Colloques en ligne

Alexandre Gefen et Frédérique Leichter-Flack

Préface

1Importée depuis le vocabulaire musical dans les années 60 par Mikhail Bakhtine pour décrire notamment l’écriture de Rabelais, la notion de polyphonie, elle-même inventée à la Renaissance, définit l’ambition du roman moderne à faire entendre les consciences caractérisées et individualisées de ses personnages. Marqueur de l’avènement de l’individualisme moderne et d’un pluralisme que l’on peut considérer comme la forme de démocratie propre à la fiction romanesque, la polyphonie a connu depuis The Ring and the Book de Robert Browning (1869) des formes accusées faisant entendre des regards divergents sur un même événement. Les exemples donnés par William Faulkner dans Le bruit et la fureur ou Toni Morrison pour Beloved aux USA ne doivent pas faire oublier ceux donnés par Les Mendiants de Louis-René des Forêts ou Belle du Seigneur d’Albert Cohen, ou encore les expérimentations de Mario Vargas Llosa ou Roberto Bolaño.

2Mais la polyphonie n’est pas qu’une procédure d’expérimentation abstraite qui transposerait le travail des sciences sociales ou les procédures électorales : elle implique non seulement des lignes sonores ou la ligne musicale de chanteurs interchangeables, mais des voix concrètes, incarnées, nommées. Nourri d’une dimension très politique, celle de l’affirmation des identités s’érigeant contre l’invisibilité des « sans voix », présupposant souvent le travail de « collecte des voix » et leur valorisation, le « livre de voix » s’est imposé comme un genre majeur du premier XXIe siècle, qu’il prenne forme d’un roman choral à plusieurs narrateurs (pensons par exemple à l’œuvre de Maylis de Kérangal), d’une écriture polyphonique semi-fictionnelle (Daewoo de François Bon) ou non fictionnelle (Dans le nu de la vie : récits des marais rwandais de Jean Hatzfeld puis ses autres livres autour du génocide des tutsis du Rwanda). La polyphonie non-fictionnelle a connu avec le prix Nobel de Svetlana Alexievitch une sorte de consécration tenant à la manière dont l’écrivaine a fait émerger un continent perdu, le monde ex-soviétique, en offrant une résonance publique, dans l’espace littéraire mondial, à des voix jusque-là cantonnées aux chuchotements ou aux plaintes, aux cuisines et aux bancs publics de l’ex-Union Soviétique. En rendant la parole à ceux qui y ont espéré, aimé et pleuré, vécu et souffert, en organisant la redistribution de cette parole au fil d’effets de montage soigneusement orchestrés, Svetlana Alexievitch a inventé, d’un livre à l’autre, un modèle de dispositif qui non seulement produit des effets politiques puissants, mais prend encore en charge le questionnement sur ses propres enjeux d’éthique et sur son exemplarité. Qu’est-ce qu’être un écrivain porte-voix honnête ? Comment fait-on entendre avec justesse au grand public ce que les personnes rencontrées vous confient dans l’intimité d’une conversation ? Que peut-on faire avec ou de la parole des autres ? En restituant une voix aux nombreuses victimes anonymes de la gigantesque expérience humaine et sociale qu’a été le communisme soviétique et son effondrement, Svetlana Alexievitch se propose d’agir par la littérature pour raconter ce que l’histoire a tendance à négliger, croit-elle, à savoir les émotions et sentiments des gens. Mais il s’agit surtout pour elle de réveiller la société et de réparer ce qui pouvait l’être des blessures de la mémoire et des déchirements du collectif. La justesse, la densité du récit, la finesse de sa restitution des sentiments sont les caractéristiques d’une œuvre qui ne cherche pas à imiter le réel et à le reconstruire, mais propose avec modestie de faire entendre ses traces mémorielles inscrites dans des histoires singulières, chacune dotée pour dire la souffrance d’une tonalité et d’un grain propre que le communisme a voulu précisément annihiler. Sous la plume de Svetlana Alexievitch, qui nomme ‘livre de voix’ ce genre littéraire hybride qu’elle pratique entre journalisme, littérature et histoire, l’ambition morale et politique est assumée.

3Écrire un livre de voix, c’est donc proposer un dispositif formel et stylistique aux immenses enjeux éthiques puisqu’il s’agit de trouver les manières de restituer sans les transformer ou d’amplifier sans se les approprier des voix qui se doivent de sonner juste. C’est que la voix, concept éthique et politique contemporain majeur, est une sorte de contre-pouvoir aux sociétés immenses et accélérées du XXIe siècle et une manière de concilier l’horizontalité démocratique avec « le sentiment que nous avons du divers », pour reprendre la belle formule de Segalen : le singulier du substantif voix ne se différencie pas de son pluriel. C’est en particulier que l’écrivain est celui qui vient résoudre l’écart troublant entre notre voix intérieure et notre voix sociale si important dans les philosophies du langage ordinaire de Wittgenstein à Cavell. C’est ce que Sandra Laugier nomme « l’extériorité corporelle du vouloir-dire » : la voix est donc autant extérieure qu’intérieure et sa fragilité en fait ce que Wittgenstein nomme un « espace troué » dans lequel le locuteur peine à vouloir dire ce qu’il dit. La littérature vient combler cet écart. Vecteur d’empowerment et d’agentivité, elle permet à celui qui parle de reconnaître sa propre voix comme d’être lui-même reconnu. Du chuchotement au cri, de la berceuse à la déclamation, la voix déjoue dans ses inflexions les dangers du logocentrisme — chez un auteur comme Mouawad, la voix peut même se faire animale —, elle appelle l’écoute, elle interpelle de près ou de loin, elle suscite la vertu rare d’attention et peut même peut-être ramener à la vie des fantômes.

4En littérature autant qu’en musique, la voix appelle la voix pour se faire contrepoint. Faire entendre une voix, descendre au plus près d’une différence essentielle et difficilement descriptible, d’une « singularité quelconque » pour emprunter une formule à Agamben, c’est aussi former un projet politique : faire un « livre de voix », c’est proposer non seulement un principe d’égalité des subjectivations, mais aussi vouloir faire entendre en quoi chaque résonnance peut devenir consonance. Les voix, vecteurs éthiques de l’universel comme le sont pour Levinas, les visages, peuvent servir la quête d’un collectif, d’une intercommunion, le lieu d’articulation problématique d’un nous où s’engendrerait une histoire commune riche de ses discordances, où s’inventerait le « peuple qui manque » appelé par Deleuze. Harmonies de voix ternes réduites à des souffles, concerts de voix vibrionnantes, de voix lyriques, de voix en colère…ou cacophonie impossible à résorber : de Bertina à Despentes, de Kérangal à D’Ivry, les polyphonies romanesques et les manières de faire collectif ne se ressemblent pas, mais les dispositifs convergent dans la promotion d’une forme d’écriture démocratique qui épouse les contradictions du corps social, le purge de ses tensions, corrige ses défaillances tout en assumant toute unification complète comme illusoire, et le constitue performativement. Loin d’être technique, la métaphore chorale dit la lointaine mémoire d’un monde antique où le chœur des citoyens faisait Cité et participait à la réparation des guerres et à la catharsis collective des conflits : aujourd’hui plus que jamais, à l’heure d’une quête nouvelle d’horizontalité démocratique, l’esthétique du chœur touche au programme politique. À ce titre, son incarnation moderne est sans doute celle d’un parlement, mot à prendre dans son sens étymologique et à comprendre dans la formidable extension écologique que lui a donné Bruno Latour en nous invitant à être attentifs aux « parlements des choses » et à faire à l’occasion de l’écrivain leur porte-parole. L’horizon des livres de voix est ici non seulement de faire advenir les formes démocratiques contemporaines en littérature, par la littérature, mais de replacer les voix humaines au sein de la nature dans l’anthropocène.

5Symptôme sans doute d’un questionnement et d’un doute qui traverse les disciplines en ce début de XXIème siècle, la polyphonie narrative a aussi été sollicitée par des historiens soucieux de faire entendre, au sein du récit savant qu’ils prennent en charge, la pluralité et la diversité des voix des acteurs et des témoins de l’événement dont il est question. Si cet effort pour reconquérir les voix et les incorporer au sein du récit historique, qui remonte à Michelet, a été l’objet d’une réflexion plus ample depuis les années 1970, avec en particulier les travaux d’Arlette Farge sur les archives, en lien avec le mouvement général de réhabilitation des subalternes et de leurs vies minuscules qui parcourt alors les sciences sociales, le souci de la polyphonie en histoire sert plus profondément, aujourd’hui, à interroger et contester les formes traditionnelles d’autorité historienne, notamment au profit d’une épistémologie faisant cas des voix mineures et excentrées et interrogeant l’universalité du savoir historique. Il peut s’agir alors, comme dans Des Ombres à l’aube de Karl Jacoby, consacré à un massacre d’Apaches dans un canyon d’Arizona en 1871, de mettre en lumière, par une architecture audacieuse, les problèmes inhérents à l’interprétation historique d’un événement – ou plus exactement, à la constitution même d’un fait en événement, entre vécu, mémoire et récit - en renonçant au récit unique et surplombant de l’historien enquêteur au profit de plusieurs narratifs successifs irréconciliables correspondant au point de vue des différentes communautés concernées ; ou encore de donner à entendre, à parts plus ou moins égales, le récit de l’historien et celui d’un acteur de l’histoire, comme le fait A Pickpocket’s tale. The underworld of XIXth century New York, de Timothy Gilfoyle, qui incorpore à son enquête sur les bas-fonds de New York le récit autobiographique d’un petit malfrat repenti, acteur de cette pègre. Difficile, aujourd’hui, pour l’histoire travaillée par le tournant narratif, aux États-Unis ou ailleurs, de se dispenser d’une réflexion sur la manière dont les historiens mobilisent les techniques du récit, entremêlent les points de vue des différents acteurs, ou tissent au discours de l’auteur les voix des acteurs, surgies des archives ou recueillies lors des enquêtes d’histoire orale : comme le rappelle Ivan Jablonka, l’histoire est aussi une forme de littérature contemporaine, qui, à ce titre, s’interroge à son tour sur les moyens dont elle peut disposer pour tenir sa promesse de faire entendre la diversité des voix. Tout récemment, le livre des historiens Vincent Azoulay et Paulin Ismard, Athènes 403. Une histoire chorale, propose, pour rendre compte de la guerre civile athénienne, un dispositif d’histoire chorale construit autour d’une dizaine de personnages, célèbres ou minuscules, fonctionnant comme autant de chefs de chœurs autour desquels peut se penser une recomposition du corps social et politique. Au-delà du contexte de l’Athènes antique à laquelle elle est particulièrement adaptée, la métaphore de la choralité démocratique, avec les techniques d’écriture et de composition narrative dans lesquelles elle s’incarne, s’offre ainsi aux appropriations les plus diverses pour tenter de penser la cité, même déchirée, comme une partition pluraliste, certes plus ou moins harmonieuse et plus ou moins discordante.

6Ainsi, un modèle créé dans le laboratoire de la fiction romanesque s’est déplacé sur le terrain des sciences sociales pour inspirer des pratiques d’enquête et d’écriture dans la littérature de non-fiction contemporaine. Dans tous les cas, de telles architectures narratives, au croisement entre littérature et sciences sociales, portent des enjeux épistémologiques, herméneutiques et éthiques. Alors même que l’expressivité des voix et leurs manières de porter des formes de vie et de vérité propres sont centrales aux philosophies éthiques et politiques contemporaines, à ce jour, ni les fictions de voix, ni les non-fictions polyphoniques contemporaines, n’ont fait l’objet d’une étude interrogeant leurs poétiques et leurs politiques narratives, pas plus que les polyphonies historiennes n’ont fait dans leur ensemble l’objet de recension et de problématisation historiographique. Ce sont ces lacunes que cet ensemble entend commencer à combler.