Colloques en ligne

Éléonore Devevey

« Les faits ne doivent servir qu’à mettre en relief les mouvements de l’âme. » Sources ethnographiques et horizons anthropologiques dans l’œuvre d’André Schwarz-Bart

« Facts are only meant to highlight the movements of the soul ». Ethnographic sources and anthropological issues in the work of André Schwarz-Bart

1Dans la bibliothèque d’André Schwarz-Bart à Goyave, conservée à présent à la Bibliothèque nationale de France, figurent un volume de Tristes tropiques copieusement annoté par l’écrivain, mais aussi Nus, féroces et anthropophages d’Hans Staden, L’Afrique fantôme de Michel Leiris, Les Amériques noires de Roger Bastide, Yanoama d’Ettore Bioca, Anthropologie de l’esclavage de Claude Meillassoux1… André Schwarz-Bart est certes un lecteur vorace et éclectique, mais il n’est pas anodin que l’ethnologie soit ainsi fortement représentée dans sa bibliothèque. Le propos de cet article est d’éclairer comment son œuvre s’appuie sur les travaux d’ethnologues et soulève des questions que l’on rattache d’ordinaire à leur discipline.

2Après avoir identifié les différentes manières d’aborder cette question, je proposerai une analyse rapprochée de la partie africaine de La Mulâtresse Solitude (1972), intitulée « Bayangumay » – prénom de son héroïne, mère de la future Solitude –, dans laquelle s’actualisent ces différentes facettes de la question. L’écriture de cette partie du récit se fonde sur une connaissance de première main de la Casamance, plus spécifiquement du pays diola2, ainsi que sur la lecture attentive des travaux de l’africaniste Louis-Vincent Thomas. On pourrait estimer que d’un point de vue strictement narratif (dans l’économie globale du récit, dont l’essentiel se déroule dans la Guadeloupe de la fin du xviiie siècle), cette première partie importe peu. Sa fonction n’est cependant pas strictement contrastive. Loin d’y brosser un simple tableau d’harmonie précoloniale, destiné à mettre en évidence la puissance de destruction de la traite, André Schwarz-Bart construit, au sein d’un univers en tension, une héroïne qui en éprouve les conflits internes, et dont la trajectoire fait coïncider des mondes perdus à l’échelle individuelle et à l’échelle collective. L’examen de cette première partie permettra donc tout à la fois d’entrer dans l’atelier d’André Schwarz-Bart, de mesurer ses emprunts aux travaux d’ethnologues, et d’appréhender le sens qu’a pour lui l’écriture fictionnelle.

3En prêtant attention aux points de rencontre entre sa recherche littéraire et l’ethnologie, j’aimerais montrer qu’André Schwarz-Bart cherche ainsi moins à construire son autorité intellectuelle (en allant braconner sur un territoire qui n’est pas le sien – c’est parfois de cette façon qu’a pu être compris le recours aux sciences sociales par les écrivains3) qu’à tenter de concilier le choix de la fiction et le souci de vérité, et à aiguiser sa réflexion sur la responsabilité et la légitimité du travail d’écrivain dans le second xxe siècle.

Balises

4Les affinités potentielles entre l’œuvre d’un écrivain et l’anthropologie constituent rarement un problème ; elles se présentent le plus souvent comme un faisceau de problèmes. Il faut donc d’abord distinguer différentes façons de rapprocher l’œuvre d’André Schwarz-Bart et la discipline – j’en retiendrai trois.

5I – On peut d’abord s’intéresser à l’usage que l’écrivain fait des travaux et des méthodes des ethnologues pour construire ses univers fictionnels : le recours aux techniques de documentation que sont les lectures et les pratiques d’enquête – soit l’usage de connaissances construites par d’autres, d’une part, et le savoir acquis de première main, par l’expérimentation, « le terrain », d’autre part. Pour ce qui est des lectures, si l’on en s’en tient à celles qui sont explicitement convoquées au sein des romans, on se souvient par exemple qu’une note d’Un plat de porc aux bananes vertes (cosigné par André et Simone Schwarz-Bart) renvoie au volume de Michel Leiris sur les Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe (1955), ou que les notes bibliographiques de La Mulâtresse Solitude mentionnent les travaux de Louis-Vincent Thomas, de Germaine Dieterlen, d’Alfred Métraux... Au-delà des contacts strictement livresques, il faut aussi mentionner ses fréquentations effectives d’ethnologues, notamment Isac Chiva, ethnologue ruraliste4, et son épouse suisse Ariane Deluz, africaniste, ou d’amis et interlocuteurs proches (notamment Abrasha Zemsz5) également passionnés par la discipline6. Par ailleurs, André Schwarz-Bart s’est lui-même livré à des démarches qui s’apparentent à celles de l’enquête ethnographique en Casamance et en Guyane, enquêtes dont les traces, matérielles et fictionnelles, exigent aussi d’être considérées. Celles de son séjour en Guyane ont été remarquablement collectées et analysées par Fanny Margras et Thomas Mouzard7. Tous ces faits témoignent d’une fréquentation active de la discipline, mise à profit dans la fiction.

6II – On peut en second lieu s’attacher aux problèmes et aux horizons de pensée communs aux préoccupations des anthropologues et à celles de l’écrivain, et aux réponses spécifiquement littéraires que celui-ci leur apporte. En substance, ces préoccupations convergent sur trois points : le travail d’écriture pour André Schwarz-Bart est le moyen d’affronter la question de la différence culturelle (le pluriel des cultures) et celle de la destruction culturelle (la perte des cultures), en même temps que d’interroger, de manière réflexive, sa propre légitimité à leur apporter des réponses. S’il n’apporte pas de réponses disciplinaires à ces trois champs de problèmes, la création fictionnelle est néanmoins une façon en acte de prendre position à leur sujet. Le long article intitulé « Pourquoi j’ai écrit La Mulâtresse Solitude », d’abord paru dans Le Figaro littéraire le 26 janvier 1967, repris au Seuil en 1968 en un bref volume hors-commerce intitulé Histoire d’un livre. La Mulâtresse Solitude8, permet de préciser ces trois points.

7i - L’intérêt que porte André Schwarz-Bart à la question de la différence culturelle, d’abord, transparaît par exemple dans une anecdote rapportée à la fin du texte. Destinée à illustrer la convergence de vue spontanée entre André et Simone, elle donne aussi une idée des questions qui les habitent alors. Tel est en effet leur sujet de réflexion commun, auquel chacun d’eux va répondre par la rédaction d’un texte :

Est-il possible, au travers du syncrétisme contradictoire de l’âme antillaise, de détecter une organisation secrète, un ordre implicite, une sorte de métaphysique obscure et qui émergerait seulement dans le parler populaire, dans les grandes attitudes collectives, et dans le verbe inspiré du poète9 ?

8On aimerait pouvoir lire leurs textes respectifs, dont André écrit qu’« ils concordaient avec une précision troublante10 ». La réflexion s’attache quoi qu’il en soit aux spécificités culturelles et à leurs manifestations privilégiées. Son arrière-plan herderien (l’idée sous-jacente de « génie », populaire et littéraire11), qui irrigue aussi l’émergence des littératures postcoloniales12, est manifeste. Mais la question (dont la formulation programme assez clairement la réponse) indique que ces manifestations sont à rechercher non pas dans une pureté primitive, mais dans le produit d’un « syncrétisme », la fusion d’éléments d’origines culturelles hétérogènes. Est donc ici en jeu la volonté d’appréhender l’« originalité distinctive » des cultures (pour reprendre une formule de Michelet), mais comme étant la résultante de phénomènes de rencontre, perspective analogue à celle développée par Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire (1952), ou par Michel Leiris dans les Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe (1955).

9ii - L’œuvre d’André Schwarz-Bart est à l’évidence travaillée par le problème de la destruction culturelle et des possibilités de perpétuation mémorielle malgré la destruction, soit par la question de la transmission. C’est là un enjeu commun au pan juif et au pan antillais de l’œuvre et, par ailleurs, une question qui informe plus ou moins sourdement l’ethnologie depuis ses premiers temps. Que l’on songe au « paradigme du dernier », à la hantise de la perte et de la disparition qui imprègne ses textes fondateurs – motif dont Daniel Fabre ou David Berliner après lui13 ont mis en évidence la prégnance dans la discipline et la valeur de déterminateur commun entre anthropologie et littérature. Si André Schwarz-Bart, dans Histoire d’un livre…, invoque d’abord l’esclavage comme point commun entre Juifs et Antillais, son corrélat, l’expérience commune aux uns et aux autres, est de vivre avec l’anéantissement d’un univers culturel, d’avoir dû survivre à une apocalypse14. Les personnages d’Ernie dans Le Dernier des Justes comme de Mariotte dans le cycle antillais, tous deux « porteurs du Temps15 » aux yeux de leur auteur, sont des figures d’« individu-monde », selon la formule de Daniel Fabre, derniers représentants d’une lignée, d’une culture, qui en portent la mémoire et en marquent le terme, et dont l’œuvre littéraire constitue un tombeau. On peut donc estimer que la vocation mémorielle qui fait le terreau imaginaire et l’horizon éthique de la discipline sous-tend aussi l’œuvre d’André Schwarz-Bart.

10iii - L’œuvre d’André Schwarz-Bart, enfin, est constamment doublée d’une interrogation sur sa propre légitimité. C’est là une question consubstantielle à la littérature depuis Auschwitz, éprouvée très réellement par l’auteur du Dernier des Justes. C’est aussi, pour des raisons et sous des modalités différentes, une préoccupation lancinante pour les ethnologues depuis l’ébranlement de l’idéologie coloniale. Ces deux événements historiques ont pour conséquence commune d’interroger l’éthique du témoignage. Comment fonder la légitimité intellectuelle et morale, pour l’ethnologue, d’un discours sur d’autres cultures que la sienne, et, pour l’écrivain, d’une écriture qui s’attache à rendre compte de l’expérience d’un groupe culturel dont il n’a pas partagé le sort (s’il est dans la position du survivant) ou auquel il n’appartient pas (s’il est allochtone) ? Dans Histoire d’un livre…, André Schwarz-Bart écrit ainsi : « avais-je le droit, moi, homme blanc, de parler des personnes de couleur sans leur accord exprès […]16 ? », et plus loin : « il est une seule façon de respecter entièrement l’originalité d’un peuple : c’est d’en faire partie17 ». L’écrivain anticipe le reproche d’usurpation culturelle – d’appropriation culturelle, pour employer une expression anachronique : seul l’autochtone serait en mesure et en droit d’évoquer son expérience et son histoire – qui pourrait lui être adressé, tout en affirmant croire à l’idée selon laquelle « chaque humain peut légitimement parler de tous ses semblables » et « au pouvoir sans limites de la sympathie humaine18 ». Pour remédier à ce qu’il vit donc comme un défaut de légitimité, il invoque trois procédés. Le voyage et l’observation participante directe, d’abord, façon d’acquérir une connaissance de première main : il évoque ainsi son voyage en Afrique et son projet de séjourner aux Antilles afin de « partager la vie des petites gens de là-bas19 ». La coécriture, ensuite, qui permet de s’adjoindre l’autorité d’un natif : le concours, en l’occurrence, de son épouse créolophone, Simone Schwarz-Bart. L’aval de figures autorisées, enfin : la condition sine qua non, à ses yeux, d’avoir la caution du réseau de Présence africaine, et notamment d’Aimé Césaire20, pour publier le premier volume de son cycle antillais. Relativisant sa position de tiers, ces procédés permettent à l’écrivain d’atténuer le sentiment de parler indûment au nom d’une expérience ou d’une expertise qu’il n’aurait pas.

11III – On peut enfin envisager une troisième façon, distincte des deux précédentes, de considérer l’œuvre d’André Schwarz-Bart sous l’angle de ses rapports avec l’anthropologie. L’ensemble de ses écrits, le processus créateur qui les sous-tend, peuvent eux-mêmes être l’objet d’une approche anthropologique, qui mette à profit les ressources de l’analyse génétique, de la contextualisation biographique et historique dense et de l’analyse littéraire de la figuration de l’activité créatrice au sein des textes21. Il faudrait à cet égard comparer la fonction que Mariotte, dans Un plat de porc aux bananes verts (1967), confère à ses « cahiers » et celle que l’écriture occupe dans la vie d’André Schwarz-Bart – on peut voir là une mise en abîme dans le roman de la graphomanie de l’écrivain – ou s’attacher à la figure d’Haïm dans L’Étoile du matin (2009). Grâce à la production graphique dense dont elle s’accompagne (que l’on songe aux multiples versions d’un même texte, aux notes éparses, ou aux annotations au sein des livres lus) et à ses figurations internes, l’œuvre d’André Schwarz-Bart permet d’interroger les fonctions et le sens de l’activité d’écriture dans une trajectoire biographique. Elle donne notamment l’opportunité d’observer le processus de transformation de soi engagé par la création – « il s’agirait non pas tant d’écrire un livre que de me faire autre pour pouvoir l’écrire22 », note-t-il dans Histoire d’un livre… – soit la nécessité de s’altérer pour faire œuvre, suivant le modèle de la conversion. Si toute activité littéraire est susceptible d’une approche anthropologique, celle d’André Schwarz-Bart offre des conditions privilégiées pour observer le processus créateur, les rapports de transformation réciproque entre l’écrit et l’homme, sa puissance et son impuissance à faire œuvre.

Un terrain d’entente

12Je voudrais à présent m’attacher à ce que j’ai ailleurs proposé d’appeler un terrain d’entente23, une rencontre qui convoque et noue ces différents aspects, soit la rencontre d’André Schwarz-Bart avec la Casamance, avec les Diolas et avec les travaux de l’ethnologue Louis-Vincent Thomas – et considérer ce que l’écrivain en fait dans la partie africaine de La Mulâtresse Solitude. Des remarques d’André Schwarz-Bart sur le roman, dans une lettre écrite plus de trente ans après sa publication24, explicitent l’ambition qui était alors la sienne :

Ce petit livre est à la fois totalement réaliste et totalement fictif. Une certaine mulâtresse a existé dont on ne sait pas grand-chose, sinon sa participation à la lutte contre l’esclavage et son supplice. Tout le reste est fiction, bien qu’étant extrêmement fidèle, je l’espère, à la vérité historique, anthropologique & humaine.

13La fiction est un régime de pensée qui n’exempte pas de l’exigence de dire vrai, à plusieurs titres. On peut néanmoins estimer que c’est avant tout un soubassement historique qui soutient la partie du livre consacrée à Solitude (située en Guadeloupe25), et un soubassement ethnographique qui soutient celle qui est consacrée à Bayangumay (plus brève, située en Casamance). Rappelons que l’écriture de la partie sénégalaise du livre a précédé celle de la partie guadeloupéenne (« au commencement étaient les Diolas », note à cet égard Catherine Rovera) et qu’elle a pris appui sur une expérience directe du pays. Le détail des séjours d’André et Simone Schwarz-Bart au Sénégal est encore peu connu. Quelques éléments de cadrage biographique et contextuel, qui restent à compléter, s’imposent donc. Après un premier voyage de trois mois, qu’André effectue seul, en janvier 1960, juste après l’obtention du prix Goncourt, il s’installe à Dakar en août 1961, avec Simone, pour une durée d’un an (avant de se rendre à Goyave pour quelques mois, puis de s’installer à Prilly, en Suisse) ; c’est là que naît leur premier fils. Simone Schwarz-Bart fait alors sa première année de licence en lettres (sa propédeutique) à l’Université de Dakar ; André, qui travaille sur le cycle romanesque qu’il a conçu depuis une dizaine d’années déjà, se rend régulièrement en Casamance, le plus souvent seul, parfois avec Simone. Il séjourne notamment dans le village de Séléki, en pays diola, avec un interprète, qui lui a été recommandé par L. S. Senghor26. Ses séjours à Séléki donnent lieu à des carnets de notes27 et à des photographies, qui visent à documenter des usages et des rites auxquels peu d’Européens ont eu accès jusqu’alors (les formes de la royauté, les rites funéraires), mais permettent aussi de fixer sa présence aux côtés de personnes avec lesquelles il a tissé des liens28. Cette période est évoquée dans Histoire d’un livre… comme une période « plutôt difficile »29 : submergé par la réalité qu’il découvre, tourmenté par la question de la forme à donner à son chantier d’écriture, André Schwarz-Bart doute de parvenir à transformer en œuvre les expériences et les matériaux qu’il engrange.

14Une rencontre et un lieu sont alors décisifs. André Schwarz-Bart, qui fréquente l’Institut français d’Afrique noire de Dakar30, noue des liens d’amitié avec Louis-Vincent Thomas, alors jeune ethnologue, et président de la société des amis de l’IFAN – ce sont, plus exactement, les deux couples, Thomas et Schwarz-Bart, qui se rapprochent31. Plusieurs volumes d’hommage consacrés à Louis-Vincent Thomas (1922-1994)32 permettent de cerner son parcours et sa personnalité scientifiques. Après avoir suivi à Paris des études de philosophie, il obtient un poste au lycée Van Vollenhoven de Dakar, où il s’installe en 1948 ; nommé dix ans plus tard professeur de sociologie à la Faculté de lettres et sciences humaines de la même ville, il y restera dix ans ; il sera ensuite nommé professeur de sociologie et d’anthropologie à la Sorbonne, où il achèvera sa carrière. Ses débuts sont donc ceux d’un ethnologue africaniste ; pendant vingt ans (de 1948 à 1968), il se consacre avant tout à la compréhension de la culture diola en Basse-Casamance, étudiant tour à tour l’organisation sociale, politique et religieuse, les mythes et les rites de cette culture (il consacre aux Diola sa thèse d’État et sa thèse complémentaire33), avant d’élargir progressivement ses champs de recherche par l’analyse des mutations politiques contemporaines en Afrique et par des travaux novateurs dans un champ qu’il contribue à instituer comme tel, l’anthropologie de la mort34. Il fonde en 1966 la Société de thanatologie, qui s’attache à l’étude des significations attribuées à la mort, aux multiples façons dont elle fait partie de la vie (les rites funéraires qui l’entourent, ses rapports avec la notion de personne, les représentations du devenir post-mortem), mais qui l’envisage aussi comme révélateur des sociétés et comme poste d’observation pour en penser la critique. Il en explorera toutes les thématiques connexes (comme la vieillesse ou le cadavre), et fera aussi entrer la science-fiction ou la question du fantasme dans le champ de l’anthropologie. Le témoignage de Pierre Fougeyrollas, qui le fréquente également à Dakar en 196135, permet de saisir l’intérêt qu’il a pu susciter chez André Schwarz-Bart :

la thèse de Louis-Vincent Thomas était une admirable introduction et une puissante incitation à la découverte de la Casamance. Car elle était issue d’innombrables randonnées à bicyclette qu’il avait accomplies le plus souvent en compagnie de Gisèle et qui lui avaient procuré une sorte de contact charnel avec cette Basse-Casamance, une par son réseau de marigots débouchant sur l’océan et multiple par une certaine diversité des architectures, des manières d’être et des parlers […]36.

15Et, sur le moment intellectuel :

Bien avant que la recherche de l’identité culturelle et la protection de la mémoire soient devenues des thèmes médiatiques et se soient quelque peu banalisées, le Sénégal des années 60 nous invitait et nous incitait à les penser en termes nouveaux37.

16La recherche ethnographique, notamment, est alors en fort développement. Son lieu phare est l’Institut français d’Afrique noire, créé à Dakar en 1936, dirigé d’abord par Théodore Monod, qui se développe véritablement après la Seconde Guerre mondiale38. Suivant Julien Bondaz, l’IFAN, est, dans les années 1950, une instance de transition « de l’inventaire à l’enquête », un lieu qui contribue, autrement dit, à promouvoir des pratiques de terrain visant non plus tant la collecte d’artefacts et de données que l’étude approfondie et localisée39. Tandis qu’a longtemps dominé une ethnographie itinérante et « généraliste » (dont le prototype est la mission Dakar-Djibouti, au début des années 1930), se met en place après 1945 une ethnographie plus « sociologique » (telle celle que mènent Georges Balandier et Paul Mercier sur les pêcheurs lébou, à la fin des années 1940). Si le travail de terrain d’André Schwarz-Bart demeure celui d’un profane, sa démarche, son désir de nouer des contacts prolongés avec les habitants de Séléki, s’inscrivent dans cette tendance d’ensemble.

17On peut par ailleurs souligner, comme l’a fait Kusum Aggarwal40, les liens qui unissent l’IFAN et Présence africaine : certains acteurs et enjeux sont communs à ces deux réseaux, quoique bien distincts dans leurs fonctionnements et leurs finalités. En épigraphe à sa monographie sur les Diola éditée par l’IFAN, Louis-Vincent Thomas cite un extrait de l’avant-propos d’André Gide au premier numéro de Présence africaine, paru en 1947 (numéro auquel contribue également Théodore Monod, entre autres) : « Les peuples dits civilisés n’ont guère porté attention au monde noir de l’Afrique que pour l’exploiter… On découvrit soudain qu’il aurait aussi quelque chose à nous dire, mais que pour qu’il nous parle, il importe d’abord de consentir à l’écouter41 ». Outre les travaux de Louis-Vincent Thomas, André Schwarz-Bart mentionne d’ailleurs dans les notes bibliographiques de La Mulâtresse Solitude le numéro 14-15 de Présence africaine, issu du premier Congrès des écrivains et artistes noirs (195642) : ces deux sources suggèrent une solidarité entre les travaux scientifiques menés sur le continent africain et la tribune politique qui s’invente à partir du Quartier latin. Après avoir gravité à Paris autour de réseau Présence africaine, André Schwarz-Bart se familiarise donc à Dakar avec celui de l’IFAN.

De la monographie à la fiction

18Parmi les références citées dans ces mêmes notes bibliographiques, il est clair que ce sont les travaux de Louis-Vincent Thomas, et tout particulièrement sa monographie sur Les Diola (1958) et ses Cinq essais sur la mort africaine (1968), qui ont fourni à André Schwarz-Bart les données les plus significatives43 pour l’écriture de la partie africaine de La Mulâtresse Solitude – à commencer par le prénom de son héroïne. Bayangumay figure en effet dans la liste des prénoms mentionnés par l’ethnologue parmi les « prénoms qui vantent la beauté44 » et signifie, en langue diola, « Celle dont les cils sont transparents », comme le narrateur le précise dès les premières pages de La Mulâtresse Solitude. Au-delà de l’emprunt ponctuel, l’usage littéraire du matériau ethnographique soulève de multiples questions. Comment André Schwarz-Bart réinvestit-il les données de la monographie dans la fiction ? Et quel est le gain de cette mise en fiction du matériau ethnographique ?

19Il faut d’abord préciser que la diégèse de la partie africaine de La Mulâtresse Solitude commence « vers 1750 », comme l’indiquent les premières lignes du texte, tandis que les données établies par Louis-Vincent Thomas ont été collectées dans les années 1950 – mais l’ethnologue, qui a aussi nourri ses recherches d’un travail d’historien, y distingue néanmoins les usages qui ont été en vigueur sur le temps long et les mutations plus récentes. Le cadre spatial du récit, en revanche, n’est pas d’emblée explicité, sinon par l’évocation de ses paysages de delta et de riziculture irriguée (pratique effectivement antérieure à la colonisation). Ce n’est que lorsque Bayangumay se trouve prisonnière de la cale d’un négrier que ce cadre premier se précise rétrospectivement : elle y lance alors un appel aux « hommes du village de Séléki45 » qui s’y trouveraient également enfermés. Avant cela, le village d’Énampore, dont le personnage Dyadyu est originaire, et la ville de Sigi-Thor (actuel Ziguinchor) avaient été mentionnés – autant de toponymes qui figurent sur la carte qui ouvre la monographie de Louis-Vincent Thomas. Si la chronologie est évidemment aiguillée par l’épisode révolutionnaire au cœur de la seconde partie du récit, on peut s’arrêter sur le choix du pays diola et du village de Séléki comme cadre fictionnel. Pourquoi André Schwarz-Bart en fait-il le cadre initial de son récit ?

20Un document conservé dans le dossier génétique de La Mulâtresse Solitude fournit un indice déterminant. Il s’agit d’une lettre de l’administrateur de la Basse-Casamance, M. Valzi, adressée à Monsieur le Directeur des affaires indigènes (vraisemblablement Georges Aubry-Lecomte) datée du 27 février 1900, qui rapporte de « graves incidents à Guimbéring (Jembéring) », soit l’accueil hostile des agents coloniaux par les chefs locaux ; l’administrateur signale et déplore « le peu de déférence de ces populations pour notre autorité »46. On peut voir dans la présence de cette lettre une trace matérielle de l’intérêt d’André Schwarz-Bart pour l’histoire de la Casamance et pour les manifestations de résistance à la colonisation, bien documentée depuis lors par les historiens47. Le pays diola, et tout particulièrement Séléki, a été un lieu important de résistance à la domination coloniale, ce qui en fait sans doute, aux yeux de l’écrivain, un bon terreau d’où faire partir sa lignée féminine au tempérament insoumis.

21De façon générale, son propos est d’évoquer de manière à la fois précise et suggestive l’univers diola, sans didactisme ni obscurité, d’en faire un monde dans lequel le lecteur entre de plain-pied. Ce projet est sensible dès l’incipit. S’il s’ouvre sur le signal le plus fort de fictionnalité, « Il était une fois... », il dépeint pourtant la cosmogonie diola de manière concise et évocatrice, en mentionnant un environnement géographique et spirituel (« une contrée où se mêlaient les eaux claires d’un fleuve, les eaux vertes d’un océan, les eaux noires d’un marigot – et où l’âme était encore immortelle, dit-on48 »), une certaine idée de la mort et de la personne qui en est le corollaire. Cet incipit met en lumière une conception de la vie dans laquelle la mort est un état transitoire, et au sein de laquelle les règnes et états du vivant cohabitent harmonieusement, sans solution de continuité. Ce tableau liminaire entre en résonance avec les vues de Louis-Vincent Thomas, qui insiste dans sa monographie sur « la mentalité de paysan » des Diola, aptes à faire preuve de pragmatisme jusque dans la spiritualité49.

22Au fil du texte, les emprunts aux travaux de l’ethnologue transparaissent dans de nombreux passages, qui ont trait à la représentation de la structure sociale d’ensemble (l’importance du village ou des classes d’âge, par exemple) comme à des points de détail. Pour ce qui est de la culture matérielle, plusieurs realia du récit sont directement démarqués de développements de la monographie – par exemple les petits jouets que Dyadyu offre à Bayangumay50, ou la description de la tenue de Komobo lors de sa fugue avec Bayangumay51. De manière plus significative, les pages de Louis-Vincent Thomas sur les sobriquets (« phrase souvent elliptique, tout comme le proverbe, de forme exclamative ou seulement descriptive et destinée à mettre en relief les qualités morales ou physiques, voire les défauts d’un chacun52 », section « Nom et personnalité » de la monographie) ont été particulièrement mises à profit par l’écrivain. Le second surnom de Bayangumay, Utili bän ulin, « Tu es grasse mais ton poids ne gêne pas tes mouvements »53, figure ainsi dans la liste des sobriquets forgés par « allusion à l’allure générale du corps » établie par l’ethnologue. On se souvient aussi que l’échange de surnoms est déterminant dans la relation qui se noue entre Bayangumay et Komobo54. Ceux-ci sont puisés dans les pages que Louis-Vincent Thomas consacre à ce sujet. Parmi la liste de sobriquets forgés par référence à des animaux, figurent ainsi le porc : « Kutãgi ku bõn » : « O toi dont la chair est faite pour être salée ! » (pique de Bayangumay à Komobo) et la poule Kàwõnkolog kudjak di sel55 : « Que ta croupe est savoureuse préparée avec des amandes ! » (riposte de Komobo à Bayangumay). Le « chant funèbre des absents » que Bayangumay entonne sur le négrier56 est pour sa part inspiré de la section consacrée aux devinettes par l’ethnologue : Ake ombo alhudyat, pan, hung hang fukuray : « Il y a quelqu’un dont le sourire efface l’obscurité. (De quoi s’agit-il ?) De la lumière57. » Louis-Vincent Thomas insiste sur la valeur révélatrice de telles formules : « ces sobriquets-métaphores non seulement illustrent le caractère poétique de la pensée indigène mais encore symbolisent l’étonnante affinité qui existe pour elle entre les êtres, les choses et les hommes58. » Dans le récit, ces formules, retenues pour leur caractère expressif et poétique, sont toujours données en langue diola avant d’être traduites. Par ce procédé, qui rend visible le passage d’une langue à l’autre, et non pas seulement son produit, le narrateur conserve discrètement la posture de l’ethnologue, apte à circuler entre deux codes.

23En matière de rites et croyances, l’emprunt à l’ethnologue est manifeste dans l’évocation de l’épreuve purgatoriale que subit Bayangumay après sa fugue avec Komobo. La monographie, au sujet du mariage, fait état de coutumes qui se perdent :

Elle [la future mariée] subissait alors une épreuve de virginité. Elle devait se tenir debout ou accroupie, la face tournée vers l’est. Une matrone lui posait une poule blanche sur la tête. Si la fille était vierge la poule demeurait immobile59.

24Dans La Mulâtresse Solitude, on lit :

Le féticheur les emmena dans sa case où Bayangumay à genoux se vit poser une poule blanche sur la tête, afin de vérifier l’état de sa virginité. Les pattes de la poule grattaient légèrement le crâne de la petite inculpée, mais, presque aussitôt elles s’immobilisèrent. Le féticheur dit : Tout va bien, elle est droite60.

25Les données ethnographiques, directement translatées dans la fiction, servent en l’occurrence la tension dramatique du récit. Mais c’est pour ce qui concerne la conception de l’âme diola et la pensée de la réincarnation que ces emprunts sont les plus décisifs. André Schwarz-Bart puise sans doute dans les Cinq essais sur la mort africaine, dont un essai, qui reprend très largement des éléments de la monographie, est consacré à « la mort diola » (chapitre IV). Louis-Vincent Thomas y analyse « l’étonnante complexité du destin post mortem où l’âme est partiellement détruite, partiellement maintenue, partiellement recrée61 ». Concernant la réincarnation, il écrit :

la partie principale de l’âme est constituée par l’ahuka, ou âme bonne, d’un ancêtre qui attendait, dans le « paradis », l’instant de sa réincarnation. Ce n’est plus, cette fois, une participation identitaire ou symbolique, mais une reproduction ou plutôt un recommencement. Et, lorsqu’un enfant ressemble étrangement à un membre de la famille disparu, c’est qu’il est animé par l’ahuka de ce parent62.

26C’est cette croyance qui est narrativisée dès l’incipit du récit : Bayangumay, dont la peau présente une tache caractéristique, est d’emblée identifiée comme étant la réincarnation de sa grand-mère Pongwé. C’est aussi cette conception de la transmission générationnelle qui soutient l’architecture du cycle romanesque63 : l’idée que les morts ne meurent pas tout à fait, mais restent vivants à travers leurs descendants.

27Il serait possible de poursuivre et de détailler le relevé de ces emprunts ; tout cela appelle un travail d’édition critique de La Mulâtresse Solitude, qui dépasse le cadre de cet article.

« Mettre en relief les mouvements de l’âme »

28Pour apprécier l’usage qu’André Schwarz-Bart fait de ces données, il faut revenir à l’avertissement qui ouvre la monographie de Louis-Vincent Thomas :

La présente étude ne veut être qu’un essai de pénétration de l’âme noire. Malgré quelques timides prolongements compréhensifs, elle se réduit à un inventaire aussi serré que possible des faits matériels et des comportements, base indispensable d’une enquête objective. Mais le plus difficile reste à faire : saisir « du dedans » l’intelligence du fait humain, en préciser les diverses intentions ou implications, c’est-à-dire constituer une phénoménologie existentielle approfondie. Alors seulement la culture diola cessera d’être un système clos pour devenir une tension, une ouverture, une réalité vécue.

29Ces lignes64 actualisent une opposition topique dans le discours des ethnologues, entre sécheresse des faits et épaisseur du vécu, entre approche externe et saisie « du dedans »65, tout en lui donnant une résonance sartrienne et une tournure originale (puisqu’ici, la saisie « du dedans » permet paradoxalement de saisir le « système » comme ouvert). Elles mettent aussi en évidence une insuffisance structurelle du travail scientifique à rendre compte de l’expérience indigène, de sorte que l’horizon désiré du travail de l’ethnologue ne peut être atteint que par le romancier. Il s’agit là d’un quasi-topos de la discipline – que l’on songe aux propos de Marcel Mauss ou d’Alfred Métraux à ce sujet66. On peut estimer qu’André Schwarz-Bart prend au mot l’ethnologue, et réinscrit, par le travail de la fiction, les « faits » dans « une réalité vécue ». Des notes préparatoires à La Mulâtresse Solitude vont d’ailleurs dans ce sens : « Les faits ne doivent servir qu’à mettre en relief les mouvements de l’âme67 ».

30Reste à savoir comment parvenir à un tel effet. C’est en coulant les faits dans la structure d’un conte initiatique, et en adoptant un point de vue interne, celui de la fillette qui en est l’héroïne, qu’André Schwarz-Bart s’emploie à faire du « système clos » « une tension, une ouverture, une réalité vécue », selon les termes cités de Louis-Vincent Thomas. La partie du livre consacrée à Bayangumay se présente en effet comme un conte initiatique nourri de données ethnographiques (« une sorte de conte pour adultes », comme André Schwarz-Bart l’écrit dans un projet de préface non utilisé68), dont l’argument peut être résumé ainsi : une jeune fille, promise à un homme âgé, s’éprend d’un jeune garçon avec qui elle fugue, avant de réintégrer l’ordre prévu par la communauté ; disculpée, elle se prête au mariage avec l’homme auquel elle avait été promise. C’est là un canevas qui peut évoquer, par exemple, celui de Tristan et Yseult, leur évasion dans la forêt, la réintégration d’Yseult au côté du roi Marc, après qu’elle a subi un serment purgatorial. C’est donc le conflit entre le désir et la loi, l’individu et le collectif, qui est au cœur du récit : le désir amoureux comme puissance de désordre, qui menace la perpétuation de la coutume, mais aussi la question de l’individuation, la construction de l’identité individuelle en négociation avec le collectif.

31Le point de vue interne, celui de Bayangumay, est dominant dans cette première partie. Il n’a pourtant pas été d’emblée adopté par André Schwarz-Bart. Dans les versions antérieures, on constate en outre que le portrait et le rôle de Dyadyu dans le récit étaient beaucoup plus développés, et qu’ils étaient l’occasion d’aborder plus frontalement les valeurs et l’identité diola69. L’écrivain fait donc le choix de centrer le récit sur le personnage de Bayangumay et sur les questions qui l’agitent, formulées dès les premières pages du récit70 : comment être soi si l’on est sa grand-mère ? Autrement dit : comment l’individu s’invente-t-il dans un contexte de pensée où règne la croyance à la réincarnation ? Comment concilier réitération du même et survenue du nouveau ? Le processus d’individuation de Bayangumay passe par la résistance qu’elle éprouve à s’identifier à la place que lui assigne le collectif (celle de réincarnation de sa grand-mère Pongwé, donc promise à Dyadyu, dont il avait jadis été amoureux) : le principe de réincarnation n’épuise pas le sentiment d’identité individuelle, vécu comme une surprise et comme une énigme par la fillette, qui perçoit donc une contradiction entre croyances collectives et expérience subjective. La naïveté et l’audace de Bayangumay, c’est tout un, la conduisent ainsi à mettre en question l’ordre qui régit les relations entre les vivants et les morts (la réincarnation) et entre les vivants (le mariage).

32Mais la trajectoire initiatique de Bayangumay a aussi une dimension lugubre, suggérée au fil de ses étapes : lors de sa fuite avec Komobo (« sous la clarté déformante de la lune, les deux enfants avaient l’impression de longer les rives du pays des morts71 »), puis de sa nuit de noces avec Dyadyu (elle y éprouve l’opacité de l’autre, qui la renvoie à sa solitude72), suivie de peu par l’irruption des marchands d’hommes, d’abord comprise par la jeune fille comme un cauchemar. Cet événement coupe court au processus initiatique, ou en infléchit le cours : Bayangumay subit l’expérience désindividualisante du négrier – initiation paradoxale, qui ne conduit pas à la renaissance de l’individu, mais à son effondrement psychique. Le « conte pour adultes » ménage donc la quasi simultanéité, pour Bayangumay, entre la fin de l’enfance et l’arrachement à sa culture – et fait donc apparaître l’initiation comme un processus destructeur de monde73.

33Si les « faits » sont ainsi mis au service des « mouvements de l’âme », c’est qu’André Schwarz-Bart tient avant tout à restituer le devenir de ses protagonistes, dans ce qu’il a de plus labile et de plus incertain. Dans La Mulâtresse Solitude, le récit met en scène non pas « le Diola » de la monographie ethnographique (ou l’indigène du roman colonial74), mais un individu traversé de doutes et de questions, qui se découvre seul à être soi75 et à devoir s’inventer dans un monde hostile. Si ce parti expose au risque de la projection (d’une conception « occidentale » de l’individu sur un univers où l’individuation ne procède pas nécessairement ainsi), reste qu’il est en l’occurrence celui de la complexité. Faire transiter des faits de la monographie ethnographique à la fiction consiste donc à mettre en mouvement le tableau des « us et coutumes » – l’« essai d’analyse fonctionnelle sur une population de Basse-Casamance », pour reprendre le sous-titre de la monographie de Louis-Vincent Thomas – pour restituer les trajectoires et les tourments d’individus à la fois exemplaires et singuliers, aux désirs et aux destins imprévisibles.

34Un dernier document vient non seulement confirmer l’importance pour André Schwarz-Bart des travaux de Louis-Vincent Thomas sur l’âme diola, mais aussi donner un sens nouveau à ces « mouvements de l’âme ». Dans les avant-textes du récit, figurent des notes programmatiques consacrées à la capture et à la marche vers Gorée. On y découvre une scène de « triage », dans laquelle on lit aussi en filigrane une scène de sélection à l’entrée d’un camp de concentration76. Au sein du texte dactylographié, un renvoi marginal et une annotation manuscrite viennent expliquer le statut des êtres réduits à l’état de bétail :

Ils sont de vagues esprits sans âme (cf. Thomas) Mais la mort ne vaut guère mieux, car où peuvent aller les morts si les ancêtres eux-mêmes sont morts et les génies sont vaincus, tués par les blancs. Et si les ancêtres ne sont pas morts, comment feront-ils désormais pour se réincarner, puisqu’ils n’ont plus de Diolas ? Iront-ils se réincarner dans des races étrangères ? Une telle chose est-elle possible ? Et l’accepteront-ils ?77

35Le propos dit l’interdépendance des vivants et des morts : les vivants ont besoin des morts pour se sentir vivants et pour mourir, et les morts ont besoin des vivants pour renaître. L’ethnologue écrit à ce sujet :

Le Diola sait qu’il doit mourir, c’est-à-dire que son âme (yal) et son esprit (buhinum) devront un jour quitter son corps pour entreprendre un nouveau périple et tenter une nouvelle aventure. La mort, en effet, n’est qu’un passage et non une abolition des forces. Elle apparaît comme un principe général de renouvellement de la pyramide des êtres78.

36Face à l’interruption des cycles de réincarnation, André Schwarz-Bart émet, par la fiction, l’hypothèse de l’existence de passerelles souterraines entre « races ». Il formule ainsi, fugitivement, ce que l’on pourrait nommer un principe de réincarnation transculturelle : la transmigration des âmes non seulement entre morts et vivants, mais entre groupes culturels, telle que les ancêtres d’un peuple anéanti s’incarnent dans les membres d’un autre. C’est une idée qui, telle quelle, sera supprimée du texte final, mais qui peut néanmoins éclairer la mise à l’honneur de l’idée de réincarnation dans l’incipit et le parallèle entre le fort Delgrès et le ghetto de Varsovie dans l’excipit – et, plus largement, opérer la jonction entre Juifs et Noirs déployée dans l’ensemble de l’œuvre.

***

37Le propos d’André Schwarz-Bart, dans la première partie de La Mulâtresse Solitude, est de nourrir d’une connaissance ethnographique précise un conte initiatique, dans lequel l’accession à l’individualité et l’engloutissement d’un monde sont une seule et même chose – par lequel un éveil au monde est aussi une apocalypse. Il s’agit, autrement dit, de ménager à la fois l’exactitude factuelle, l’épure énigmatique du conte et l’imprévisibilité des « mouvements de l’âme » – formule que l’on peut comprendre dans un sens psychologique, comme flux imprévisible des affects et des idées, mais aussi dans un sens spirituel, comme imaginaire qui entoure le sort des défunts et leur circulation post mortem.

38Si l’on peut parler de « terrain d’entente » entre André Schwarz-Bart et Louis-Vincent Thomas, c’est que l’écrivain non seulement emprunte à l’ethnologue un terrain et des données, mais aussi qu’il partage avec lui une curiosité anthropologique et un projet critique. On peut en effet estimer qu’il rejoint son hypothèse fondatrice de la thanatologie : comprendre la façon dont une culture pense la mort permet de saisir celle dont elle pense la vie, mais également de porter sur cette même culture un regard critique. On se souvient peut-être de ces lignes d’André Schwarz-Bart dans Histoire d’un livre…, pour expliquer son choix de mettre à l’honneur une vielle femme noire recluse dans un asile – Mariotte – dans Un plat de porc aux bananes vertes :

En soi-même, le thème des vieux m’obsède depuis fort longtemps, car on peut y lire, en toutes lettres le thème de la mort ; et, en filigrane, la vérité sur la civilisation occidentale qui est fondée sur l’holocauste quotidien des animaux, sur la domination de la femme, sur l’exploitation de l’homme, et sur la liquidation insidieuse des vieillards, des infirmes, des aliénés mentaux et autres laissés-pour-compte79.

39Dans la conclusion de son Anthropologie de la mort (1975), Louis-Vincent Thomas admet avoir, au fil de ses travaux, « toujours repris le même discours : il y a une société qui respecte l’homme et accepte la mort, l’africaine ; il en est une autre, mortifère, thanatocratique, que la mort obsède et terrifie, l’occidentale80 ». Il distingue, plus largement, deux types de sociétés, les sociétés « à accumulation des hommes » (où les êtres humains sont les créatures les plus précieuses et où le deuil est pris en charge par la communauté) et celles « à accumulation des biens » (où domine la valeur d’échange marchande et où les vieillards sont délaissés)81. Dans la section de cet ouvrage sur « le vieillard et la mort », il cite d’ailleurs Un plat de porc aux bananes vertes82, et le mentionnera à nouveau dans un article tardif, intitulé « Vieillir, mourir »83. La fiction vient donc en retour nourrir la réflexion de l’anthropologue. Si, de manière plus générale, le travail d’André Schwarz-Bart rejoint aussi la recherche de celui-ci, c’est parce que l’écrivain s’essaye à investir la fonction symbolique de « passeur de frontière », pour reprendre la formule de Pauline Launay au sujet de Louis-Vincent Thomas, de passeur entre mondes, et à les rendre traductibles les uns dans les autres, en négociant en permanence avec le risque de l’échec.

40Ce parcours incite enfin à formuler une dernière hypothèse. On peut estimer que le déport du roman juif au cycle antillais correspond pour André Schwarz-Bart à un effort pour déjouer une configuration de parole minée (l’impossibilité à témoigner de la Shoah en première personne et l’incompréhension suscitée par le fait d’en parler par la fiction), mais il en vient en définitive à la réitérer sous une forme analogue (puisque, auteur blanc écrivant sur l’histoire des Noirs, il se heurte à nouveau au sentiment d’illégitimité). Et cela révèle une parenté structurelle entre le témoignage catastrophique – celui du survivant – et le témoignage culturel – celui de l’indigène ou de l’ethnologue – et qui, en raison des positions intenables qu’ils impliquent tous deux d’occuper, demeurent en partie frappés d’impossibilité.