Colloques en ligne

Vincent Message

Romanciers pluralistes

Entretien avec Alexandre Gefen

Alexandre Gefen : Qu’est‑ce qu’un roman pluraliste ?

Vincent Message : J’appelle ainsi des romans qui prennent pour matériau privilégié les conflits de valeur qu’engendre la diversité culturelle et sociale, et qui se construisent en valorisant eux‑mêmes, dans leurs choix esthétiques, cette diversité. Il ne s’agit pas d’une catégorie aux frontières strictes, mais d’un pôle d’attraction qui aimante bon nombre d’œuvres romanesques contemporaines. Cette lignée stylistique prolonge au xxe siècle le « roman hétérogène » qu’incarnent, lors de la première modernité, les œuvres de Rabelais, de Cervantes ou de Sterne.

Qu’est-ce qui vous a attiré vers l’étude de ces romans-là ?

J’aspirais à travailler dans le domaine de la théorie et de l’esthétique du roman. J’étais guidé à cet égard par des questions de praticien, puisque j’ai commencé à écrire des romans avant de devenir chercheur. En découvrant les œuvres de Musil, de Fuentes, de Pynchon, je me suis rendu compte qu’ils étaient apparentés par cette fascination pour le divers, et qu’elle leur procurait une énergie que je ne retrouvais pas forcément dans la littérature française de la même époque. De fait, je crois qu’il n’y a pas d’aires culturelles où la crise du roman ait été aussi prégnante qu’en France. Lorsqu’on se met à pratiquer un art, il y a bien sûr quelque chose de décourageant à entendre répéter partout qu’il décline, qu’il n’offre plus de possibles intéressants. Au contraire, les romanciers que j’appelle pluralistes croient fortement aux pouvoirs du roman : à leur sens, il s’agit d’un genre particulièrement qualifié pour penser la modernité tardive, et notamment les tensions à l’œuvre dans des sociétés plus différenciées, au « nous » plus délicat à construire que le « nous » des sociétés traditionnelles.

Vous employez le mot vitaliste, en affirmant que les romanciers pluralistes opposent une réponse vitaliste au malaise de la modernité et introduisent dans leurs romans à la fois des discours de savoir et des points de vue contradictoires, en assumant que les divergences culturelles au sein d’une société sont irréductibles.

Tout à fait. Je pense que quand on ne connaît pas le concept de pluralisme, on peut le sous-utiliser en se disant soit que c’est un peu vague, soit que c’est un peu bisounours : ce serait le « vivre‑ensemble » avec un trait d’union. Or, à mon sens, c’est un concept substantiel, assez robuste, qui engage, qui dit beaucoup de choses sur l’état d’esprit dans lequel les créateurs œuvrent. Il est substantiel parce qu’il s’appuie sur toute une tradition en philosophie avec laquelle les créateurs pluralistes essaient d’établir le dialogue, de William James à Gilles Deleuze ou Charles Taylor.

En philosophie ou en philosophie politique ?

Les deux. À l’époque de William James, qui refonde le pluralisme à la fin du xixe siècle, c’est une philosophie générale. Elle repose sur l’idée que le monde ne peut pas rentrer dans un système, qu’un système de pensée ne suffit pas à expliquer l’expérience humaine ou le monde dans son ensemble, ce qui va contre la prédominance de l’hégélianisme dans les universités anglo-saxonnes de son époque. Ensuite ça se divise en un courant qui reste de l’ordre de la philosophie générale, voire tend vers la philosophie analytique chez les pragmatistes, et en un autre courant plus politique où on retrouve des philosophes comme Charles Taylor, qui est un théoricien des identités culturelles, du multiculturalisme, de la manière dont l’identité subjective se constitue dans la modernité. Deleuze et Guattari représentent encore une autre branche : d’une part ils sont foncièrement pluralistes dans leur formation et dans leurs intérêts, et d’autre part ils sont en dialogue marqué avec la littérature, ce qui crée des échos très nets entre leur travail et celui de Pynchon ou de Glissant. Dans mon essai, j’ai cherché à montrer qu’il existe dans le champ romanesque une famille ouverte de romanciers qui font des choses analogues à ce que font de leur côté ces philosophes pluralistes.

Qu’est-ce qui caractérise poétiquement un romancier pluraliste ?

Le pluralisme se joue à beaucoup de niveaux. Mon essai commence par la présentation des tensions dans les sociétés pluralistes. Il illustre ces tensions dans l’Autriche‑Hongrie de Musil, soumise à des mouvements centrifuges qui vont la faire exploser, ou dans le Londres de Thatcher que Rushdie représente dans les Versets sataniques. Un deuxième chapitre est consacré plutôt aux individus, parce que la montée en puissance du pluralisme les jette souvent dans un état de crise subjective. L’idée qu’il n’existe plus un parcours tout tracé pour les individus, ou des déterminisme sociaux qui mènent à adopter le métier ou la vie de leurs parents, comporte à la fois un gain immense et un risque de désorientation collective. J’essaye de montrer que les personnages de ces romans sont toujours pris à la fois dans une volonté d’arrachement de leur déterminisme, d’échappées belles par rapport à la mainmise du pouvoir dans des époques parfois totalitaires, et dans une volonté de subjectivation forte. C’est dans cette partie du travail que je discute la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth ou « l’idéal d’authenticité » qui caractérise la modernité pour Charles Taylor.

Ensuite je passe à des questions de poétique et j’analyse les différents niveaux de multiplicité possibles. En théorie du roman, on répète souvent que le roman est plastique, que le roman peut tout, mais ce que j’ai essayé de faire c’est d’abord de ne pas parler du roman en général, de ne pas subsumer La Princesse de Clèves ou Camus dans le même ensemble que Don Quichotte et Les Frères Karamazov. Je me suis focalisé sur une lignée du roman que Bakhtine appelle le « roman hétérogène », mais qu’après lui on appellera le « roman polyphonique ». Pour ma part, je parle tout d’abord du « roman du nous », qui s’intéresse à des collectivités en cours de formation, et puis je spécifie en disant que certains de ces romans sont pluralistes car ils essayent de montrer en quoi la diversité est à la fois une source de richesse et d’inquiétude. Ils ne sont pas dans un discours de l’exaltation de la multiplicité pure, mais ils essayent de saisir le réel dans une forme marquée par un haut degré de diversité. Il me semble que l’analogie entre situation politique et littérature est opératoire : de même que nos démocraties libérales essaient d’accueillir la diversité, tout en acceptant la tension que ça peut créer, de même les romanciers essayent de créer des œuvres très ouvertes, sans qu’elles deviennent informes à cause des forces centrifuges qu’ils introduisent dans leurs romans.

Si je reprends le titre de la journée, et que je me demande : est‑ce que certains de ces livres sont des livres de voix ? Je crois que je répondrais, pas tous. D’abord parce qu’on a vu que le terme de voix demande à être défini plus précisément, ensuite parce qu’il n’y a pas beaucoup de livres phonocentriques dans mon corpus : les deux qui se rapprochent le plus du livre de voix sont Mon nom est Rouge de Orhan Pamuk et Terra Nostra de Carlos Fuentes.

Le roman de Pamuk cherche à créer un métissage esthétique entre le roman policier occidental et la tradition de la miniature dans le monde oriental. Il raconte la façon dont des miniaturistes ottomans, au xvie siècle, sont déstabilisés par leur prise de connaissance de ce qu’inventent les peintres d’Italie et des Flandres : ils se rendent compte qu’ils doivent réformer leur pratique pour donner de la place à l’individu, pour permettre l’émergence du portrait individuel qui n’existe pas dans la miniature ottomane. Le livre est raconté par des narrateurs multiples, dont les voix alternent de chapitre en chapitre. Il propose en outre une forme de jeu au lecteur, puisque Pamuk affirme très vite que parmi les miniaturistes se cache un assassin qui intervient parfois sous ce nom : la question est de savoir si les lecteurs vont réussir à identifier la voix distincte de l’Assassin, à la retrouver dans les chapitres où il s’exprime sous son identité réelle. J’ai eu Pamuk en cours quand j’étais lecteur à Columbia : il avouait que le jeu ne marchait pas complètement, car comme il a créé des personnages qui appartiennent au même milieu, qui sont imprégnés de la même idéologie et partagent le même sociolecte, il est très difficile pour le lecteur d’arriver à identifier dans la langue d’un chapitre ce qui serait la marque distinctive d’un personnage qu’il voit évoluer au cours de la narration. C’est aussi un livre dont certains chapitres sont d’abord présentés comme racontés par un Chien, par la couleur Rouge, par la Mort — mais in fine ces narrations, qui pourraient être des prosopopées, sont assignées rétrospectivement à un narrateur, qui joue ces différents rôles dans un café où il fait office de conteur.

On touche là à l’idée que le pluralisme peut dépasser l’anthropomorphisme ?

Exactement, le nous ne s’arrête pas forcement à l’humain. C’est l’une des raisons pour lesquelles, au‑delà de ma thèse, je me suis intéressé à l’écocritique et aux humanités environnementales.

Pour dire aussi un mot de Terra Nostra de Carlos Fuentes : cet auteur me paraît à présent se trouver dans une sorte de purgatoire critique. Terra Nostra est pourtant une épopée géniale sur l’Espagne du Siècle d’or. Elle montre les conflits entre les Habsbourg espagnols, épris de pureté sociale et religieuse, et les éléments minoritaires de l’Espagne de l’époque. L’habileté formelle du livre tient entre autres à ce que dans certains chapitres, il peut y avoir jusqu’à une vingtaine de locuteurs, qui ne sont pas nommés, mais que le lecteur reconnaît, car il s’est habitué préalablement au style de parole et de pensée des personnages. Ces deux romans‑là peuvent être qualifiés de livres de voix, à condition de souligner que les voix en question ne sont pas recueillies mais inventées par les romanciers.

Quel est le rapport entre pluralisme et représentation des marginalités ?

Beaucoup des auteurs sur lesquels j’ai travaillé sont profondément intéressés par les marges, car elles apportent de la diversité à une société, sont souvent les lieux où une société est la plus créative. Les marges empêchent l’homogénéisation sociale. Pynchon est d’une part très opposé aux gouvernements de Nixon ou de Reagan, et d’autre part passionné par la contre-culture hippie, underground, aux États‑Unis et ailleurs. Rushdie, même si depuis 2001 il est souvent convoqué d’abord pour sa lutte contre l’islamisme, est aussi contre l’assimilation, contre le modèle français d’immigration, car il fait le constat que l’assimilation est un idéal impossible. Les migrants indiens qu’il représente dans Les Versets sataniques ne seront jamais assez blancs, ne parleront jamais assez la langue d’Oxbridge pour les Anglais « de souche ». Ils développent des stratégies différentes : Gibreel Farishta cherche à imposer son identité indienne singulière, Saladin Chamcha joue au « mimic man », qui cherche à se fondre dans le décor. Tous deux sont rattrapés par la nécessité d’articuler leurs appartenances identitaires dans un modèle marqué par plus d’hybridité. Le concept de polyphonie va loin chez ces auteurs : il ne s’agit pas de donner à entendre les discours de personnages autonomes par rapport à l’auteur ou au narrateur, mais aussi d’affirmer que leurs manières de vivre doivent être jugées acceptables dans leur diversité — autrement dit qu’il n’y a pas qu’une seule vie bonne. Dans la pensée pluraliste, en outre, on ménage aussi une place au discours de l’adversaire avec lequel on n’est pas forcément d’accord : on essaye de le mettre en scène, sans le caricaturer, en faisant preuve d’empathie. Pamuk retient cela de Dostoïevski : il dit que pour faire un bon roman, il faut aimer tous ses personnages.

Dans cette galaxie pluraliste où les romanciers sont largement post-modernes, il y a un nom qui me paraît un peu à côté, qui est celui de Glissant. En quoi relève‑t‑il du pluralisme ?

À mon sens il en relève, mais il faut tout d’abord rappeler que les auteurs sont plus ou moins proches de ce pôle d’attraction esthético‑politique selon les moments de leur carrière. Glissant n’a pas toujours été pluraliste. Il ne l’était ni dans ses débuts, où il était encore empreint d’une pulsion totalisante héritière de Hegel, ni vers sa fin, où il tendait à privilégier son esthétique propre, en affirmant par exemple que « le récit » n’était plus une forme de pensée intéressante en littérature : à ce moment-là, il est repris par des réflexes plus avant-gardistes, il est tenté par l’idéal de la multiplicité pure (que le récit vient organiser et donc forcément limiter). Or le propre du pluralisme, c’est de ne pas chercher la totalisation, et de ne pas non plus exclure hâtivement des possibles.

Toutefois, Glissant est clairement pluraliste dans sa manière de penser la créolisation : de deux identités en naît une troisième, qui crée une diversité nouvelle, sans pour autant faire disparaître les identités premières. Il est marquant de voir que lorsqu’un débat télévisé, Mélenchon a insisté sur ce terme de créolisation face à Zemmour — c’est assez courageux dans le cadre d’une campagne présidentielle. Ce qui est intéressant chez Glissant, c’est qu’il a mis en circulation des notions qui sont plus sensuelles que des concepts et plus conceptuelles que des métaphores, et qui ont une efficace même dans le champ politique — qui contribuent donc clairement à l’héritage qu’il laisse derrière lui.

Qu’est‑ce que ça serait qu’un romancier non-pluraliste ? Peut‑on imaginer un roman contemporain qui serait non‑pluraliste ?

Ça serait par exemple un roman à thèse. On fait toujours du roman à thèse une sorte d’épouvantail. J’ai le sentiment que le roman à thèse, décrié dans le champ littéraire, est aujourd’hui assez introuvable. Par ailleurs, il y a plein de gens qui peuvent être pluralistes dans leur vie de tous les jours, dans leurs convictions politiques, mais qui ne le sont pas dans leur esthétique. On peut penser à Michon, à Modiano, etc.

Michon est anti‑pluraliste ?

Pas « anti », mais ce n’est pas ce qui l’intéresse. Ni la diversité sociale, ni la diversité formelle ne sont ses priorités littéraires. Le pluralisme, ça suppose pour un auteur d’essayer de représenter de manière fine une collectivité, composée aussi de gens qui sont loin de lui idéologiquement (les islamistes pour Pamuk ou Rushdie), ou éloignés par le genre (des personnages féminins pour un auteur homme, par exemple).

Au risque de l’appropriation culturelle ?

Oui, ce sont des gens qui assument l’exercice de l’imagination morale, le fait de partir non pas seulement de leur expérience directe du réel, mais de l’expérience indirecte que l’écoute, la fréquentation des autres ou l’enquête leur transmettent. Il est plus facile d’être pluraliste quand on a d’abord conquis une position dominante, assez centrale. Ce n’est pas un hasard à cet égard si mon corpus principal est surtout masculin.

Virginia Woolf est quand même une romancière pluraliste, elle aurait pu rentrer dans votre corpus.

Elle n’en est pas loin. Mais elle n’a pas le souci de différencier des voix, ou d’aller chercher des voix adverses. Elle développe plutôt une esthétique qu’on pourrait appeler communautaire, même si le terme est délicat à manier : c’est‑à‑dire qu’elle prend en charge des voix différentes, mais qui ne sont pas porteuses de valeurs adverses. Les Vagues par exemple est nettement un roman de la communauté, il représente des gens qui forment un ensemble culturel peu différencié, une petite bande d’amis issus du même milieu, alors que le pluraliste va plutôt chercher des voix lointaines.

Donc pour avoir du pluralisme il faut de la conflictualité idéologique, culturelle, et de l’hétérogénéité romanesque ?

Et partir du nous, ce qui rend particulièrement difficile l’existence d’autofictions pluralistes. Annie Ernaux est à coup sûr pluraliste d’un point de vue politique, mais pas dans son esthétique littéraire : son rapport à l’universel est personnel, elle parle d’abord de son point de vue à elle. Toni Morrison écrit plutôt des romans communautaires.

Beloved, classique du roman choral moderne, n’est pas pluraliste à vos yeux ?

Pas au sens fort. Je précise qu’une fois encore, je ne pense pas que le pluralisme doive être une catégorie qui exclut. Faulkner ou Morrison sont proches de cette catégorie, mais ils ne sont pas au cœur de cette esthétique, car ils parlent d’un territoire précis. Ils traitent du Sud des États‑Unis ou de la communauté afro‑américaine, alors que les livres dont je me suis occupé sont des livres‑mondes. Dans L’Arc‑en‑ciel de la gravité de Pynchon, l’intrigue centrale se déroule dans l’Europe de 1945, mais certains passages nous emmènent dans le désert de Namibie ou dans l’île Maurice où s’éteint le dodo au xviiie siècle. Cette manière de raconter sous le signe de l’hétérogénéité s’articule bien sûr à des rapports de pouvoir dans la République mondiale des lettres : si vous représentez une voix qui est très peu audible, vous allez avoir tendance non pas à chercher d’autres voix que la vôtre, mais à mettre en valeur votre communauté invisibilisée et opprimée. Le pluralisme est une pratique plus spontanée chez ceux qui ont d’abord obtenu une position de centralité au moins relative.

Et vous, où en êtes-vous pour votre part de votre rapport au pluralisme ?

Cet essai a représenté pour moi un grand effort théorique. Par la suite, j’ai décidé de poursuivre le pluralisme en le pratiquant. Du point de vue de l’innovation institutionnelle et pédagogique, fonder le master de création littéraire à Paris 8 Saint‑Denis a été à mes yeux un geste très pluraliste, parce que cette formation permet d’accéder à l’expression littéraire à des gens qui, par leur condition socio-économique de départ, ou leur parcours, ne se sentaient pas forcément autorisés à écrire. Aider à faire émerger dans le champ littéraire des voix comme celles de David Lopez, d’Anne Pauly, de Fatima Daas, ou d’auteurs dont on a moins parlé parce qu’ils ne font pas de l’autofiction, comme Guka Han, cela diversifie le paysage littéraire. Ainsi, les gens qui écrivent la littérature en français vont appartenir un peu moins aux mêmes catégories sociales et avoir un peu moins les mêmes parcours. De cela, je suis assez content et heureux. Dans une université monde comme Paris 8‑Saint Denis, faire ce geste pluraliste comporte une part d’empowerment très assumée.

Le deuxième lieu où j’ai pu pratiquer le pluralisme, c’est dans mon propre travail de romancier. Cora dans la spirale, par exemple, c’est un roman qui parle du monde de l’entreprise, d’une femme mère d’une petite fille : c’était un effort très important pour moi d’incarner cela, parce que je n’ai jamais travaillé dans une entreprise, donc j’ai passé beaucoup de temps à me documenter, à écouter les gens de tout rang qui sont au quotidien dans ce secteur des services, pour essayer de comprendre comment ils parlaient, comment ils pensaient. J’ai découvert ainsi que c’est un univers complexe, fait de voix très diverses, que j’ai essayé d’intégrer dans mon intrigue tout en les transformant. C'est pour cette raison que je me retrouve beaucoup dans la notion de « grande oreille » évoquée hier, parce que pour écrire ce livre j’ai dû surtout me mettre à l’écoute, en faisant du dictaphone un instrument essentiel de ma pratique littéraire. Écrire ce livre n’était pas facile : je pouvais craindre une forme d’illégitimité, n’étant ni femme, ni cadre en entreprise. Cela me rappelle ce que raconte Joyce, disant qu’il rêvait de Molly Bloom agitant devant lui un cercueil et lui disant : « Pourquoi vous mêlez‑vous de mon passé ? Si vous ne changez pas, ceci est pour vous. » C’est pour cette raison que j’ai voulu m’en tenir à un narrateur enquêteur masculin, proche de ma position dans le champ social. Il s’agissait aussi d’imiter ce que fait la non-fiction, c’est-à-dire de faire une enquête très documentée et très réaliste, et en même temps entièrement fictionnelle (puisque le roman est écrit depuis 2044). Le pari, c’était de réimplanter dans la fiction romanesque certains des traits esthétiques de la non‑fiction.

Une dernière chose que je voudrais mentionner, c’est qu’on va faire faire paraître en janvier 2022, aux Presses Universitaires de Vincennes, un livre qui s’appelle Raconter le chômage, que j’ai dirigé, et qui est le fruit d’une collecte de témoignages de personnes au chômage et de conseillers de Pôle emploi. Les quatorze autrices et auteurs ont décidé soit de restituer ces témoignages, soit au contraire de raconter le parcours et les réflexions qu’ils avaient provoqués chez eux. C’est un livre qui ne tranche pas le choix entre fiction et documentaire à l’échelle du volume. Mais le contrat de lecture, texte après texte, est néanmoins très clair. Je pense qu’il s’agit vraiment d’un livre de voix : il y a un nombre de voix incroyable entre les autrices et auteurs, les chômeurs interviewés, les conseillers, sans compter les personnes évoquées dans les discours de chacun, et dont le regard est porteur de réprobation ou d’encouragements.

Le concept de pluralisme peut‑il être, comme le concept d'ambiguïté dans la tradition de Cervantes, Rabelais, Kundera, dans les yeux du lecteur plutôt que dans le texte ? Comment la question de la tolérance et de l'intolérance est‑elle traitée dans votre corpus d’œuvres ? Dans des champs politiques travaillés en permanence pour le dissensus, comment ces romans orchestrent-ils la difficulté de trouver un consensus sur la vie bonne et sur les sujets où il n’y a pas de neutralité possible ?

On peut trouver le pluralisme dans plein de romans mais la question est de savoir à quel degré. C’est une option esthétique pas facile : les œuvres dont je parle sont difficiles à écrire et à lire, donc si on regarde dans le champ littéraire contemporain les auteurs ont tendance à faire plus simple, à partir de ce qu’ils connaissent, alors qu’au contraire le pluralisme valorise l’expérience indirecte et lointaine du réel. Cette difficulté de conception et de réception fait qu’il s’agit de romancier qui ne sont pas majoritaires.

Ensuite, le paradoxe de la tolérance est un thème dont les romanciers s’occupent beaucoup. Ils n’en tirent pas une position de relativisme, parce que le pluralisme est foncièrement lié au libéralisme qui prend l’individu comme fondement de sa réflexion sur la composition de la société. Les processus d’émancipation individuelle ont une valeur cardinale aux yeux des pluralistes : un groupe ne peut pas demander un traitement différencié, par exemple plus de liberté culturelle ou religieuse, s’il interdit par ailleurs à ses membres ces mêmes formes de liberté, ou s’il les empêche de quitter le groupe. Dans le débat sur le communautarisme, les pluralistes sont intéressants parce qu’ils ont des positions très nuancées. D’une part ils reconnaissent la nécessité d’un arrachement au déterminisme, pour se demander plus authentiquement « quelle est la vie bonne pour moi ? » — c’est l’idéal d’authenticité de Charles Taylor, central aussi dans la réflexion de Musil et dans l’existence d’Ulrich, son « homme sans qualités » ; et en même temps ils reconnaissent, comme les communautaristes, la densité des appartenances culturelles et le fait qu’on ne s’en éloigne pas facilement, que l’arrachement a un coût émotionnel parfois prohibitif.

Enfin il y a l’idée que le pluralisme est irréductible, c’est‑à‑dire que toute volonté d’homogénéiser une société est de l’ordre du fantasme délirant, qui bien souvent tourne à la pulsion meurtrière : Pynchon le montre très bien en parlant de la politique de russification sous Staline, ou bien sûr du nazisme, et Fuentes en évoquant la politique de « pureté de sang » de l’Espagne des Habsbourg. Valoriser la pluralité n’est donc pas un geste idéaliste, mais bien un constat réaliste : la pluralité renaît toujours, même dans les ensembles qu’on voudrait les plus homogénéisés, parce que c’est un principe anthropologique.

À mon sens, donc, les pluralistes déjouent avec habileté le paradoxe de la tolérance. Après, cela ne les empêche pas de chercher dans le discours de l’adversaire tout ce qui peut être valide : ce sont vraiment des gens qui cherchent à comprendre le discours de l’ennemi, ce qui n’est pas du tout un mouvement spontané. En politique, par exemple, rares sont les acteurs qui essayent de donner raison à leurs adversaires ou de reconnaître la légitimité d’une partie de leurs positions. C’est d’ailleurs une différence entre la politique politicienne, qui pratique le clivage, la polarisation, et le rapport au politique en littérature, qui peut plus facilement être du côté de la nuance.

Orhan Pamuk dit que pour faire un bon roman il faut aimer ses personnages, mais peut‑on alors faire un bon roman en les détestant ?

Ça se tente. Tout se tente, en fait. Votre question me donne l’occasion d’insister sur le fait que le pluralisme est un état d’esprit qui recherche l’expérimentation, le questionnement des limites, par exemple entre exofiction et autofiction, ou entre littérature de l’imaginaire et réalisme. Le pluralisme va contre toute idée d’un magistère qui dicterait comment faire de la littérature. Personnellement, je n’aime pas écrire toujours la même chose, pas plus que lire la même chose, j’aime lire des minimalistes comme Annie Ernaux ou Pascal Quignard, ou des maximalistes comme Günter Grass et Antoine Volodine, et je trouve formidable que ces auteurs coexistent dans la littérature de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle.

Pour en venir plus directement à votre question, il me semble qu’il faudrait tout de même que cette haine soit teintée d’un peu d’empathie. Il est compliqué d’écrire un roman sans aucune empathie pour ses personnages. Et l’empathie n’empêche pas que les personnages haïssables le restent, et soient clairement perçus comme tels. Dans Le Bruit et la Fureur, par exemple, Jason est un gros raciste détestable, mais Faulkner prend le temps de montrer pourquoi il est devenu raciste, pourquoi il l’est resté : le roman décortique son parcours, ses erreurs, ses souffrances, ses frustrations, et comment tout ça s’enchaîne de manière assez logique et naturelle de son point de vue à lui.

Est-ce qu’on pourrait qualifier le « roman du nous » comme un roman engagé contrairement au « roman du je » très à la mode en ce moment ? Dans votre ouvrage vous dites : « en explorant un au‑delà du vécu empirique, les pluralistes visent à enrichir la réalité d’un univers fictionnel nouveau, plutôt que de reproduire la réalité existante » ; quelle est donc la part du réel et son rapport à la fiction dans ce « roman du nous » ?

Tout d’abord, je ne pense pas que la ligne de partage se trouve entre l’engagement du « roman du nous » et le désengagement du « roman du je ». Ce dernier, vu qu’il dépend beaucoup plus du positionnement de l’auteur par rapport aux formes sociales et se construit sur une énonciation plus simple, pourrait au contraire désigner des cibles pour la satire et la critique de manière plus évidente. Au contraire, le roman pluraliste est moins engagé dans la mesure où la position de l’auteur est plus difficilement lisible. Plus personnellement, je n’ai pas peur des temps d’engagement en littérature. Certes, dans les années qu’on pourrait placer sous le patronage de Sartre et d’Aragon, l’engagement ne s’est pas toujours fait au profit de la valeur littéraire. Mais il me semble qu’il faut renverser la charge de la preuve : qui aujourd’hui peut écrire de la littérature désengagée ? Quelle personne est suffisamment imperméable à ce qu’elle lit en ouvrant les journaux ou les réseaux sociaux pour ne pas être préoccupée par l’état du monde, et pour ne pas en tenir compte dans ce qu’elle écrit ? Moi, je ne connais pas de personne comme ça, et s’il en existait je n’aurais pas forcément envie de les lire. Je ne pense donc pas qu’il existe une littérature complètement désengagée.

Ensuite, il y a deux conditions à mon sens à l’engagement littéraire : d’abord il faut garder en tête que la littérature est un art des petites quantités, qui circule faiblement et que donc il ne sert pas à grand‑chose de mettre à mal une esthétique littéraire pour obtenir un engagement plus lisible ou plus efficace. Et d’autre part, la littérature ne doit pas s’engager au détriment de la complexité, de la justesse, de l’honnêteté intellectuelle. À ces deux conditions, respecter le primat de l’esthétique, respecter la complexité du réel, c’est‑à‑dire en somme ne rien rogner du plaisir de la forme, de la joie de la création fictionnelle, on peut tout à fait écrire de grandes œuvres littéraires engagées.

En ce qui concerne la deuxième partie de votre question, les romans pluralistes sur lesquels j’ai travaillé ne sont pas réalistes. Le pluralisme passe par ce que William James appelle un « empirisme radical », c’est‑à‑dire qu’il inclut toutes les expériences humaines, y compris les rêves, les fantasmes, les états de conscience altérés. Donc le pluralisme ne se contente pas de reproduire le réel tel qu’il est, mais imagine un réel autre. Cela a aussi des conséquences politiques. C’est très net par exemple dans le tout‑monde de Glissant, qui ne décrit pas la mondialisation économique par un jeu de langage dénotatif, mais rêve la mondialisation telle qu’elle devrait être dans un jeu de langage prescriptif.

Est-ce que la fiction pluraliste advient seulement dans les sociétés qui lui laissent la place ? Est‑ce que les livres de voix ne viennent pas au moment où, au sein d’une communauté, la différence devient inassimilable ?

C’est évidemment dans des sociétés pluralistes que le romancier est encouragé à prendre la parole pour rendre compte de ce qu’il vit et qu’il voit autour de lui. Pour revenir sur le concept d’appropriation culturelle : pour moi le débat est légitime, parce qu’il ne faut pas considérer que l’universel est quelque chose de simple à atteindre. L’universel suppose de travailler dur. L’imagination morale n’est pas quelque chose d’évident à pratiquer. Simplement il ne faut pas s’arrêter à ces obstacles, car sinon on détruit ce qui fait le propre de la fiction et la beauté de la littérature. La réponse à l’obstacle, c’est la conscience des problèmes que cela peut poser de parler d’autres que soi, c’est l’écoute, et une fois de plus c’est le travail. Pendant les neuf ans que m’a pris l’écriture de Cora dans la spirale, on a assisté à l’émergence du concept de charge mentale, ou du mouvement #metoo qui a catalysé une prise de conscience sur l’ampleur du harcèlement et des violences sexistes et sexuelles. Tout cela correspondait à des choses que je voulais raconter dans le livre, et que je racontais sans que des concepts viennent le théoriser. J’écrivais Cora en mettant dans le personnage beaucoup de moi-même, en pariant sur le fait qu’à beaucoup d’égards, les hommes et les femmes ne sont pas différents, dans leurs sentiments, dans leurs aspirations. Mais néanmoins, #metoo m’a incité à questionner plus en profondeur mon entourage féminin, pour mieux appréhender les expériences dissymétriques : ce que c’est pour une femme de prendre le métro, par exemple ; ou de travailler avec des supérieurs masculins même dans des services largement féminisés. L’écoute devient une valeur cardinale en littérature justement pour éviter la simplification abusive de l’expérience d’autrui que pourraient engendrer les gestes d’appropriation culturelle.