Colloques en ligne

Philippe Roussin

« Voix, polyphonie, démocratie »

1Polyphonie et voix appartiennent à des traditions culturelles différentes et à des champs épistémologiques hétérogènes1. La métaphore de la polyphonie ou plutôt du roman polyphonique apparaît sous la plume de Bakhtine, en 1929, dans la Poétique de Dostoïevski. Elle renvoie à une voix écrite. La notion de voix (hors voix grammaticale et voix narrative) renvoie au domaine du sonore et émerge, elle, au dix-neuvième siècle avec une origine dédoublée : elle s’inscrit dans les poétiques du romantisme (Michelet, Hugo et jusqu’à Péguy) ; elle accompagne, aux Etats-Unis, le long combat pour l’égalité des droits de cette partie de la population qui n’a pas voix, ou jamais pleinement, au chapitre. C’est cette dernière tradition qui me semble être la dominante, lorsque nous parlons aujourd’hui de « voix » à propos de la littérature, qu’on le sache ou pas.

2La littérature de la modernité, si on en croit l’ancienne tradition théorique dominante de Valéry, Blanchot et de leurs émules, se serait construite contre la voix : l’œuvre littéraire est un « riche séjour de silence », une « défense ferme » ou une « muraille » contre l’« immensité parlante » : « le défaut de silence » est le signe de la « disparition de la parole littéraire »2. La littérature s’identifierait au sacrifice de la parole, à sa destitution, à la « production d’un silence ». Sartre, pour sa part, dénonce la « colonne de silence » mallarméenne et date l’avènement de l’écriture mutique de 1848 : échec des révolutions, fin du romanisme. Jacques Rancière rappelant ces propos en ouverture de La parole muette considère à leur suite le passage à l’écriture muette de la modernité comme l’origine de la « désertification de l’écriture » et de la « sacralisation de la littérature »3. Il associe, cependant, la venue de l’écrit au style de l’égalité et à ce qu’il nomme la « démocratie de la lettre errante ».

3La nouvelle valorisation des voix signifierait donc, a contrario, la fin de l’institution moderne de la littérature. Divers motifs entrent dans l’intérêt contemporain pour la notion. La collecte de voix ou les « recueils polyphoniques »4, via des procédures d’enquête mimées des sciences sociales, traduit aussi bien l’intérêt de la littérature pour le matériau sonore que pour le montage comme modalité de composition et d’arrangement de ce matériau. Entrent aussi en ligne de compte et se conjuguent la perte d’autorité de la littérature et un recours cherché du côté de l’histoire d’en bas visant à réhabiliter le point de vue des « sans voix »5, de l’histoire orale (Paul Thompson, The Voice of the Past : Oral History, 1978) ou des interviews rebaptisés témoignages de La Misère du monde (1992), coup de théâtre sociologique et bestseller adapté à la scène. L’intérêt littéraire pour les voix et leur recueil exprime, enfin, les aspirations qui se manifestent dans les mouvements sociaux, cherchant à renouveler les conceptions délibératives de la démocratie sur le fonds d’une crise des formes existantes de représentation, en même temps, aussi, qu’un populisme compassionnel, différent du populisme littéraire des années trente, accordé au populisme politique présent6.

4L’autre origine de la notion de voix remonte, également, au dix-neuvième siècle. Elle a pour terreau la démocratie nord-américaine dès sa naissance : « Voice of the people ». We the people: tels sont les trois premiers mots du préambule de la Constitution américaine de 1788. Ils posent, bien sûr, la question de la politique de l’égalité (qui fait partie de « nous le peuple » ?) et ouvrent la longue histoire de l’inclusion démocratique, telle que l’a retracée Iris Marion Young7. La théorie démocratique devrait inclure davantage de formes de reconnaissance, de narration, de rhétorique et de protestation publique, dans l’exposé des idéaux normatifs de la communication politique. Les différents usages de la notion se rassemblent dans la définition consacrée qu’en donne Albert O. Hirschman dans Exit, Voice and Loyalty (1970) : vote, suffrage mais aussi articulation des demandes sociales, avec sa double dimension d’oralité expressive et de soutien de la revendication politique.

5Au total, la voix et la politique de la voix auront été, en outre, au centre du projet des cultural studies. La voix, c’est encore donner voix : une pratique associée au soutien des groupes sociaux marginalisés ou défavorisés, en leur permettant d'avoir voix au chapitre. Cependant, donner voix, donner la parole est aussi cette attitude de possible condescendance, qui se sait ou s’ignore telle, qui conduit à parler pour ou à la place de. Tel est le point de vue critique développé par Gayatri Spivak dans Can The Subaltern speak ?, sur lequel je reviendrai au terme de cette présentation.

Le roman polyphonique

6La notion de polyphonie apparait dans la première version de La poétique de Dostoïevski que Bakhtine publie en 1929. Nous ne connaissons en France que la seconde version, de 1963, où figure notamment l’ajout du chapitre V, très discuté, sur la Ménippée8. En 1929, Bakhtine s’en tient au roman dostoïevskien et traite essentiellement des œuvres de la maturité et, en fait, d’abord des Frères Karamazov. Dostoïevski a mis longtemps en Russie à être reconnu comme un grand romancier. La reconnaissance tardive d’une forme littéraire qui paraissait étrange intervient dans les années 20. En 1929, le livre de Bakhtine est l’aboutissement d’un certain nombre de travaux antérieurs et il marque un saut qualitatif9.

7Les thèses sur la polyphonie figurent dès les premières pages du premier chapitre, « Le roman polyphonique de Dostoïevski et son analyse dans la critique littéraire ». Je rappelle les grandes thèses exposées dans ces pages :

Lorsqu’on aborde la vaste littérature consacrée à Dostoïevski, on a l’impression d’avoir affaire, non pas à un seul auteur-artiste qui aurait écrit des romans et des nouvelles, mais à toute une série de philosophes, à plusieurs auteurs-penseurs : Raskolnikov, Mychkine, Stavroguine, Ivan Karamazov, Le Grand Inquisiteur, etc. 10.

[…]

Le héros jouit d’une autorité idéologique et d’une parfaite indépendance ; il est perçu comme l’auteur de ses propres conceptions idéologiques à valeur absolue, et non pas comme objet de la vision artistique de Dostoïevski, couronnant un tout[…] La signification directe, « valable en soi », des paroles du héros, brise le plan monologique du roman et ap­pelle une réponse immédiate, comme si le héros n’était pas objet du discours de l’auteur, mais porteur autonome et à part de son propre discours11.

[…]

Dostoïevski, à l’égal du Prométhée de Goethe, ne crée pas comme Zeus, des esclaves sans voix, mais des hommes libres, capables de prendre place à côté de leur créateur, de le contredire et même de se révolter contre lui. La pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes, la polyphonie authentique des voix à part entière, constitue en effet un trait fondamental des romans de Dostoïevski. Ce qui apparaît dans ses œuvres, ce n’est pas la multiplicité de caractères et de destins à l’intérieur d’un monde unique et objectif, éclairé par la seule conscience de l’auteur, mais la pluralité des consciences ‘équipollentes’ et de leur univers12.

8Nous retrouverons ultérieurement les « esclaves sans voix ».

Les principaux traits de la polyphonie

9« Dostoïevski, conclut Bakhtine, est le créateur du roman polyphonique ». Parmi les traits du roman polyphonique qu’il identifie, j’en retiendrai cinq :

101 - La polyphonie se manifeste avec le genre romanesque qui, lira-t-on dans « Récit épique et roman », diffère des genres oratoires et déclamatoires, et qui, plus jeune que l’écriture, est donc « adapté organiquement aux formes nouvelles de la réception silencieuse, c’est-à-dire de la lecture »13. On retrouve, dans les dernières pages de Le Marxisme et la philosophie du langage, également de 1929, la même référence, cette fois à propos du discours indirect libre, à la lecture muette instaurée par le roman :

Le développement même du discours indirect libre est lié à l’adoption par les grands genres littéraires en prose, d’un registre muet. Seule cette adaptation de la prose à la lecture muette a rendu possibles la superposition des plans et la complexité, non transmissibles oralement, des structures intonatives, tous traits caractéristiques de la nouvelle littérature14.

11En d’autres termes, comme l’écrit Anthony Wall, dans un article paru au plus haut de la vague d’intérêt pour Bakhtine et dont je reprends ici les analyses, lire, selon Bakhtine, c’est avoir « appris à écouter l'hétéroglossie (le plurilinguisme) contenue dans tout discours humain » 15 : « c’est en n'actualisant aucune voix particulière que la lecture muette laisse résonner toutes les possibilités implicites dans le texte »16. Ce qui signifie aussi que nous sommes, à lire les textes, très loin de la doxa critique qui a voulu assimiler polyphonie et voix à la puissance. La polyphonie existe dans le roman, et l’auteur est un régisseur. Ce qui n’empêche pas Bakhtine d’écrire ailleurs, dans le deuxième chapitre, la formule devenue célèbre : « le héros de Dostoïevski n’est pas une image objectivée, mais un mot à part entière, une voix réelle ; on ne peut le voir, mais seulement l’entendre »17. Au même moment, rappelons-le, les formalistes s’intéressent, pour leur part, au skaz, à la forme narrative et au discours oral du narrateur, leçon reprise par Walter Benjamin quelques années plus tard.

122 - Bakhtine fait lui-même remarquer que la comparaison qu’il établit entre le roman de Dostoïevski et la polyphonie est de nature analogique : on ne devrait pas prendre ses métaphores à la lettre. Parmi celles qui ont trait à la musique, les plus fréquentes concernent la voix, la polyphonie et l'accent. Comme le note encore Anthony Wall, la métaphore bakhtinienne de la polyphonie recouvre, au moins, trois teneurs hétérogènes :

13    a) sur le plan esthétique, la voix bakhtinienne se confond avec «la gamme de contenus sémantiques, de nuances et de connotations compatibles avec les traits de caractère et la situation sociale d'un personnage conçu comme instance narrative »;

14    b) sur le plan sociolinguistique, elle se « constitue dans la gamme des possibilités lexicales, grammaticales et intonationnelles ouvertes à un locuteur concret dans une situation donnée d'interaction sociale » ;

15    c) au plan philosophique, la voix est ce qui différencie l'objet des sciences pures de celui des sciences humaines.

163 - Il existe tendanciellement autant de voix qu’il existe de personnages. La voix bakhtinienne est également métaphore de la conscience individuelle, elle est une voix déchirée de l'intérieur18. Un personnage peut être lui-même habité par plusieurs voix : « Là où commence la conscience, commence pour lui également le dialogue »19. Il suffit de rappeler l’homme des Notes du souterrain. La voix romanesque, qui a partie liée avec la conscience des personnages, n'est nullement stable. Elle se laisse très mal cerner à partir de la notion de « point de vue » (Wayne Booth), qui suggère une position fixe. Enfin la voix intérieure d’une personne peut être exprimée ou reprise par un autre personnage - cela arrive fréquemment dans les dialogues entre les trois frères Karamazov.

174 – À plusieurs reprises, Bakhtine cite Dante - « l’univers formellement polyphonique de Dante » - comme l’écrivain ayant pratiqué la polyphonie avant Dostoïevski :

C’est ce don particulier d’entendre et de comprendre toutes les voix ensemble, et dont on ne trouve l’équivalent que chez Dante, qui a permis à Dostoïevski de créer le roman polyphonique. La complexité, la contradiction, le multivocalisme, les conflits réels de l’époque de Dostoïevski, sa qualité de roturier et de ‘pèlerin’ social, sa profonde participation biographique et intérieure à la multiplicité objective des plans de la vie et, enfin, la faculté de voir le monde à travers les interactions et les coexistences, tout cela a préparé le terrain sur lequel s’est développé son roman polyphonique.20

18Cependant, lorsqu’il historicise le phénomène, Bakhtine le rattache généralement à l’époque moderne :

Dostoïevski trouvait et prenait la multiplicité des plans et les contradictions […] dans le monde social objectif. […] Il voyait la multiplicité des plans et les contradictions de la réa­lité sociale, comme un phénomène objectif de l’époque. L’époque elle-même a rendu possible le roman polyphonique.21

195 - Dans le roman polyphonique, il n’y a ni devenir ni résolution - Bakhtine écrit « annulation » - dialectiques :

Nulle part chez Dostoïevski, on ne trouve le devenir dialectique d’un esprit unique ; d’une façon générale, il n’y a pas chez lui de devenir, pas de croissance. […] Chaque roman peint la confrontation entre plusieurs consciences, sans annulation dia­lectique, sans fusion dans l’unité d’un seul esprit en devenir, de même que ne se fondent pas les esprits et les âmes dans l’univers formellement polyphonique de Dante. […] L’esprit unique en devenir, même en tant qu’image, est totalement étranger à Dostoïevski. Son monde est profondément plural. S’il fallait faire un rapprochement, trouver une image dans le goût idéologique de Dostoïevski, on pourrait faire appel à l’Église au sens de communion d’âmes indépendantes, dans lesquelles se retrouvent les pécheurs et les justes, soit encore l’univers de Dante où la pluralité des plans est transposée dans l’éternité et où coexistent repentis et impénitents, damnés et élus. Ce genre d’image se­rait, au moins, dans la manière de Dostoïevski lui-même : plus exactement, de son idéologie. Mais L’Église reste, elle aussi, une simple comparaison, qui n’explique rien de la structure proprement dite du roman22.

20Bakhtine conclut que « l’approche polyphonique n’a rien à voir ni avec le relativisme ni avec le dogmatisme », ce qu’il appelle encore le « monologisme idéologique » mais revient à « entendre son époque comme dans un grand dialogue ». Pas de résolution dialectique : on pense à l’autre grande théorie contemporaine du roman, celle de G. Lukacs, théorie hégélienne de la littérature, parue en 1919, qui ne dit rien de Dostoïevski et se conclut avec la figure de Tolstoï.

Que vaut la métaphore musicale de la polyphonie?

21L’auteur de la Poétique de Dostoïevski a hérité des concepts de polyphonie et de monologue, et il en fait des principes de compréhension du monde historique et idéologique à ses différentes époques. La polyphonie musicale correspond à l'esthétique de la période de transition qui succède à l'art à l’unisson du Moyen Âge et qui précède le monologue de la modernité d’après la Renaissance23. Conscient dès les premières décennies du Xe siècle, l’art polyphonique entre dans l’âge adulte au XIVe siècle (Guillaume de Machaut, « Messe de Notre-Dame ») et atteint son âge d’or aux XVe et XVIe siècles (Josquin des Près, Guillaume Dufay, Palestrina, etc.). Les genres musicaux revêtent, tous, peu à peu la forme polyphonique. La monodie, qui caractérisait la musique sacrée depuis ses débuts va progressivement s’enrichir de plusieurs voix différentes et de lignes mélodiques superposées. Le thème liturgique est entouré d’arabesques.

22Dieu, cependant, n’est pas polyphonique. Depuis toujours, l’Eglise veille avec soin sur la musique sacrée dans les fonctions du culte et dans le domaine de la liturgie. Saint Augustin a défini le rôle du chant dans la liturgie par deux mots: una voce uno corde (d'une seule voix et d'un seul cœur). L'unisson est le symbole de la prière qui s'élève de la communauté des fidèles. La polyphonie pose donc des problèmes et n’est pas vue d’un bon œil. Le chant ne doit pas obscurcir le texte chanté. L’intelligibilité des paroles est un souci constant des Pères de l'Eglise et, ensuite, du Concile de Trente. Or, par ses développements artistiques, la polyphonie complexifie les voix et complique l’intelligibilité du texte. Dans les madrigaux de Gesualdo à Mantoue au XVIe siècle, le tissu polyphonique de la plainte est si complexe que le texte en devient peu compréhensible. Les grands madrigaux de Monteverdi sont, à partir du livre IV, de plus en plus difficiles à déchiffrer. On se trouve ici face à une esthétisation de la complexité des voix, jouant sur la diversité des tessitures : aux yeux de l’institution religieuse, la polyphonie, en tant qu’ornementation esthétique faite pour séduire, est aguicheuse.

23En 1324-1325, la décrétale Docta sanctorum promulguée par Jean XXII condamne les recours à la polyphonie « moderne » dans le cadre liturgique24. Mots et chants ne doivent faire qu’un : leur dissociation est ressentie comme une atteinte à l’ordre des rites, sinon à l’ordre du monde, puisque la musique est l’une des manifestations de la cohérence cosmo-théologique voulue par Dieu. Deux siècles plus tard, la réaction imposée par la Réforme pèsera sur les débats du Concile de Trente. La polyphonie est reçue avec méfiance, la menace de son interdiction est finalement écartée. En revanche, les réformateurs, notamment Calvin à Genève, choisissent de revenir à la monodie.

24La Réforme et le concile de Trente puis la glorification du soliste au XVIIe siècle dans l’opéra et la musique instrumentale mettront fin à la complexité polyphonique. Dans son principe, la polyphonie vocale aura engendré le grand art instrumental et se dissoudra dans la mélodie accompagnée, qui culmine dans la musique de la période romantique. Enfin, alors que la monodie n’a jamais donné lieu à une telle déviation, la polyphonie aura la sécularisation pour héritage.

25S’agissant de l’usage métaphorique par Bakhtine de la polyphonie musicale, trois remarques s’imposent :

261 - La polyphonie consiste en une ornementation de la ligne monodique et en une diversification et altération des textes en fonction des tessitures (grave, aigue). Elle est une esthétisation et une complexification de la liturgie.

272 - La musique, en se complexifiant, devient un fait d’expertise : la polyphonie est le fait d’interprètes savants du texte sacré qui, bientôt, s’appelleront des artistes.

283 - La polyphonie est savante (et non pas populaire comme le corps du peuple rabelaisien dans l’autre grand livre de Bakhtine) et « démocratique » en ce sens que les voix y sont à parité égale : il y a pluralité des voix sans voix supérieure.

29De la polyphonie, Bakhtine retient essentiellement trois traits : 1 - la voix de l’auteur ne supplante pas les autres ; 2- les voix restent autonomes et « équipollentes » ; 3 - la polyphonie est pluralité de voix en l’absence de vérité dogmatique. Au total, la réflexion sur le roman polyphonique aboutira, quarante ans plus tard, aux conclusions des Carnets 1970-1971, qui constatent l’accomplissement au cours de l’histoire d’une « sécularisation complète de la littérature25 ». La réflexion de Bakhtine, qui conclut à la sécularisation et à la démocratisation de la littérature dans le temps, rejoint les conclusions des deux autres grandes théories du vingtième siècle du roman, celles de Lukacs et d’Auerbach, sur la démythification et la désacralisation de la littérature, après les récits sacrés et les épopées des sociétés fermées.

Voix et voice

30La voix du peuple est, en démocratie, au centre de tout. Dans les Federalist papers le recueil d’essais rédigés en 1787-1788 pour expliquer et défendre la nouvelle constitution nord-américaine alors en attente d’adoption, il est question de « public voice, pronounced by the representatives of the people » ou encore de « plurality of voices »26. Pour Hamilton, l’un de ses principaux rédacteurs, le caractère essentiel et primordial du nouveau système est celui d'une institution fondée sur « the free voice of the whole people of the United States ».

31La question est de savoir qui est inclus dans « the whole people » : nous sommes alors au point de départ du processus de démocratisation et d’extension des droits de citoyenneté et de vote. Tout au long du dix-neuvième siècle - les moments de l’émancipation et de l’abolition de l’esclavage, les amendements qui mettent fin à l’esclavage, garantissent la citoyenneté et le droit de vote aux anciens esclaves - et jusqu’au au milieu des années 1930, la notion de voix est au centre des revendications de ceux qui en sont privés, sont sans voix parce qu’ils ne sont pas libres, dans la mesure où ils sont considérés comme des biens, une propriété et non des personnes. La Constitution de 1788 ne nomme ni l’esclavage ni les esclaves, mais elle le valide (dans la section 2 de son article 1) : il y a les « hommes libres », les Indiens et « toutes les autres personnes ». Un esclave est comptabilisé à hauteur des trois cinquièmes d'un homme libre ; cette comptabilité entre dans le calcul de la représentation des États de la chambre basse du Congrès et assure un poids politique certain aux États esclavagistes du Sud. La population non libre est comptabilisée, d’autres la représentent.

32J’emprunte mon premier exemple au récit d’esclave le plus célèbre parmi la centaine de ceux qui ont été rédigés entre 1830 et1860, celui de Frederick Douglass devenu, après son rachat, un grand orateur abolitionniste et une figure politique. Sa première autobiographie, publiée en 1845, a pour titre Narrative of the life of Frederick Douglas written by himself 27. « Written by himself », la mention est d’importance, dans un pays où les lois interdisent alors l’alphabétisation et l’éducation des esclaves : Douglass est l’auteur de son livre ; il ne s’agit pas d’un récit recueilli par d’autres. Toni Morrison nous aide à prendre la mesure de la formule :

La publication de récits d’esclaves, au xixe siècle, a connu un immense succès de librairie. Le débat sur l’esclavage et la liberté sévissait dans la presse. […] Comment pouvait-on parler […] de presque tout ce dont un pays peut se préoccuper sans avoir pour référence, au cœur du discours, au cœur de la définition, la présence des Africains et de leurs descendants ? Ce n’était pas possible. Et cela n’a pas eu lieu. Ce qui a eu lieu, bien souvent, c’était un effort pour parler de ces choses avec un vocabulaire conçu pour dissimuler le sujet. […] La conséquence a été le récit du maître qui parlait pour l’Africain et ses descendants ou bien qui parlait du premier. […] Quelque popularité qu’aient connue les récits d’esclaves, […] le propre récit des esclaves, tout en libérant le narrateur de bien des façons, n’a pas détruit celui du maître. […] Le silence de la part et à propos de sujet était à l’ordre du jour. Certains de ces silences ont été rompus et d’autres, entretenus par des auteurs qui vivaient en compagnie et au sein du récit qui garantissait l’ordre28.

33Dans le passage suivant, extrait d’une conférence prononcée à Rochester, le 1er décembre 1850, Douglass évoque les meetings et rassemblements politiques qu’il a observés en Irlande et en Ecosse lors de son séjour en Europe en 1845-1847, alors qu’il était encore un esclave illégalement libre, et il les rapproche de la situation de l’esclave américain :

The multitude can assemble upon all the green hills and fertile plains of the Emerald Isle; they can pour out their grievances, and proclaim their wants without molestation ; and the press, that “swift-winged messenger,” can bear the tidings of their doings to the extreme bounds of the civilized world. They have their “Conciliation Hall,” on the banks of the Liffey, their reform clubs, and their newspapers; they pass resolutions, send forth addresses, and enjoy the right of petition. But how is it with the American slave?  Where may he assemble ? Where is his Conciliation Hall ? Where are his newspapers? Where is his right of petition ? Where is his freedom of speech ? his liberty of the press ? and his right of locomotion ? He is said to be happy; happy men can speak. But ask the slave what is his condition  what his state of mind  what he thinks of enslavement ? and you had as well address your inquiries to the silent dead. There comes no voice from the enslaved 29.

34Douglass explique dans le texte qui suit, celui-ci extrait du dernier chapitre de My Bondage and my freedom, deuxième autobiographie parue en 1855, comment, à son retour d’Europe, il s’est trouvé face au défi de devenir un avocat de l’abolition, usant de sa voix, de sa plume, de son vote – les trois termes sont donnés comme des équivalents :

A trial awaited me on my return from England to the United States, for which I was but very imperfectly prepared. My plans for my then future usefulness as an anti-slavery advocate were all settled. My friends in England had resolved to raise a given sum to purchase for me a press and printing materials; and I already saw myself wielding my pen, as well as my voice, in the great work of renovating the public mind, and building up a public sentiment which should, at least, send slavery and oppression to the grave, and restore to “ liberty and the pursuit of happiness ” the people with whom I had suffered, both as a slave and as a freeman. […] Believing that one of the best means of emancipating the slaves of the south is to improve and elevate the character of the free colored people of the north, I shall labor in the future, as I have labored in the past, to promote the moral, social, religious, and intellectual elevation of the free colored people; never forgetting my own humble origin, nor refusing, while Heaven lends me ability, to use my voice, my pen, or my vote, to advocate the great and primary work of the universal and unconditional emancipation of my entire race 30.

35En 1892, ce même usage du terme de voix se retrouve dans A Voice from the South. By a Black Woman of the South d’Anna Julia Cooper, ouvrage devenu ensuite un classique du féminisme noir américain. À l'ouverture du livre, Cooper explique que l’homme noir, si sa voix ait été étouffée, a du moins été consulté, tandis que la femme noire restait, elle, « muette et sans voix » :

In the clash and clatter of our American Conflict, it has been said that the South remains Silent. Like the Sphinx she inspires vociferous disputation, but herself takes little part in the noisy controversy. One muffled strain in the Silent South, a jarring chord and a vague and uncomprehended cadenza has been and still is the Negro. And of that muffled chord, the one mute and voiceless note has been the sadly expectant Black Woman,

An infant crying in the night,

An infant crying for the light,

And with no language — but a cry31.

36Vient ensuite le récit du passage de la voix réduite au silence au témoin déposant devant le tribunal, également tribunal de l’histoire :

One important witness has not yet been heard from. The summing up of evidence deposed, and the charge to the jury have been made — but no word from the Black Woman. It is because I believe the American people to be conscientiously committed to a fair trial and ungarbled evidence, and because I feel it essential to a perfect understanding and an equitable verdict that truth from each standpoint be presented at the bar, that this little Voice has been added to the already full chorus32.

37Enfin, vient cette phrase, où l’on peut reconnaître les termes de la problématique contemporaine de l’appropriation culturelle :

At any rate, as our Caucasian barristers are not to blame if they cannot quite put themselves in the dark man’s place, neither should the dark man be wholly expected fully and adequately to reproduce the exact Voice of the Black Woman33.

38En 1900, la voix figurera encore dans le titre de la chanson Lift Every Voice and Sing, écrite sous forme de poème et de prière d’action de grâce pour la liberté, puis mise en musique pour l'anniversaire d' Abraham Lincoln en 1905, avant que la NAACP (Association nationale pour l'avancement des personnes de couleur) en fasse, en 1919, l’hymne national noir34.

39Au cœur des années 30, la décennie par excellence du documentaire aux Etats-Unis, à côté des campagnes photographiques de la Farm Security Administration, plusieurs milliers de jeunes écrivains - parmi lesquels Nelson Algren, Ralph Ellison, Saul Bellow, John Cheever ou Richard Wright, sont chargés, dans le cadre du Federal Writers’ Project (1935-1938) du New Deal démocratique, d'interviewer des milliers d’Américains et d’anciens esclaves, enregistrant leurs expériences et leur langue. Le résultat en est le plus grand corpus de récits à la première personne collectés aux États-Unis : à titre d’exemples, Born in Slavery : Slave Narratives from the Federal Writers' Project, 1936-1938 ; Slave Narratives : A Folk History of Slavery in the United States from Interviews with Former Slaves (1941).

40Parmi les ouvrages majeurs alors produits et devenus des classiques, il faut faire un sort à 12 Million Black Voices : A Folk History of the Negro in the United States, livre de Richard Wright paru en 194135. Animé du même esprit documentaire que Let us now praise famous men : Three Tenant Families (Louons maintenant les Grands hommes) autour de trois familles de métayers blancs, paru la même année, 1941, l’ouvrage n’est pas, comme le livre de James Agee et de Walker Evans, le produit d’une collaboration entre un écrivain et un photographe. C’est un recueil de photographies de la Farm Security Administration, peu diffusées et peu publiées alors parmi toutes celles qui sont produites, qui montrent les Noirs, et dont Richard Wright signe les textes. 12 Million Black Voices montre les visages d’Américains que la ségrégation rendait invisibles. Wright rédige une histoire revue de l’Amérique noire à la première personne du pluriel, organisée en quatre sections («Our Strange Birth», « Inheritors of Slavery », «Death on the City pavements» et « Men in the Making»),  divisées en scènes:

We millions of black folk who lived in this land were born into Western civilization of a weird and paradoxical birth. The lean, tall, blond men of England, Holland and Denmark, the dark, short, nervous men of France, Spain and Portugal, men whose blue and gray and brown eyes glinted with the light of the future, denied our human personalities, tore us from our native soil, weighted our legs with chains, stacked us like cord-wood in the foul holes of clipper ships, dragged us across thousands of miles of ocean and hurled us into another land, strange and hostile, where for a second time we felt the slow, painful process of a new birth amid conditions harsh and row 36.

41« We millions of black folk » fait, bien sûr, écho à « We the people », les premiers mots du préambule de la Constitution de 1788.

*

42Dans Les subalternes peuvent-elles parler ?, en 1988, Gayatri Chakravorty Spivak adresse une volée de bois vert à la position de l’enquêteur et à l’idée d’enquête. Elle s’en prend, à l’occasion de la discussion d’un échange sur les intellectuels et le pouvoir, entre deux philosophes français, Michel Foucault et Gilles Deleuze, à ce qu’elle appelle « la positionnalité de l’intellectuel post-colonial comme sujet enquêteur » et au « radicalisme masculin qui invisibilise la place de l’enquêteur » : « la mise en question de la place de l’enquêteur reste un vœux pieux dépourvu de sens dans nombre de critiques récentes du sujet souverain »37. Je cite :

Les subalternes peuvent-ils parler ? Que doit faire l’élite pour prévenir la construction continue des subalternes ? La question de la « femme » semble particulièrement problématique dans ce contexte. À l’évidence, si vous êtes pauvre, noire et femme, vous avez décroché le gros lot ! 38

43Bell Hooks a dit, pour sa part, ce qu’il fallait penser de certaines des relations d’enquête entre intellectuels et subalternes :

[There is] no need to hear your [native] voice, when I can talk about you better than you can speak about yourself. No need to hear your voice. Only tell me about your pain. I want to know your story. And then I will tell it back to you in a new way. Tell it back to you in such a way that it has become mine, my own. Re-writing you, I write myself anew. I am still author, authority39.

44Le texte de Spivak, en 1988, anticipe les mésusages et les détournements des subaltern studies indiennes et de la notion de voix qui viendront après. Au tournant de l’an 2000, les experts de la Banque Mondiale, présentant les objectifs de réduction de la pauvreté à l’horizon 2020, déclaraient s’inspirer explicitement de la démarche des subaltern studies40. Ils avançaient que la pauvreté ne pouvait plus être comprise en termes économiques, statistiques ou quantitatifs seulement et qu’il fallait compter avec les récits et les témoignages des pauvres eux-mêmes. La parole est aux pauvres écoutons-les (Voices of the Poor. Can Anyone Hear us ?) était le titre d’un des trois volumes de la Banque publié en l’an 2000 pour le jubilé. Avec un autre volume, Voices of the Poor : From Many Lands, l’institution mondiale restituait les leçons des 60 000 récits de pauvres qu’elle avait suscités à travers le monde, via un ensemble d’enquêtes de terrain réalisées dans plus de 260 communautés villageoises et urbaines réparties dans 60 pays :

La pauvreté est un phénomène pluridimensionnel dont les éléments sont liés[…] La pauvreté a des dimensions psychologiques importantes, telles que l’impuissance, l’anonymat, la dépendance la honte et l’humiliation. […] La pauvreté ne signifie pas seulement un revenu ou un développement humain insuffisants, mais également la précarité et l’impossibilité de s’exprimer. […] Les mécanismes participatifs peuvent donner la parole aux hommes et aux femmes […] des catégories pauvres et marginales de la société[…] Les institutions internationales doivent être à l’écoute des pauvres41.

45Le lecteur de cette littérature grise comprend que la parole, la voix, constitue la ressource informationnelle et le bien échangeable des pauvres dans le cadre de l’enquête. Exclus du marché, ils n’ont d’autre choix pour y entrer que de donner le récit de leur vie. Il existe, de fait, une production médiatique et industrielle de voix et de témoignages qui s’efforcent de capter les effets et les valeurs d’authenticité, de sincérité ou de véracité, spontanément attachés à la notion.

46Il y existe, bien sûr, aussi, une production artisanale, autrement liée à la question du testimonial et du passé. Telle est, par exemple, la position de Svetlana Aleksiévitch, exprimée dans son discours de Stockholm au moment de recevoir le Nobel de littérature en 2015. Je rappelle les premières phrases bien connues de ce discours :

Je ne suis pas toute seule sur cette tribune... Je suis entourée de voix, des centaines de voix, elles sont toujours avec moi. Depuis mon enfance. Je vivais à la campagne. Nous, les enfants, nous aimions bien jouer dehors, mais le soir nous étions attirés, comme par un aimant, par les bancs sur lesquels les vieilles babas fatiguées se rassemblaient près de leurs maisons, leurs « khatas », comme on dit chez nous 42.

47Dans les études littéraires, la voix reste un terme métaphorique vague, par lequel on se réfère aux traits distinctifs d'une œuvre écrite comprise comme une énonciation. La voix (la voix narrative) est, alors, le groupe spécifique de caractéristiques affichées par le narrateur ou le « locuteur », évaluée en termes de ton, de style ou de personnalité. J’espère avoir montré que l’intérêt présent pour les voix dans les études littéraires s’alimente à d’autres enjeux. Il ne peut être seulement l’envers du désinvestissement de la présence et du corps, de l’intellectualisme abstrait de la modernité et du rapport étroit entre écriture et silence qui a fait une grande part de la littérature moderne. Il serait dommage que l’intérêt présent pour les voix soit simplement la mise à l’envers de cette tradition et l’effet d’une soumission aux sujets imposés par l’air du temps et son agenda.