Colloques en ligne

Aline Lebel

Usages politiques et éthiques du pathos des voix dans la non-fiction polyphonique : le cas de La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch

1Née et vivant en Biélorussie, où elle s’est opposée au régime de Loukachenko, auteure nobélisée et de renommée internationale, Svetlana Alexievitch s’est fait connaître par son œuvre d’un genre nouveau. Au croisement du journalisme, de l’histoire et de la littérature, ses textes se présentent en effet comme des recueils polyphoniques de témoignages ou de voix, illustrant des perspectives très différentes sur les événements centraux de l’histoire soviétique, mais unifiés par la méthode adoptée par l’auteure et par les thèmes abordés. Se revendiquant du genre hybride du « roman de voix » ou de la « littérature documentaire1 », Svetlana Alexievitch n’écrit pas de fiction : elle affirme s’être contentée, pour chacun de ses recueils, de mettre par écrit, de sélectionner et de monter un certain nombre de témoignages, préalablement enregistrés sur magnétophone au cours d’enquêtes qui durent entre cinq et sept ans, et qui la conduisent aux quatre coins de l’ancien empire soviétique, pour rencontrer de cinq cent à sept cent témoins. L’ensemble des textes ainsi composés forme un cycle documentaire, initié avec La Guerre n’a pas un visage de femme, publié en 1985 peu avant la perestroïka, et achevé avec La Fin de l’homme rouge, paru en 2013. Ce grand livre de l’histoire d’une utopie balise les traumatismes majeurs de l’histoire soviétique, tels qu’ils se sont répercutés dans des consciences individuelles : la Grande Guerre Patriotique2, vue par des femmes dans La Guerre n’a pas un visage de femme (1985) et par des enfants dans Derniers témoins (1985), la guerre d’Afghanistan côté soviétique dans Les Cercueils de Zinc (1990), et la catastrophe de Tchernobyl dans La Supplication (1998). Deux livres sont par ailleurs consacrés plus spécifiquement à l’effondrement de l’URSS et aux naufragés de l’utopie : Ensorcelés par la mort (1995) et surtout La Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement (2013)3.

2Si la nobélisation de l’auteure en 2015 a marqué la consécration de cette entreprise, les débats qu’elle a suscités reflètent la nature hybride du genre documentaire. C’est sur la littérarité problématique de son œuvre que Svetlana Alexievitch est d’ailleurs revenue dans le discours prononcé à l’occasion de la réception du prix : elle y suggère que c’est parce qu’elle s’efforce d’écrire « l’histoire des sentiments » et des « âmes4», et non des faits, que sa démarche se distingue de celle d’un historien ou d’un journaliste. À l’écouter, la dimension littéraire de ses textes reposerait donc sur l’usage particulier qu’elle se propose de faire des voix, en tant qu’incarnées dans des corps et vecteurs d’affects, émues et émouvantes. L’écriture de livres de voix polyphoniques est indissociable d’une valorisation de l’émotion, conçue comme mode d’accès privilégié à la « Vérité » d’une expérience traumatique, aussi bien pour le témoin que pour la journaliste ou le lecteur. Mais cette substitution du paradigme compassionnel à celui de l’analyse critique distanciée, qui fait selon l’auteure la spécificité de son travail sur et avec les voix d’autrui, n’est cependant pas sans poser question, comme le prouve la réception mouvementée de ses textes. Ce sont donc les enjeux politiques et éthiques associés à cette valorisation complexe des émotions que nous nous proposons d’interroger dans cet article.

3Pour ce faire, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la composition et à la réception de son dernier ouvrage, La Fin de l’homme rouge. Au sein du « cycle rouge », dont il constitue la pierre d’angle, ce texte occupe en effet une place particulière : bien qu’il ne s’agisse pas du premier recueil de témoignages préparé et publié après la fin du régime communiste, il a pour spécificité d’accorder une place centrale aux naufragés moraux et aux suicidés de l’utopie. La catastrophe dont il tente de rendre compte est donc double : il s’agit à la fois de l’héritage traumatique des violences politiques de la période soviétique, et de l’effondrement du régime et de l’idéologie qui les justifiaient. Confronté à la nécessité d’accommoder des voix et des mémoires discordantes, renvoyant à des générations, des communautés et des expériences apparemment irréconciliables, le texte constitue un poste d’observation particulièrement intéressant pour analyser la façon dont l’auteure pense sa poétique du choc émotionnel et moral comme la seule réponse littéraire possible aux violences de l’histoire et à la perte d’un espace politique et mémoriel commun.

Accueillir les voix ou traquer l’émotion ?

4Pour comprendre la pensée de l’émotion qui sous-tend ce travail, on peut partir de l’expression d’« histoire des sentiments » que Svetlana Alexievitch a utilisée à plusieurs reprises pour décrire son œuvre. Si elle semble à première vue inviter à un rapprochement avec certaines entreprises historiographiques, telle la microstoria de Carlo Ginzburg5 ou surtout l’histoire des émotions développée par William Reddy6 dans le monde anglo-saxon et Alain Corbin7 en France, l’auteure s’en détache cependant nettement par l’opposition qu’elle ne cesse d’établir, dans ses commentaires métatextuels, entre la « quantité infinie des vérités humaines » recueillies par la littérature et la démarche historienne. « L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. » affirme-t-elle ainsi, « Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne.8 » Plus qu’une méconnaissance de l’historiographie récente, cette déclaration met en évidence une divergence herméneutique fondamentale : là où l’historien, même lorsqu’il prétend s’intéresser à l’intime, se doit a priori d’assumer un discours interprétatif synthétique, c’est justement le refus de ce regard explicatif et rationnel porté sur l’événement qui caractérise, selon Svetlana Alexievitch, la démarche littéraire dans son rapport aux émotions.

Histoire des faits et « Vérité » affective de la littérature

5Cette valorisation de l’affect, qui semble conduire à un réinvestissement de l’opposition traditionnelle entre logos et pathos, se reflète d’abord dans la composition d’ensemble du recueil. On remarque dans un premier temps un souci d’organisation historique du matériau du livre : les témoignages sont répartis en deux sections dont les sous-titres soulignent la disposition chronologique. La première, intitulée « la consolation par l’apocalypse » (1991-2001), porte sur la perestroïka et la fin du régime (l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, la tentative de putsch des communistes en 1991 et son échec, et la dissolution de l’URSS), et la seconde, « la fascination du vide », évoque le monde post-soviétique, de 2002 à 2012, avec les guerres et les tensions communautaires suscitées par la réorganisation géopolitique de toute la région.

6Cette apparente mise en forme historique du discours, qui permet d’établir la trame des faits communs auxquels réagissent les témoins, se confronte néanmoins à l’éclatement des voix au sein de ces grandes parties. Svetlana Alexievitch recueille des témoignages souvent contradictoires à propos d’un même événement, et les tresse au sein de sections aux titres imagés, la mobilisation des codes de la fiction poétique contribuant à irréaliser les événements et les personnages mis en scène et à désorienter le lecteur, en rompant sciemment le lien à l’histoire des faits. Le chapitre intitulé « Où il est question d’un maréchal rouge solitaire et de trois journées d’une révolution oubliée9 » par exemple, porte sur le mystérieux suicide de l’un des principaux putschistes de 1991, le chef d’état-major Akhromeïev, qui fait l’objet d’interprétations contradictoires de la part des différents témoins. « Où il est question d’un fanion rouge et d’une hache qui attend son heure10 » juxtapose et confronte les voix de deux générations entre lesquelles la communication semble devenue impossible : l’enfant d’une détenue élevée dans les camps, et son fils devenu commerçant pendant la perestroïka.

7Ce double effet de poétisation et de juxtaposition des témoignages, tout en soulignant la diversité des perspectives et des réactions affectives face à un même épisode historique, révèle une certaine pensée de l’émotion. Face à l’échec des grandes idées à rendre compte du réel, Svetlana Alexievitch semble renouer avec une compréhension et un usage du pathos qui n’est pas sans évoquer une certaine tradition romantique : dans cette perspective, l’émotion portée et transmise par le lyrisme de la voix semble seule capable de donner accès à la « Vérité11 » intime du sujet et de l’événement, « Vérité » perçue comme alogique et non rationnelle, essentiellement particulière et inobjectivable. C’est ce qui peut expliquer l’importance conférée dans toute son œuvre à la voix des femmes et des gens simples. Au-delà du désir de rendre justice à des expériences « subalternes12 » de l’Histoire, trop souvent marginalisées par les grands récits nationaux, ce choix témoigne de la croyance (qui jouit d’un crédit ancien, aussi bien dans la littérature occidentale que russe) selon laquelle les « petits » seraient plus à même de se libérer du carcan des discours officiels, pour rendre compte de la dimension sentimentale du réel. Cette « Vérité » affective est opposée au discours distancié et rationnel sur l’événement, le texte remobilisant à l’occasion le topos de la sagesse populaire indifférente à la marche de l’Histoire, comme dans ce témoignage d’une « femme ordinaire » stratégiquement placé en clôture de l’œuvre : « Nous, ici, on continue à vivre comme on a toujours vécu. Sous le socialisme, sous le capitalisme… Pour nous, les Blancs et les Rouges, c’est du pareil au même. Faut tenir jusqu’au printemps. Planter les patates…13 ».

8Mais pour que la puissance affective de la voix se transmette au lecteur sans altération, c’est la place et le rôle de l’auteure dans le texte qui doivent également être redéfinis. Si Svetlana Alexievitch se présente comme une « voisine de mémoire14 » des hommes et des femmes qu’elle interroge, affectivement engagée dans l’enquête, elle revendique avant tout une forme d’effacement énonciatif et interprétatif, refusant d’adopter une position de surplomb par rapport aux voix qu’elle accueille. C’est sur ce refus de subsumer les voix recueillies par le texte, et de leur assigner un sens englobant, que se fonde selon elle la valeur éthique et heuristique de la démarche littéraire, en particulier face à l’approche historique, toujours suspecte à ses yeux de trahir le vécu intime en se le réappropriant. Cette défiance est particulièrement perceptible dans les passages de métadiscours du début de l’œuvre :

Je ne me suis pas intéressée au socialisme héroïque et pompeux, mais au socialisme intime, celui qui vit dans l’âme des hommes. J’ai rapetissé les grands événements à hauteur humaine. Je suis une historienne de l’âme : pour moi, les sentiments sont aussi des documents. On peut dire encore que je m’occupe de l’histoire oubliée, de ces choses que l’histoire laisse généralement de côté (l’histoire arrogante et indifférente au petit, à l’humain).15

9Mais ce refus de la distance critique et du liant interprétatif va plus loin encore ; elle la conduit à revendiquer une forme de suspension radicale du jugement moral, au profit d’une approche purement compassionnelle des événements. Le remise en cause d’une axiologie simple, opposant bourreaux et victimes16, est illustrée d’entrée de jeu par le choix des deux citations en exergue de l’œuvre : « La vérité, c’est que la victime comme le bourreau étaient ignobles ; que la leçon des camps, c’est la fraternité de l’abjection » (David Rousset) et « En tout cas, nous ne devons pas oublier que ceux qui sont responsables du triomphe du mal dans le monde, ce ne sont pas ses exécutants aveugles, mais les esprits clairvoyants qui servent le bien » (Friedrich Steppuhn)17. Elle est particulièrement perceptible quand l’auteure aborde certaines des périodes les plus controversées de l’histoire soviétique. On peut citer à titre d’exemple son traitement de la Grande Guerre Patriotique en Biélorussie, et de l’épineuse question de la collaboration de certains habitants avec l’occupant nazi. Refusant de condamner explicitement les Soviétiques qui, ayant travaillé avec les Allemands, ont participé au génocide des juifs, elle choisit de juxtaposer deux histoires de deuil18. La première reproduit le récit d’un rescapé de la Shoah par balle, qui évoque la perte, dans son enfance, de toute sa famille et son entrée dans le maquis. La seconde met en scène les souvenirs d’une femme encore hantée par la mort de son grand amour, politzei exécuté par les partisans. Le choix de titres volontairement symétriques (« une histoire de femme » ; « une histoire d’homme »), et de personnages occupant une position subalterne dans le récit historique (une jeune femme ; un enfant), plus à même peut-être de susciter la compassion du lecteur et d’être perçus comme hors du champ politique, illustre la volonté de disqualifier les lectures morales ou politiques au profit de la mise en scène de deux souffrances présentées comme à la fois voisines, et incommensurables (la perte de toute sa famille pour le jeune garçon juif ; la perte de son grand amour pour la jeune fille).

10On peut caractériser à partir de ce cas exemplaire un effet de lecture récurrent dans l’ensemble de l’œuvre : la sidération morale provoqué par la confrontation aux voix des témoins disqualifie le jugement critique que le lecteur pourrait porter sur les événements et leurs acteurs, et le pousse à adopter un mode de lecture empathique, fondé sur l’immersion et la compassion. L’affect n’est donc pas seulement une façon pour le témoin de se subjectiver, c’est-à-dire de se réapproprier de façon individuelle un vécu souvent aliéné par l’idéologie totalitaire. Il dicte également un mode de rapport aux voix d’autrui, qui concerne aussi bien la journaliste-auteure que le lecteur.

Une poétique du choc émotionnel

11L’affect transmis par la voix, et qui circule sans intermédiaire entre témoins et lecteurs, serait donc seul capable pour l’auteure de donner accès à une vision authentique de l’Histoire. Svetlana Alexievitch semble cependant se défier d’une vision trop simpliste de cette « Vérité » affective, et rappelle à plusieurs reprises qu’elle ne se donne pas immédiatement, mais exige un patient travail de recherche : « Mon but : avant tout obtenir la vérité de ces années-là. De ces jours-là. », affirme-t-elle ainsi, avant de préciser : « Une vérité débarrassée de toute fausseté de sentiments. 19» La distinction ainsi opérée dessine une première ligne de tension dans la pensée de l’émotion qui sous-tend l’œuvre, et nous invite à nuancer notre propos. Si le texte est conçu comme un espace neutre, où les voix sont accueillies sans jugement, l’auteure est loin de s’en absenter entièrement. Son travail est au contraire de traquer « la Vérité » des âmes, de faire advenir une parole ou une émotion « authentique » qui ne se donnent pas d’elles-mêmes, même si elle se refuse à en fournir l’interprétation. C’est cette quête qui permet de parler d’une véritable poétique du choc émotionnel, au sens où la nature même de l’affect (qui circule entre témoins et lecteurs) est présentée de façon ambiguë par le texte, son apparente immédiateté masquant en partie le patient travail de réélaboration littéraire qui en est la condition, et qui se fait en amont comme en aval de la collecte des témoignages.

12En amont, cette réélaboration est liée à la mise en place des conditions de l’enquête. Bien que Svetlana Alexievitch se présente comme une « femme-oreille20 », refusant de commenter le contenu des récits qui lui sont rapportés, sa présence reste un élément essentiel dans la structure du livre. La parole des témoins est en effet toujours adressée, dialogique : c’est la présence de leur interlocutrice qui la suscite et la rend possible. Les entretiens prennent par ailleurs souvent la forme de conversations intimes entre femmes, réalisées dans des cuisines21, la complicité entre témoins et journaliste favorisant l’émergence d’une parole présentée comme plus « authentique », même si cette idée pourrait être (et a été) discutée22.

13Mais l’intervention littéraire dépasse la simple mise en place d’un cadre favorable au surgissement d’une parole « sincère ». Des cinq cents à sept cents témoignages qu’elle a collectés, Svetlana Alexievitch n’en conserve que quelques dizaines : son geste d’écriture implique donc une sélection préalable du matériau sur lequel elle travaille, ainsi qu’une série de choix dans l’organisation et le montage. Le passage de l’oral à l’écrit est l’autre lieu essentiel de la production de cette poétique du choc émotionnel : il est difficile d’estimer jusqu’à quel point l’auteure-journaliste réécrit les témoignages, puisqu’elle ne donne pas accès à ses brouillons23, mais la présence dans le texte d’un certain nombre d’indices de littérarité prouve qu’il y a bien réécriture, du moins partielle, et que celle-ci va dans le sens d’une dramatisation. On peut citer à titre d’exemple la façon dont l’auteure enchâsse presque systématiquement de véritables scènes rapportées au sein des témoignages, le surgissement d’une scène de dialogue au sein d’un récit à l’origine oral illustrant bien le processus de réécriture.

14La conception de l’émotion qui sous-tend le travail de Svetlana Alexievitch et son usage de la polyphonie littéraire sont donc profondément ambivalents. Le paradigme de « l’accueil » des voix revendiqué par l’auteure et proposé au lecteur peut être quelque peu trompeur : l’affect n’est pas transmis de façon purement transitive, mais apparaît à l’analyse comme le fruit d’un travail littéraire reposant notamment sur l’agencement des témoignages. La prise en compte de cette ambiguïté légitime alors, dans un second temps, une interrogation portant sur les effets de sens indirects produits par la mise en recueil. Quelle vocation politique et éthique le choix revendiqué d’une poétique du pathos de la voix, qui se voudrait au-delà de tout jugement, assigne-t-elle à la littérature ?

La vocation thérapeutique et politique de la littérature : la douleur comme « lien secret »

15Le principal effet de sens global associé à cette écriture du choc émotionnel est de renouer avec le modèle antique du chœur tragique. C’est d’ailleurs l’hypothèse que fait Nathalie Piégay24, qui convoque Nicole Loraux et sa théorie de la « voix endeuillée25 » pour étudier la composition chorale des textes de l’auteure et l’usage des voix féminines. L’émotion du lecteur naît du tressage des témoignages, des effets d’écho ou de conflit qu’il génère : c’est ce que reflète en particulier la construction des premiers chapitres26, où les voix sont détachées de toute instance d’énonciation clairement identifiable et étroitement entrelacées. Bien que pour les témoins, l’affect permette un travail de subjectivation qui garantit une émancipation par rapport à l’idéologie totalitaire, celui-ci est présenté comme une force collective et intersubjective plus qu’individuelle, circulant entre les êtres dans et hors du livre. D’où la référence explicite au chœur tragique que l’on trouve aussi bien dans le chapitre consacré au suicide et à l’enterrement d’un vétéran de la seconde guerre mondiale : « Il y avait des fleurs sur la table, et une grande photo de Timérian Zinatov. J’avais tout le temps l’impression que j’entendais sa voix dans le chœur, qu’il était avec nous27 », que dans le paratexte : « Mes livres font entendre un chœur humain, où l’on peut toujours distinguer des voix solitaires28 ».

16La portée collective de la souffrance exprimée par le chœur des voix, et de la pitié qu’elle suscite, souligne la nouvelle vocation éthique assignée à l’écriture : au-delà d’une réparation individuelle, il s’agit d’un travail thérapeutique de deuil collectif, qui vaut aussi bien pour les lecteurs que pour les témoins, et que rappelle le titre paradoxal de la première partie, « la consolation par l’apocalypse ». L’entreprise est en effet ardue, puisque le paradigme à l’œuvre est celui d’un « double deuil29 » particulièrement difficile à penser : il y a d’une part les grandes violences de l’histoire soviétique (les purges staliniennes, le Goulag etc…), mais aussi la perte des idéaux les justifiant. L’importance accordée aux récits de suicide souligne que c’est aussi la voix spectrale des naufragés de l’utopie, de ceux qui n’ont pas été assez forts pour survivre à l’effondrement du système qui leur donnait sens, que le texte s’efforce de reconstituer.

17Mais outre cette visée thérapeutique, le travail de deuil a aussi une portée critique et politique. Bien qu’elle se refuse à prendre en charge un discours à valeur historique, c’est bien à une interrogation de fond sur la nature de l’Homo Sovieticus que Svetlana Alexievitch invite son lecteur à travers le choc moral provoqué par les récits, et ce dès le métatexte situé au début de l’ouvrage :

Le communisme avait un projet insensé : transformer l’homme « ancien », le vieil Adam. Et cela a marché… C’est peut-être la seule chose qui ait marché. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo sovieticus. (…) J’ai voyagé à travers l’ex-Union soviétique pendant plusieurs années, parce que les Homo sovieticus, ce ne sont pas seulement les Russes, mais aussi les Biélorusses, les Turkmènes, les Ukrainiens, les Kazakhs… Maintenant, nous vivons dans des pays différents, nous parlons des langues différentes, mais on ne peut nous confondre avec personne. On nous reconnaît tout de suite ! Nous, les gens du socialisme, nous sommes pareils à tous les autres, et nous ne sommes pas pareils, nous avons notre lexique à nous, nos propres conceptions du bien et du mal, des héros et des martyrs. Nous avons un rapport particulier à la mort.30

18En se constituant à la fois en lieu d’autopsie et en tombeau de l’Homo Sovieticus, le recueil recrée paradoxalement un espace politique commun – le seul qui semble encore possible après le morcellement de l’empire et de son socle identitaire, et l’échec de la transition démocratique. C’est dans cette perspective qu’il faut replacer le leitmotiv de la perte de foi dans les livres, qui scande le texte et se répète d’un témoignage à l’autre :

La mode de Soljenitsyne, de l’histoire vue par ses yeux, est déjà en train de passer. Avant, on allait en prison pour L’Archipel du Goulag. On le lisait en secret, on le tapait à la machine, on le recopiait à la main. Je croyais… J’étais sûre que si des milliers de gens le lisaient, tout serait différent. Que viendrait le temps du repentir et des larmes. Et que s’est-il passé ? On a publié tout ce qui s’écrivait en secret, on a dit à voix haute tout ce qu’on pensait tout bas. Et alors ? Les livres se couvrent de poussière chez les bouquinistes. Les gens n’y font plus attention…31

19Les livres auraient à la fois perdu leur capacité à agir sur le monde, et leur vocation à fournir des modèles d’intelligibilité permettant d’articuler une vision alternative, opposée au mensonge d’état. Ce constat quelque peu topique de la perte de sens et de légitimité de la littérature dans le monde post-catastrophe ne conduit cependant pas à une disqualification complète de l’écriture, mais à une nouvelle conception de l’engagement. S’il faut prendre acte de l’éclatement des mémoires et des projets politiques, « la souffrance » (pour reprendre l’expression de Svetlana Alexievitch elle-même) dont le texte se veut la chambre d’écho permet encore une forme d’échange et de partage, même si celui-ci se dit toujours sur le mode du doute :

Je tourne, je n’en finis pas d’explorer les cercles de la souffrance. Je n’arrive pas à m’en arracher. Dans la souffrance, il y a tout : les ténèbres et le triomphe… Parfois, je crois que la douleur est un pont entre les gens, un lien secret, et d’autres fois, je me dis avec désespoir que c’est un gouffre.32

20C’est donc par la valorisation de l’émotion dans et par le texte qu’est non seulement conjurée la double menace de l’uniformisation par l’idéologie totalitaire, et de l’éclatement identitaire, mais que la littérature peut retrouver et redéfinir sa valeur politique. Au-delà de tout jugement, la souffrance et la compassion qu’elle suscite chez le spectateur apparaissent comme les seules valeurs communes encore possibles.

21Pourtant, faire le pari d’une redéfinition de la vocation de la littérature fondée sur la suspension du jugement et l’immersion dans l’expérience d’autrui n’est pas sans constituer une certaine prise de risque. En se refusant à fixer ouvertement le sens de son œuvre, Svetlana Alexievitch fait ressurgir la question de la responsabilité éthique du texte, dans son rapport aux émotions charriées par les voix d’autrui.

Les risques éthiques du livre de voix

22La question du juste usage des voix et des émotions est en effet au cœur des polémiques suscitées par l’œuvre de Svetlana Alexievitch. Celles-ci ont pris des formes diverses, mais on peut citer à titre de référence l’article publié en 2009 par Galia Ackerman, première traductrice de l’auteure biélorusse, et par Frédérick Lemarchand. Intitulé « Du bon et du mauvais usage du témoignage dans l’œuvre de Svetlana Alexievitch », ces derniers y reprochent à la fois à la journaliste son manque de distance critique face aux témoignages, et les procédés de réécriture auxquels elle aurait soumis les textes, afin de les dramatiser et de renforcer leur impact émotionnel. Sans prétendre trancher le débat, on peut souligner qu’il met en évidence quelques-unes des difficultés éthiques auxquelles se confronte nécessairement le « roman de voix » tel que Svetlana Alexievitch a contribué à le définir, et qu’il constitue à ce titre un poste d’observation particulièrement indiqué pour étudier la façon dont la réception répond, interroge et complexifie la pensée de l’émotion produite par le texte.

23Du point de vue des témoins eux-mêmes, le caractère intime des expériences et des émotions partagées lors des entretiens soulève la question du respect de la pudeur, ainsi que de la volonté et du consentement d’autrui. La publication des témoignages transforme la situation d’énonciation initiale, et élargit potentiellement le destinataire à l’ensemble de la communauté des lecteurs, ce qui peut donner aux interlocuteurs de la journaliste le sentiment d’une trahison. Trahison de leur intimité, lorsque la souffrance qu’ils ont éprouvée leur semble l’objet d’une pitié humiliante, ou même voyeuriste : « Qu’est-ce qu’ils en ont à faire de nous, maman ? », s’enquiert ainsi la victime de l’un des attentats du métro de Moscou (2004), « Ils ont juste besoin de nos sentiments, de nos paroles, mais nous, ils s’en contrefichent !33 ». Trahison de leur volonté, lorsque l’émotion ainsi provoquée leur semble mise au service d’un argumentaire qu’ils récusent. Pour répondre à cette difficulté éthique, Svetlana Alexievitch choisit de mettre directement en scène dans ses textes les situations de conflit, et d’en assumer le commentaire méta-éthique et méta-narratif. On peut citer, à titre d’exemple, le cas de conscience que représente dans la Fin de l’homme rouge la publication du témoignage de Vassili Pétrovitch N, communiste convaincu, qui a demandé le retrait de son témoignage, de peur qu’il ne nuise au parti. Voici comme Svetlana Alexievitch se défend de l’avoir publié :

Dans les années 1990, je n’avais publié qu’une partie de cette confession. Mon héros avait donné le texte à lire à quelqu’un en lui demandant conseil, et on l’avait convaincu que la publication de l’intégralité de son témoignage jetterait « une ombre sur le Parti ». Or c’était ce qu’il redoutait le plus. (…) Aujourd’hui, j’ai décidé de publier ce récit dans son intégralité. Tout cela appartient désormais à une époque, et non plus à un homme en particulier.34 

24À travers ce problème de déontologie littéraire (faut-il publier ou non ?), c’est l’appartenance et le « lieu » de la voix et des émotions qu’elle transmet qui sont interrogés. Le vieil homme refuse que son témoignage soit engagé contre son gré, dans ce qu’il perçoit comme une attaque contre l’idéologie et le régime auxquels il a cru. Svetlana Alexievitch défend son choix en remettant en cause la relation d’identité stricte entre le témoin et sa voix : « Tout cela appartient désormais à une époque, et non plus à un homme en particulier », c’est-à-dire au nom de la recherche d’une « Vérité » auquel le texte se résout à sacrifier l’intimité du témoin individuel.

25Cette éthique du scrupule, perceptible notamment dans les nombreux passages de commentaire méta-textuel, constitue un geste littéraire de réparation, mais est-elle suffisante ? C’est en fait une difficulté structurelle plus profonde que viennent révéler les débats incorporés et suscités par l’œuvre. En revendiquant une poétique et une éthique de la transparence et de l’accueil des voix affectées, contre un travail interprétatif assumé ouvertement par l’instance auctoriale, Svetlana Alexievitch a produit un texte qui par définition ne peut assumer la responsabilité de ses effets de sens indirects et de ses usages variés. Ce reproche est d’ailleurs au cœur de l’argumentaire développé par G. Ackerman et F. Lemarchand, qui présentent l’effacement interprétatif évoqué précédemment comme la marque d’une irresponsabilité et d’un désistement blâmable au regard des exigences de « l’éthique du témoignage35 ». L’effet de sidération provoqué par l’accumulation et l’intensité des témoignages pathétiques, accentué par le contexte de réception mondialisé de l’œuvre, conduirait selon eux à une sanctuarisation acritique des émotions. S’ils dénoncent à mots couverts l’engouement du public occidental pour un texte qui leur semble reconduire le cliché éculé du peuple russe voué à la souffrance, les deux auteurs remettent surtout en cause l’absence de discours historique clair et de toute prise de recul critique de Svetlana Alexievitch. Celle-ci aurait pour conséquence d’isoler et de sacraliser les voix et les expériences, et la vision de l’Histoire parfois erronée (ou du moins biaisée) dont elles sont porteuses. Loin de permettre une approche véritablement polyphonique et dialogique de l’événement historique, la poétique du choc émotionnel contribuerait donc à tétaniser le lecteur et empêcherait l’échange critique avec le texte, favorisant les mésinterprétations ou les lectures partielles.

26Sans nécessairement adhérer à tous les aspects de cette condamnation morale, on peut souligner qu’elle aide à comprendre pourquoi certains effets de sens, dont la perception peut être brouillée par le pathos du texte, posent question dans la Fin de l’homme rouge. La pitié suscitée par l’œuvre se veut hors logos et hors jugement : elle traite les souffrances décrites comme des valeurs incommensurables et non objectivables, plaçant notamment sur le même plan la violence psychique provoquée par la perte des idéaux et les violences politiques subies par les victimes du régime. Or c’est justement cette dissolution des distinctions qui fait débat, qu’elle soit vue comme un déni de justice à l’égard des victimes, ou comme la source de l’aveuglement qui menace le lecteur non russe pas ou peu averti des querelles de mémoire propres à l’espace soviétique et des biais idéologiques qui sous-tendent les récits des témoins – même (ou surtout) quand ceux-ci sont présentés comme l’expression d’une émotion « authentique » et hors argumentation. Pour Svetlana Alexievitch cette perte de repère, qui réindexe l’événement sur le modèle de la tragédie intemporelle ou du « sublime apocalyptique 36 » de la fin d’un monde, garantit la valeur de l’œuvre, en favorisant son décrochage par rapport au contexte empirique de son écriture et de sa réception, et ses réactualisations dans des contextes variés. Le pathos est garant d’universalité :

Par exemple, Les Cercueils de Zinc a permis aux Français, à travers le sujet de l’Afghanistan, de parler de leur guerre d’Algérie. La Supplication est sortie en France avec un tirage de 300 000 ou 400 000 exemplaires, il y a eu des dizaines de spectacles. Non seulement parce qu’il y a beaucoup de centrales nucléaires sur leur territoire, mais parce que quelque chose de notre vision du monde, de l’amour, du sacrifice par amour dans des situations extrêmes leur était proche, compréhensible. 37

27Récusant la partition hiérarchisée entre raison et émotion qui sous-tend cette vision, et favorise le brouillage entre témoignage et fiction ; refusant par ailleurs de faire porter aux lecteurs l’entière responsabilité de la juste lecture de l’œuvre, c’est justement ce mouvement de décontextualisation de la voix et de l’affect que lui reprochent ses détracteurs, en lui opposant une éthique de la responsabilité de l’écrivain-journaliste fondée sur une quête de la juste interprétation.

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28Bien que ce soit sur l’analyse de cette critique que nous achevions notre démonstration, notre propos ici est moins de prétendre trancher le débat que de mettre en évidence le caractère exemplaire de l’œuvre de Svetlana Alexievitch à la fois au regard des questionnements éthiques et politiques soulevés par l’usage des émotions dans la non-fiction polyphonique, et des enjeux méthodologiques que peuvent soulever leur étude. Cette exemplarité est liée tout autant à la valeur de modèle acquise par ce texte dans le genre de la « littérature documentaire », notamment depuis l’obtention du prix Nobel, qu’à la richesse des débats auxquels il a donné lieu. Loin de nous apparaître comme des « polémiques souvent stériles et dont la littérature ne devrait pas avoir à s’embarrasser38 », ceux-ci nous semblent en effet constituer une aide précieuse pour élaborer une critique véritablement dialogique du dispositif éthique proposé par l’œuvre. L’enjeu est de se défaire d’une vision peut-être trop irénique de ce paradigme de l’accueil compassionnel qui fonde une nouvelle définition de l’engagement littéraire, pour élucider à la fois la pensée de l’émotion sous-jacente à ce projet et la part de risque qui lui est indissociable.