Colloques en ligne

Catherine Rovera

Notes d’André Schwarz-Bart sur l’esclavage et la Révolution 

André Schwarz-Bart’s Autograph Notes on the Slave Trade and the Revolution

1La présente étude s’inscrit dans la continuité d’un article consacré à l’avant-texte de La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart, paru dans la revue Continents manuscrits.1 Là où l’article livrait une vision panoramique de la genèse du roman éponyme en la replaçant dans le contexte d’écriture du cycle antillais du même nom composé à quatre mains2, cette étude plus succincte propose un plan rapproché sur les notes préparatoires autographes d’André Schwarz-Bart.3 Il s’agit cette fois de mettre en regard les notes sur la Révolution ayant servi d’ébauche à la seconde partie du roman avec celles, plus anciennes mais également plus sporadiques, sur l’esclavage, qui préfigurent le chapitre 3 de la première partie, autrement dit l’épisode sur le navire négrier – ces dernières étant, dans le dossier génétique dont nous disposons à ce jour, les traces les plus primitives du roman. Une analyse ciblée de quelques-unes de ces notes préliminaires permettra d’identifier un certain nombre de constantes dans la pratique d’écriture d’André Schwarz-Bart. In fine, la présente étude interrogera le statut complexe et équivoque des notes de travail dans l’avant-texte, en soulignant leur caractère limitrophe.

2Nous partirons d’un constat qui est en quelque sorte, aussi, un paradoxe. Les notes pullulent dans l’avant-texte schwarz-bartien. Elles sont de nature éminemment protéiforme, mobilisant une grande variété de supports, d’instruments et même de styles d’écriture. L’auteur, en effet, utilise le terme générique de « notes » (le plus souvent au pluriel) pour qualifier divers documents de travail allant de la simple ébauche griffonnée sur une feuille volante à des feuillets entiers textualisés et souvent, déjà, fictionnalisés. Il est par ailleurs fréquent que l’on trouve, au détour d’une note, un renvoi à d’autres notes. Se tisse alors un écheveau d’autant plus complexe que toutes – ou presque – sont dépourvues de date et de classification (fig. 1, 2, 3 et 4).

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Fig. 1 : « Notes pour Solitude »

BnF, Fonds Schwarz-Bart © Archives personnelles Simone Schwarz-Bart

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Fig. 2 : « Notes sur la période de 5 à 10 ans » (recto)

BnF, Fonds Schwarz-Bart © Archives personnelles Simone Schwarz-Bart

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Fig. 3 : « Notes diverses » pour « La M. S. Deuxième partie », où il est question d’esclaves devenus chiens.

BnF, Fonds Schwarz-Bart © Archives personnelles Simone Schwarz-Bart

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Fig. 4 : « Notes » (recto) du 10 février 1969, sur les enfants pervers et la « vérité de Sade ».

BnF, Fonds Schwarz-Bart © Archives personnelles Simone Schwarz-Bart

3Mais alors même qu’elles prolifèrent, témoignant d’une recherche documentaire approfondie sur la traite négrière et sur la révolution avortée en Guadeloupe, ces notes ne nous renseignent guère sur l’exogenèse, autrement dit le processus d’incorporation et de réappropriation des sources externes dans et par l’écriture.

4En effet, à de rares exceptions près, les références aux sources livresques compulsées en amont par l’auteur (et en partie dévoilées dans la bibliographie qui clôt le roman) sont systématiquement occultées dans l’avant-texte. Il est donc impossible de les suivre à la trace et s’il veut les débusquer, le généticien doit s’armer de patience et d’un flair de limier. Ceci vaut en particulier pour les trois auteurs chez lesquels Schwarz-Bart a puisé pour échafauder la biographie fictive de Solitude – ceux-là mêmes qui étaient cités en exergue dans le tapuscrit puis la première édition d’Un plat de porc aux bananes vertes en guise de prélude au cycle tout entier : Henri Bangou, Auguste Lacour et Oruno Lara. Les notes sur la Révolution recèlent ainsi une myriade de citations de Lacour qui, loin d’être des corps étrangers, se fondent dans la diégèse au point de devenir indétectables.

5À l’aune de ce constat, il n’en demeure pas moins que les notes de travail sont à ce jour les ultimes témoins génétiques des lectures de Schwarz-Bart sur l’histoire de la Guadeloupe, d’autant que les ouvrages de Bangou, Lacour et Lara – qui furent sans nul doute annotés comme tous les autres au fil d’une lecture au scalpel – sont absents de la bibliothèque de l’auteur.4 Dans ce contexte, la note serait en quelque sorte un écran qui tout à la fois projette et dissimule les sources de l’œuvre, repoussant toujours plus loin les frontières de l’exogenèse. Et comme nous le verrons, ce brouillage que les notes rendent parfois tangible, un peu comme dans un théâtre d’ombres, est une constante du processus créatif schwarz-bartien.

6Génétiquement parlant, il serait tentant d’appréhender la note de travail comme le stade postérieur à une note de lecture ou à une recherche documentaire, mais le stade antérieur au brouillon. Autrement dit, la note serait le stade préliminaire avant de se jeter dans l’écriture. Elle relèverait donc de la phase pré-rédactionnelle : elle serait « l’avant avant-texte » si l’on peut s’autoriser un tel néologisme. Or dans le cas de La Mulâtresse Solitude, le statut de la note demeure souvent ambigu en ce sens que l’on ne sait pas très bien si elle correspond à un stade synchrone ou ultérieur à la prise de notes documentaires et si elle peut, déjà, être assimilée à un brouillon. Chez André Schwarz-Bart, le document de travail est une zone trouble ou grise aux contours diffus, aux frontières mouvantes, et les notes sur l’esclavage en sont une parfaite illustration.

7Celles-ci se composent essentiellement de six pages programmatiques mettant en scène la capture, puis la traversée sur le navire négrier, de celle qui deviendra la mère de Solitude et se prénomme alors Malicka. Ces notes sont d’autant plus précieuses que pour la première partie, nous disposons presque exclusivement du manuscrit calligraphié et de tapuscrits, autrement dit la version quasi-définitive du roman. Bien qu’elles ne soient pas datées et seraient peut-être plus tardives qu’il n’y paraît5, elles nous laissent entrevoir des bribes du projet originel pour un épisode qui, initialement, devait occuper une dizaine de pages. Elles portent en effet la trace de scénarios embryonnaires dont certains, tout juste esquissés, transparaissent au travers de notations à valeur d’indications scéniques et/ou de notes d’intention : c’est le cas de scènes de mutilation et de révolte sur le négrier. D’autres, au contraire, sont presque entièrement rédigés, mêlant dialogues et descriptions, comme l’infanticide ou célèbre « mal de mâchoires », autrement dit l’enfoncement d’une épingle dans la fontanelle du nouveau-né de Malicka – lequel était à l’origine de sexe masculin (le mot « garçon » est même souligné par l’auteur). Ces scènes traumatiques, ainsi que celle dite de la « pariade » (le mot figure déjà dans le manuscrit pour désigner le viol des futures esclaves africaines par les matelots blancs), elle aussi plus explicite et étirée dans l’avant-texte, n’ont pas été conservées dans le texte publié. Mais préservées telles quelles dans les notes, elles restent pour ainsi dire figées à l’état de work in progress.

8La note révèle en effet cet état de suspension du récit, où rien n’est encore figé dans l’ambre du texte imprimé. Elle est ce territoire in (dé) fini aux confins incertains, dans lequel l’auteur explore en tâtonnant différentes voies possibles pour son roman à venir. Il se fait à lui-même des propositions, n’en retient pour l’instant aucune mais ne s’interdit rien. La note est donc le témoin non encore de ses repentirs, mais de sa trajectoire sinueuse et de ses interrogations quant à la route qu’il choisira d’emprunter par la suite au gré d’une bifurcation, parfois d’une déviation. Et c’est en raison même de la myriade de possibilités qu’elle recèle que la note remplit de multiples fonctions et est de nature protéiforme. L’incipit dont nous disposons nous en donne un très bon aperçu :

Attaques venues d’autres villages Diolas. Arrivée au fleuve. Débarquement devant Ziguinchor où d’autres arabes et un homme rose, montés sur des bêtes étranges (chevaux) commandent d’autres files. On leur colle des bouts de bois. Puis une marche durant des jours, au cours desquels d’autres files étrangères viennent se mêler. Le pays change d’aspect. Suicides. Surtout des couples qui se suicident, comme par mode. Ceux qui faiblissent ont la tête tranchée pour récupérer le bois. Comme les gardiens violent les vierges, celles-ci le soir s’offrent aux esclaves ou fendent leur sexe de leurs ongles ou d’une pierre pour ne pas en laisser la primeur aux gardes. Le hasard dispose parfois, durant les haltes, son amant non loin d’elle, mais il ne la regarde pas. Un soir que les gardes ont bu il se traîne tout contre elle et lui offre de mourir. Elle refuse.
— Pourquoi ?
— Je veux voir. Etc…
Mais encore quelques jours et elle ne souhaite plus voir et elle a seulement la force d’envier les oiseaux, les singes, les poissons (Antelme). Elle arrive en singe à Dakar puis à Gorée où on les pousse dans des trous et on dit que les blancs veulent les manger. « L’âme seulement ? » (sorciers). Non : le corps. Et c’est la nuit, l’étouffement, l’ordure. Et la nuit.6

9Un tel document de travail correspond à la phase de conception durant laquelle l’auteur s’informe, prenant en parallèle des notes destinées à alimenter les scènes et les personnages de son roman naissant. L’écriture, fine, comporte peu ou pas de ratures : l’ensemble est déjà amplement textualisé. En termes de contenu, il se distingue par un mélange de notes à visée romanesque – dont il est difficile de savoir s’il s’agit d’un premier jet – et de réflexions d’une portée tantôt générale, tantôt personnelle. On remarque que Schwarz-Bart injecte quelques faits précis qui sont le fruit de ses lectures (en l’occurrence Bangou), mais les sources ne sont jamais mentionnées : « Antelme » fait figure ici d’exception. La référence à l’auteur de L’Espèce humaine amorce en fait une méditation philosophique touchant à la question de la contiguïté entre le traitement des futurs esclaves et celui des déportés dans les camps nazis. Et ce rapprochement pour le moins anachronique prend tout son sens à la page suivante, où Schwarz-Bart souligne d’un trait épais au feutre noir : « Il y a expérience concentrationnaire à partir du moment où l’auto-animalisation du noir se fait au bénéfice de la divinisation du blanc. »7

10Mais surtout, l’incipit met en lumière les différents usages de la note. Tout d’abord, par sa fonction de régie, la note revêt une dimension « scénarique » au sens que lui donne Pierre-Marc de Biasi, c’est-à-dire « centré [e] sur un travail de planification, d’organisation et de structuration du récit, en grandes ou petites unités ».8 Elle permet à l’auteur tout à la fois de planter le décor, d’avoir une vision panoramique de l’épisode et de le découper en scènes, autrement dit d’élaborer un scénario au sens cinématographique du terme. Ici, le passage repose sur le principe de la caméra subjective (la scène nous parvient à travers les yeux ébahis de la jeune fille pour qui les chevaux, qu’elle voit pour la première fois, sont des « bêtes étranges »), et c’est là une technique qui sera conservée dans le texte publié. À la page suivante, l’intention de l’auteur est d’ailleurs formulée de manière explicite : « L’épisode doit être structuré en fonction de l’évolution interne de Malicka. Les faits ne doivent servir qu’à mettre en relief les mouvements de l’âme. »9

11La note se distingue ainsi par son caractère composite et, partant, son statut indéfinissable. Car ni la vision panoramique ni la dimension réflexive des notes n’empêchent les incursions dans le domaine du « scriptural »10, et l’on relève déjà quelques fragments de fiction pure : « Et c’est la nuit, l’étouffement, l’ordure. Et la nuit. » La note est un essai au sens à la fois d’ébauche et d’expérimentation : elle est une porte d’entrée vers la phase rédactionnelle. Chez André Schwarz-Bart en effet, la note, en dépit (ou en sus) de sa nature programmatique, peut parfois aussi avoir valeur de brouillon, si l’on se réfère à l’une des définitions que de Biasi donne du brouillon : « les brouillons représentent l’univers même de la rédaction : le moment où le projet passe de l’état labile de désir, d’idée ou de schéma éventuel, à l’état de matière verbale structurée et textualisée ».11 En ce sens, le processus créatif schwarz-bartien relève presque autant d’une « écriture à processus » que d’une « écriture à programme », pour reprendre la célèbre distinction établie par Almuth Grésillon.12 Et les deux pôles ne sont pas incompatibles, bien au contraire, ils s’enchevêtrent d’un bout à l’autre du processus créatif à tel point qu’il est difficile parfois de les dénouer.

12Dans les notes sur l’esclavage, La Mulâtresse Solitude se laisse entrevoir à un stade encore primitif, autrement dit comme un roman en puissance, riche de nombreuses potentialités non encore exploitées. Mais ces notes permettent dans le même temps de suivre les mutations du projet esthétique de l’auteur. En effet, une fois mises en relation avec celles sur la Révolution, elles nous donnent à voir un roman non plus seulement en puissance mais en devenir, en acte, en mouvement perpétuel même : le récit en train de se construire sous nos yeux éblouis.

13L’avant-texte permet tout d’abord de mesurer l’écart avec la version finale sur un plan esthétique. Il est ainsi précisé dans les notes sur l’esclavage que l’épisode sur le navire négrier doit être caractérisé par la hauteur de vue et la distance ironique : « Le ton est celui du sarcasme objectif, didactique. »13 Or dans le texte publié, c’est le mode onirique qui prévaut au chapitre 3 et l’ironie voltairienne sera déplacée vers la seconde partie du roman. De la même manière, plusieurs commentaires comme celui-ci, ayant trait à l’Histoire, seront déplacés vers la seconde partie : « Nul ne sait ce qui s’est passé dans les négriers. ^Histoire racontée par les vainqueurs.^ »14 Les notes sur la Révolution, tout naturellement, portent l’empreinte de ce glissement, qui constitue de surcroît un point de basculement dans la fabrique du récit. Il n’est donc guère surprenant d’y retrouver textuellement l’ajout ci-dessus figuré par le becquet (^). Mais tout commence par un feuillet contenant le plan d’ensemble de la seconde partie, dans lequel l’auteur annonce un « double mouvement » : le récit oscillera entre la vie de Solitude et la « joyeuse comédie » (soulignée d’un trait épais) de la Révolution15 (fig. 5).

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Fig. 5 : Notes (recto ou verso) sous forme de plan d’ensemble pour la deuxième partie.

BnF, Fonds Schwarz-Bart © Archives personnelles Simone Schwarz-Bart

14C’est là un choix esthétique majeur – comme l’était le principe de la caméra subjective pour la fin de la première partie – qui sera conservé dans le texte publié et orientera toute la seconde partie du roman. Car au final, la poétique de la voix repose bien sur cette alternance entre ironie voltairienne (pour l’arrière-plan historique d’une absurdité totale) et réalisme magique (qui vient rehausser ce que l’auteur lui-même appelle la « pauvre vie »16 de Solitude).

15Au bas de ce même plan, l’auteur déroule la liste des « protagonistes », déclinée non pas en fonction de leur nom mais de leur rôle historique, et indissociable donc de leur statut social. À partir de là, l’auteur va offrir une identité précise et unique à chacun de ses personnages, en rédigeant une biographie complète même pour les plus épisodiques d’entre eux : c’est une autre constante que nous révèle l’avant-texte. Les notes sur la Révolution recèlent ainsi des portraits ciselés des Du Parc, de Louis Mortier et sa fille, de Rada (qui deviendra Maïmouni) ou encore du Chevalier de Gallot, libre penseur et libertin qui deviendra le chevalier de Dangeau, et qui connaît dans l’avant-texte une destinée tragique. Le sort de ce dernier, « tué par une balle égalitaire »17 avant d’être découvert gisant « en morceaux, dans son grand lit de brocart »18 illustre parfaitement ce que l’auteur appelle (dans une autre note sous forme de plan/projet) « la révolution française en tant que joyeuse et sanglante comédie »19. Il avait même prévu de recourir au « langage d’autopsie »20 pour décrire la dépouille du chevalier, sans doute dans le but d’accentuer encore la distance ironique entre les événements révolutionnaires d’une sauvagerie et d’une absurdité extrêmes et l’épiphénomène que représente à son échelle le meurtre d’un aristocrate éclairé, apprécié de ses esclaves mais raillé par ses pairs.

16Le chevalier de Gallot joue un rôle absolument central dans l’avant-texte, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, en vertu du double mouvement programmatique, Solitude se laisse dériver au gré des vicissitudes de l’Histoire, et c’est la mort brutale du chevalier qui scelle son destin : esclave, puis demi-mondaine, elle devient marronne et enfin guerrière presque malgré elle. Les pages entières de notes consacrées au chevalier, souvent dans la veine d’un conte philosophique, engagent par ailleurs une réflexion sur l’Histoire qui sera supprimée au stade ultime de la rédaction, de même que sera abandonnée la tentative de transmettre l’histoire des protagonistes, Solitude y compris, par la voix de sa descendante. L’extrait qui suit fournit un exemple non seulement du glissement mentionné précédemment (on retrouve mot pour mot le commentaire sur l’Histoire « racontée par les vainqueurs »), mais également de cette double tentative – à laquelle l’auteur finira par renoncer. La marque du féminin (pour l’adjectif « gênée ») atteste qu’à ce stade, la narratrice n’était autre que la « vieille négresse » 21 ou « porteuse du temps »22 que l’auteur mentionne dans sa correspondance dès le début des années soixante, autrement dit la future Mariotte du cycle dont Solitude serait la bisaïeule. L’auteur avait prévu d’insérer ce paragraphe « avant le passage précédent », presque comme une pièce rapportée ou rapiécée, un peu sur le modèle d’un patchwork (fig. 6) :

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Fig. 6 : Nota bene pour le chevalier de Gallot.

BnF, Fonds Schwarz-Bart © Archives personnelles Simone Schwarz-Bart

N. B. A placer avant le passage précédent :

L’histoire a toujours été racontée par les vainqueurs, et il est bien naturel qu’ils s’y accordent le plus beau rôle. Mais il est une espèce de vainqueurs qui ne se contentent pas de tuer leurs victimes, mais les font disparaître. J’ai toujours été gênée de ne pas pouvoir mettre un visage aux noms d’esclaves qui traversent incidemment (meneurs de révoltes) les chroniques des pays de Traite, alors que tant d’ouvrages sont écrits sur n’importe quel blanc de Martinique, de Guadeloupe, etc. Exemple : le grand ouvrage de Lacour, sur la Guadeloupe, de Lacour, en quatre volumes de 2000 p. consacre une trentaine de pages aux esclaves, aux centaines de milliers d’esclaves alors que toutes les petites histoires des français sont contées en long et en large. De temps en temps un nom d’esclave supplicié, mais qui étaient-ils ?... etc… Une quinzaine de lignes calomnieuses sur la M.S. comme si après un siècle l’héroïsme et le supplice lui restaient encore dans la gorge.

Certes ces remarques ne valent pas pour le chevalier de Gallot, dont j’admets qu’exceptionnellement il mérite toute l’attention que lui ont accordée les historiens.23

17Par contraste avec celles sur l’esclavage, les notes sur la Révolution sont volumineuses. Elles attestent, là encore, que l’auteur avait compulsé des ouvrages historiques sur la Caraïbe et sur la « Révolution », c’est-à-dire à la fois la période révolutionnaire et les tentatives de révolte ou de révolution aux Antilles (notamment en Haïti).24 Et loin d’être purement documentaires, elles repoussent toujours plus loin les frontières de l’exogenèse. Comme on le voit ici, il est impossible de parler d’exogenèse sans mentionner Auguste Lacour dont l’Histoire de la Guadeloupe a été une source primordiale pour la seconde partie du roman, comme l’était La Guadeloupe d’Henri Bangou pour la première partie – avec toutefois un écart de taille. Lacour (qui était par ailleurs magistrat) privilégie une lecture politique des événements et fustige la Terreur en relayant le seul point de vue des créoles et des planteurs, autrement dit des « vainqueurs ». Schwarz-Bart se rêve au contraire « le scribe de l’histoire des vaincus », comme l’a si bien dit Roger Toumson à propos d’Oruno Lara25, et il insiste sur la dimension économique de la traite négrière, citant par ailleurs Karl Marx (fig. 7) pour avancer sur un ton caustique que le bilan de la traite reste globalement positif et qu’« il ne faut jamais trop s’émouvoir sur les victimes de l’Histoire ; car, outre qu’elles n’étaient pas immortelles, chacune, à sa manière, si l’on y regarde bien, a contribué au progrès de l’Humanité »26.

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Fig. 7 : Considérations sur l’esclavage et la Traite, sur un mode ironique.

BnF, Fonds Schwarz-Bart © Archives personnelles Simone Schwarz-Bart

18Ce télescopage entre Révolution et esclavage nous rappelle insidieusement que par une cruelle ironie de l’histoire, la traite s’intensifie au XVIIIe siècle alors même que les hommes naissent libres et égaux en droits et que la notion de progrès est au cœur de la philosophie des Lumières. Certaines de ces considérations se fraieront un chemin jusqu’aux brouillons et même jusqu’au manuscrit calligraphié.27 La décision (tardive) d’éliminer toute considération sur l’Histoire dans le corps du texte participe incontestablement d’un changement de ton et de projet esthétique : à mesure que le récit dérive vers un portrait de femme intimiste, l’Histoire est reléguée à un rôle de faire-valoir. Dans le même temps, l’auteur se garde de toute intrusion ou jugement de valeur, comme pouvait en émettre Lacour précisément. Tout en apportant plus de fluidité, cet effacement est surtout représentatif du parti pris de tirer le récit du côté de la « légende » 28 et du rêve, ce qui représente un écart majeur par rapport au dessein initial d’écrire un roman à valeur de « témoignage » 29. Cette bifurcation est particulièrement tangible dans les notes sur Delgrès, où exogenèse et endogenèse s’entremêlent ou plus encore s’emmêlent de façon inextricable.

19Il convient ici de rappeler que l’exogenèse désigne non pas « les sources de l’œuvre mais la trace repérable de ces référents-sources en termes de documents (écrits ou transposés) qui se trouvent attestés dans le dossier de genèse »30. Autrement dit, l’exogenèse n’est pas la source brute mais déjà une construction mentale et, dans le cas d’André Schwarz-Bart, une fiction. Les notes sont en quelque sorte ce creuset, ce melting pot dans lequel les sources primaires se fondent au point de devenir le plus souvent indétectables.

20Les premières notes sur Delgrès se caractérisent par un ton épique, voire grandiloquent, inspiré de Lacour au point de friser parfois le pastiche : « Il lui faut faire un beau geste devant l’Histoire : il y tient ». Ou encore : « Que ne mourut-il seul, dans sa baignoire de la rue x…, absorbant voluptueusement sa poignée de ciguë ? Que ne s’envoyât-il héroïquement une balle dans la tête ? »31. Puis le « sarcasme didactique » est peu à peu délaissé au profit du ton neutre de la chronique. Cette bifurcation survenue tardivement est tangible dans une note éparse correspondant à l’incipit du chapitre 10, autrement dit l’épisode où le commandant Louis Delgrès – mulâtre de surcroît – se suicide après avoir fait miner l’habitation d’Anglemont, et les survivants (dont Solitude) sont capturés et mis à mort (fig. 8).

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Fig. 8 : Notes pour le suicide de Delgrès et de ses hommes.

BnF, Fonds Schwarz-Bart © Archives personnelles Simone Schwarz-Bart

21Cette note se démarque de toutes les autres, ne serait-ce que du point de vue du support puisqu’il s’agit d’une feuille volante détachée d’un carnet à spirales. Mais surtout, le changement de ton est flagrant entre la liasse de notes précédentes et celle-ci, tellement dénuée d’ironie qu’elle en paraît presque clinique : « Quelques jours plus tôt, à son arrivée au Matouba, Delgrès avait fait miner l’ensemble formé par la terrasse et l’habitation Danglemont32. » L’auteur ne révèle aucune de ses sources, or il cite alternativement Lacour (sur le dispositif mis en place par Delgrès et son aide de camp) et Bangou (sur le supplice enduré par le capitaine Dauphin). Il faut attendre la fin de la page pour pénétrer dans le royaume de l’invention pure. L’Histoire rejoint alors la fiction et fait corps avec elle, à travers un détail qui est loin d’être anecdotique : « Blessée à la tempe, la mulâtresse Solitude fut descendue en civière et conduite au tribunal de Basseterre […] »33. Ce qui est présenté au lecteur comme un fait avéré – et sera conservé dans le texte publié 34 – n’a en réalité aucun fondement historique. Il s’agit, au contraire, d’une référence purement endogénétique, puisque l’explication de la tempe blessée nous est fournie par une note antérieure. Dans la note en question, on retrouve Solitude après l’abolition de l’esclavage, errant dans les rues de Pointe à Pitre où elle s’encanaille et finit par se prostituer :

On la retrouve encore très belle, ensauvagée de rhum, dans les petits cafés de la place Untel où ripaille une faune de corsaires internationaux, d’émissaires de la République, etc… Elle est extrêmement dépensière, etc… Elle vit avec Untel et Untel, etc… Mais si de sang-froid elle est à la fois parfaitement luxurieuse et servile, le fonds de l’ivresse lui imprime une sorte de détente, – comme aux pieds de celui qui se noie le fond de l’eau - la rend sarcastique, impertinente ; un jour elle reçoit un coup de crosse qui lui marque la tempe – vilainement.35

22Or dans le texte publié, au chapitre 10, la chaîne de causalité est supprimée et la tempe blessée se donne comme un fait accompli, et plus encore un fait historique. Hormis le fait qu’elle témoigne d’un changement radical de tonalité, la note se voit confier ici une nouvelle mission puisqu’elle joue pleinement le rôle de chaînon manquant.

23Au terme de cette étude, on voit que la note de travail est un objet génétique non identifié, d’autant plus difficile à circonscrire qu’elle forme, dans l’avant-texte schwarz-bartien, un écheveau complexe. Elle est ce territoire in (dé) fini aux contours diffus dans lequel l’auteur, inlassablement, tisse et détisse la trame de son récit méandreux. Une analyse plus approfondie de certaines notes nous a permis tout à la fois de suivre le programme ou le canevas qu’il s’était fixé et de voir celui-ci s’effilocher au fur et à mesure de la composition de l’œuvre. La note, en effet, est un carrefour, un haut lieu de bifurcation, autrement dit le point de passage ou de relais entre plusieurs choix décisifs sur un plan à la fois narratif et esthétique. D’une fresque historique à valeur de « témoignage », le roman dérive ainsi vers une biographie imaginaire : un portrait de femme intimiste où la fiction sublime l’histoire de la nation antillaise pour faire entrer Solitude dans la « légende ». Les notes sur la Révolution, nous l’avons vu, portent en elles la trace de cette dissolution de l’Histoire. La note de travail, enfin, porte la marque d’un certain nombre de révisions (ajouts, biffures, ratures) et à ce titre, elle initie la phase rédactionnelle : elle nous conduit au seuil même des brouillons, aussi la frontière qui les sépare est parfois ténue. En un mot, la note permet d’entrevoir la fabrique du récit puisqu’elle joue, au même titre que le brouillon, un rôle-clé dans les métamorphoses du texte. Loin d’être un patchwork, elle est au contraire un véritable creuset, un melting pot dans lequel les sources exogénétiques et le matériau endogénétique fusionnent, comme c’est le cas dans les notes sur Delgrès. Pour filer la métaphore, l’avant-texte est une usine en même temps qu’un laboratoire et son auteur, un artisan doublé d’un alchimiste. Ceci confirme donc notre intuition première : chez André Schwarz-Bart, « écriture à programme » et « écriture à processus » sont intimement voire inextricablement liées ; en d’autres termes, le « scénarique » appelle le « scriptural » et ils s’alimentent l’un l’autre. Une telle fluidité, qui est le fruit d’un éclatement des limites, participe d’une expérimentation littéraire et de la recherche d’une forme qui engloberait – pour les dépasser – l’Histoire et l’imaginaire. Aussi ce brouillage – et brassage – des genres et des registres, dès lors qu’il est un trait saillant de l’écriture schwarz-bartienne, pourrait-il être étendu à d’autres documents de l’avant-texte.36 Mais la note, plus encore peut-être que tout autre document de genèse, reste le lieu privilégié de cette expérimentation, puisqu’elle est un texte-limite, borderline, qui dilue les frontières entre le collectif et l’intime, l’Histoire et l’imaginaire, l’ébauche et le brouillon.