyens et le temps d’aller aux spectacles ou de lire les journaux –, c’est majoritairement un public bourgeois, appartenant à cette nouvelle bourgeoisie issue de la Révolution et de la brusque redistribution des rangs et des fortunes qu’elle a permise. Rien n’est plus faux que l’image, véhiculée par les écrivains eux-mêmes, de bourgeois qui seraient pénétrés de leur imperturbable gravité et en butte aux moqueries du milieu artiste. Le rieur au xixe siècle est d’abord le « Bourgeois » et, s’il lui arrive de rire de lui-même ou de faire rire de lui, c’est qu’il le veut bien, justement parce qu’il aime rire.

19Plus précisément, ce rire naît, à un moment qu’il est possible de dater à quelques années près, de la nouvelle culture médiatique qui fait irruption, au cours des années 1820, dans le paysage tristement confit en bigoterie de la Restauration où souffle le vent mauvais de la réaction ultra-royaliste. Brusquement, un nouveau ton fait entendre sa voix dissonante dans la presse parisienne : un ton fait d’impertinence, de joyeuse provocation, d’une humeur blagueuse qui entreprend de déconstruire – pour utiliser le vocabulaire actuel – les lieux communs de l’éloquence sérieuse, en inventant leur propre arsenal de stéréotypes comiques qui forme le lexique partagé de la petite presse et de la caricature8. Mais la caricature, qui fait la célébrité d’une brigade de quelques illustrateurs de génie n’est pas le seul produit à succès de la véritable industrie du rire qui prospère à l’ombre de la petite presse : il faudrait y ajouter la fabrication en série des charades, rébus, logogriphes, histoires drôles, nouvelles à la main. Les lecteurs des journaux de 1840 ou de 1860, comme les consommateurs de nos médias actuels, se gorgent jusqu’au dégoût d’un rire omniprésent et polymorphe, prenant prétexte de tout et usant jusqu’à la corde des mêmes procédés, pour alimenter l’hilarité d’un public qui, en retour, se garde de faire le difficile.

20Cependant, pour analyser ce plaisir du banal, constitutif du phénomène comique, il fallait franchir une nouvelle étape, passer de l’histoire culturelle à la sociologie et à l’anthropologie du rire. À l’anthropologie, et même à l’éthologie : en effet, non seulement l’homme, mais aussi d’autres animaux sociaux rient (au moins les grands singes). Sans entrer ici dans de longues considérations théoriques9, il est possible de s’entendre sur la définition suivante : le rire est le processus, à la fois physique et psychologique, qui permet, à l’intérieur du groupe animal et dans des séquences de confrontation ludique, d’une part, de gérer les dangers liés à l’agressivité naturelle en pacifiant les relations interindividuelles, d’autre part et par voie de conséquence, de resserrer les liens de connivence au sein de la collectivité. Chez les humains, le mécanisme est fondamentalement le même, bien qu’il prenne des formes infiniment plus complexes, dans la mesure où le comique de représentation (disons le comique, pour faire simple), qui est spécifique à l’homme, s’ajoute ou se substitue à la simple interaction ludique. C’est pourquoi le rire est la manière la plus simple et la plus primitive de resserrer les liens sociaux, à l’intérieur d’une communauté. Mais c’est aussi la plus invisible, parce qu’elle passe par l’assimilation inconsciente, dès la première enfance, de motifs comiques, de mécanismes déclencheurs, de signes de connivence humoristique, autrement dit des lieux communs du comique qui sont partagés au sein du groupe.

21Le risible est donc l’une des manifestations culturelles, peut-être la plus primitive, de ce plaisir du lieu commun dont il faut maintenant parler. Mais, pour en décrire plus précisément le mécanisme, il faut s’avancer davantage sur le terrain anthropologique, en s’attachant, non plus au fonctionnement social du rire, mais à sa dynamique psychique et cognitive. Celui-ci naît du sentiment brusque et euphorisant de sécurité qu’éprouve l’individu, l’explosion de rire lui permettant instantanément d’évacuer la tension qu’il avait accumulée pour faire face à une situation sérieuse et potentiellement dangereuse. Il revient au philosophe Emanuel Kant, qui n’était pourtant pas connu pour être un joyeux luron, d’avoir le premier formulé un principe que tous les théoriciens du rire admettent désormais, sous diverses variantes : « le rire est un affect procédant de la manière dont la tension se trouve soudain réduite à néant » (Kant, [1790] 1995, p. 320). L’agression éventuelle d’où naissait la tension peut d’ailleurs venir du rieur lui-même, non de son environnement. C’est à quoi aboutit, par exemple, la théorie du mot d’esprit tendancieux de Freud10, pour qui le rieur satisfait, expulse pour ainsi dire, une pulsion tapie dans son inconscient, se soulageant ainsi de l’effort d’inhibition qu’il s’imposait en restant sérieux. Bien sûr, le rire est d’autant plus puissant que la tension accumulée est forte et le relâchement rapide.

22Gardons à l’esprit ce principe fondamental de brusque relâchement avant de passer au mécanisme précis qui déclenche le rire. Là encore, tous les analystes sont unanimes à reconnaître que le rire résulte de la survenue d’une incongruité, lorsque deux réalités, qui a priori sont inconciliables, entrent en contact. J’ai moi-même développé cette théorie, en effet incontestable, que la perception d’une discordance est, sans exception, le détonateur du comique, jusqu’au moment où je me suis rendu compte qu’elle comportait une grave insuffisance : dans la vie réelle, la survenue inattendue d’une incongruité ne fait absolument pas rire ; au contraire, elle fait peur, elle déstabilise, elle crée un état intérieur de tension maximale. Et pourtant, il est bien vrai qu’il faille une incongruité pour faire rire. C’est la confrontation, pour ainsi dire accidentelle, avec cette flagrante contradiction qui m’a mis sur la voie d’une découverte inattendue et déterminante : pour qu’une incongruité me fasse rire, il faut que j’y reconnaisse quelque chose de familier qui me rassure au préalable ; il faut un procédé, un signal, une forme qui, instantanément et souvent inconsciemment, m’apprenne que j’ai affaire à quelque chose qui m’est connu et qui annihile mes mécanismes de défense ; autrement dit, il faut que, sans d’ailleurs en avoir conscience, j’aie identifié un lieu commun comique. Au passage, c’est aussi ce qui explique que le comique soit un art si difficile, parce qu’il doit trouver les moyens de créer un effet de surprise à partir d’un stéréotype et d’une banalité. Il est même probable que la vraie jouissance du rire provienne, non de l’incongruité que la rieuse ou le rieur a repérée, mais, beaucoup plus profondément, du plaisir inconscient de se retrouver en terrain connu. C’est pourquoi, d’ailleurs, la culture comique se renouvelle si peu et repose sur un stock de gags, d’effets de thèmes indéfiniment renouvelés : le ressassement comique est un plaisir en soi ; il est même la source de ce que l’on appelle le « comique de répétition ». Si les théories du rire ont manqué systématiquement ce mécanisme paradoxal (la fausse incongruité), c’est sans doute qu’elles prennent généralement pour objet le comique en scène ou sur écran. Car en assistant à un spectacle, le public sait par avance qu’il va rire et l’angoisse qui pourrait naître d’une incongruité est d’emblée annihilée. Le premier lieu commun du comique, pour les spectateurs, c’est, au sens spatial du terme, la salle de spectacle : on sait bien qu’on est venu pour rire, et que, dans ce cadre, toute incongruité sera forcément comique.

23À vrai dire, cette « poétique comique du lieu commun » aurait dû être mon point d’aboutissement, si le hasard, qu’il sera loisible d’attribuer à la sérendipité, ne m’avait mis sur une dernière piste, en cours d’exploration. Sa découverte s’est faite de la façon la plus inattendue, au détour d’un cours d’agrégation. En 2022, Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, a été inscrit au programme, au titre du XIXe siècle. La particularité de cette œuvre, qui explique d’ailleurs en grande partie son succès populaire, est d’être malgré son dénouement mélodramatique une pièce très joyeuse : son principal ressort comique repose sur une versification très proche de la poésie parodique, où le plaisir du public découle des rimes improbables accumulées par Rostand – notamment, dans la célèbre « tirade des nez », Cyrano étant affligé d’un nez particulièrement proéminent. Aussi était-ce une pièce généralement dédaignée par la critique, notamment universitaire, qui n’a jamais su bien quoi faire de cet OVNI littéraire avec ses vers de mirliton et son apparence blagueuse. Il faut cependant ajouter aussitôt que la pièce dégage incontestablement une étrange force d’émotion. D’où cette double question qui s’imposait à moi : d’une part, pourquoi cette prédilection pour les rimes incongrues, chez Cyrano et dans la poésie comique en général ? d’autre part, pourquoi ce comique, a priori rudimentaire, parvenait-il à produire un sentiment lyrique ?

24À la première question, la réponse s’est rapidement imposée, comme la conséquence logique de ce que l’incongruité comique avait permis de découvrir : on ne peut rire que d’une incongruité attendue. Or, par définition, les rimes vont par paires : dès la première occurrence de la rime, les auditeurs ou les lecteurs attendent inconsciemment l’arrivée de la deuxième, et c’est dans cet état d’attente qu’ils sont prédisposés au rire, si cette deuxième occurrence contient une incongruité comique. Ce double mécanisme d’attente psychique et de retour phonétique explique pourquoi la rime est par prédilection le point de cristallisation du rire dans toute poésie parodique et pourquoi, plus généralement, le comique a une prédilection notable pour la versification (cf. les échos comiques dans les slogans publicitaires ou politiques). La rime burlesque remplit en effet parfaitement la double obligation de l’incongruité et de la reconnaissance du lieu commun.

25Mais, arrivé à ce point, je me suis vite rendu compte que, avec cette réponse à ma première question, j’avais répondu sans le savoir à la seconde. Car la rime n’est pas une spécificité de la poésie comique. Elle est au contraire une ressource fondamentale de l’émotion lyrique (hier, dans la poésie traditionnelle ; aujourd’hui, dans la chanson populaire). Le retour de la rime, dans tous les cas, produit une émotion proprement poétique. Puis, à partir de cette observation faite sur la rime, il était naturel de passer de la poétique du comique à l’esthétique poétique en général. On se rappelle la définition que Roman Jakobson donnait du poétique, la projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique – dit en termes plus simples, la systématisation à grande échelle de la répétition. Jakobson, en linguiste, se contentait de décrire le phénomène ; il n’expliquait pas pourquoi la répétition avait en soi une potentialité poétique, ou lyrique. La raison nous est fournie par Edmond Rostand, qui avait compris, ou plutôt confusément senti, la parenté profonde entre l’émotion comique et l’émotion poétique. Celle-ci découle du plaisir né de la reconnaissance du déjà connu, déjà vu, ou déjà entendu ; c’est de la résonance en soi, du déjà entendu, que découle l’émotion lyrique primordiale, comparable à la sourde émotion que l’on éprouve en retrouvant un paysage familier. Et cette émotion de la reconnaissance, qui permet de passer du comique à la poésie, doit être étendue à l’ensemble des formes littéraires : peu importe que cette reconnaissance soit celle d’un son, d’un mot, d’un argument, d’un stéréotype, d’un procédé, d’une figure de rhétorique – il s’agit toujours d’un lieu commun.

26Quant à la nature de ce plaisir, il faut en revenir, pour l’expliquer, au processus anthropologique qui est à l’origine du rire et dont découle, pour l’homme, une intense jouissance cognitive. Le rire, nous l’avons vu, naît du soulagement soudain que lui procure un sentiment de sécurité et ce sentiment découle de l’impression de familiarité suscitée par le déjà vu ou le déjà entendu, autrement dit par le repérage d’un lieu commun, compris au sens très large que je donne à la notion. Or ce sentiment de sécurité conditionne tous les plaisirs esthétiques : car, dans tous les cas, l’être humain, pour s’y adonner pleinement, a besoin de se libérer de l’attention inquiète qu’exigerait l’éventualité d’une réaction de défense. Cette hypothèse conduit à voir dans le mécanisme du rire (et du jeu, les deux étant primitivement liés) la matrice anthropologique de toutes les pratiques culturelles : dans tous les cas, c’est la reconnaissance du lieu commun familier qui permet la détente préalable à la jouissance cognitive11. D’où les formes multiples de répétition ou de ressassement et le poids écrasant des traditions dans les rituels religieux, les processus artistiques, les techniques argumentatives, les schémas fictionnels, les cultures médiatiques, etc.

27Le lieu commun conditionne le plaisir esthétique dans la mesure où il l’autorise, et c’est pourquoi il est à la fois polymorphe et omniprésent. Davantage même : on peut légitimement soupçonner que, en poésie comme dans toutes les pratiques culturelles, et à l’insu de notre raison consciente, la reconnaissance du lieu commun ne conditionne pas seulement le plaisir esthétique (comme une sorte de préalable cognitif), mais il constitue en vérité ce plaisir esthétique lui-même, par la jouissance qu’il procure dans les zones les plus profondes de notre machinerie cognitive. C’est pour retrouver ce plaisir primitif que nous aimons lire dix fois le même roman policier, revoir dix fois le même film comique, voire, pour les plus pervers, réentendre dix fois le même discours politique. Derrière l’apparente variété de nos pratiques, il y a l’animal en nous qui, à notre insu, recherche sourdement la perpétuelle réitération du même.

28De là cette esquisse d’une « esthétique générale du lieu commun », qui est du même coup une esthétique générale, sans restriction d’aucune sorte. Gilles Deleuze, en 1968, avait défendu brillamment la thèse que toute répétition cachait une différence12 ; à l’inverse, je soutiendrais que toute différence repose sur une répétition – précisons-le encore : pour le plaisir de reconnaissance qui lui est corrélé. Il est donc inutile de vouloir chasser le lieu commun par la porte ; car il reviendra aussitôt par la fenêtre.