Colloques en ligne

Delphine Delga-Leleu

Patchwork de voix et restauration des valeurs démocratiques dans Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal, Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina et Cinq mains coupées de Sophie Divry

1À un président qui reproche aux médias de donner autant de place à Jojo le Gilet jaune qu’à un ministre, Danièle Sallenave fait cette réponse superbe : « Hé oui, autant. Le fondement de la démocratie, n’est‑il pas “un homme, une voix“ ? Un homme comme le dit Sartre dans la splendide conclusion des Mots, “fait de tous les hommes”, qui les vaut tous et que vaut n’importe qui1 ». Ce propos pourrait être également la réponse apportée par le roman polyphonique contemporain au déficit d’attention de la parole des gens ordinaires. On observe actuellement une nette tendance des publications en sciences humaines et sociales à faire une place à ceux et celles qui sont d’ordinaire invisibilisés, à mettre l’accent sur l’égalité des voix. On peut citer par exemple Julia Cagé et son Libres et égaux en voix2, Arlette Farge avec Vies oubliées3 ou encore la réflexion que poursuit Sandra Laugier4 d’ouvrage en ouvrage. La littérature n’est pas en reste, elle qui a anticipé et qui accompagne cette tendance particulièrement visible dans la littérature polyphonique.

2Il s’agira alors, par l’examen de trois œuvres, de se demander de quelles manières la littérature prend à cœur de donner une voix à ceux qui ne sont rien, comme le dit le président susnommé, en s’engageant à la suite des travaux d’Alexandre Gefen qui a mis en évidence le fait que « la littérature française contemporaine a l’ambition de prendre soin de la vie originaire, des individus fragiles, des oubliés de la grande histoire, des communautés ravagées, de nos démocraties inquiètes5 ».

3Le premier texte est Naissance d’un pont6 de Maylis de Kerangal publié en 2010 qui juxtapose et mêle les voix et les vies de personnages gravitant autour de la construction d’un ouvrage d’art. Dans le deuxième texte, Des châteaux qui brûlent7 publié en 2017, Arno Bertina fait alterner les points de vue des protagonistes du drame qui se joue, à savoir la mise en liquidation judiciaire d’une usine et la séquestration d’un Secrétaire d’État. Enfin, plus proche de nous puisqu’il a été publié en 2020, l’ouvrage de Sophie Divry au titre percutant Cinq mains coupées8 est le récit de cinq hommes qui ont perdu une main lors des manifestations des Gilets jaunes. La particularité de ce texte étant de se situer entre la non-fiction par l’enquête journalistique et les entretiens qui ont été menés et entre la littérature par le travail de couture opéré pour lier ces témoignages, ces voix entre elles.

4C’est précisément de couture qu’il s’agit dans ces romans polyphoniques, à la fois en tant que technique narrative et comme métaphore du travail de l’écrivain qui fait le lien entre des récits, des individus rassemblés ici autour d’un pont à bâtir, d’une occupation d’usine ou encore de manifestations. Le modèle de ces romans serait le patchwork analysé par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux comme étant « une collection amorphe de morceaux juxtaposés, dont le raccordement peut se faire d’une infinité de manières9 », avec « son bout‑à‑bout, ses ajouts de tissu successifs infinis10 », comme dans le récit polyphonique qui connecte une collection de voix, une structure rhizomatique en somme, pour emprunter encore un concept à Deleuze et Guattari, dans laquelle tous les morceaux se raccordent sans hiérarchie où chaque récit de vie est important, où chaque individu est égal à tous les autres comme le voudrait la démocratie. Cet acte de coudre est bien plus qu’une belle image, qu’une métaphore séduisante du travail littéraire car il consiste en une véritable entreprise de reconstruction qui procède par assemblage des morceaux épars pour les faire tenir ensemble, leur donner une cohérence et faire société dans la perspective d’un idéal démocratique. La démarche peut certes sembler quelque peu naïve et angélique mais elle s’inscrit dans une réaffirmation des valeurs démocratiques, entreprise éminemment salutaire.

Naissance d’un pont : une conversation démocratique

5Dans le roman de Maylis de Kerangal tout commence par la construction d’un pont qui va devenir un conducteur de narrativité puisque la vie des personnages du roman qui viennent de tous les horizons pour travailler sur le chantier va s’articuler autour de cet ouvrage d’art. Kerangal crée alors littéralement des ponts entre ces personnages qui n’ont, au départ, rien de commun et qui ne se connaissent pas. Il y a des hommes, des femmes, des asiatiques, des européens, des américains, des africains, différents corps de métiers qui vont être mis en réseau dans une structure horizontale et non verticale qui, selon le système du rhizome, va permettre de connecter les points les uns aux autres et, par conséquent de donner de l’importance à tout le monde. Au moment de la sortie de Réparer les vivants en 2014, Kerangal expliquait dans un entretien que « c’est un livre où il n’y a pas de personne principale11 », on peut en dire autant de Naissance d’un pont même si Georges Diderot, l’ingénieur, peut apparaître comme le protagoniste qui domine le roman. Cette impression est due au fait qu’il est le maître d’œuvre du chantier auquel s’adressent les autres personnages, il est celui qui coordonne le travail de tout le monde, en cela il est une figure de l’écrivain — ne porte‑t‑il pas d’ailleurs le nom d’un auteur des Lumières ? — qui unifie donc les différents récits de vie, qui les coud ensemble afin de donner une unité au roman à travers les différentes étapes de la construction qui rythment le récit mettant ainsi le travail de création au centre du processus narratif. Cela ne fait pas pour autant de Georges Diderot un personnage dominant puisque Kerangal s’attache de la même façon aux autres personnages en détaillant leur vie, en racontant leur enfance, leurs expériences passées. C’est précisément la suture entre tous ces récits de vie qui permet l’égalité entre les protagonistes. D’ailleurs, la couture est tellement bien faite qu’il arrive que les voix se confondent quelquefois, notamment la voix des personnages et du narrateur qui n’est pas toujours facile à identifier comme on peut le voir notamment quand, au début du roman, Georges Diderot survole la zone sur laquelle il va travailler pendant des mois. Tout ce passage est pris en charge par un narrateur extradiégétique qui parle de Georges Diderot à la troisième personne mais à un moment donné on assiste à une sorte d’hybridation des voix comme on va s’en rendre compte dans l’extrait suivant :

Huit mille pieds. Une ligne de front apparaît qui agence ces deux zones, contre laquelle elles se frottent ou coulissent à la manière de deux plaques tectoniques le long d’une ligne de faille : le fleuve. Sourire de Diderot, sourire de connivence. Cinq mille pieds. Pister à présent le cours du fleuve qui vertèbre l’espace, l’articule, y fraye un souffle, un mouvement qui le doue de vie. […] Mille pieds. Basculer la tête en arrière et inspirer largement, fermer les yeux, c’est quoi le chantier ? Rapporter l’un à l’autre ces deux paysages, voilà, c’est ça le chantier, c’est ça l’histoire : frittage électrique, réconciliation, fluidification des forces, élaboration du rapport, c’est ça ce qu’il y a à faire, c’est ça le travail qui m’attend (NP, 39).

6Alors que l’on pense être toujours guidé par la voix du narrateur dans cette description, alors que la succession de verbes à l’infinitif assurent la cohérence de l’ensemble, la fin du paragraphe surprend par l’intrusion du pronom personnel complément d’objet « me » dans « c’est ça le travail qui m’attend » qui montre un glissement vers une prise de parole du personnage et qui traduit l’idée que pas une voix n’est plus importante qu’une autre, pas même celle du narrateur. D’ailleurs, ce frittage, cette réconciliation qui sont le travail à venir de l’ingénieur peuvent aussi être envisagés comme celui de l’auteure qui fluidifie ces forces en présence, les fait tenir ensemble en cousant les voix. Dans d’autres passages, la dimension polyphonique s’accompagne d’un patchwork de langages qui crée, comme le fait remarquer Kerangal dans un entretien, une « dissonance qui est recherchée, un effet de chahut, un effet de grain12 ». Dans Naissance d’un pont, le vocabulaire qui peut être technique et savant quand il s’agit par exemple de la granulométrie du béton, peut aussi devenir trivial voire vulgaire comme dans cette réécriture du combat biblique entre Jacob et l’ange lorsque Georges Diderot se bat avec l’ethnologue Jacob. L’affrontement qui tourne à la bagarre de rue est décrit à l’aide d’un vocabulaire bas, vulgaire quand Jacob insulte l’ingénieur qu’il traite de « salaud » (NP, 117), quand les deux hommes échangent « beigne » (NP, 118) et « baffe » (NP, 118). Georges Diderot finit par tomber « sur le cul » (NP, 118) en faisant « splash » (NP, 118) quand il s’écrase par terre. L’auteure mêle les références savantes et populaires en passant de la Bible à la série B ou à la bande dessinée créant ainsi des effets de contraste. Nelly Wolf fait remarquer dans Le Roman de la démocratie que « cette discordance-là est interne à la démocratie13 » car cette hétérogénéité permet de faire entendre différentes voix, différents registres de langue qui sont mis sur un pied d’égalité puisque c’est leur mélange qui finit par former la langue du récit, la matière même du roman dont la narration prend finalement pour sujet, en filigrane, la démocratie. C’est ce que Albert Ogien et Sandra Laugier appellent « le principe démocratie » qui s’articule entre autres autour de l’ « égalité de droits, de voix et de responsabilité de chacun » et de la « défense du pluralisme des modes d’existence14 ». Ainsi, le roman de Kerangal en s’intéressant à différents personnages, en cousant les voix les unes avec les autres met l’accent, comme le disent encore Ogien et Laugier, sur « l’intégration du plus grand nombre possible de points de vue et de voix dans la conversation démocratique15 ».

7Naissance d’un pont pratique cette conversation démocratique en faisant entendre non pas une voix, une vérité unique mais un ensemble d’idées, différentes opinions, discordantes même. On peut donc estimer que la bagarre décrite précédemment constitue, dans une version extrême, un exemple de conversation démocratique, certes très musclée car Diderot se prend tout de même un coup de couteau, une conversation donc qui met en scène l’opposition du « pont contre la forêt, [et de] l’économie contre la nature » (NP, 118). Néanmoins, cette agression va servir de révélateur à Diderot qui va sortir changé de ce combat et prendre conscience de certains impératifs écologiques. Dans les dernières pages du roman, il se raccommode avec Jacob en lui disant : « Je voulais te casser la gueule et puis, je voulais aussi te remercier » (NP, 313). Ainsi, chez Kerangal, la divergence même très violente n’est pas la fin du débat ni de la réflexion. C’est certainement la preuve de sa confiance effrénée en ce qui peut sortir de la confrontation des avis qui traduit ainsi un idéal démocratique très fort. Nelly Wolf rappelle d’ailleurs que la multitude de personnages que l’on peut trouver dans un roman n’a pas pour seule vocation de faire vrai, d’offrir un reflet de la réalité mais a pour but de donner une voix à tous en offrant à chacun une égalité et l’occasion de rappeler que le processus démocratique se fonde non sur quelques individus triés sur le volet mais bien sur l’ensemble des citoyens. Elle écrit à ce propos :

[la] multiplication des personnes romanesques n’a pas seulement pour fonction d’imiter le vivant et de peupler le roman, à l’image de la société, d’une foule d’individus à la fois égaux et différents. La prolifération des individus romanesques a aussi pour conséquence d’évoquer la multiplication des contractants mentionnés par Rousseau dans sa formulation du contrat social où « chacun » s’unit à « tous16. »

8Naissance d’un pont est un peu une superproduction qui réunirait énormément de personnages, une multitude17 comme l’écrit Kerangal, une sorte de société dans laquelle chacun et chacune va devoir trouver sa place et travailler avec les autres afin de faire avancer le chantier, le pont qui devient alors une sorte de métaphore du collectif.

Des Châteaux qui brûlent : redonner voix au chapitre

9Chez Bertina également, dans Des Châteaux qui brûlent, on trouve une impression de multitude avec les salariés grévistes qui occupent l’usine, les membres du GIGN déployés à l’extérieur, les salariés qui ne participent pas au mouvement de grève, le secrétaire d’État, sa conseillère, le conseiller spécial du préfet. Ici aussi chacun s’unit à tous, comme le dit Nelly Wolf, qu’il le veuille ou non puisque les motivations sont très dissemblables, souvent opposées (forcément, le commandant des forces spéciales va chercher à exfiltrer le secrétaire d’État et à déloger les grévistes tandis que ces derniers cherchent par tous les moyens à faire durer l’occupation des lieux). Le consensus est donc moins présent que chez Kerangal, les personnages sont bien plus opposés et les voix sont beaucoup plus dissonantes mais néanmoins, toutes sont représentées selon une polyphonie traditionnelle qui fait alterner les points de vue dans une succession de chapitres qui forment alors une structure en patchwork. Ce sont ces points de vue très souvent contradictoires qui permettent un débat démocratique où chacun a la parole. Bertina n’a pas fait de Pascal Montville, le secrétaire d’État, retenu dans l’usine par les salariés, une caricature d’homme politique qui n’écoute personne, qui se moque de l’intérêt public. Ce n’est pas un salaud, juste un homme aux prises avec les difficultés de sa fonction, un homme qui travaille depuis dix ans sur les questions de développement durable et d’économie verte mais qui se heurte à un système sclérosé ce qu’il explique en disant : « je me coulais dans une forme au lieu de l’adapter à ce que je voulais » (CB, 128). Bertina fait donc entendre les voix de tous, dans leur pluralité, leur dissonance, même celles des forces de l’ordre, même celles de ceux qui sont considérés comme des traitres à l’instar de Witek Grocholski qui veut participer à la lutte mais qui ne bénéficie pas de l’approbation des autres salariés :

Cette question (« Toi pourquoi t’es resté ? ») ils ne me la posent pas. Ils pensent me deviner, ils ont répondu pour moi. « Il est là que pour sa gueule. Dès qu’il pourra ouvrir la porte aux flics il le fera. » Qu’est‑ce que je fous ici alors qu’ils me regardent mauvais, alors qu’ils ont plus confiance ? « Balance un jour, balance toujours. » Je sais qu’ils se sont tapés dessus à mon sujet, ce matin. Je sais qu’Hervé a demandé qu’on me sorte en même temps que les ingénieurs des bureaux. (CB, 103)

10C’est précisément la question que souligne Bertina dans un entretien lorsqu’il dit : « Qu’est‑ce que ça fait d’être sur un pied d’égalité, d’avoir tous droit à la parole et de devoir tous considérer, même l’imbécile qu’on détestait jusque-là, de devoir le considérer comme quelqu’un qui a le même droit à la parole que vous18? ». Pas facile en effet de prendre en compte l’avis de ceux que l’on considère comme des idiots, des incompétents ou bien encore des vendus et pourtant, ce faisant, Bertina interroge le fonctionnement démocratique qui ne peut se passer des vertus du dialogue et qui, pour un fonctionnement optimal, se doit d’accueillir malgré tout la parole de l’autre. Pour restaurer ce dialogue, Bertina insiste sur le fait comme il le dit, toujours dans l’entretien, qu’il faut « reconquérir la parole19 » et en effet, une salariée s’indigne : « on n’a plus la parole » (CB, 16). Tout commence ainsi d’ailleurs, le roman et finalement l’insurrection, par une rétention, une privation de la parole dont Bertina explore les conséquences. Lors de sa première visite à l’usine, le directeur présente au secrétaire d’État les différentes unités mais accélère le rythme et demande aux salariés de « raccourcir la petite phrase apprise pour présenter chaque poste » (CB, 16) et comme le raconte la salariée :

[…] à la toute fin il ne nous présente même plus, et le secrétaire d’État nous serre la main toujours mais sans demander les prénoms de Sylvaine et Karine — que l’autre ne lui donne plus — et nous ce qu’on comprend, évidemment, c’est que tous les premiers prénoms ne servaient à rien, si les derniers sont inutiles. (CB, 16)

11Ainsi, toute la mise en scène de la visite apparaît alors et met en évidence cette fausse sympathie, ce simulacre de convivialité dans lequel les prénoms servent à donner une impression de proximité, d’intérêt alors qu’il n’en est rien et comme le fait remarquer la salariée il est inutile de donner les premiers prénoms si on escamote les autres. Tout le monde compte ou personne ne compte. Bertina redonne une voix à ceux et celles qui en sont privés en insistant bien au début des chapitres sur l’identité des personnages qui sont nommés avec pour chacun le prénom, le nom et sa fonction, comme si ce dispositif c’était finalement, pour ses personnages, déjà un peu avoir voix au chapitre.

12Comme chez Kerangal, il n’y a pas de personnage principal. Certes, on peut estimer que l’action s’articule autour du secrétaire d’État mais il ne prend pas le dessus sur les autres, il n’est pas dominant car les histoires de chaque personnage sont représentées ainsi que leurs pensées. Il est question aussi de leurs rêves comme le rêve d’autogestion de Fatoumata qu’elle ose exprimer à voix haute et qui devient un rêve commun envisagé comme un moyen de coudre toutes ces vies ensemble, de recoudre les individualités éparses :

Demain il faudra tout vivre différemment. Dans une coopérative il ne peut y avoir un semblant de hiérarchie, des postes attribués mais tout le monde est associé, tout le monde doit être concerné de la même façon — c’est à dire au maximum — par le sort de la coopérative ? Ça veut dire se parler et s’écouter. […]. Il faut désormais parler aux collègues qu’on avait le droit de ne pas aimer ou de snober quand il y avait la hiérarchie pour nous séparer. (CB, 180)

13Le choix du lieu n’est bien évidemment pas laissé au hasard puisqu’il s’agit d’une usine ou l’on découpe des poulets, d’une usine qui elle-même va être livrée à la découpe. C’est le lieu précisément de la désarticulation, de la désolidarisation. En s’associant, les salariés pensent qu’ils peuvent changer le système. Il ne s’agit pas de menacer de faire des actions violentes comme le dit un salarié qui fait référence aux « ouvriers ardennais qui menaçaient de verser dans la Meuse plusieurs milliers de litres d’acide » (CB, 45). Leur modèle est plutôt à aller chercher du côté des salariés de Lipton (CB, 178) ou du célèbre exemple des Lip en 1973, c’est‑à‑dire un modèle d’autogestion. Chez Kerangal le pont peut être vu comme la métaphore de la société et des valeurs démocratiques, chez Bertina c’est la coopérative qui joue ce rôle même s’il s’agit uniquement d’un idéal vers lequel il faudrait tendre. Malheureusement, l’expérience va tourner court et l’histoire se termine mal pour le Secrétaire d’État.

Cinq mains coupées : une couture très serrée

14De la violence il y en a également dans Cinq mains coupées de Sophie Divry, une violence bien réelle qui concerne cinq manifestants dont la main a été arrachée par une grenade alors qu’ils manifestaient dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes. Ce texte est percutant, dérangeant même parce qu’en plus de dire les corps amputés, il dit un collectif démembré, une rupture du pacte social avec notamment la mise en péril du droit de manifester par l’intimidation et les blessures faites pour décourager. Là où le collectif parvenait au consensus et aboutissait à la construction d’un ouvrage d’art dans Naissance d’un pont, là où, malgré les dissensions et la fin tragique, il était malgré tout porteur d’espoir et cherchait à s’organiser dans Des châteaux qui brûlent, il est mis à mal dans Cinq mains coupées qui témoigne d’un changement d’époque et qui est le reflet d’une période (qui va de 2018 à début 2020) marquée notamment par les violences policières institutionnalisées et par une crise de la démocratie représentative. Comme dans Naissance d’un pont et dans Des châteaux qui brûlent, il n’y a pas de personnage principal puisque les cinq mutilés sont tous traités sur un pied d’égalité qui se manifeste par une couture très serrée des voix entre elles. Pour donner la même place à chacun, pour réunir ces récits l’auteure utilise une sorte de points de suture qui vont se résorber dans l’écriture rendant volontairement difficile l’identification de ces voix qui se succèdent sans rupture, sans signaler qui parle, dans un enchaînement parfait :

Je suis né à Romilly‑sur‑Seine, dans l’Aube. Je suis né au Mans. Je suis né en Turquie. Je suis natif de Tauriac. J’ai grandi à Bayonne dans un quartier prioritaire. Je suis arrivé en France quand j’étais petit. Enfant, j’habitais à Pont-du-Moron. J’habite dans une petite ville près de Tours. Je vis dans une longère au bord de l’estuaire de la Gironde. Je vis chez mes parents dans un village de la Sarthe. J’habite dans une maison en location avec un bout de jardin. Je loue un appartement à Bordeaux. Je suis né à Argenteuil, je vis à Argenteuil et j’ai toujours vécu à Argenteuil. (CMC, 21)

15Le statut du « je » est particulier ici, à la fois individuel et multiple, il est utilisé pour dire l’expérience de chaque intervenant mais aussi au bout du compte l’expérience commune comme le fait remarquer l’auteure dans la postface qui insiste sur « l’idée que ces cinq mains arrachées arbitrairement disent quelque chose de ce qui nous arrive collectivement » (CMC, 112). On dirait que tous parlent d’une seule voix comme dans un chœur, ce personnage collectif de la tragédie antique que revivifie Sophie Divry représentant de la cité qui en incarnant le groupe joue un rôle essentiel dans le débat démocratique, un rôle à la fois politique comme l’ont montré par exemple les travaux de Suzanne Saïd20 et un rôle esthétique par les émotions qu’il fait éprouver au public par les chants. Et c’est précisément ce qui arrive dans Cinq mains coupées grâce au rythme quelque peu obsédant, une vraie mélopée, créé par ce tissage de voix et par la reprise de certains motifs, de certains termes, par l’utilisation des anaphores. Ces répétitions créent un aspect fascinant, parfois vertigineux notamment quand elles sont associées à des phrases courtes qui accélèrent le passage d’une vie à une autre, à des antithèses qui brouillent la logique : « On ne parlait jamais de politique à la maison. On parlait beaucoup de politique à la maison » (CMC, 24). Sophie Divry, dans cette œuvre, interroge non seulement les valeurs démocratiques et leur respect mais elle questionne le rôle de l’écrivain qui a ici un statut particulier. En effet, elle n’intervient pas, ne donne pas son avis, elle le fait seulement dans la postface, et ce faisant ne coupe jamais la parole à ces cinq personnes mutilées, elles qui l’ont si rarement. Si elle écrit dans la postface « Dans ce livre, pas une phrase n’est de moi » (CMC, 111) ce n’est pas par provocation, par posture intellectuelle mais cela procède d’un désir de rendre une voix à ceux qui sont inhabituellement inaudibles. Quatre des cinq hommes sont d’ailleurs des ouvriers, des travailleurs manuels, catégories socioprofessionnelles très peu représentées à l’Assemblée nationale, par exemple. Et pour leur rendre leur voix, pour éviter de parler à leur place, ce qui était sa crainte, le moyen qu’elle choisit est de faire des entretiens qui sont ensuite tapés puis envoyés à chacun pour d’éventuelles corrections. Après validation des intéressés, elle procède au montage du livre où les propos vont être comme elle l’explique « coupés et mélangés » (CMC, 117). L’écriture polyphonique est alors un véritable travail de couturier qui cherche à unir ce qui est dispersé, à rassembler les voix, les corps et aussi en fin de compte le corps social qui a également été démembré, dans une tentative de réparation, terme dans lequel il faut entendre le fait non seulement de reconstruire, de remettre en état ce qui est endommagé mais aussi de rendre égal comme l’indique l’étymologie de re‑paro qui signifie remettre de pair, remettre à égalité. Le montage n’est jamais neutre comme nous l’a enseigné le cinéma et tel qu’il est pratiqué ici il s’agit d’un véritable montage-manifeste21, qui permet à l’auteure à la fois d’émouvoir le lecteur et de le faire réfléchir. Cet ouvrage fait entrevoir ce qui constitue certainement un nouveau paradigme, les prémices d’un changement de statut de l’auteur22, peut-être marginal mais qui convoque une forme plus à même d’écouter, de recueillir les voix, de les faire entendre plutôt que de parler pour elles. James Joyce, qui se voyait comme un « homme de colle et de ciseaux23 », à l’aide d’une boutade un brin provocatrice redonne ses lettres de noblesse et tout son sens au collage comme véritable travail d’auteur.

16Ainsi, l’étude rapide de ces trois œuvres a permis de montrer comment le roman ou récit polyphonique contemporain pouvait utiliser l’acte de coudre comme technique narrative mais aussi comme métaphore d’un pacte social à restaurer. La couture est un acte fort, d’ailleurs pour Louise Bourgeois, qui par son expérience dans l’atelier familial de tapisseries s’y connaissait en ravaudage, en reprisage et en couture et qui l’a beaucoup pratiquée dans son œuvre, « l’aiguille est utilisée pour réparer les dommages24 » et cet acte devient ici un geste politique en cherchant à assembler des voix disparates et à rééquilibrer la distribution de la parole de ceux et celles qui l’ont rarement car rassembler, faire tenir ensemble, c’est ce qu’on appelle aussi faire société.

17Ces trois auteurs peuvent être considérés comme de nouveaux rhapsodes, c’est‑à‑dire au sens littéral ceux et celles qui cousent (ῥάπτω, rháptō) les chants (ᾠδή, ōidḗ), dont nous avons besoin pour nous aider à faire le lien entre tous les mondes, toutes les voix, même celles des plus humbles car comme le fait remarquer Sandra Laugier « la démocratie ne peut vivre que si chacun et chacune y a une voix25 ».