Dialogue de Giraudoux et du « sympathique » Bergson
1La philosophie de Bergson a fait entrer dans l’imaginaire du premier xxe siècle l’idéal d’une pensée qui « sympathise1 » avec son objet. Or sympathiser avec son objet, pour la pensée, ce n’est pas simplement se porter à l’intérieur de lui pour coïncider avec son mouvement propre, en échappant ainsi aux vues partielles que l’intelligence commune se donne de lui. À partir de L’Évolution créatrice, notamment, c’est aussi dire à quoi il contribue en dehors de lui-même, quelle est sa place dans l’œuvre de l’élan vital : voire même, puisque le livre de 1907 achève de transformer la philosophie bergsonienne en philosophie de l’esprit, quelle peut être sa signification spirituelle. Sympathiser est donc aussi indiquer à propos de l’objet dont on parle – une faculté, une espèce du vivant, mais tout aussi bien une œuvre littéraire2 – tout ce à quoi il aspirait et à quoi il n’a pas pu atteindre. C’est lui donner gracieusement, par la pensée, mais pour l’inciter à poursuivre son effort difficile, tout ce qu’il peine à se donner dans la réalité. Je voudrais faire l’hypothèse que cet idéal de sympathie, non content d’ouvrir de nouvelles voies pour la connaissance, a été perçu par les contemporains de Bergson, notamment les écrivains proches de la Nouvelle Revue française, dans l’entre-deux-guerres, comme engageant une certaine attitude de care, immédiatement mise en débat.
2Jean Giraudoux publie en 1918 un texte très bref qui lui suffit à poser ce débat entre deux conceptions possibles du care. Il s’agit du prologue du livre qu’il publie sous le titre Amica America3, et qui raconte sa tournée américaine pendant la guerre, pour représenter la pensée française auprès des citoyens étasuniens et finir de les convaincre de se ranger à côté de la France contre ses ennemis. Giraudoux y raconte sa traversée de l’Atlantique en compagnie de Bergson, envoyé comme lui en mission diplomatique. L’écrivain évoque l’agitation de l’embarquement à Bordeaux, la liesse collective du départ, les manœuvres diplomatiques secrètes, et bientôt la course du paquebot qui laisse derrière lui les derniers dirigeables, incapables de s’éloigner trop longtemps du rivage. Pendant plusieurs jours, Giraudoux observe Bergson de loin sans avoir l’occasion de le rencontrer. Il le voit s’acquitter avec rigueur de sa tâche de philosophe : il travaille tous les matins dans sa cabine, ne voyant à travers son hublot que le ciel, mais il n’oublie pas de sortir tous les après‑midis sur le pont pour confronter ses idées du matin à l’étendue de l’océan qui l’entoure, incarnant donc à la fois le pur esprit et son effort pour venir à la rencontre de la matière (AA, 5). Mais même les après‑midis, la rencontre avec Bergson tarde à se faire, pour partie à cause des voyageurs importuns parmi lesquels le philosophe répugne à se frayer un passage, mais aussi à cause du mouvement propre de Bergson, qui rallonge toujours ses promenades sur le pont et ne vient jamais s’allonger dans le fauteuil que Giraudoux lui réserve (AA, 6).
3Dans le livre, la rencontre finit par avoir lieu, mais on sait, au moins parce que Giraudoux l’avoue lui‑même, qu’elle n’a jamais eu lieu dans la réalité4 (AA, 9) : la mission de Bergson a précipité son départ, au début de 1917, laissant derrière elle Giraudoux forcé d’en rejoindre une autre, la « mission Harvard », quelques mois plus tard. Toute la mise en scène d’une discussion retardée, difficile à obtenir, n’est donc que la figuration narrative de cette rencontre manquée, dont il semble que Giraudoux attendait beaucoup, puisqu’il décide de la faire advenir quand même, dans ce lieu à part qu’est son texte. Il semble que Giraudoux ait quelque chose à dire à Bergson, pour qui son admiration n’est pourtant pas feinte. Or ce quelque chose a justement rapport avec une certaine attitude filante du philosophe, avec sa difficulté à s’arrêter aux endroits où il est vraiment attendu. À cet égard, le hasard de la diplomatie, qui fait partir Bergson avant tout le monde, s’offre comme un symbole inespéré à Giraudoux, qui ressent d’autant plus l’urgence de le rattraper.
4Reconnaissant entre Giraudoux et Bergson les termes d’un dialogue philosophique véritable, mais porté en grande partie par la mise en scène romanesque, je montrerai d’abord dans quelle mesure le prologue d’Amica America engage une réflexion sur l’écriture et même sur la littérature, en tant qu’institution dotée d’une force de permanence propre, susceptible d’aider les hommes à passer l’épreuve du temps. J’indiquerai ensuite dans quelle mesure Giraudoux maintient une dette conceptuelle considérable envers Bergson qu’il admire, et dans quelle mesure sa pensée du care littéraire, bien qu’en tension avec l’idée qu’il se fait du care bergsonien, atteint sa limite.
Un lieutenant écrivain
5Lorsque le pseudo‑Bergson réussit enfin à s’asseoir dans le fauteuil, la discussion s’engage sur la guerre. Auprès de l’écrivain qu’il voit vêtu de son uniforme de lieutenant, Bergson s’enquiert de la vie de ses anciens élèves partis au front, et c’est à l’occasion du récit que Giraudoux lui en donne que le malentendu se fait jour. Bergson est surpris par la manière dont Giraudoux parle, qui ne lui paraît pas être la manière de parler d’un lieutenant : « Mon langage le surprenait un peu. Il le trouvait, non, il ne le trouvait pas tout à fait sympathique. Il eût préféré, chez un soldat, plus de gestes » (AA, 8).
6La politesse apparente du pseudo‑Bergson cache mal la gravité de son reproche, car Bergson ne croit rien de plus essentiel que la sympathie, et indique ainsi au lieutenant Giraudoux qu’il ne se reconnaît pas en lui. Mais ce pseudo‑reproche nous éclaire en retour sur le reproche que Giraudoux fait à Bergson. Le défaut du philosophe n’est pas du tout qu’il s’enferme dans sa tour d’ivoire, au contraire : Bergson n’hésite pas à rejoindre l’effort de guerre, et il met même un certain zèle à s’enquérir de ce qui se passe du côté du front. Son défaut est exactement inverse : Giraudoux trouve que Bergson veut être trop sympathique, que Bergson est un rêveur qui fantasme trop les vertus et les réalités de l’action. Se sentant incapable de quitter son ciel d’idées, il s’empresse de prêter main-forte à ceux qui ont déjà un pied au sol, sans savoir si c’est bien de sa force d’élan qu’ils ont besoin. Giraudoux l’a suggéré d’emblée au moment de définir le sens de la mission américaine de Bergson : « notre plus grand philosophe », dit‑il, est parti « poser sur des mots choisis par Wilson les immenses colonnes d’air qui sont sur les mots français » (AA, 5).
7Bergson, c’est l’esprit qui souffle derrière les combattants pour les soutenir, à la fois comme celui qui redonne un sens à leur action, et comme celui qui lui redonne son tranchant en l’alimentant d’une hauteur d’esprit créateur. Mais sous cette colonne d’air, les mots ne vont‑ils pas être écrasés ? Bergson croit justement que la parole d’un lieutenant, au beau milieu des tranchées, est de celles qui se laissent volontiers déformer par l’urgence de l’action : d’assemblage de mots devenant pure suggestion, soumise à l’impératif de la mise en mouvement de la pensée et du corps de l’autre.
8Or, dans la guerre, les hommes se retrouvent écrasés exactement comme les mots, dit Giraudoux, d’une manière dont je voudrais montrer qu’elle engage chez lui un dialogue serré avec les concepts de Bergson.
Sans qu’il s’en doutât, il me suivit chaque après‑midi, […] il parcourut avec moi ce monde d’amis pétrifiés, dispersés par les vents, embaumés, amincis, chacun de si loin grand sans raison ou minuscule, entre lesquels, ô femmes, je lui montrai que vous circulez toutes encore, avec votre vraie grandeur, avec votre corps vivant qu’on incline sur les grands blessés dans les gares, – on se hâte, – pour qu’ils reprennent dès qu’ils ouvriront les yeux notion de la taille moyenne des êtres et fassent juste l’effort, pas plus, qu’il faut pour vivre… (AA, 9)
La mesure manquante
9Voilà les blessés « embaumés, amincis » : mais par quoi exactement le sont‑ils ? Et comment expliquer que ces blessés « minuscules » puissent être en même temps « grands sans raison », récupérant en hauteur ce qu’ils ont apparemment perdu en largeur ? On ne le comprend bien qu’en se référant au célèbre schéma du cône inversé de Matière et mémoire, le deuxième grand livre de Bergson, paru en 1896, et qui sert de modèle pour comprendre l’articulation de l’esprit et du corps5. Le cône renversé, c’est l’esprit qui s’insère dans le plan de l’action, et qui devient donc créateur grâce au corps. C’est de là sans aucun doute que vient à Giraudoux cette représentation de l’esprit comme une « colonne d’air », qui vient peser de toute sa hauteur sur les mots du président Wilson.
10Mais le cône est autre chose en même temps qu’une figuration du rapport entre le corps et l’esprit : c’est une figuration du rapport entre l’action et le rêve, ou bien encore une figuration du rapport entre la matière et la mémoire. Ce que le cône permet de penser, ce sont ainsi différents niveaux du souvenir, séparés par leur degré de précision6. Tout en bas du cône, vers la pointe, se trouvent les souvenirs les plus simplifiés, c’est-à-dire les habitudes qui mettent directement lʼesprit en adéquation avec les contraintes de la matière. Tout en haut du cône, en revanche, se trouvent les images les plus intégrales du passé, les souvenirs qui se présentent à notre conscience comme de véritables images : comme ils contiennent beaucoup plus de choses que les simples habitudes, ils rendent la conscience capable de sʼadapter à des situations nouvelles. Mais justement parce quʼils sont des images intégrales, ils deviennent des obstacles à lʼaction sʼils ne sont pas retenus par la tension créatrice de la conscience. Tout le travail de la conscience, chez Bergson, est ainsi de retenir lʼexpansion des souvenirs et de les ramener vers la pointe du cône pour quʼils puissent devenir utiles7.
11Or Giraudoux a le sentiment de devoir apporter une correction grave à lʼintérieur de ce schéma : dans la guerre, dit‑il, l’urgence n’est pas de rendre aux soldats toute la hauteur dʼun cône dʼesprit, fût‑ce pour rendre lʼaction plus incisive, mais de rendre aux blessés une partie de leur corps qui a disparu, et qui nʼimpose plus sa contrainte à lʼexpression des souvenirs. Les blessés ne savent plus régler lʼactivité de leur conscience : lʼabsence ou le déficit de leur corps leur fait penser quʼils sont de purs esprits, sommés de produire des actes spirituels exceptionnels. Ils se tournent vers leur mémoire, espérant y trouver le secret de tels actes : ils essayent de devenir « grands sans mesure » et de sʼapprocher du divin, seul susceptible de penser le monde sans rien extraire de sa totalité.
12Mais une seconde interprétation du schéma du cône coexiste avec la première : car dans cet effort inhumain pour devenir un pur esprit, les blessés sʼépuisent. Peut‑être est‑ce parce qu’ils tombent dʼépuisement tout en bas du cône qu’ils deviennent minuscules, condamnés à ne plus rien suivre dʼautre que ce qui leur reste dʼhabitude, comme les végétaux. Mais on pourra dire aussi quʼils sʼenferment dans un rêve qui leur enlève la possibilité de tout repos, dans une forme de rêve radical qui est le contraire dʼune détente, c’est-à-dire le contraire de ce que Bergson appelle le rêve : en ceci, ils sont prisonniers de la pointe du cône, et dans le moment même où ils deviennent « grands sans mesure », ils deviennent aussi « embaumés, amincis » à lʼextrême. Cette contraction quʼils subissent, ce nʼest plus seulement celle des images de leur mémoire, mais celle des représentations quʼils se font dʼeux‑mêmes et de leur monde, vidées de leur épaisseur par la perspective dʼune existence absolue, et c’est encore celle de leur corps dont plus rien ni personne nʼest susceptible de prendre la défense. Une certaine pente dʼautomatisme éloigne de la guérison, puisque lʼesprit sans corps, livré à ses propres opérations, menace à son tour le corps blessé.
13Les blessés sont bien encore vivants, en dʼautres termes, puisquʼils sʼefforcent, mais ils ne sont plus en état de participer à lʼœuvre de la vie. Ils se meuvent verticalement à lʼintérieur du cône, au lieu de se mouvoir horizontalement dans le plan de la matière. Chez eux, la vie continue de manière involontaire : quelque chose de son automatisme sʼest déréglé et échappe, se retourne contre elle. Voilà le paradoxe : cʼest que leur blessure prive les soldats de la possibilité du repos dans le moment même où elle les immobilise, et quʼen sens inverse lʼaction du corps, si elle pouvait être retrouvée, ramenant avec elle la définition de la vie proprement humaine, aurait une certaine parenté avec le repos.
14Ce quʼils ont perdu nʼest pas la vie tout court, mais un certain paramètre de la vie, ce que Giraudoux appelle la « taille moyenne des êtres » et qui se comprend aussi comme un plan dʼexistence donné aux humains par les représentations dans lesquelles ils se meuvent. Ces représentations, ils savent les remettre en question dans leurs moments créateurs, de sorte quʼen un sens ils en décollent. Mais comme les humains sont aussi des corps, limités dans leurs inventions par ces corps, ils ne peuvent pas ne pas revenir dans ces représentations pour y vivre. La vie en eux est à la fois ce qui les fait décoller de leurs habitudes et de leurs représentations communes, et ce qui se méfie du rêve absolu, ce qui les engage à réatterrir vers leur corps. De leur oscillation incessante dans le cône se dégage un plan moyen dʼexistence, à lʼintérieur duquel le mouvement de la vie redevient horizontal. Ce plan est aussi celui de la vie commune où les hommes peuvent se retrouver entre eux, sortir de la solitude où les a enfermés leur quête de lʼabsolu.
La littérature prothèse
15Comment rendre aux soldats ce paramètre de vie, ce plan commun de représentation, cette juste orientation de mémoire qui mettrait fin à leur épuisement ? La mémoire, qui est tout ce qui reste à ces soldats blessés, nʼest précisément dʼaucune aide, puisque cʼest son excès qui fait problème. La solution doit venir du dehors : et dʼabord de lʼamour, qui rend aux blessés lʼenvie de retrouver forme humaine contre la tentation du divin. La « vraie grandeur » des femmes leur vient de leur qualité dʼobjets de ce sentiment amoureux qui fait retrouver aux hommes la « taille moyenne des êtres ». Mais la solution doit venir surtout de la littérature, entendue au sens de Jacques Rivière quand il parle de la « crise du concept de littérature8 » et incarnée notamment dans le roman. Les romans contiennent cette définition moyenne de la vie humaine, ils sont cette création qui oscille en permanence autour du plan moyen de la vie, qui se met en mouvement à travers lui sans jamais en décoller. La « littérature » entendue au sens de Rivière, immuable à travers le temps, conçue à la fois comme une institution dotée dʼune fonction à part et comme pratique sciemment organisée autour dʼune tradition, est cet automatisme qui vient régler la vie en sʼopposant à son automatisme propre, à son élan.
16Bergson est surpris que les lieutenants parlent comme des écrivains au lieu que les écrivains parlent comme des lieutenants. On voit tout de suite que le philosophe, parti écraser les mots avec ses colonnes dʼair, met en péril la création littéraire : il continue de lʼexposer à ce critère de spiritualité, alors quʼen réalité son sens est tout autre. Le sens de la création littéraire culmine dans la « littérature », et le sens de la « littérature » nʼest pas de révéler quoi que ce soit, mais plutôt dʼassurer la continuité du monde humain. Partant, la littérature est vitale sans être exactement spirituelle, et lui demander dʼêtre spirituelle est céder par avance au danger dont elle est censée nous protéger.
17Cette définition de la littérature engage évidemment une écriture singulière. Bien écrire, cʼest faire jouer les mots de telle sorte quʼen les écoutant les blessés se souviennent dʼen quoi consiste la vie spécifiquement humaine. Au lieu de laisser les mots être usés par le besoin de significations nouvelles, il sʼagit donc de leur rendre leur épaisseur, de les armer contre toutes les réductions, de les gonfler au maximum, pour quʼainsi gonflés, ils acquièrent une force de résistance contre le mouvement déréglé de la conscience et contre le temps. À lʼintérieur de la conscience de ces blessés qui nʼont plus de corps, les mots viennent recréer une résistance analogue à celle de la matière, constituer des corps de substitution durant tout le temps quʼil faut à leur corps réel pour se remettre à sʼexprimer. Giraudoux de nouveau, à propos de Bergson :
Il ne savait pas que nous, lieutenants, qui vivons avec nos hommes, chaque fois que nous leur parlons, nous devons penser que cʼest la dernière phrase quʼils entendent ; malgré nous elle ressemble à la première que nous leur donnerons après leur mort ; en sorte que notre voix est mate, notre pensée gonflée, et nous ne disons jamais rien, dans nos escouades, qui ne puisse être entendu et compris par une ombre. (AA, 8)
18Voilà ce que sont les mots : des ballons qui prennent une épaisseur et une résistance quand le souffle de lʼesprit y entre. Ce sont des convertisseurs de lʼesprit en matière, une invitation pour lʼesprit à renverser le sens habituel de son opération et à se chercher de nouveau dans le plan de l’action. Mais lʼesprit lui‑même – puisque Giraudoux superpose deux interprétations du schéma du cône – est une forme dʼhélium qui transforme les mots en ballons ascensionnels, capables de tirer les soldats de leur tranchée ou de les faire sortir de la pointe du cône. Les blessés reviennent à la fois à la vie et à une forme de repos. Ces presque cadavres auparavant « embaumés » retrouvent lʼexistence humaine, flottant librement au‑dessus du monde matériel, mais sans jamais quitter le sol de vue.
Lʼesprit contre lui‑même
19Le texte de Giraudoux configure ainsi lʼopposition de deux pratiques attentionnelles. Il y a dʼune part la sympathie bergsonienne, celle‑là même que Bergson reproche à Giraudoux de ne pas incarner assez dans sa relation à ses soldats : elle est une tentative pour rejoindre et éprouver un effort qui existe sans nous, tout en lui reconnaissant la dimension spirituelle dont il nʼa peut‑être pas assez conscience lui‑même et qui est susceptible de lʼencourager dans son effort. Il y a dʼautre part le geste de Giraudoux, qui repose sur le postulat inverse à celui de Bergson, et qui consiste à rendre aux soldats blessés, pour qui la perspective de lʼesprit est devenue écrasante, non pas ce « supplément dʼâme » dont Bergson fera le dernier mot de son dernier grand livre, lʼessai sur les Deux sources de la morale et de la religion9, mais un supplément de corps.
20Bergson lui‑même est coupable de sʼêtre trop rangé du côté de lʼesprit : Giraudoux ne désavoue pas sa philosophie du mouvement, de lʼélan vital, mais il la force à repartir dʼun niveau plus bas, à refaire un pas vers la considération du corps et de la matière. La vraie urgence que pose la guerre nʼest pas dʼencourager les soldats, mais dʼassurer le retour des blessés à la vie commune et à la vie tout court, de faire attention à ceux qui ont été sacrifiés à la réalisation de lʼentreprise spirituelle. Elle nʼest pas de sʼenvoler haut dans le ciel comme le dieu‑oiseau Bergson (AA, 6), mais dʼabord de ressortir de la tranchée, de revenir à une juste hauteur de flottaison. Elle nʼest pas de traverser les espaces, comme ces aéroplanes militaires qui ne connaissent pas dʼentre‑deux entre le soleil et la tranchée10 (AA, 7), ou comme ces paquebots transatlantiques qui diviseraient le ciel dʼavec la mer si on les laissait à leur élan (AA, 5), mais de réinventer un espace intermédiaire, proprement habitable par les humains. À lʼoiseau, à lʼavion, au paquebot, Giraudoux oppose dès le début du texte la présence discrète, mais néanmoins marquée des dirigeables qui flottent juste au‑dessus de la ligne côtière (AA, 1-2).
21Voilà ce quʼaurait voulu faire Giraudoux : au beau milieu de la trajectoire de lʼélan bergsonien, faire enfin sʼallonger Bergson dans un fauteuil transatlantique, devenu lʼimage des tranchées où les blessés sʼallongent eux‑mêmes. Nul abandon de lʼenvol, mais le souffle de lʼesprit, désormais retenu par une épaisseur de tissu, soulèverait doucement la couverture du philosophe, lui donnant à lui aussi lʼexpérience de retrouver la vie après lʼavoir perdue (AA, 9).
22Le rôle que Giraudoux attribue à lʼécrivain engage une écriture spécifique. Lʼécrivain doit gonfler au maximum ses mots pour quʼils puissent servir de corps provisoire aux soldats qui ont perdu le leur. Le sens de lʼécriture est dʼêtre un effort pour faire entendre dans les mots toute leur valeur commune, pour faire sentir toute leur force de résistance à l’esprit. Le roman giralducien nʼest lui‑même que ce mouvement déployé autour dʼune posture fondamentalement immobile, que ce gonflement dʼune enveloppe donnée dès le départ. Lʼinvention la plus décisive de Giraudoux, mais qui est aussi la clef de son admiration pour Bergson, tient sans aucun doute à cette idée que lʼesprit peut sʼaccomplir dans « deux sens11 » opposés, et que par lʼintermédiaire des mots, il est possible de mettre lʼesprit au service du corps. La « littérature », cʼest lʼesprit quand il se soucie de restaurer en face de lui‑même et contre lui‑même ce corps qui est son contraire, mais dont il reconnaît finalement quʼil a besoin pour sʼaccomplir. Ce que Giraudoux invente, mais à travers Bergson, cʼest lʼidée dʼune création de sens inverse, dʼune création dont le but ne soit pas la proposition de formes nouvelles, mais la préservation pour les blessés de la possibilité dʼun retour vers la vie. Si le lieutenant Giraudoux se tient toujours en arrière de ses hommes, ce nʼest pas par manque de courage, mais parce quʼil a le sentiment de devoir constituer pour eux, comme écrivain, lʼavant‑garde des revenants.
23Giraudoux ne demande-t-il pas en un sens qu’on soigne les mots de l’écrivain pour qu’ils aident les blessés à se soigner ? Ne dira-t-on donc pas qu’il est un penseur du soin plutôt que du care à proprement parler ? En réalité, la guerre ne vient chez lui qu’appuyer dans le sens d’une crise ouverte par la modernité. La blessure des corps importe moins pour elle-même que le danger dans lequel elle précipite l’esprit. Or la blessure de l’esprit n’est pas exactement de l’ordre du guérissable. Si Giraudoux appelle les écrivains à gonfler leurs mots, c’est à l’intérieur d’une démarche strictement préventive qui doit permettre d’épargner au lecteur l’idée de son propre manque, c’est-à-dire l’image d’un tout-esprit écrasant, dont il ne se déferait plus jamais. Cette recherche d’une certaine position d’avance, qui fait proprement de la pensée de Giraudoux une pensée du care, est en même temps ce qui rectifie le surplomb bergsonien en le réinsérant dans le plan de l’existence commune.
24Chez Giraudoux malgré tout, c’est la littérature comme institution, c’est-à-dire la littérature comprise au sens de Rivière, qui sert d’intermédiaire indispensable à la relation de care – plutôt que l’écriture à proprement parler. Par là-même, la littérature constitue dans sa réflexion un horizon difficilement dépassable, tout comme est indépassable pour lui le paradigme bergsonien qu’il se construit, fondé sur la mise en tension de l’ordre de l’esprit avec l’ordre du corps.