Colloques en ligne

Camille Thermes

La démocratie des fantômes : représenter les absents dans la polyphonie romanesque de fiction - Les Détectives sauvages (Roberto Bolaño), Mason&Dixon (Thomas Pynchon)

1« The dead? But the dead have no rights », disait Thomas Jefferson dans une lettre à Samuel Kercheval, le 12 juillet 1816. Par cette formule devenue célèbre, le Père Fondateur affirmait que les contemporains étaient les seuls maîtres de la Constitution des États-Unis. Certes, les morts n’ont pas, ou plus, de pouvoir juridique direct dans le monde qu’ils ont quitté. Le monde physique, matériel, appartient à ses habitants tout aussi matériels, poursuit Jefferson. Mais est-ce à dire que rien de ce qui n’est plus incarné dans le monde contemporain ne peut en influencer sa réalité ? Du point de vue politique et historique, une telle supposition pose deux questions. D’abord, est-il vrai que les morts, ou les disparus, n’influencent en aucun cas l’organisation politique des sociétés contemporaines ? Ensuite, dans le contexte historique qui est le nôtre aujourd’hui, qui a largement montré comment les droits et l’humanité d’une partie de la population avaient été bafoués par le passé, ne faudrait-il pas justement accorder plus d’attention aux disparus afin de rétablir dans le présent un cadre propice à la vie en société ?

2Les romans à partir desquels je réfléchis ici sont hantés par des fantômes, des spectres ou des figures d’absence qui envahissent paradoxalement les textes de leur présence. Ceux qui ne sont pas véritablement morts constituent des fantômes métaphoriques, qui interrogent tout autant que les défunts notre rapport au passé, et son influence sur les réalités politiques contemporaines. Car la démocratie comme idéal progressiste fait l’objet de remise en question dans ces romans, de manière plus ou moins directe. En s’intéressant aux célèbres aventures de l’astronome et du géomètre qui ont construit la Ligne Mason-Dixon dans la période historique pré-révolutionnaire aux États-Unis, Thomas Pynchon met en doute dans Mason&Dixon le grand récit de la démocratie égalitaire et inclusive. Dans Les Détectives sauvages, les deux poètes Ulises Lima et Arturo Belano inventent un mouvement littéraire inspiré par une poétesse disparue, Cesárea Tinajero. Ils partent à sa recherche avant de disparaître eux aussi, et c’est à travers une multitude de témoignages fragmentés que l’on suit tant bien que mal le cours de leurs existences. Roberto Bolaño place ainsi au centre de son roman des figures spectrales et insaisissables qui interrogent notre capacité à nous rassembler autour de figures communes fédératrices. Plus particulièrement, c’est la question de la représentation qui travaille ces textes marqués par le contexte intellectuel de la postmodernité1. La double signification politique et esthétique qu’évoque ce mot questionne en effet non seulement la possibilité de rendre présents les absents, mais également la possibilité de faire entendre leurs intérêts au sein de la collectivité.

3Il a souvent été dit que la démocratie, régime politique capable de maintenir les différences tout en permettant une vie commune et harmonieuse, se reflète dans la construction du roman comme dans ses préoccupations. Nelly Wolf, dans Le Roman de la démocratie2 a également montré comment le roman pouvait s’attacher à mettre en scène les exclus du contrat démocratique, et je voudrais m’arrêter sur le cas particulier des exclus définitifs, c’est-à-dire les morts ou les disparus, qui n’ont, comme le disait Jefferson, plus aucun droit sur la détermination des règles de vie en société.

4Je m’intéresse ici d’abord à la manière dont les voix d’outre-tombe constituent avant tout des fauteuses de trouble dans l’harmonie supposée de la société démocratique. Elles perturbent l’ordre des représentations, aux points de vue historique et politique en même temps qu’au point de vue littéraire. La désincarnation associée à ces voix peut également constituer un procédé fécond dans la fiction polyphonique pour questionner les limites de la représentation – littéraire et politique là aussi : c’est le deuxième temps de la réflexion. Enfin, j’observe la manière dont la présence désincarnée des absents peut en fait servir de révélateur à la communauté, et permet de mettre en évidence la possibilité d’un projet commun prenant précisément racine dans le manque de toute unité fondatrice.

5Parce que le but de cette réflexion est de chercher à voir comment littérature et politique s’articulent, la question de la démocratie – a priori plutôt institutionnelle – me mène ainsi à celle de la communauté, peut-être plus ontologique mais tout autant politique.

Des fantômes pour perturber le contrat démocratique

Troubler et renouveler les modalités de représentation

6Qu’est-ce qu’un fantôme ? Plusieurs traits principaux le caractérisent, qui tiennent à la fois de l’irréel, de la faille temporelle et de l’apparition stupéfiante. D’un point de vue littéraire, ces caractéristiques se traduisent souvent par des scènes singulières qui marquent une rupture avec la réalité des personnages – au niveau diégétique, donc – mais aussi avec la tonalité du texte – au niveau esthétique. Le fantôme constituant une faille spatiale et temporelle, sa venue est inattendue dans l’ordre des événements. Le chapitre 68 de Mason&Dixon met en scène un passeur Indien, qui fait traverser les protagonistes sur la rivière Youghiogheny, en Pennsylvanie. Ici, l’usage du discours direct suggère le fait qu’évoquer les morts revient à les convoquer, et fait vaciller le cadre spatio-temporel initial :

“Now here is what they did to me, and mine,” – and the last Ice proceeds to tell ev’ry detail of the Massacre that took his family, in the dread days of Braddock’s defeat. Time, whilst he speaks, is abolish’d. The mist from the River halts in its Ascent, the Frogs pause between Croaks, and the peepers in mid-peep. The great black cobbles oh the River-bed stir and knock no longer. The Dead are being summon’d. The Ferryman’s Grief is immune to Time –, as If in Exchange for a sacrifice of earthly Freedom, to the Flow of this particular Stream3.

« Écoutez ce qu’ils nous ont fait, à moi et aux miens », et le dernier des Ice entreprend de leur raconter par le détail le Massacre qui a emporté sa famille, à l’époque terrible de la Défaite de Braddock4. Cependant qu’il parle, le Temps est aboli. Le brouillard qui monte du Fleuve s’interrompt dans son ascension, les grenouilles se taisent entre deux croassements, et les oisillons cessent de gazouiller. Les gros galets noirs du lit du Fleuve ne remuent ni ne s’entrechoquent plus. Les Morts sont convoqués. La peine du passeur est à l’abri du Temps, – comme en échange du sacrifice d’une Liberté terrestre, fait au Flux de ce courant particulier5.

7L’injonction « écoutez » est ici respectée non seulement par les personnages, mais aussi par la nature qui les entoure puisque le brouillard s’interrompt, les grenouilles se taisent, le fleuve lui-même semble ne plus rouler ses galets. La scène se présente comme une sorte d’interstice entre deux moments : les personnages sont au milieu d’un fleuve, et le temps ne s’écoule plus. La tonalité est très solennelle, et tranche avec les dialogues badins qui encadrent la scène. Ainsi, le texte prend le temps d’inscrire ce moment de manière saillante dans la diégèse. Ici, les mots de Ice et la « convocation des morts » semblent fonctionner comme un véritable point d’orgue dans le récit, autant du point de vue de la diégèse que du point de vue de la tonalité d’écriture. Par ailleurs, plusieurs fantômes prennent directement la parole dans le roman, comme par exemple la défunte épouse de Mason, Rebekah, qui vient régulièrement hanter son mari.

8Dans la deuxième partie des Détectives sauvages, l’énoncé du personnage Auxilio Lacouture est caractérisé par le mélange des registres. Auxilio prend la parole en se présentant comme une sorte de fantôme, pour parler de l’événement historique dont elle a été l’unique témoin. Elle a en effet assisté – bien que de manière partielle – à la prise de l’Université de Mexico par les forces de l’ordre juste avant le massacre de Tlatelolco6 en 1968. Si Auxilio n’est pas morte, elle semble pourtant appartenir à un autre monde lorsqu’elle dit qu’elle « [est] le souvenir7 » et qu’elle fait déjà l’objet de nombreuses légendes. Or, Florence Olivier, dans un article intitulé « La force fragile du témoignage ou le dire poétique du trauma8 », souligne l’intensification du mélange des registres dans l’énoncé de ce personnage avec notamment l’apparition du registre lyrique. À propos du texte Amuleto9 qui met en scène le monologue amplifié du même personnage, elle dit qu’il serait caractérisé par l’alliage entre lyrisme et ironie. Et c’est principalement cet alliage qui donne l’impression que « le récit mémoriel d’Auxilio Lacouture se fonde sur la confusion du passé, du présent et du futur dans l’égarement chronologique qui ramène constamment la narratrice à l’actualisation du moment traumatique de sa claustration en 68, ombilic de son dire10 ». Ici les paroles du personnage constituent à la fois un carrefour entre les époques et entre les registres littéraires, notamment par le biais du registre lyrique qui transcende les temporalités, transmettant l’émotion plus qu’il ne la représente.

9On observe donc dans ces deux exemples que les figures de fantômes mêlent les temporalités et les registres littéraires, avec notamment l’apparition d’une dimension lyrique. Ce dernier point est particulièrement intéressant, car le registre lyrique a justement vocation à transcender les temporalités pour plonger le destinataire dans une expérience à chaque fois contemporaine de sa lecture ou de son écoute. Comme le lyrisme, les fantômes transcendent les frontières spatio-temporelles et leur apparition crée dans le texte, au niveau thématique et poétique, une pause qui permet au roman de dépasser ses propres frontières génériques, vers le genre poétique notamment. Ainsi, en même temps que la stupeur qu’ils provoquent, les fantômes ouvrent une brèche dans la temporalité du récit et de l’écriture, qui met à distance les événements du monde réel pour revenir sur des événements tragiques dont la mémoire trouble encore le moment présent. C’est dans cette mesure que l’on peut dire selon la formule de Jean-François Hamel qu’ils permettent une politique du deuil qui ne « réconcilie pas le présent avec l’autrefois, mais fait différer le présent d’avec lui-même11, et offrent l’occasion de repenser les représentations du passé à partir du présent.

Troubler et renouveler les récits historiques : contre une vision téléologique du progrès démocratique

10Comme l’on peut s’y attendre, la présence de fantômes et de spectres suggère souvent une blessure non-cicatrisée, et réfute l’idée d’une Histoire téléologique selon laquelle le passé s’efface devant l’avenir, vers le progrès et la démocratie12. Dans Mason&Dixon, deux blessures sont particulièrement mises en avant : l’esclavage, et l’extermination des populations autochtones sur le sol américain. Or, ces deux éléments sont indissociables des débuts de la démocratie américaine, et interrogent alors les fondements mêmes de son idéal libérateur et égalitaire. Dans le roman, ils se manifestent plusieurs fois à travers des figures de fantômes. Alors qu’ils sont au Cap, en Afrique du Sud, Mason et Dixon sont confrontés aux pratiques esclavagistes auxquelles ils ne parviennent pas à s’accoutumer :

Indifferent to Visibility, wrapt in the melancholy Winds that choir all night long, persists an Obsession or Siege by something much older than anyone here, an injustice that will not cancel out. Men of Reason will define a Ghost as nothing more otherworldly than a wrong unrighted, which like an uneasy spirit cannot move on (…). But here is a Collective Ghost of more than household Scale, – the Wrongs committed daily against the Slaves (…) going unrecorded (…) Here (…) the need to keep he ghost propitiated, Day to Day, via the Company’s merciless Priesthood and man-Volum’d Codes, brings all but the hardiest souls sooner or later to consider the Primary Questions more or less undiluted. Slaves here commit suicide at a frightening Rate – but so do the Whites, for no reason, or for a Reason ubiquitous and unaddress’d, which may bear Acquaintance but a Moment at a Time13.

Peu soucieuse de Visibilité, drapée dans les vents mélancoliques qui chantent en chœur toute la nuit durant, un Obsession persiste, un état de siège causé par une chose plus ancienne que quiconque ici, une Injustice qui ne disparaîtra pas. Pour des personnes sensées, un Spectre est tout aussi immatériel qu’une Faute non réparée, il ne peut aller de l’avant, tel un Esprit tourmenté. (…) Mais ici il s’agit d’un Spectre collectif, d’une dimension autre que domestique,  les péchés dont souffrent chaque jour les esclaves (…) ne figurent sur aucun registre, sont rendus magiquement invisibles aux yeux de l’Histoire. (…) Ici, (…) le besoin de se concilier le Spectre, chaque jour, grâce aux impitoyables sacerdoces et aux codes en plusieurs volumes de la Compagnie, poussent tôt ou tard jusqu’aux âmes les mieux trempées à considérer les Questions Fondamentales avec plus ou moins de fluidité. Ici, les esclaves attentent à leurs propres jours un rythme effrayant, – mais il en est de même pour les Blancs, et cela sans raison, ou pour une raison omniprésente et jamais nommée, qui ne saurait se faire connaître qu’à de brefs intervalles14.

11La dimension collective apparaît avec l’hypallage : les « vents mélancoliques » qui « chantent en chœur » et rappellent plutôt des voix d’esclaves, comme le souligne un peu plus loin l’image du « Spectre collectif ». On voit également que l’image du spectre va de pair avec celle de la blessure non refermée, de la « faute non réparée » (« a wrong unrighted »), de l’ « Injustice qui ne disparaîtra pas ». L’emploi du futur ici est important car il souligne la perpétuation du sentiment d’injustice, et prédit à la fois le silence de l’Histoire et l’impossibilité de réparer cette Injustice. Surtout, il apparaît en filigrane que le spectre des nombreuses victimes se transforme ici lentement en spectre vengeur. Et il est intéressant de voir que c’est précisément sa dimension collective qui lui confère cette capacité d’action sur les contemporains. Si ce passage se situe en Afrique du Sud, le spectre de l’esclavage poursuit les protagonistes jusque sur le sol américain où ils sont d’abord surpris de le trouver, pensant que la « terre promise » ne peut abriter de telles pratiques. Cette dissonance fait écho aux propos de Nelly Wolf que nous reprenons :

L'Amérique, comme l'a bien vu Tocqueville, donne l'exemple d'une démocratie accomplie d'emblée mais qui exclut radicalement de sa sphère contractuelle les Noirs et les Indiens, soumis à un régime de non-droit ou de droit particulier. (...) La démocratie américaine ne sécrète pas des exclusions, ni ne reconduit des inégalités : elle est fondée sur deux principes d'exclusions majeures. D'où le fait que les fictions portant sur le passé mais aussi sur le présent se partagent la tâche de montrer les failles de la démocratie.15

12En situant la diégèse dix ans avant la Guerre d’Indépendance et dans les prémisses de la Révolution Américaine, le roman nous place directement au cœur des contradictions entre la naissance d’un idéal rapidement mythifié et la réalité historique. L’image du Spectre opère une semi-personnification du crime historique originel, qui se manifeste alors dans le texte sans s’incarner réellement, et permet ainsi de faire ressortir les failles initiales de la démocratie tout en pointant l’ambiguïté des discours et des récits historiques tendant à l’effacer tout en ne pouvant le faire réellement. La présence de ce type de fantômes a donc notamment pour effet de signifier non seulement le crime passé, mais également le fait qu’il ne saurait être effacé des mémoires et des réalités contemporaines quand bien même les récits fondateurs le dissimuleraient.

Voix et silences d’outre-tombe : désincarner pour représenter

13Lorsqu’ils font leur apparition, les fantômes signifient donc d’abord un trouble dans le récit romanesque et dans l’idéal démocratique. Ils interrogent par là la possibilité de la représentation, au sens politique et esthétique. Or, cette question nous amène à observer les usages de la voix16, qui questionne les limites de la représentation dans la mesure où elle peut marquer un texte ou en influencer une interprétation, sans pour autant avoir une origine identifiable et/ou univoque. Il semblerait qu’en s’affranchissant de la nécessité d’un lien direct entre un émetteur et sa parole, la voix permette d’interroger le lien entre représentation et incarnation. Dès lors, mettre en scène des fantômes ne signifie plus seulement faire parler les morts mais aussi parfois simplement faire entendre des voix à la fois indéterminées et omniprésentes, qui hantent les récits de la collectivité et le débat démocratique.

14C’est précisément la question qui préoccupe le groupe de révolutionnaires américains qui débat dans le chapitre 40 de Mason&Dixon. Ces derniers critiquent la « Représentation Virtuelle » en vigueur, qui interroge justement la nécessité du lien entre incarnation et représentation politique. Les colons américains refusaient en effet de payer des taxes à l’Empire britannique parce qu’ils n’avaient pas de représentants directs à la Chambre des Communes et estimaient donc que leurs intérêts n’étaient pas défendus. Un des personnages interroge d’ailleurs Mason :

Suggest you, Sir, even in Play, that the giggling Rout of poxy half-wits, embody us? Embody us? America but some fairy Emanation, without substance, that hath pass’d, by Miracle, into them17?

Suggérez-vous, Monsieur, même pour rire, que cette Bande ricanante de demeurés syphilitiques nous incarne ? Nous ? L’Amérique, quelque Émanation éthérée, insubstantielle, qui serait passée, par miracle, en eux18 ?

15On note ici l’importance accordée à une représentation incarnée, réelle, du peuple américain, pour garantir une existence réelle à ce « nous » qui émerge pour désigner l’ensemble des treize colonies. Sans représentant concret, l’Amérique ne serait elle-même qu’une substance désincarnée, sans réalité. Or, si les personnages sont insatisfaits de cette représentation non-incarnée, le chapitre offre justement un certain nombre d’intérêts au niveau de la représentation littéraire. Ainsi dans cette scène, au fur et à mesure que le débat s’échauffe, les paroles rapportées au discours direct fusent sans que soit faite mention de leurs émetteurs respectifs. Ce qui compte alors n’est plus qui dit quoi, mais bien le brouhaha général qui rend compte de la rumeur qui s’élève dans les années 1760 à New York, contre l’Empire Britannique. Dans ces cas-là, le texte ne met pas en scène directement des fantômes mais désincarne les paroles, les transforme en voix indéterminées dans le but de faire entendre la rumeur d’un peuple en devenir, sur un mode a priori démocratique qui laisse entendre la multiplicité des opinions tout en faisant ressortir un avis général et une identité identifiée par le « nous ». Il semblerait dès lors que l’alliage du débat et de la désincarnation soit ici le moyen de signifier l’émergence d’une conscience politique démocratique. Dans le roman on retrouve très souvent ce genre de scène dans des bars, où sont rassemblés des individus extrêmement divers et où opinions politiques et bavardages oisifs se côtoient. Bien que ce procédé soit assez fréquent chez Thomas Pynchon, il se dote d’une importance d’autant plus grande dans ce texte qui se donne notamment pour but d’observer la naissance de la démocratie américaine.

16Parce qu’elle est plus ou moins incarnée, la voix peut aussi prendre d’autre formes d’expression. Dans Les Détectives sauvages, on entend bien plus souvent le rire que les paroles des poètes protagonistes. Au centre du roman, Cesárea Tinajero, grande figure spectrale mouvante et insaisissable est même principalement caractérisée par son rire, qui semble être littéralement une voix d’outre-tombe, alors même que le personnage n’est pas décédé. Son rire, la plupart du temps, est incompréhensible et très troublant. Il constitue aussi une sorte d’échappatoire pour éviter le discours. Amadeo Salvatierra, qui était son ami, s’en souvient :

Ella se rio cuando pregunté aquello. Recuerdo su risa, muchacho, les dije, caía noche sobre el DF y y Cesárea se reía como un fantasma, como la mujer invisible en que estaba a punto de convertirse, una risa que me achicó el alma, una risa que me empujaba a salir huyendo de su lado y que al mismo tiempo me proporcionaba la certeza de que no existía ningún lugar adonde pudiera ir19.

Elle a ri quand je lui ai posé ces questions. Je me souviens de son rire, les gars, la nuit tombait sur le D.F et Cesárea riait comme un fantôme, comme la femme invisible qu’elle était sur le point de devenir, un rire qui m’a étreint l’âme, un rire qui me poussait à fuir de son côté et qui en même temps me donnait la certitude qu’il n’existait aucun lieu où je pourrais fuir20.

Cesárea ne prend presque jamais la parole dans le roman, mais c’est souvent le son de sa voix, ou son rire, que les autres mettent en avant lorsqu’ils parlent d’elle. Les mots disparaissent donc avec le personnage, mais sa voix envahit le roman jusqu’à faire d’elle une véritable légende, représentant aux yeux des protagonistes à la fois l’origine, la figure fédératrice de leur mouvement littéraire (réalisme-viscéral), et le but de leur quête. Or, ce double procédé de désincarnation/invasion du texte n’est pas anecdotique puisqu’il se répète avec les deux poètes-protagonistes Arturo Belano et Ulises Lima. Ce qui se produit alors, c’est que la voix des disparus (qu’ils disparaissent dans la foule chez Pynchon, ou aux confins de la société chez Bolaño) non-seulement continue à résonner après la disparition, mais peut même être source d’inspiration et de fédération. Comme une présence dans le texte, se passant de mots et d’incarnation. Comme si les textes, au lieu d’arracher les morts à l’oubli, dessinaient les contours d’une « mémoire de l’oubli », selon l’expression de Raphaëlle Guidée21.

Convoquer les absents pour faire communauté

17Si les voix des disparus apparaissent comme une force subversive ou fédératrice, elles interrogent en fait, outre un type de gouvernement d’ordre institutionnel comme la démocratie, l’idée même de la communauté politique. Par définition, le fantôme ne ferait plus partie de la communauté, puisqu’il est le disparu, l’exclu ou le perdu. Mais sa présence dans la fiction interroge les limites de cette communauté, puisqu’elle lui redonne une certaine place au sein de cette dernière. Le fantôme apparaît alors, à l’image de Cesárea, certes comme un mystère et un manque, mais un mystère et un manque autour desquels peut se construire un imaginaire et un horizon commun. C’est précisément de cette manière que la communauté est conçue par le philosophe Roberto Esposito, pour qui le manque, le vide et la mélancolie en sont précisément le cœur22.

18La pensée d’Esposito repose sur un apparent paradoxe, qui n’est pas étranger à l’apparition de figures fantomatiques dans les œuvres. La communauté est, pour lui, « à la fois nécessaire et impossible23». Elle se fonde sur un manque irrémédiable, par lequel est toujours soulignée notre incapacité à nous fondre dans un tout organique avec les autres. Dans Communauté, immunologie et biopolitique, il dit ainsi :

Si bien que nous devrions conclure que ce que nous avons en commun, c'est justement un tel manque de communauté, que nous sommes (...) la communauté de ceux qui n'ont pas de communauté, que la loi de la communauté n'est rien d'autre que la communauté de la loi, de la dette, de la faute, comme d'ailleurs le démontrent tous les récits qui identifient l'origine de la société justement à un délit commun : où, à l'évidence, la victime, c'est-à-dire celui que nous perdons et même que nous n'avons jamais eu, n'est aucunement un 'père primordial', mais la communauté même, qui pourtant nous constitue transcendantalement24.

19Notre impossibilité à faire communauté serait donc paradoxalement notre lien le plus fondateur. Et il nous semble voir cette « communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » à la toute fin de Mason&Dixon. Après une très longue narration, qui a transporté le lecteur et les auditeurs du Révrd Cherrycoke au cœur de la construction du récit historique étasunien, le salon se vide et le Révrd reste seul avec son beau-frère, somnolant dans son fauteuil. La nuit est tombée, le silence s’est fait. Le texte dit alors :

When the Hook of Night is well-set, and when all the Children are at last irretrievably detain’d within their Dreams, slowly into the Room begin to walk the Black servants, the Indian poor, the Irish runawways, the Chinese Sailors, the overflow’d from the mad Hospital, all unchosen Philadelphia, – as if something outside, beyond the cold Wind, has driven them to this extreme of seeking refuge. They bring their Scars, their Pox-pitted Cheeks, their Burdens and Losses, their feverish Eyes, their proud fellowship in a Mobility that is to be, whose shape non inside this House may know.

Puis une voix s’élève, d’abord sans la mention d’aucun émetteur :

And if it all were nought but Madmen’s Sleep?

The Years we all believ’d were real and deep

As Lives, as Sorrows, bearing us each one

Blindly along our Lin’s relentless Run25...

Quand la Nuit a bien enfoncé son crochet, et que tous les enfants sont enfin irrémédiablement consignés dans leurs rêves, ils entrent dans la pièce, – les serviteurs noirs, les Indiens démunis, les fugitifs Irlandais, les matelots chinois, le trop-plein de l’asile d’aliénés, toute la lie de Philadelphie, – comme si quelque chose, autre que le vent glacial, les avait poussé à chercher refuge. Ils viennent avec leurs cicatrices, leurs joues grêlées de vérole, leurs Fardeaux et leurs Pertes, leurs yeux fiévreux, leur fière appartenance à une populace à venir, dont personne dans cette maison ne connaît la forme.

(...)

Et si tout cela n’était qu’un songe fait par des insensés ?

Nous les pensions bien réelles et profondes, ces années,

Pareilles à des Vies et des Peines, et toutes nous conduisant

Le long du fil implacable de notre Ligne, aveuglément26

20C’est en fait la voix de Timothy Tox, grand poète fictif qui apparaît à plusieurs reprises dans le roman. Il récite son texte, « tout en déambulant dans la pièce, parmi les autres, les autres indiscernables27… ». Dans un point d’orgue au récit du Rvrd, les morts invoqués – et en particulier ceux qui ont été exclus de la grande Histoire – viennent alors « trouver refuge » auprès de ceux qui viennent de partager cette épopée des fondations ambiguë et critique. Là encore, la scène se métamorphose en un moment hors du temps, solennel, et introduit une hétérogénéité générique. Les revenants jettent un pont entre passé et avenir comme l’indique leur « fier appartenance à une populace à venir ». S’ils ont été jusque-là considérés comme des exclus, le texte les définit comme les membres d’une communauté future, dont l’organisation et l’identité (« la forme ») est encore, probablement pour toujours, en construction. Le terme « populace » traduit ici le terme anglais « Mobility », construit à partir du terme « the Mob » (le peuple) et faisant écho d’un point de vue sonore à « nobility » (la noblesse). En plus de conférer un caractère noble à cette foule d’exclus, le terme évoque aussi la mobilité ; mobilité entre différentes époques et différents mondes, mais aussi peut-être au sein de la société, comme doit le garantir la démocratie. On note aussi que cette « populace » n’est pas envisagée comme un tout uni, mais que l’énumération cherche à individualiser ses membres, bien qu’ils soient précisément « indiscernables », donc également irreprésentables. Leur présence n’équivaut pas à une incarnation, et signifie à la fois la mémoire d’une blessure irréparable et l’utopie d’un avenir commun. En interrogeant l’idéal démocratique, le fantôme en vient alors à proposer une autre vision du vivre-ensemble, car comme le dit Esposito :

Si la communauté n'est rien d'autre que la relation – le « avec » ou le « entre » – qui lie l'ensemble des sujets, cela signifie qu'elle ne peut pas être à son tour un sujet, ni individuel, ni collectif, qu'elle n'est pas un « être » mais bien un être-rien [...] un non-être qui précède et divise chaque sujet en le soustrayant à sa propre identité et en le livrant à une altérité irréductible28.

21Le lecteur en fait l’expérience dans Les Détectives sauvages, à travers la réalité fantomatique du groupe littéraire des réaliste-viscéraux. Celui-ci, dont il est question presque à chaque instant dans le roman, ne semble pas avoir d’existence concrète en-dehors de son seul nom. En effet, on pourrait s’attendre à ce que ce mouvement littéraire, comme tout mouvement avant-gardiste voulant prendre part à l’histoire littéraire, donne lieu à la publication d’une revue, d’un ou de plusieurs manifestes, ou organise des événements spécifiques. Mais le réalisme-viscéral ne publie en tout et pour tout qu’un ou deux numéros d’une revue qui disparaît rapidement, et ne semble pas tellement chercher la visibilité éditoriale. D’ailleurs, si ses membres sont incontestablement d’immenses lecteurs, rares sont ceux qui écrivent réellement, ou qui publient. Comme ses deux fondateurs, le mouvement est en fait une ombre insaisissable qui a la capacité de rassembler, de créer un élan collectif, mais sans représenter une réalité très concrète ou sensée. C’est ce qu’affirme un de ses anciens membres, Laura Jáuregui :

Fue entonces cuando nació el realismo visceral, al principio todos creímos que rea una broma, pero luego nos dimos cuenta que no era una broma, algunos, por inercia, creo yo, o porque de tan increíble parecía posible, o por amistad, para no perder de golpe a tus amigos, le seguimos la corriente y nos hicimos real visceralistas, pero en el fondo nadie se lo tomaba en serio, muy en el fondo, quiere decir29.

C’est à cette époque qu’est né le réalisme-viscéral, au début nous avons tous cru que c’était une blague, mais ensuite nous nous sommes aperçus que ce n’était pas une blague. Et lorsque nous nous sommes aperçus que ce n’était pas une blague, certains d’entre nous, par inertie, je crois, ou bien parce que c’était si incroyable que ça paraissait possible, ou par amitié, pour ne pas perdre d’un coup ses amis, nous lui avons emboîté le pas et nous sommes devenus réal-viscéralistes, mais dans le fond personne ne prenait l’affaire au sérieux, dans le fond du fond, je veux dire30.

22La répétition de la conjonction « ou » incite à penser que les raisons de se joindre au groupe sont loin d’être claires, objectives et raisonnées, et il semblerait qu’en définitive il ne s’agisse que de maintenir un lien, de « ne pas perdre d’un coup ses amis ». Le doute plane sur l’existence réelle du groupe durant tout le roman. Pourtant cette collectivité fantôme en est le sujet principal, et constitue le seul lien stable entre la multitude de personnages qui prennent la parole pour témoigner.

*

23Ces différentes observations – rupture opérée par le fantôme, force de la désincarnation dans le processus polyphonique et importance des disparus dans l’existence de la communauté – convergent vers un point que je voudrais soulever en conclusion. En signifiant la prolongation du passé dans le présent, fantômes et autres figures de l’absence dans ces romans fonctionnent en fait comme la fiction elle-même qui, en se détournant du monde visible pour mieux y revenir, influence nos perceptions réelles et politiques. Philippe Roussin dans « Démocratie de la fiction » a déjà mis en parallèle le fonctionnement démocratique et celui de la fiction en pointant dans les deux cas les mécanismes d’inachèvement des représentations qui leurs sont propres31. Chaque fiction étant une reconfiguration, elle tend à défaire et refaire les représentations des institutions, affirme-t-il. Il semble alors que les fantômes, en prenant part à la polyphonie romanesque, sont la pointe extrême de ce mécanisme. Car ils signifient moins un blocage du passé dans le présent, qu’un passage entre les époques capable de signifier le passé pour mieux penser l’avenir. En se faisant entendre dans la fiction sans avoir à s’incarner réellement, leurs voix constituent une force de contestation lancinante, et permettent de ne jamais refermer le récit – historique ou littéraire –, sur des conclusions univoques ou uniformes. Les fantômes sont à la fois ceux qui empêchent le récit égalitaire et optimiste de s’imposer en vainqueur au détriment des exclus, et à la fois potentiellement porteurs d’une puissance utopique susceptible de penser autrement l’organisation collective.