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Ruth Amar

Les voix (es) de Vernon Subutex : une esthétique de l’engagement deVirginie Despentes

1Vernon Subutex de Virginie Despentes interroge et conteste les formes traditionnelles du roman au profit d’une épistémologie mettant en valeur les voix mineures et décentrées, et interroge les consciences individualisées de ses personnages. Dès le titre Vernon Subutex, se superposent deux termes de registre différent. Ainsi s’annonce déjà la polyphonie amorcée par l’intertextualité du nom propre Vernon, qui superpose le musicien à l’auteur : Vernon Sullivan ou Boris Vian, et le Subutex, médicament qui aide à supprimer les symptômes du manque lié à la privation de drogue, et qui sont en grande partie à l'origine de la dépendance. À travers l’évolution sociale de son personnage, l’écrivaine dresse une cartographie de la société parisienne et dévoile des pratiques d’enquête et d’écriture, l’expressivité des voix et leurs manières de porter des formes de vie, centrales aux philosophies éthiques et politiques contemporaines. Bien que le récit soit fictionnel, il permet de reconnaître des formes de vies vraisemblables. Cependant, et c’est là son plus grand mérite, le récit dévoile non seulement la situation du protagoniste sans-abri (l’auteure a mené une enquête sur des SDF) mais aussi, à l’aide des parcours de la narration multiple, les vies désillusionnées des autres personnages. La narration polyphonique divulgue ces « formes de vie » et présente leurs récits parallèles d’individus inclus dans le milieu (historique, politique, social, religieux, sexuel) de Vernon Subutex, le protagoniste déclencheur de tous les fils narratifs secondaires.

2Vincent Jouve, dans Les Stratégies romanesques souligne le fait que :

Le narrateur oriente à son gré l’implication du lecteur dans le roman en exploitant les trois modalités du pouvoir, du savoir et du vouloir. Imposant son pouvoir au destinataire, il le place dans la perspective voulue : il s’agit alors de persuasion. Influençant le savoir du lecteur, il recourt à la séduction. Enfin, par un chemin plus détourné, il poursuit une stratégie de tentation en manipulant le vouloir du sujet. Dans tous les cas, il s’agit de mettre un des trois effets-personnages au service d’une finalité extra-romanesque1.

3Quelle est donc la visée extra-romanesque de Virginie Despentes? Quelles sont les voix narratives qui œuvrent à la polyphonie du récit ? Je m’interrogerai, dans un premier temps, sur l’architecture narrative polyphonique de Vernon Subutex et ses enjeux herméneutiques et éthiques. Marqueur de l’avènement de l’individualisme moderne et du pluralisme (forme de démocratie du roman), la polyphonie fait entendre des voix(es) divergentes sur un même événement. Dans un deuxième temps, je m’attarderai sur les raisons du choix de l’auteur d’emprunter cette architecture narrative spécifique en me tournant vers Roland Barthes. Dans Le Degré zéro de l’écriture, Barthes posait la question de la responsabilité de l’écrivain : « C'est parce qu'il n'y a pas de pensée sans langage que la Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire, et c'est parce que la société n'est pas réconciliée que le langage, nécessaire et nécessairement dirigé, institue pour l'écrivain une condition déchirée » 2.

4Virginie Despentes rend compte d’un univers dans lequel le parallèle établi entre la littérature et les événements et conditions civiles des dernières années en France reflète la quête d’une écriture, tout autant qu’un rapport à la langue : tous deux définissent un type particulier d’engagement. L’auteure, engagée dans un processus de narration polyphonique, s’implique intentionnellement dans une démarche qui lui permet de manifester une « déictique de la responsabilité »3. Cette écriture de l’engagement littéraire est celle d’une représentation du réel au sein de la fiction. Selon Bruno Blanckeman, « Les écrivains actuels sont à la fois les héritiers lointains de l’ère du soupçon radical qui a porté le dernier coup à l’arbitraire des signes littéraires, donc à la bonne conscience des tricoteurs de messages édifiants, et les héritiers directs de la génération d’écrivains des années 1980, qui a redéfini par le doute les conditions d’une transitivité partielle de la fiction »4. Despentes est engagée dans un processus de narration d’événements sociaux et pour ce faire elle s’implique intentionnellement dans le contrôle certifié de leur démarche. Le récit soulève des questions sociales au regard du siècle nouveau, et, en même temps, il adapte ses propres caractéristiques esthétiques à ces nouvelles situations. Finalement, il faudrait aussi s’interroger sur le fait que, par-delà les situations sociales de Vernon Subutex, les formes de vies des différents protagonistes sembleraient constituer des métaphores au travers desquelles la pratique du récit contemporain se définit et se légitime.

L’architecture narrative polyphonique de Vernon Subutex et ses enjeux herméneutiques et éthiques

5Derrière la question ardue de la narration (présente depuis les débuts littéraires de Despentes, et notamment depuis la parution de Baise-moi), se profile une problématique générale concernant la polyphonie et l’auctorialité. Les théoriciens de la littérature, de Booth à Mikhaïl Bakhtine, affirment l’impossibilité de faire l’économie de la figure de l’auteur, même si ce dernier ne témoigne que d’une reconstruction imaginaire du lecteur, car sa présence en creux joue un rôle essentiel dans la communication littéraire. Alain Rabatel l’a bien noté :

Le sujet racontant, par cela même qu’il raconte, et surtout par le fait même de raconter, en mettant en scène des centres de perspective différents, ouvre potentiellement une boîte de Pandore d’où sortent des voix autorisées et d’autres qui le sont moins, mais qui néanmoins sapent l’autorité des premières, en sorte que le récit, loin d’être l’illustration d’une vérité préétablie, ouvre sur les possibles infinis de l’interprétation5.

6Semblable équation se prête volontiers à Vernon Subutex, où la polyphonie fait entendre des voix(es) divergentes sur un même événement. VD, annonçait dans un entretien :

J’ai eu l’idée de Vernon en voyant des gens autour de moi se retrouver dans des situations compliquées à la cinquantaine. J’ai eu une expérience de disquaire quand j’étais gamine, et je faisais partie d’un groupe de rock. A l’époque, dans le rock, des gens se sont croisés qui n’avaient rien à voir ensemble. Ils ont changé au niveau social et politique. Il y a des évolutions qu’on n’aurait pas pu prévoir il y a trente ans… J’avais l’idée d’un livre-patchwork qui traverserait toutes les classes sociales6.

7Si cette réflexion se révèle particulièrement précieuse en l’occurrence, c’est parce que Virginie Despentes est sans doute l’auteure d’un récit dont la représentation littéraire restituerait une réalité et, en même temps, reflèterait l’écriture de « l’assemblage » (on peut aussi utiliser le terme patchwork que l’on connaît dans l’art textile et dans des œuvres composites). Approcher le sens de l’authenticité présentant des discours proches de la réalité, leur agencement selon une construction déterminée, leur mise en récit définitive effectuée par un travail de mélange, selon une condition préétablie, voilà donc les conditions du travail reflétées dans Vernon Subutex. Il ne s’agit pas d’une fiction fondée sur des principes narratifs traditionnellement romanesques, mais plutôt de diverses réévaluations modales de la fiction, qui rattrapent parfois la nonfiction, se fondent avec elle pour suggérer une réalité, tout autant que pour révéler tacitement les liens invisibles qui séparent les individus.

8Vernon Subutex conduit à des actes d’interprétation empathiques7, aussi bien qu’à des initiatives utiles à l’interprétation du roman lorsque l’énonciation devient confuse, tout en tenant compte de la pertinence des points de vue, qui permet au lecteur d’articuler voix et valeurs dotées de la polyphonie. La construction délibérément subjective de l’objet du roman est perceptible quand le romancier « déplace » ou décentre son regard sur l’objet et modifie les modalités de son empathie. Cette « grande diversité des mouvements empathiques » est exprimée dans Vernon Subutex à travers les diverses reconstructions imaginaires, les motivations des différents personnages, d’une part, et d’autre part, elle est construite par la fluctuation du point de vue dans le récit, qui assemble, commente et croise les témoignages.

La voix narrative - l’auteure

« Un auteur par voix ».

9Vernon Subutex est créé sous la forme d’un concert polyphonique de voix des différents personnages. Il s’agit donc de s’interroger sur les stratégies discursives (scénographie, éthos) et contextuelles (posture publique, paratextualité, etc.) convoquées par l’auteure qui focaliseraient le sens de l’œuvre. Nous tenterons de définir ce lieu de rencontre entre les questions relatives à la polyphonie énonciative et l’insertion des valeurs qui en découle dans le récit de Vernon Subutex. Si la polyphonie peut être envisagée – en raison de la tradition de lecture engendrée à partir de la notion bakhtinienne du dialogisme – comme la confrontation d’idéologies et de voix concurrentes, elle est aussi l’occasion, ainsi que le suggère Alain Rabatel de « mettre l’accent sur la multiplication des points de vue et la complémentarité des perspectives pour penser le complexe »8. L’ensemble des scènes énonciatives de Vernon Subutex pose essentiellement cette question que le narrateur considère selon des perspectives diverses, en développant des points de vue qui nourrissent une réflexion polyphonique.

10Dans une perspective narratologique, le texte littéraire peut en effet être considéré comme un carrefour de voix, puisque selon Frank Wagner s’y font entendre les voix: « des personnages, celle de l’instance qui les médiatise (le narrateur), et celle de l’instance surplombante en charge notamment de la construction de la figure narratoriale (le scripteurl’auteur impliquél’auteur abstrait, etc. – selon les diverses terminologies en vigueur) »9. Il faut alors non seulement tenir compte du nombre de voix, et du fait qu’elles soient porteuses de savoirs et de valeurs spécifiques, mais aussi de leur « hiérarchisation », comme l’affirme Wagner. L’origine des réflexions sur le manque de fiabilité de l’instance narrative en régime fictionnel est établie dans les travaux de Wayne Clayton Booth10. Ses travaux développent manifestement une théorie de l’écart où il estime que la position du narrateur non fiable se définit au sein d’une distance perceptible, séparant l’instance de l’auteur impliqué, la formulation d’un diagnostic de non-fiabilité narratoriale, défini comme second moi de l’auteur réel. Le raisonnement de Booth est basé sur le fait que :

Même un roman dans lequel aucun narrateur n’est représenté suggère l’image implicite d’un auteur caché dans les coulisses, en qualité de metteur en scène […]. Cet auteur implicite est toujours différent de « l’homme réel » - quoi que l’on imagine de lui – et il crée, en même temps que son œuvre, une version supérieure de lui-même11.

11Alors que la voix du narrateur ou de la narratrice est accessible à tout lecteur compétent, ce n’est nullement le cas de la « voix » silencieuse de l’auteure impliquée, qui ne s’esquisse en quelque sorte qu’en filigrane du discours. Le narrateur primaire peut être supplanté par une instance hiérarchiquement supérieure.

12À partir de l’architecture narrative de Vernon Subutex avec son intrigue aux multiples personnages et ses différentes séquences, il est essentiel de distinguer la question de l’attribution des différentes voix des personnages de la voix narrative choisie par l’auteure. La situation d’énonciation n’étant pas évidente, il est nécessaire de prendre en compte la voix de l’auteure qui traverse le texte et qui, dans la plupart des cas, diffère de celle d’un personnage spécifique. Dans un entretien, Virginie Despentes déclarait avec franchise :

Dans les deux premiers tomes, je lisais un auteur par voix… et je m’étais rendue compte que si je lisais pendant deux jours à fond (ce n’est pas un plagiat, à la manière de)… mais je sentais que ça me mettait à chaque fois dans une espèce de rythmique qui me permettait vraiment de changer de voix, … et que cette rupture de ton était vraiment encouragée, si je me mettais à fond dans un auteur trois jours avant d’écrire le chapitre12.

13Cette réflexion est fondamentale en ce qui concerne la polyphonie de Vernon Subutex, car elle révèle la pratique singulière utilisée par Despentes : la modification d’un ton, ou d’une voix, pour passer d’un personnage à l’autre. Pour ce faire l’auteure emprunte en quelque sorte le ton d’un autre écrivain. Elle parle de rythmique, de rupture de ton d’un personnage à l’autre. Qu’est–ce que le ton ? Barthes estime que « dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut, et c'est ici précisément que l'écrivain s'individualise clairement parce que c'est ici qu'il s'engage »13. La manière dont l'auteur se distingue est exprimée dans le ton, cet aspect de l'œuvre si souvent oublié qu’il n’est pas analysé. Le ton viendrait du plus profond de soi et s'imposerait de l'intérieur : il agirait sans réflexion ; il jaillirait. Là serait en somme le génie de l'écrivain : obéir à un besoin qui s'impose à lui. Au contraire, selon Derrida, « le plus difficile, c’est l’invention du ton, et avec le ton, de la scène qu’on peut faire, qu’on se laisse faire, la pose qui vous prend autant que vous la prenez »14. Il n’y a sans doute rien de fortuit à ce que ce soit justement la justesse du ton qui apparaisse comme « la plus difficile ». Pierre Assouline parle d'une « musique intérieure »15, propre à un auteur spécifique. Pourtant, en déclarant « emprunter » une rythmique, l’auteure semble aller à l’encontre des déclarations que nous venons de voir : Despentes s’applique (ou même se contraint) à s’infiltrer dans la voix et le ton d’un autre auteur afin d’édifier une voix propre à chaque personnage.

14Vernon Subutex n’est donc pas écrit avec facilité épique et aisance. Le récit est en tension, en application, en conscience lucide, méticuleuse et défiante. L’écriture de Despentes n’est décidemment pas un don gratuit et foudroyant, mais le produit d’une discipline. Si la place du narrateur omniscient est évidente, la voix se prête aussi aux différents caractères en un monologue intérieur, presque à la James Joyce…Néanmoins, ce monologue intérieur se modifie d’un personnage à l’autre. Vernon Subutex est l’analyse de la simple réalité où se font entendre les voix des personnages ; leurs pensées se posent sur des objets, ou des sujets différents ; un tel dispositif permet d’esquisser plusieurs formes de vie, et de raconter celle d’êtres individuels dans l’humble sphère où ils existent. Quand bien même les dialogues parsèment les récits ici et là, la narration reprend toujours le contrôle par le fil de la pensée des protagonistes ou par le narrateur omniscient.

15La dimension communicationnelle d’un tel modèle est encore plus significative une fois pris en compte ce que Wayne C. Booth appelle le « second moi » de l’auteur, avec qui dialogue le lecteur. Or, dans le cas de Despentes, cette hiérarchisation se voit adjoindre une nouvelle étape, en « s’emparant » de la rythmique ou du ton d’un autre auteur. On remarquera, dès lors, que l’invention de cette entité anthropomorphe repose sur des présupposés psychologiques : l’auteur implicite étant également défini comme « une version de l’auteur extrêmement raffinée et purifiée, plus avisée, plus sensible, plus réceptive que la réalité »16. De surcroit, si on suit le raisonnement de Freud dans « La Création littéraire et le rêve éveillé »17, il suffirait d’adopter une approche psychanalytique pour découvrir que l’auteur est susceptible de « scinder son moi par l’auto-observation en ʻmois partielsʼ », ce qui l’amène à personnifier en divers personnages ses propres traits de caractères qui se heurtent dans sa vie psychique.

16Frank Wagner l’a bien noté : « Dans le cas du texte littéraire également, la parole du narrateur serait doublée en sous-main, ou ʻventriloquéʼ […] par la parole de l’auteur impliqué ou abstrait »18. Suivant ce raisonnement, dans le cas de Virginie Despentes, la parole du narrateur est sans doute non seulement doublée, mais aussi influencée par d’autres auteurs, donc finalement « redoublée ». Maxime Goergen souligne même que « le texte de Despentes est imprégné de la voix de Balzac. [...] À travers le caractère panoramique des personnages de Vernon Subutex, il est possible de repérer une relation de vision du monde entre Balzac et Despentes aussi bien que thématiquement dans cette généalogie balzacienne »19. Il est vrai en effet que le récit s’élabore dans une veine réaliste, mais est-ce vraiment en esquissant une généalogie balzacienne ou serait-ce plutôt dans une quête de nouvelles formes alternatives et soucieuses de capter le réel ? Sans aucun doute, le récit sollicite la teneur indicielle que fournissent les personnages du Paris contemporain.

« Pratiques de terrain ».

17Les perspectives narratives permettent au lecteur de percevoir le monde romanesque à travers les visions et les consciences des différents sujets percepteurs. En même temps, l’alternance des différentes perspectives narratives au sein du même récit, lui assure sa dimension polyphonique. Cette dimension est mise en emphase par le fait que la trilogie de Vernon Subutex est fondée sur des pratiques littéraires qui s’imprègnent expressément ou tacitement de l’entourage social comme modèle. Dominique Viart précise que ces pratiques « s’informent des SHS, et ce, dans le double sens du terme : elles y puisent une part de leur information, elles se nourrissent de leurs modes d’enquête, mais elles élaborent aussi leur forme à partir de certains modèles en vigueur dans les SHS »20. Ainsi, Vernon Subutex entre-t-il en dialogue avec des récits que Viart qualifie de « pratiques de terrain » :

Ils sont produits par des écrivains qui ne se satisfont plus de raconter ni de représenter le réel (social, professionnel, actuel ou historique), mais envisagent la littérature comme moyen de l’éprouver et de l’expérimenter. À cette fin, ces textes mettent en œuvre ce que l’on peut appeler des pratiques de « terrain » parfois proches de ce que les sciences humaines et sociales entendent par ce terme, à ceci près – mais ce n’est pas rien –, qu’ils ne prétendent guère en respecter les procédures méthodiques. Ils construisent cependant des dispositifs plus ou moins élaborés, visant à faire advenir au texte des formes de réel jusque-là peu lisibles comme telles21.

18Dans un foisonnement de pistes interprétatives au sein d’un cadre qui en relance les énergies divergentes, il est possible de considérer Vernon Subutex comme un texte faisant partie du second ensemble (entre les quatre regroupés par Viart) et qui relève : « du parcours d’un territoire social »22. Il s’agirait donc d’un récit dont le lieu est précisément délimité (la banlieue de Paris) de même que d’un récit qui concerne les investigations sur un cas donné ou sur une communauté sociale précisément identifiée (les SDF et les anciens rockistes). Virginie Desptentes déclare d’ailleurs : « Pour créer un personnage pour moi il est très important de savoir comment il est habillé et où il habite, sa maison, son quartier »23. Il s’avère donc que l’auteure a sans doute tenu une enquête afin d’établir les portraits variés de ses personnages, comme le font un grand nombre d’écrivains aujourd’hui. Laurent Demanze souligne à juste titre qu’on « assiste à une résurgence contemporaine du paradigme inquisitorial, dans un dialogue renoué avec les sciences sociales, le journalisme ou les arts contemporains auxquels la littérature emprunte des formes et des dispositifs »24. Les enquêtes relèvent de mouvements libres des régimes de savoir et des énoncés qui invitent à repenser les modes de vies contemporaines. On retrouve ces croisements multiples d’existences dans Vernon Subutex, qui contribuent à la polyphonie de l’ensemble.

19L’auteure décrit le monde contemporain en insérant un nombre considérable de personnages de classes sociales distinctes, unis principalement par leur intérêt pour la culture populaire musicale. Ce faisant, un simultanéisme s’établit avec les points de vue des différents personnages et manifeste pleinement leur diversité. Le travail de composition, les effets de juxtaposition créent un ajout de singularité, car les voix s’entrecroisent dans une hétérogénéité qui engendre un principe de pluralité dans les espaces sociaux distinctifs ; cette pluralité connote fortement ce que Pierre Bourdieu nomme « L’Espace des points de vue ». Dans ce texte, qui sert d’introduction au volume La Misère du monde, le sociologue décrit les éclatements de perspectives du recueil polyphonique, tout comme dans le roman moderne :

Pour comprendre ce qui se passe dans des lieux qui, comme les « cités » […] rapprochent des gens que tout sépare, les obligeant à cohabiter, soit dans l'ignorance ou dans l'incompréhension mutuelle, soit dans le conflit, latent ou déclaré, avec toutes les souffrances qui en résultent, il ne suffit pas de rendre raison de chacun des points de vue saisi à l'état séparé. Il faut aussi les confronter comme ils le sont dans la réalité, […] pour faire apparaître, par le simple effet de la juxtaposition, ce qui résulte de l'affrontement des visions du monde différentes ou antagonistes […]. On espère ainsi produire deux effets : faire apparaître que les lieux dits « difficiles […] sont d'abord difficiles à décrire et à penser et qu'il faut substituer aux images simplistes, […] une représentation complexe et multiple, fondée sur l'expression des mêmes réalités dans des discours différents, parfois inconciliables ; et, à la manière de romanciers tels que Faulkner, Joyce ou Virginia Woolf, abandonner le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin, auquel se situe volontiers l'observateur, et aussi son lecteur […] au profit de la pluralité des perspectives correspondant à la pluralité des points de vue coexistants et parfois directement concurrents25.

20Bourdieu tient à une pensée de la société comme espace de tension, en rejetant tout imaginaire de fusion des perspectives. À ce sujet, Laurent Demanze note bien que :

[…] Si le roman, réaliste ou naturaliste, s’était déjà donné pour ambition de proposer un reflet de la société, en produisant formellement ses structures et ses divisions, l’écrivain restait pourtant à l’extérieur du dispositif et maintenait par un regard de surplomb, l’unité du monde social …26

21Or ce n’est pas le cas des écrivains contemporains qui choisissent plutôt la spatialisation du recueil de voix et des témoignages de récits27. Dans la mise en scène des espaces sociaux de Vernon Subutex, transparaît l’implication de la narratrice, notamment par la sélection des personnages, des lieux et le choix des événements. Les questions de politique, de mœurs, d’idéologie, de relations familiales, de vie de couple et en groupe, mais aussi toute une panoplie de références à des musiques, à des cultures marginales, et à des expériences d’alcool et de drogues s’enchevêtrent. L’intensité des affects engagés varie selon les circonstances.

22La perte de la passion et une amertume grandissante couvrent le paysage du récit de nostalgie. La figure centrale qui revient avec la plus grande régularité est Vernon Subutex, personnage capital mais singulièrement passif ; c’est pourtant grâce à lui que l’on a accès au récit et aux différents personnages qui se cumulent autour de lui. On a l’impression que c’est justement cette passivité du héros principal, ce personnage « porte d’entrée »28 un peu « troué », quelque peu fantôme qui s’efface, qui finalement permet le passage à tous les autres. Il devient gourou non pas par sa force ou sa violence, mais au contraire par sa passivité. Despentes le décrit ainsi : « C’est presqu’un sofa. Je me suis rendu compte à quel point il était passif… le mec il s’assoit et il regarde. Et c’est pour moi un récepteur. Il s’assoit et il regarde… il s’adapte… c’est le groupe autour de lui qui le fait gourou »29. C’est sa mort qui clôt le cycle, par un bref épilogue en forme de prolepse qui lui aussi permet la polyphonie ; les dernières voix éparpillées se font entendre comme des ultimes réverbérations, donnant l’impression que le livre reste ouvert vers d’autres épisodes :

Je suis une jeune violoniste virtuose.

Je suis la pute arrogante et écorchée vive, je suis l’adolescent solidaire de son fauteuil roulant, je suis la jeune femme qui dîne avec son père qu’elle adore et qui est si fier d’elle, je suis le clandestin qui a passé les barbelés de Melilla je remonte les Champs-Élysées et je sais que cette ville va me donner ce que je suis venu chercher, je suis la vache à l’abattoir, je suis l’infirmière rendue sourde aux cris des malades à force d’impuissance, je suis le sans-papiers qui prend dix euros de crack chaque soir pour faire le ménage au black dans un restau à Château Rouge, je suis le chômeur longue durée qui vient de retrouver un emploi, je suis le passeur de drogues qui se pisse de trouille dix mètres avant la douane, je suis la pute de soixante-cinq ans enchantée de voir débarquer son plus vieil habitué. Je suis l’arbre aux branches nues malmenées par la pluie, l’enfant qui hurle dans sa poussette, la chienne qui tire sur sa laisse, la surveillante de prison jalouse de l’insouciance des détenues, je suis un nuage noir, une fontaine, le fiancé quitté qui fait défiler les photos de sa vie d’avant, je suis un clodo sur un banc perché sur une butte, à Paris.30

La narration polyphonique - un type particulier d’engagement.

23Pourquoi donc cette écriture polyphonique ? Que vient-elle prescrire ? La critique contemporaine a révélé l’implication des écrivains qui se consacrent au récit des échecs de notre univers et aux destinées des plus démunis31. Dominique Viart estime que les récits de l’extrême contemporain, tels que ceux d’Annie Ernaux, de Pierre Michon ou de François Bon, sont des « fictions critiques » qui révèlent une « appropriation critique de l’expérience »32, avec ses enjeux sociaux et anthropologiques. Bruno Blanckeman quant à lui parle de l’écrivain « impliqué »33, dont le travail s’inscrit dans le témoignage des conditions matérielles quotidiennes du réel communes à tous.

24C’est au croisement de la voix narrative, qui joue sur le registre de la provocation avec une liberté d’expression absolue, et de cette même voix qui défend des valeurs et dévoile une réalité occultée par les médias, que s’inscrit l’écriture de Virginie Despentes. Cette écriture qui s’invente dans un processus de narration polyphonique s’élabore intentionnellement dans une démarche qui souscrit l’expression d’une responsabilité proche de l’engagement littéraire. L’œuvre aspire à capter le réel et ce faisant, elle se situe politiquement, comme l’indique Blankeman en considérant la fiction romanesque contemporaine :

S’inscrire dans une société à vif, en décrire les plaies, en dénoncer les injures : la fiction romanesque actuelle sait se situer politiquement […]. Plusieurs récits saisissent ainsi un pays donné, la France, en son temps d’accomplissement, un changement de siècle […] les romans prélèvent, à mots ciblés, des faits de société qui blessent, atteignent des points de douleur sensibles, figurent de la vie qui peine34.

25On constate en effet le même phénomène dans Vernon Subutex ; son tracé sociologique, sa révélation des situations sociales témoignent des médiations existentielles, des référents idéologiques des états de la civilisation française. Comme l’a noté Benoît Denis, la force heuristique de la littérature optant pour une dimension politique est exprimée dans le récit :

La forme éparse de la dimension publique d’une politique de la littérature est reflétée dans Vernon Subutex et tient à la construction d’un discours mettant en scène la manière singulière dont la littérature agit dans la sphère sociale (la valorisation de l’inutile, la contestation, le scandale, le ludisme, le didactisme, l’édification morale). On voit donc ici que nous sommes très proches de la notion d’engagement35.

26Les premières pages de Vernon Subutex attestent déjà d’une écriture qui a recours au montage de voix imbriquées, aux personnages définis surtout par une pensée nostalgique et douloureuse, où retentissent les échos d’une crise profonde, où se reflète une société frappée par le chômage et la disparition de professions (comme les disquaires, devenus soudainement des sans-abri) :

Son magasin s’appelait Revolver. Vernon y était entré comme vendeur à vingt ans et avait repris la baraque à son compte quand le boss avait décidé de partir en Australie, où il était devenu restaurateur. Si on lui avait dit, dès la première année, qu’il passerait l’essentiel de sa vie dans cette boutique, il aurait répondu surement pas j’ai trop de choses à faire. C’est quand on devient vieux qu’on comprend que l’expression « putain ça passe vite » est celle qui résume le plus pertinemment l’esprit des opérations36.

27Despentes place au sein du récit des anecdotes, des bribes d’existences de passants rencontrés dans la rue afin de rendre leur présence sensible au lecteur. Le lecteur ne fait que recueillir des voix avec une attention renouvelée. Ainsi apparaît la simple réalité des individus en difficulté, des marginaux, comme la « meuf » touchée du SIDA, qui, un jour, aborde Vernon et disparaît quelques pages plus loin :

La meuf est arrivée en fin d’après-midi, elle n’a pas dit son nom. Elle est probablement plus jeune que Vernon mais elle est très abîmée. Ses cheveux sont couts et mal coupés, elle a un œil qui dit merde à l’autre […] « Pardon monsieur j’ai le sida c’est terrible j’ai vu l’assistante sociale elle me dit qu’il n’y a pas d’hébergement […] aidez-moi s’il vous plaît ».37

28Ces personnages sans nom, qui apparaissent ici et là, ne sont que des voix qui surgissent de nulle part, se font entendre et disparaissent sans laisser de traces. Le fait même d’écrire ces réalités est une prise de position et une forme d’engagement. Comme Alexandre Gefen l’a bien noté, il s’agit du « réarmement politique de la littérature contemporaine » :

Un autre signe de cette évolution est à trouver un tournant politique, celui du réengagement des écrivains contemporains, non du côté d’idéologies, mais du côté de l’analyse du discours, de travaux d’inventaire sociaux voire des pratiques relationnelles visant à conforter la démocratie et à produire de nouvelles civilités : voici venue l’heure des écritures d’intervention. 38

29Ce réarmement politique est pour bien des écrivains contemporains, dont Despentes, l’occasion de se confronter à nouveau l’engagement, afin de repenser l’idée de la France contemporaine. Despentes utilise la littérature pour exprimer un point de vue politique ; elle use pour cela de ses fonctions spécifiques, défend ses valeurs et ses intérêts propres et affirme l’autorité sociale de l’écrivain, dont elle jouit. Les politiques de la littérature sont ancrées dans des récits à travers lesquels les auteurs négocient les rapports entre la littérature et l’espace public et social. Selon Jean-François Hamel :

En tant que véhicules d’échelles de grandeur, de catégories de perception et de schèmes d’action, les politiques de la littérature structurent non seulement des discours et des pratiques, mais déterminent des lieux de mémoire, soutiennent des entreprises de légitimation, organisent des horizons d’attentes. Elles se matérialisent à travers des pratiques de lecture qui ne cessent de redéfinir le patrimoine des œuvres, se rendent visibles socialement à travers des médiations plurielles et s’arriment à des grammaires politiques dont elles offrent une transposition littéraire. Pour qui adopte une perspective d’histoire culturelle, les politiques de la littérature appartiennent de plein droit à ce vaste ensemble de «représentations, contradictoires et affrontées, par lesquelles les individus et les groupes donnent sens au monde qui est le leur»39.

30Despentes fait partie des écrivains qui contribuent aux politiques de la littérature qui tiennent à identifier l’être de la littérature et mesurer à la fois sa présence et sa puissance dans l’espace public. Son œuvre (et tout particulièrement Vernon Subutex) s’inscrit dès lors dans la filiation de la littérature engagée, dans la mesure où elle cherche à révéler des réalités pénibles, en leur donnant voix par l’écriture polyphonique dans un espace démocratique40. Dans une perspective éthique et politique, l’œuvre s’inscrit dans une veine qui tente de donner des réponses aux fameuses questions posées par Sartre : que peut la littérature ? Quelle est la relation que la littérature peut ou doit entretenir avec la société ? Le récit polyphonique de Virginie Despentes fait entendre ainsi des voix, qui s’engagent, elles aussi, dans des voies dépositaires d’une vérité publique. Cette vérité locale, l’auteur ne l’atteint que par une écriture éparse. Finalement, l’écriture polyphonique, les voix(es) de Vernon Subutex, tel est bien l’engagement de Virginie Despentes.