Colloques en ligne

Anne Carlier

Un « florilège » du théâtre belge contemporain

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 25 février 2022 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université. En ligne : https://youtu.be/kxhy6t6wlrE.

1Cette conférence dans le cadre de l’atelier Lectures sur le fil, coordonné par Cécile Narjoux, est l’occasion de partager mon expérience de participante, en tant que membre non spécialiste, au Jury du Grand Prix des Arts du Spectacle de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique, et de découvrir ce monde passionnant du théâtre à partir de leurs écrivains. Le terme « florilège » est ici à prendre au sens étymologique du terme : j’ai glané quelques « fleurs » découvertes à l’occasion de cette expérience. Il s’agit d’une sélection des pièces qui ont été nominées pour ce prix au titre de l’année 2022 :

  • Take care de Noémie Carcaud (éd. Les Oiseaux de nuit, 2020)

  • Etienne A. (Lansman, 2021) et Avec le paradis au bout (éd. Les Cygnes, 2021) de Florian Pâque

  • Kingdom précédé de Tristesses et Arctique d’Anne-Cécile Vandalem (Actes Sud, 2021)

  • Quand tu es revenu de Geneviève Damas (Lansman, 2021)

2Il s’agissait pour le théâtre d’une année en mineur, étant donné que les salles de spectacle ont été fermées par intermittence en raison de la pandémie depuis mars 2020, et que cela a découragé la production littéraire dans ce domaine. Le prix, attribué le 12 février 2022, est l’un des différents prix accordés chaque année à des œuvres littéraires (poésie, roman, essai) et porte donc sur le texte théâtral plutôt que sur le spectacle. Mais c’est bien entendu un texte d’une nature assez particulière.

3En premier lieu, il s’agit d’un texte dramatique. Le théâtre offre une vision exacerbée de la vie, car il doit capter sans interruption l’attention des spectateurs. Le texte dramatique est donc caractérisé par une intensité sans relâche, qui confine parfois à la frénésie, qui évoque des passions vives, mais il fait aussi intervenir l’émotion, la tendresse, la drôlerie.

4En second lieu, il convient de tenir compte du statut du texte de théâtre. La plupart des auteurs de théâtre sont aussi metteurs en scène, voire comédiens. Beaucoup de textes ne sont pas édités, mais restent le support d’une performance. Ce n’est pas facile pour les auteurs de faire publier leur texte, et ce sont souvent de petites maisons d’édition qui les acceptent. C’est pourtant important pour eux de pérenniser leur texte en tant qu’œuvre littéraire publiée, et de voir comment d’autres se l’approprient et le réinterprètent.

5En troisième lieu, l’ancrage du texte de théâtre dans la performance conditionne aussi la genèse du texte, au point qu’il est parfois difficile de considérer le texte comme le produit artistique d’un auteur unique. Il y a en effet une grande diversité quant aux techniques d’écriture. Ainsi, certains auteurs pratiquent ce qu’on appelle l’écriture de plateau, qui est une activité d’écriture collective par la troupe. Noémie Carcaud, lauréate du Prix 2022 et qui forme par ailleurs de futurs hommes de théâtre, explique comment elle procède :

Je soumets un thème aux acteurs. Je les filme. Je les écoute. Je retranscris alors les morceaux de leur texte qui m’intéressent, je les modifie, je les ré‑rythme, je les condense. Comme un montage cinématographique. J’écris plutôt des spectacles que des pièces de théâtre.

6D’autres auteurs tiennent compte des souhaits précis de leurs acteurs. Par exemple, pour la pièce Etienne A., Florian Pâque a rédigé le texte de manière à ce qu’elle puisse être jouée par un acteur unique, en l’occurrence Nicolas Schmitt, qui est donc seul sur la scène tout au long de la pièce, en jouant, outre le rôle du protagoniste narrateur, les rôles de différents personnages secondaires en imitant tour à tour leurs voix, avec des changements d’emplacement, d’attributs, d’éclairage. Cette genèse du texte dans la performance peut aussi se traduire par un ajustement à l’actualité. Florian Pâque raconte à propos de Avec le paradis au bout qu’au fil des représentations, le texte de la pièce a évolué, tout en préservant le même format. Dans les dernières représentations, une place a été accordée à la pandémie, alors que d’autres scènes ont été condensées ou supprimées.

7Enfin, il convient aussi de situer le texte par rapport à la mise en scène dans son ensemble. Certains acteurs, comme F. Pâque, optent pour un décor sobre et brut, de manière à ce que toute la force de la pièce émane du texte et des acteurs, d’autres font de la mise en scène une œuvre d’art en soi, très stylé, en appui de l’atmosphère de la pièce de théâtre et en y faisant évoluer les personnages à travers les habits qu’ils portent (c’est le cas de Noémie Carcaud), d’autres encore mélangent différentes formes artistiques, en coordonnant spectacle théâtral, projections cinématographiques et musique (voir les pièces d’A.‑C. Vandalem).

Florian Pâque

8Florian Pâque (°1992) est un jeune auteur de théâtre, également metteur en scène et acteur. Après des études littéraires à l’Université de Liège, il suit à Paris le cours Florent. C’est dans ce contexte qu’il monte ses premiers spectacles. Il anime aujourd’hui sa propre compagnie Le Théâtre de l’Éclat.

9Il a été récompensé par le Prix Découverte pour ses deux premières pièces Avec le paradis au bout et Etienne A., qui — tout en ayant tous deux un ancrage fort dans l’actualité — relèvent d’un registre très différent, une œuvre épique brossant le tableau d’une époque, d’une part, et une pièce intimiste, d’autre part.

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10Le titre de la pièce Avec le paradis au bout est emprunté à un vers de Verlaine, reproduit ci‑dessous, et donne le ton de la pièce.

Le bruit des cabarets, la fange du trottoir,
Les platanes déchus s’effeuillant dans l’air noir,
L’omnibus, ouragan de ferraille et de boues,
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,
Et roule ses yeux verts et rouges lentement,
Les ouvriers allant au club, tout en fumant
Leur brûle-gueule au nez des agents de police,
Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,
Bitume défoncé, ruisseaux comblant l’égout,
Voilà ma route — avec le paradis au bout.

11La pièce dresse une grande fresque chatoyante composée de scènes rapides, évoquant les événe­ments dramatiques et problèmes majeurs qui ont marqué l’histoire de l’humanité à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, à commencer par la chute du mur de Berlin, ayant eu lieu dans la période où les acteurs sont nés. Cette pièce a été créée dans le contexte du Bataclan. Florian Pâque évoque comment avec ses amis, ayant divers arrière‑plans culturels, il fait le bilan d’une période historique — soit celle qui coïncide avec la durée d’existence des acteurs — à partir de l’espoir qu’a créé la chute de mur de Berlin en 1989, ensuite le désarroi après l’écroulement des Twin Towers, la mise à feu du Moyen‑Orient, la crise financière, l’incessante tragédie de la migration et la montée du racisme, la poubellisation de la planète ou le début de l’actuelle pandémie. Comme mentionné ci‑dessus, il s’agit d’une pièce qui a été retravaillée et complétée au fur et à mesure des événements de l’actualité. Certaines scènes ont été évacuées ou condensées, d’autres ayant trait à la pandémie, ont été rajoutées.

12Défilent des personnages en tout genre, des personnages fictifs, souvent drôles et inattendus, comme ce sapin de Noël qui n’a pas plus envie de fêter Noël, mais aussi des personnages réels comme la jeune Angela Merkel, sortant du sauna et invitant sa maman pour réaliser son rêve d’aller manger des huîtres de l’autre côté du mur. Les acteurs s’expriment aussi en leur propre nom en tant que représentants de la génération qui se voit privée trop tôt de son enfance, qui est entrée dans le nouveau siècle « sans boussole », qui a « mal au monde » et n’ose plus rêver. La pièce se termine sur une scène consacrée au nettoyage de toilettes publiques, où quatre femmes de ménage ont la tâche de nettoyer les crasses des trente dernières années, et surgit la question : « Mais quel matin possible pour une nuit sans fin ? ». Ce qui fait la force de cette pièce est le ton drôle et poétique, en dépit du cri d’alarme lancé à l’Humanité, plus actuel que jamais.

13La deuxième pièce, intitulée Etienne A., décrit l’existence sans horizon d’un employé de la société Amazon. Elle se présente comme un monologue — symbole de la solitude du protago­niste — et dans les parties dialogiques, l’unique auteur joue les autres personnages, en changeant sa voix, en changeant d’attributs, en changeant d’espace, chaque espace sur la scène étant réservée à un personnage spécifique.

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14Etienne A. (l’absence de nom montre qu’il est un numéro, plutôt qu’un humain) travaille chez Amazon. Questionné par son fils sur son métier, il se dit « fourmi ». Soumis à une cadence infernale, alors même que son chef lui reproche sa baisse de rendement, il n’arrête pas, jusque dans ses rêves, d’expédier des cartons. La pièce le met en scène durant la soirée de Noël, où culmine le contraste entre la chaleur familiale recherchée à l’occasion de cette fête de fin d’année et le caractère déshumanisant des conditions de travail imposées pour faire arriver les cadeaux sous chaque arbre de Noël. Il s’agit d’une pièce qui baigne dans l’atmosphère des Temps modernes de Charlie Chaplin.

15S’y mêlent plusieurs intrigues dont les relations difficiles avec son ex‑femme et le nouveau mari de celle‑ci, manager chez Amazon, qui ne manque pas de souligner ses mauvaises prestations, et le mute de service … Puis, il y a aussi son amour naissant avec sa collègue Sandrine, qui lui annonce qu’elle va se marier, et qui devient la confidente de son grand plan d’évasion.

16Notamment à travers la référence à la Fable de La Cigale et la Fourmi de La Fontaine, Etienne A., cette « fourmi » parmi les fourmis de notre société, devient l’emblème de ceux, dans notre société, qui vivent une existence sans issue, condamnés à accepter ce qu’on leur impose, à se taire et à continuer malgré tout. Florian Pâque dresse un portrait subtil, tendre et précis, en transformant ainsi cette vie de grisaille et de détresse morale en poésie.

17La Fable intervient de nouveau dans le dénouement poétique de la pièce. En cette nuit de Noël, où ailleurs on termine la bûche et on ouvre ses cadeaux en famille, Étienne A., de service comme travailleur de nuit chez Amazon, prend la grande décision de rêver sa vie autrement : il entre dans un carton de l’entrepôt, s’y enferme et attend d’être expédié en quelque lieu exotique, en laissant le message que « La fourmi est allée chanter ». L’extrait commence au moment où il laisse tomber un énorme carton :

Il y a eu comme une détonation dont l’écho percutait chaque étagère.

Puis le silence.

Je pensais qu’un manager ouvrirait la porte, s’inquiéterait du fracas qu’il avait entendu, que Franck, par exemple, qui m’avait confié cette mission, viendrait aux nouvelles mais personne. Personne n’est venu.

Alors j’ai ramassé mon carton - j’ai juré un peu dans mes joues parce qu’il était déchiré dans le coin supérieur gauche.

Je voulais voir ce que j’avais brisé alors j’ai mis mon œil dans le trou du carton. et là — tu me croiras si tu me crois, Sandrine, mais j’y ai vu un petit garçon avec des yeux tombants, des lèvres roses, une coupe au bol d’un blond tirant sur le brun. il me soufflait dessus la fleur d’un pissenlit blanc et il riait d’un rire aigu comme un moineau. et je l’ai reconnu, le petit garçon, Sandrine. Le petit garçon avec son t-shirt rouge et sa veste turquoise, je l’ai reconnu.

C’était moi.

Dans la caisse c’était moi enfant.

J’avais 7 ans, j’étais dans un champ pas loin de Fleury‑les‑Aubray. Ma mère était encore là — c’est vers elle que je soufflais les pissenlits à l’époque. Je me souviens d’avoir beaucoup ri, Sandrine.

L’enfant riait aux éclats dans le carton.

il me regardait et il a dit :

L’enfant : Comme je suis devenu grand ! et mes cheveux dorés ? Ne reste plus que les marrons ! et de la barbe ? elle pique, dis, elle pique comme celle de papa piquait petit ?et il a tendu la main pour me caresser la joue.


et c’est sorti soudain, comme si le mot m’avait échappé.

J’ai senti ses doigts sur ma joue et je lui ai demandé :

Pardon, Etienne. Je te demande pardon.


Sans me demander pourquoi, il a retiré sa main, il a cligné des yeux et il a soufflé sur un autre pissenlit. Tout volait dans les airs et son rire faisait danser les aigrettes. J’ai vu venir, sous cette pluie blanche, d’autres figures, d’autres personnes :

le Père Noël

mon oncle Marc

mon grand-oncle Pierre

mes grands-parents du côté de ma mère.

[…]

et devant chaque visage je répétais pardon

Pardon

Mille fois pardon.

et pardon me semblait peu pourtant mais je n’avais que ce mot-là à balbutier devant eux pour apaiser les déceptions, les hontes, les rêves que j’avais oubliés.

Je répétais pardon,

pardon parmi les rires de l’enfant qui ponctuaient l’apparition d’autres visages.

C’est alors que j’ai entendu une voix, celle de ma mère.

Je la cherchais des yeux, je l’entendais me murmurer :

Mère : Un rêve ne se rêve pas, Etienne, un rêve se réalise

et j’ai versé une larme dans le trou du carton.

il y a longtemps que je ne rêve plus d’étoiles, d’océans ou de montgolfières, Sandrine. Mes rêves ne sont remplis que de cartons à scanner dont on ne connaît jamais la destination ni les destinataires.


Où partent-ils ? Qui les reçoit ?

Leur avenir est une surprise.

Je les envie.

Moi aussi je veux explorer l’Amazon et prendre vie ailleurs. Qui sait ? Peut-être finirais-je sous un sapin (de Noël) ?

Voilà.

J’ai préparé ma fiche, mon étiquette. J’ai trouvé un espace vide dans le stock pour ranger mon carton mais j’ai besoin que tu fermes ma boîte, Sandrine, et que tu me déposes dans une allée.

Ce sera notre secret.

D’accord ?

J’emporte tes yeux jolie rivière avec moi.

Je glisse ton sourire abricot dans la boîte.

A bientôt, Sandrine.

Sandrine ?

encore une chose :

Si quelqu’un te demande où je suis,

réponds que la fourmi s’en est allée chanter.

Noémie Carcaud

18Noémie Carcaud est comédienne de formation, mais aussi metteuse en scène. Avec sa compagnie franco‑belge Le Corps Crie, elle construit ses spectacles en développant un travail d’écriture à partir du plateau, où selon elle « les émotions sont portées par le corps autant que par la voix ». Parallèlement à son travail sur la scène, elle est enseignante au cours Florent à Bruxelles depuis 2019, et assure par ailleurs des stages et ateliers.

19La pièce intitulée Take care est évidemment très actuelle dans le contexte de la crise sanitaire. Comme le précise l’auteure, elle nous interroge sur notre façon prendre soin des gens qui sont dans une relation de dépendance : nos enfants ou petits‑enfants, nos parents qui vieillissent, les voisins qui ont besoin d’aide, mais aussi notre conjoint, par exemple.

20Le décor correspond à un espace hyper réaliste, avec une table symbole de la convivialité, un vieux frigo, un canapé fatigué, un débarras encombré de vieux meubles, de matériaux de construction, de jouets. Ce décor évoque la maison familiale des sept protagonistes, une maison de campagne, vétuste, avec un trou, un trou qui obsède et que les uns veulent reboucher, les autres non.

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21La pièce se construit autour de deux lignes narratives qui s’entremêlent. En premier lieu, les jeunes adultes doivent décider s’ils vont vendre la maison ou la garder. Réunis autour de la table, tous semblent de bonne volonté et même heureux de se revoir, mais d’emblée, ça com­mence à discuter ferme, au sein de la fratrie, entre partisans et adversaires de la vente, et de vieilles frictions et les rapports de hiérarchie classique surgissent, sans doute accentués par les destins divers qui ont éloigné les membres de la famille. Cette discussion ne conduit pas à une décision.

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22Une deuxième ligne narrative se cristallise autour d’un des personnages, une jeune femme se détachant des autres dès la première scène en étant habillée en rouge. Elle se tient à l’écart des discussions, et jette un regard désemparé vers le public, comme si elle avait besoin d’aide. Il s’agit de Mona. Son handicap, sa maladie, jamais bien définis, ses caprices de femme enfant, ses moments de folie rythment la pièce. Chacun de ses frères et sœurs chercheront tour à tour, d’une manière maladroite, de prendre soin d’elle, soit en la protégeant, soit en l’obligeant à bouger, à se manifester.

23Autour de ces deux objets de discussion, surgissent des désaccords, des vacillements, des angoisses communes ou non. Des souvenirs refont surface, d’anciennes complicités, des fissures, des fantasmes, et c’est ainsi que cette évocation de la réunion de famille dans l’ancienne maison familiale offre comme dans un kaléidoscope des scènes de vie familiale successives qui se forment et se déstructurent.

24Mona semble imperméable à ce qui se passe autour d’elle, elle vit dans sa bulle, tout en étant dépendante de ses frères et sœurs par son handicap, sa maladie. Inversement, aucun de ses proches ne réussit vraiment à comprendre comment prendre soin de Mona, voire à saisir ce qu’elle ressent, ce qu’elle veut, comment elle va. Mona meurt dans la scène finale, entourée de ses frères et sœurs, qui n’ont pu lui apporter d’aide tout en étant tous de bonne volonté.

25Le texte est le produit, théâtralement intense, d’un long travail de plateau des acteurs, centré initialement autour de l’interrogation : qui, dans notre monde déstructuré, va veiller sur les fragiles ? Qu’est‑ce que cela veut dire « prendre soin » (take care) ? Quels intérêts, quelles attentes sont en jeux ? Et n’arrive‑t‑il pas que nous pensions bien faire, sans réfléchir sur ce dont la personne dépendante a vraiment besoin ? Chacun des membres de la troupe s’est défini par rapport à la malade et en explorant ses rêves et ses fantasmes. L’auteure explique le choix du titre en anglais, à cause de l’ambiguïté de Take care, qui va de « prendre soin de » à « donner de l’attention à ». La bienveillance peut donc être active ou distante, excessive ou minimaliste.

26Le travail collaboratif entre auteur, acteurs et scénographe donne une allure « chorale » au spectacle, au sens musical du terme, avec une tonalité parfois saccadée, rythmée par des colères, des joies, des accès d’hystérie. Puis surgit une scène où les personnages s’engagent dans une danse folle, commencent à chanter, à faire de la musique, ce qui permet de dissoudre toutes les tensions accumulées et de retourner à une ambiance tranquille, légère et joyeuse.

27L’atmosphère de cette pièce, caractérisée par une vitalité mélancolique et drôle, n’est sans rappeler celle du théâtre de Tchekhov, telle qu’elle a été analysée par S. Rolet (1996)1. Ce n’est pas une pièce où on trouve des quiproquos, des revirements, des imbroglios de situations. En réalité, il n’y a pas de véritable action. Le temps semble s’écouler sans discontinuité, sans accélérations. À part la mort de Mona à la fin de la pièce, qui confronte les personnages à eux‑mêmes mais qui est présentée sans pathos, il ne se passe rien. Le sujet, l’action, comptent moins que les conversations des personnages.

28S’il n’y a pas d’intrigue, c’est qu’il y a ni figure héroïque centrale, effectuant des prouesses, ni méchants. Les personnages n’ont donc pas d’adversaires ou d’ennemis ; l’origine du malheur n’est pas un individu, une volonté particulière, mais la tournure des choses, la manière dont cela se passe. Le « conflit » dramatique, le déséquilibre, gagne l’ensemble des acteurs. Rien de tangible, de réel, n’est en cause. Le portrait dressé des personnages est donc bienveillant : tout en ayant leurs petits défauts, ils sont fondamentalement de bonne volonté. Malgré toutes les paroles échangées, les confessions, les reproches et les bonnes intentions, ils s’engagent dans une tragédie, sans comprendre comment ils sont arrivés à ce point.

29Vous l’aurez compris, il ne s’agit pas de montrer les actes de tel ou tel personnage, mais de faire apparaître la conscience que ce personnage a de ses actes, la représentation qu’il bâtit de sa propre expérience, à travers les conversations et dialogues.

30C’est une pièce fondamentalement lyrique et dont le ton reste léger après tout, où se mélangent rire, tristesse, émotions. Ces émotions ne s’expriment pas par de grandes paroles, mais par des conversations simples et banales, qui se rapprochent de la vraie vie.

Anne‑Cécile Vandalem

31La pièce Kingdom fait partie d’une trilogie, composée de trois pièces : Tristesse, qui évoque les derniers habitants d’une île en proie au populisme (2016), Arctique, qui se déroule dans les cales d’un navire à la dérive (2018) et enfin Kingdom (2021), dont le décor est la taïga sibérienne. Les trois pièces se déroulent dans le confinement d’un lieu situé dans le grand Nord (une île, un ancien navire de croisière à la dérive dans les environs de Groenland, et un territoire isolé en Sibérie) et apportent un message fondamentalement pessimiste : en dépit des attentes, l’avenir ne réalise pas la promesse d’un monde meilleur. Elles ont toutes aussi une dimension écologique ou politique en arrière‑plan : la corruption d’un parti populiste qui conduit les habitants de l’île de Tristesses à s’entre‑tuer dans la première pièce, l’écologie dans les deux autres. Enfin, deux des trois pièces impliquent une mise en abyme et font intervenir un reporter qui assiste en spectateur professionnel au drame, un journaliste dans le cas d’Arctique et un cinéaste dans le cas de Kingdom.

32Le décor dans lequel se déroule Kingdom est formé d’un baraquement composé de deux maisons en bois. Devant coule une rivière. D’un côté la forêt, et de l’autre côté une barrière, et au-delà de la barrière, le territoire de l’Autre. Des enfants angéliques, qui vivent avec leurs parents et grand-père en communauté avec la nature.

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33Kingdom est la parabole d’une utopie manquée. À l’initiative d’un patriarche autoritaire, une famille a quitté, il y a une trentaine d’années, le monde civilisé de l’Europe et s’est installée dans les terres vierges de Sibérie, pour y dénicher tout ce que la nature offre de plus beau, en vivant en autarcie et en harmonie avec la nature, merveilleuse et hostile. Au fil du temps, les membres de la famille ont appris à maîtriser les éléments. Les trois générations qui se côtoient ont toutefois dû faire quelques sacrifices au nom de ce royaume, des sacrifices qui hantent à vie, font naître des fantômes et dépasser le point de non‑retour.

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34Aujourd’hui, ils se retrouvent sous l’objectif d’un cinéaste, qui s’installe dans la maison de la famille pour documenter cette expérience de construire un « royaume », symbole de l’utopie sauvagiste. Seulement, cette utopie est mise en péril par une guerre impitoyable. Derrière la palissade sont installés des voisins, devenus des ennemis. Alors que la première famille vit selon un mode animiste, les autres mènent grand train. Tout en s’étant installés loin du monde habité, ils n’ont pas abandonné la mentalité de la société de consommation et sont de ce fait obligés à pactiser avec des braconniers, venant contre paiement chasser le gros gibier. Ils détruisent ainsi l’écosystème de la taïga sibérienne et mettent en péril les deux familles. La barrière est donc érigée en frontière, qui sépare les deux territoires des familles, chacune des familles protégeant le sien. Chaque traversée de la barrière est perçue comme une agression, sanctionnée de représailles … ou comme une trahison. En effet, certains enfants ou petits‑enfants sont fidèles et défendent le modèle autarcique du patriarche, alors que d’autres sont en fuite ou ont envie d’aller découvrir ailleurs.

35La menace qui émane des voisins se fait d’autant plus pressante, voire oppressante, qu’ils restent tapis dans l’ombre, comme des ennemis invisibles, au point que leur existence peut sembler, à certains moments, imaginaire. On découvre progressivement que ces voisins ennemis sont en réalité une branche cousine de la famille, ce qui donne à la pièce l’allure d’une épopée familiale, mettant en scène un conflit ancestral.

36La pièce se termine par le constat de l’échec de l’utopie, d’un monde en train de disparaître, où la nouvelle génération, ayant été bercée dans cette utopie, et captive d’affrontements qu’elle n’a pas choisis, aura à se réinventer.

La pièce fait usage d’une utilisation orchestrée très réussie de cinéma et théâtre, qui a été illustrée par des extraits de la représentation au Festival d’Avignon lors de l’Atelier2.

Geneviève Damas

37En amour, peut‑on partir et revenir, comme si de rien n’était, vingt ans plus tard ? Peut‑on promettre de toujours revenir ? Les hommes et les femmes ont‑ils les mêmes droits d’effectuer un tel voyage ? L’homme a‑t‑il besoin de parcourir le monde afin de pouvoir se réaliser à travers des prouesses, en ayant l’assurance de pouvoir compter sur son épouse fidèle, qui protégera son foyer, ses enfants ? La femme est‑elle née pour supporter l’hypothétique retour de son mari, et pour gérer, en attendant, le quotidien, la famille ? Et quel serait le jugement de la société si c’était la femme qui partait en abandonnant époux et enfants ?

38Telles sont les questions qui offrent le point de départ de cette pièce. En filigrane du texte : le mythe d’Ulysse. Ulysse, héros homérien ayant participé à la Guerre de Troie, fait un périple de vingt ans avant de retourner à son royaume, l’île d’Ithaca. Pénélope fait figure d’épouse‑modèle car durant toute cette période elle tient tête aux prétendants, gouverne l’île et prend soin de leur fils Télémaque. Après leurs retrouvailles, Ulysse et Pénélope reprennent leurs rôles traditionnels d’époux et d’épouse. Ce mythe de l’homme, voire du héros qui part et qui revient, fait partie de l’imaginaire collectif. Il arrive parfois que la femme quitte le foyer, comme dans Blanche‑Neige ou Peau‑d’Âne, mais elle y est forcée par quelque marâtre et doit se trouver un bon parti pour que l’histoire se termine bien.

39La pièce se propose de déconstruire le mythe, en montrant comment ce retour au foyer du mari, et son souhait de reprendre la vie du couple peut se passer dans la vraie vie. Les deux protagonistes, Flug (signifiant « voyage » comme Ulysse) et Duckling (« canard » comme Pénélope), sont invités à dîner chez des amis communs, Jean‑Marc et Mélanie, un couple recomposé qui habite un bel appartement bourgeois. Pendant que leurs hôtes s’affairent dans la cuisine ou auprès de leur fils, les deux convives se retrouvent seuls pendant un certain temps, face à leur passé commun. Flug a abandonné Duckling et leur fils Maki vingt ans plus tôt, pour partir à l’étranger et s’engager dans l’humanitaire. Duckling a refait sa vie avec un autre homme avec qui elle a eu deux filles. Flug lui déclare sa flamme. Va‑t‑elle de son côté abandonner le foyer qu’elle s’est reconstruit, renoncer à la stabilité qu’elle s’est créée, afin de retrouver un homme qu’elle a tant aimé ?

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40En parallèle à ce récit, Geneviève Damas met en scène d’autres couples, illustrant de diverses façons le départ, la promesse de retour, l’attente, la résilience, le retour ou non‑retour, ainsi que les attentes de l’homme et de la femme par rapport à la vie en couple. La pièce prend ainsi l’allure d’une composition musicale où les variations sur le même thème se succèdent : outre les retrouvailles d’Ulysse et Pénélope, sont mis en scène le couple Jean‑Marc et Mélanie ainsi que les grands‑parents paternels de la dramaturge. Geneviève Damas évoque aussi son propre vécu de femme divorcée, première de sa lignée à être indépendante financièrement tout en s’occupant de ses enfants : parfaite réussite d’une femme épanouie à première vue … mais y reste‑t‑il une place pour l’amour ? Le ton n’est jamais pathétique, les dialogues sont vifs et pleins d’humour.

41Du point de vue de l’architecture de la pièce, mythe, fiction et histoire familiale s’entrecroisent et s’entremêlent, avec une porosité entre ces différents univers. Par ailleurs, à travers des dialogues entre ELLE (l’auteure) et LUI, il y a un jeu très astucieux entre différents niveaux de narration, l’auteure partageant ses réflexions, ses interrogations sur la manière dont elle met en scène les personnages de fiction, expérimentant aussi la reprise de scènes avec échange des rôles de l’homme et de la femme. C’est ainsi qu’est enfreinte la règle selon laquelle l’auteur de théâtre, à la différence du romancier, ne peut intervenir dans les dialogues, ne peut partager son point de vue de narrateur. Les réflexions de l’auteure‑narratrice portent en particulier sur le personnage central de Duckling, qui ne subit pas … incarne le désir de concevoir la relation du couple autrement, appuyée sur un fragile équilibre de vivre simultanément plusieurs vies : amoureuse, familiale et professionnelle.

En guise de conclusion…

42Même si les pièces ici commentées de dramaturges belges ou exerçant en Belgique sont très différentes sur beaucoup de points, il y a tout de même des traits fédérateurs. En premier lieu, il y a un fort ancrage sociétal, qui peut fonctionner soit comme arrière‑plan (comme dans les pièces de Vandalem) ou être la thématique même de la pièce (Pâque, Carcaud, Damas). La problématique sociétale n’est jamais exposée d’une manière moralisante, mais plutôt comme un sujet de réflexion. En second lieu, toutes les pièces évoquent un univers où se croisent réalité, mythe et fiction, avec parfois également un mélange entre différents plans temporels : les souvenirs et les fantômes du passés s’immiscent dans le présent du personnage, et le futur se profile dès maintenant. Il est vrai que dans ce pays de Magritte, le surréalisme n’a pas été un courant artistique passager, mais le goût du rêve et du fantastique semble une caractéristique pérenne de la production littéraire.