Colloques en ligne

Mathilde Roussigné

Visions du monde et orchestration des voix

Introduction

Pratiques et formes de recueil. Une perspective idéologique

1Dans un texte réflexif sur ce que peut un écrivain associé à un projet urbain, l’écrivain contemporain Charles Robinson soulignait avec une ironie mordante l’inanité des « recueils et [de] la mise en chorale des paroles des habitants » par les écrivains mandatés sur le terrain1, mise en chorale relevant pour l’auteur au mieux d’une jolie prose inoffensive, au pire d’un badigeon marketing pour aménageurs2. En amont de toute prise de position sur ces dits « recueils de voix », il faut reconnaître, avec Charles Robinson, que la collecte et l’orchestration des voix — sous forme écrite (livres, livrets, blogs) ou sous forme sonore (lectures publiques, montages radiophoniques, cartes ou pièces sonores) — sont devenues non seulement des pratiques mais également un macro-genre de la littérature contemporaine3 notamment favorisé par l’institutionnalisation des pratiques de terrain chez les écrivains4, dans le cadre des résidences5, des dispositifs d’écrivains associés et des ateliers d’écriture6.

2La prise de position de Charles Robinson sur les recueils de voix des habitants est à comprendre à l’éclairage de la vision du monde revendiquée par l’écrivain :

Je ne crois pas au vivre ensemble, mais plutôt à une dynamique de conflits où la violence est évitée par les succès que chacun engrange7.

3La mise à distance à la fois d’une forme et d’un geste, dont l’expression recueil de voix se fait la synthèse, se fonde sur une vision du monde. La notion est à entendre au sens large d’un ensemble de schèmes de perception et d’évaluation du monde, s’inscrivant dans la doxa ou dans l’épisémè d’une époque8. Elle a l’intérêt de rappeler, à la suite des travaux marxistes sur la littérature, que les schèmes de compréhension du monde sont des constructions collectives propres à des groupes sociaux spécifiques9. S’intéresser aux visions du monde qui président à l’orchestration des voix en littérature permet de mettre au jour des manières de penser le monde social qui se présentent comme évidentes alors qu’elles sont le produit d’une véritable élaboration dans le champ de la production idéologique qui est l’espace, ainsi que le rappelle Bourdieu, « où se définit […] le champ du pensable politique ou, si l’on veut, la problématique légitime10 ».

4Cet article propose d’identifier et de distinguer des visions du monde contradictoires et souvent impensées dans les formes et gestes des recueils de voix non-fictionnels contemporains11. Ces visions du monde témoignent de manières divergentes de concevoir la politique, l’éthique, les personnes rencontrées et les processus de connaissance mis en place par les collectes et montages de voix.

En passant par Babylone. Régimes d’historicité

5Une brève évocation de Babylone et du mythe de la tour de Babel qui lui a rapidement été associé permet de saisir l’intrication entre visions du monde et imaginaire démocratique des voix. Les réinterprétations contemporaines du mythe placent en effet au cœur de nos représentations la question du pluralisme des voix et de la démocratie ainsi qu’en témoignent, par exemple, les discours polémiques qui ont entouré l’architecture du parlement européen à Strasbourg, le bâtiment Louise Weiss. Assimilé à une tour de Babel, notamment par des anti-européens, conspirationnistes ou fondamentalistes, le bâtiment ainsi babélisé évoque tour à tour l’hubris, le risque de totalitarisme (du langage unique) ou le risque d’une désunion, d’une incompréhensible multiplicité des voix fondant une démocratie à l’image d’un bâtiment où plus personne ne se comprend, ne s’estime, ne s’écoute12. Les acteurs européens, face à de telles interprétations critiques, s’emploient à renverser l’axiologie du mythe13. Passer par Babel, c’est soulever des contradictions, des dissensus dans les imaginaires politiques des voix.

6Dans la littérature contemporaine, le recours aux mythes associés à Babylone implique là aussi la question de la politique des voix, et charrie plus largement des philosophies de l’histoire et des visions du monde divergentes. Le « poème‑reportage » Les rumeurs de Babel d’Yvon Le Men14, par exemple, est un livre de voix issu d’une résidence à Maurepas, une cité de Rennes dévastée par le chômage. L’allusion à la tour de Babel dit certes les mille langues de la Zone Urbaine Sensible, les cinquante nationalités qui y cohabitent, mais elle dit aussi la précarité de vies au bord de l’effondrement, entre solitude, maladie et chômage. Une partie des livres de voix contemporains sont ainsi des livres qui, à l’image du prophète Habakuk devant Babylone, « apostrophent » les contradictions historiques, témoignent et anticipent la catastrophe à venir. C’est également le cas dans Décor Ciment de François Bon15, livre de voix fictionnel mais fortement inspiré d’une résidence à Bobigny16. L’évocation de la ville maudite et du prophète Habakuk donnent lieu à un travail stylistique sur la parole prophétique, apocalyptique et imprécante : telles Habakuk, les voix, dans le livre, déploient tout un réseau de motifs apocalyptiques qui anticipent la catastrophe, disent l’excès et la dégradation de la ville. C’est ce même réflexe d’anticipation de la catastrophe qui prévaut dans Les Mémoires de l’Enclave de Jean‑Paul Goux17, recueil de voix non fictionnel dans lequel le narrateur-collecteur de voix se rend rapidement compte qu’il est face à l’ancien pays industriel de Montbéliard comme face à une tour de Babel, confronté à une « réalité multiple, si complexe qu’elle devenait immaitrisable18 ». Évoquer la « Babel innombrable19 » pour parler de la multiplicité des voix provoque immédiatement un cauchemar chez le narrateur se rêvant tout à coup archéologue dans un contexte de catastrophe annoncée, en décembre 1933, année de l’accession de Hitler à la Chancellerie : menant ses fouilles à Mari, entre la Syrie et la Babylonie, la figure onirique de cet archéologue, double du narrateur-collecteur de voix20, est confrontée dans ses fouilles à la question de l’urgence. Les objets de la recherche, tout comme la tour, sont exposées à disparaître. Les voix recueillies, dans ces trois textes littéraires, ont ainsi pour caractéristique commune d’être menacées par l’imminence de la destruction, de la perte. Leur appréhension s’inscrit dans un régime d’historicité apocalyptique où les gestes du collecteur s’apparentent souvent à des gestes de sauvetage.

7Pourtant, à parcourir les enquêtes littéraires contemporaines, les figures d’enquêteurs ou de collecteurs sur le terrain de Babylone n’empruntent pas tous les traits du « dernier témoin » avant l’effondrement. Ainsi chez Jean Echenoz, dans sa nouvelle « Babylone21 », la figure d’Hérodote apparaît sous les traits d’un enquêteur distrait et joueur, qui arpente le terrain de Babylone sans pessimisme aucun. Echenoz met par là distance le « paradigme des derniers » ou « paradigme Bérose » en ethnologie, ainsi que l’a nommé l’ethnologue Daniel Fabre, en référence à Bérose le Chaldéen, prêtre de Babylone qui, ayant conscience que sa civilisation était sur le point de disparaître, avait endossé un statut d’individu-monde, de témoin historique, d’ultime porte-parole22. Au contraire, suggère Echenoz, si son Hérodote avait su que seul son récit de Babylone resterait, « peut-être qu’il aurait renoncé à son projet23 ». Aux antipodes d’un régime d’historité apocalyptique, la figure du glaneur ou du collecteur évoque ici une pratique plus ludique que mélancolique. Selon le visage que les écrivains confèrent à l’époque, ou à Babel, les paradigmes des livres de voix et la manière d’appréhender la charge politique du geste d’orchestration de ces voix diffèrent.

Distinguer les voix. Trois paradigmes de l’altérité

8À partir de l’identification de Babels contemporaines divergentes, il s’agit ici de distinguer les livres de voix contemporains en fonction de la vision du monde qu’ils charrient. On identifie ainsi trois paradigmes idéal-typiques de recueil de voix ; s’ils peuvent traverser un même texte littéraire, une dominante se dégage généralement. Cette approche des recueils de voix par paradigmes dominants s’inscrit dans le prolongement des travaux de l’anthropologue Daniel Fabre sur le terrain ethnologique, déjà brièvement évoqués, bien que l’ampleur historique et scientifique de nos démarches soit incomparable. Dans le cadre d’un vaste programme de recherche24 sur la genèse de l’ethnologie en Europe, Fabre identifie trois paradigmes de l’altérité et de la production des savoirs de terrain25 : un paradigme Hérodote d’une part, premier enquêteur-historien connu, un paradigme Bérose d’autre part, dernier prêtre de Baal, et enfin un paradigme De Gérando, le philanthrope visiteurs des pauvres. Le paradigme Hérodote inscrit le recueil de voix dans le modèle de la rencontre avec l’autre, dans l’altérité culturelle et dans le principe d’une différence territorialisée des mœurs et coutumes. Le paradigme Bérose, lui, suggère la dimension romantique, souvent impensée, dans l’appréhension historique des terrains d’observation (toujours menacés d’effondrement). Le paradigme De Gérando, enfin, rappelle le moment réaliste des pratiques de terrain lors duquel les sciences de gouvernement, tout comme l’enquête sociale et le roman réaliste, concentrent leur attention sur les formes d’anomie (classes laborieuses, classes dangereuses).

9Il s’agit ici de reprendre et surtout de réajuster une telle catégorisation des pratiques ethnologiques aux enjeux propres au recueil de voix dans la non-fiction contemporaine. De nombreux points communs apparaissent ; ils sont le signe d’un héritage, d’une filiation. En effet, de profondes divergences apparaissent dès lors que les voix recueillies et orchestrées sont conçues comme les voix des derniers ou voix menacées, exposées à disparaître, ou plutôt comme les voix des invisibles, ces autres que l’on ne connaît pas ou que l’on ne voit pas, ou enfin, si elles sont envisagées comme les voix des ordinaires. Une analyse élargie des recueils de voix contemporains français aboutit ainsi à une représentation schématique polarisée par trois différents paradigmes qui traversent les non fictions des écrivains contemporains. Ces derniers témoignent de manières divergentes de concevoir l’histoire, les processus et les objets de la connaissance.

Paradigme

du recueil de voix

les invisibles

les derniers

les ordinaires

Corpus emblématique

Éditions « Plein Jour »

« Terre Humaine »

Plon

« L’ordinaire du capital »

Amsterdam

Vision du monde

Médiatique

Romantique

Réaliste

Processus de connaissance

Considération

Enregistrement

Analyse

Description

Comparaison contrastive

Anticipation

Totalisation

Objet

Un défaut de représentation

Un patrimoine

Un ordre des choses

Régime historicité

Présentiste

Apocalyptique

Matérialiste

Geste de compte rendu

Exposer

Témoigner

Interpréter

Discipline en affinité

Journalisme de reportage

Anthropologie

Sociologie

Voix des derniers

« La beauté du mort » : des voix exposées à disparaître

10Le livre de voix des Mémoires de l’Enclave de Jean‑Paul Goux place en exergue la réflexion de De Certeau suivante :

Seule la fin d’un temps permet d’énoncer ce qui la fait, comme sil lui fallait mourir pour devenir un livre26.

11Une telle déclaration fait signe vers le fameux constat historique de la « beauté du mort27 » que tire Michel de Certeau, avec Dominique Julia et Jacques Revel, à propos des enquêtes ethnographiques sur le populaire, la collecte des chansons populaires, l’étude des patois et la littérature de colportage dans la France de l’après 1848 et de la restauration. La « beauté du mort » désigne le couplage qui relie la collecte ethnographique et la fin d’un monde. Nombreux sont les écrivains, recueilleurs de voix, à rappeler ce couplage. Pourtant à lire les Mémoires, la « fin du temps » n’est pas vraiment accomplie : elle reste toujours à venir. Les collectes de voix ont moins à sonder les survivances d’un temps révolu qu’à saisir des existences exposées à la disparition prochaine :

Je quadrille l’Enclave comme un champ de fouilles, j’éprouve cette urgence du relevé à prendre, du document à saisir, que j’ai connue dans mon second stage d’archéologie, à Saint Jean le Vieux en Pays Basque, où nous n’avions que trois semaines devant nous, cette urgence qu’éprouve tout archéologue lorsque la construction d’un parking souterrain fait découvrir un site extrêmement riche qu’il faut exploiter en quelques mois avant qu’il soit irrémédiablement détruit par les pelleteuses28.

12Les voix, dans le paradigme des « derniers », sont « exposées à disparaître29 » : leur disparition relève de l’éclairage que leur confère l’écrivain et les dispositifs textuels qui mettent en place un tel éclairage sont souvent intéressants à analyser au cas par cas.

Un héritage romantique

13Le paradigme des derniers fait signe vers une ancienne généalogie des livres de voix : la généalogie romantique. Sur le plan de la vision de l’histoire, les recueils de voix contemporains empruntent en effet les pas d’une Amélie Bosquet d’un Hersart de la Villemarqué ou d’une George Sand par exemple, qui dans l’avant-propos à ses Légendes rustiques, appelait de ses vœux le travail de « faiseurs de recherche » qui se consacreraient au recueil de légendes paysannes30 . Ces expériences de collectage in situ à fins de sauvegarde sont la marque des littératures nationales qui, dans toute l’Europe de la première moitié du xixe siècle, cherchent à se refonder et à se revivifier au contact des traditions et voix populaires. Ce sont les frères Grimm qui partent à la collecte des contes populaires allemands, c’est Walter Scott qui arpente le Liddesdale écossais pour en écouter les ballades traditionnelles, c’est Peter Christen Asbjørnsen qui cherche à révéler les trésors cachés du monde paysan norvégien, ou c’est encore Alessandro Manzoni qui part en résidence en Toscane afin de s’immerger dans la langue du peuple florentin31. En France, l’engouement romantique pour les cultures populaires et régionales est un jalon majeur dans l’histoire des collectes de voix. Il est à l’origine de la publication retentissante du fameux Barzaz‑breiz. Chants populaires de la Bretagne de Hersart de la Villemarqué en 1839, il prend forme institutionnelle avec l’enquête de Fortoul (1852‑1876) sur les chansons populaires de Haute et Basse‑Bretagne, voire il fournit un discours commun à toute la galaxie folkloriste de la seconde moitié du xixe siècle, fondé sur ce que Laurent Le Gall nomme une « modernité régressive32 » : les folkloristes articulent en effet leurs pratiques de recueil, selon l’historien, à une vision du monde « pensée en fonction de la figure du dernier — le dernier paysan, le dernier locuteur — et, partant, de l’urgence qu’il y a à le sauver de l’oubli auquel la société industrielle paraissait le condamner33 ».

Fabrique de l’écrivain patrimonial

14Les collectes de voix contemporaines se distancient néanmoins de la généalogie romantique sur un point fondamental : la question patrimoniale. L’une des premières collectes littéraires de voix contemporaines institutionnalisées en France, dans le cadre d’une résidence, est celle de Jean‑Paul Goux dans le Pays de Montbéliard, déjà mentionnée. Il n’est pas anodin qu’elle apparaisse dans le contexte socio-économique français des années 1980, marqué avant tout par un vaste mouvement de désindustrialisation et de renouveau du rapport avec le patrimoine industriel. Faisant retour sur les débuts du projet, Goux rappelle certes l’imaginaire romantique avec lequel il envisage son entreprise :

Je me représentais le travail que j’avais à faire à la manière de ces musiciens du début du XIXe s. qui, dans l’Europe entière, allaient recueillir les mélodies populaires en train de disparaître, ou à la manière de ces écrivains de l’Allemagne romantique, Grimm , Herder, Brentano, von Arnim, allant recueillir les traces de cette culture populaire où ils voyaient la source d’une culture nationale, ou bien, plus proche de nous, à la manière de ces collectes ethnologiques, organisées outre-Atlantique au moment du New Deal, dans le cadre de ce Federal Writer’s project auquel participèrent des écrivains comme Ralph Ellison ou Saül Bellow34.

15L’écrivain affirme également son refus d’accepter la « loi de la disparition ». On retrouve là tous les traits de l’héritage romantique du recueil de voix. À un détail près. Jean‑Paul Goux cite également Le Cheval d’Orgueil de Pierre‑Jakez Hélias lias, ouvrage phare de la collection Terre Humaine, participant du contexte intellectuel ayant valorisé les sources d’information dites “populaires”35 ». Et Goux s’inscrit lui-même dans le moment de « l’extension infiniment grandissante du concept de patrimoine36 », qui est devenue, c’est mon hypothèse, l’un des enjeux clefs des nouvelles modalités d’engagement des écrivains à partir des années 1980. En effet, la démarche patrimoniale et le recueil de voix sont devenus des entreprises contre‑mémorielles, qui s’attellent à laisser trace de ce qui disparaît de l’histoire nationale. Si Anne‑Marie Thiesse a bien étudié la Fabrique de l’écrivain national, le tournant patrimonial des recueils littéraires de voix constituent selon moi un récent prolongement et contrepoint au vaste mouvement historique que décrit la chercheuse. Nous sommes passés d’une fabrique de l’écrivain national à une fabrique de l’écrivain patrimonial. Les pratiques romantiques du terrain et les collectes de voix, au xixe siècle, s’inscrivaient dans un large processus d’ « archéologie du national ». La notion de patrimoine quant à elle s’inscrit au cœur des contre-récits nationaux ou coloniaux. Il s’agit d’un passage de l’Histoire aux histoires qu’ont bien étudié Daniel Fabre et Claudie Voisenat37 : si le dispositif d’instauration de la valeur du passé a pendant longtemps relevé du monument et de l’expertise, l’écrivain contemporain collecteur de voix trouve désormais sa place dans un tournant patrimonial qui depuis 1980 donne la priorité à l’immatériel, au subjectif et à l’amateurisme.

Voix des invisibles

16Les livres de voix contemporains se confrontent régulièrement au patrimoine industriel, mais ils ne mobilisent pas pour autant systématiquement le paradigme des derniers. C’est ce que manifeste, à titre anecdotique, le léger différend entre Sylvain Pattieu et son éditeur dans le choix du titre du livre qui rassemble les voix des ouvriers de PSA à Aulnay‑sous‑bois et leurs récits de grève à l’annonce de la fermeture de l’usine en 2004. Le titre Avant de disparaître est un choix de l’éditeur. Il repose sur la vision romantique de la disparition à venir, alors que l’écrivain semble vouloir mettre à distance, dans l’ensemble de ses textes, un tel paradigme du recueil de voix. De la même manière dans Beauté Parade, recueil de récits de grève des travailleuses sans papier d’un salon de beauté parisien, Sylvain Pattieu, à la recherche d’un patronage sous lequel placer son entreprise, congédie rapidement la vision du monde romantique :

Clio est sur les rangs, mais elle est trop sérieuse. Elle regarde vers le passé quand les femmes de ce récit avancent sans trop se retourner, tête fixée vers le futur. L’inverse, en somme, de l’ange de l’histoire de Walter Benjamin, face tournée vers les catastrophes et les défaites du passé, poussé par le vent mauvais du progrès destructeur38.

17À la déploration de la disparition, l’auteur souhaite substituer la figure de Thalie, présentée comme « Muse de l’apparence ». Beauté parade et Avant de disparaître invitent à envisager un tout autre paradigme du recueil de voix : le paradigme des invisibles qui est le paradigme le plus répandu, mais aussi et surtout le moins interrogé.

Invisibles donc inaudibles : politiser les voix ?

18Fournir un contrepoint aux représentations dominantes, éclairer les réalités invisibles, donner une voix aux sans voix… Tels sont les maîtres mots d’un paradigme dont l’une des références majeures est le projet « Raconter la vie » initié au Seuil en 2014 par Pierre Rosanvallon39. C’est bien la notion de visibilité politique et médiatique qui est au centre du dispositif, ainsi que le défend Rosanvallon dans son texte de présentation de la collection, Le Parlement des invisibles40. Si la question des voix s’y fait centrale, c’est qu’à la notion des invisibles est immédiatement superposée celle des inaudibles, qui sous‑entend dès lors un rapport à la politique41. Le problème de notre temps selon Rosanvallon, en effet, c’est que « le pays ne se sent pas écouté » et que, partant « le pays ne se sent pas représenté ». Le projet « Raconter la vie » entend ainsi superposer le plan de la représentation narrative au plan de la représentation politique, puisqu’il se prévaut, en « remédiant à la malreprésentation qui ronge le pays » de « restaurer la société dans sa dignité, et refonder en même temps la démocratie42 ».

Reconnaître les voix : limites d’un régime éthique de l’apparition

19À l’égard des invisibles, le paradigme des invisibles propose comme solution principale une reconnaissance dans l’espace public. La notion de reconnaissance, reprise aussi par Rosanvallon, fait signe vers tout un courant de la philosophie qui aborde précisément la politique et les interactions sociales en termes attentionnels, voire éthiques43. C’est Paul Ricœur qui souhaite dépasser l’analyse hégélienne des luttes pour la reconnaissance afin de défendre la possibilité de la reconnaissance mutuelle et pacifiée dans les interactions humaines44 ; c’est Hannah Arendt qui pense la polis, le domaine public, comme un espace où il s’agit d’apparaître ; c’est surtout l’école de Francfort, de Adorno et Horkheimer à Axel Honneth, qui octroient une place majeure aux médias de masse dans la constitution de la sphère publique moderne. Chez Honneth, le conflit est abordé dans une perspective morale : dans La lutte pour la reconnaissance, l’invisibilité désigne l’expérience du refus, de la part d’autrui, de confirmer l’individu dans sa valeur sociale. La reconnaissance intersubjective devient ainsi le préalable aux apparitions de l’individu dans la sphère publique. De nombreuses critiques peuvent être adressées à ce modèle qui aborde la politique au prisme de l’apparaître et de l’espace public abstrait. Stathis Kouvélakis fait bien remarquer que chez Honneth, la lutte des classes disparaît au profit d’un antagonisme d’ordre moral qui requiert, pour être résolu, non plus la transformation des rapports sociaux, mais bien plutôt un effort d’intégration des individus dans l’ordre social déjà existant45. Ce constat peut tout à fait être étendu à de nombreux recueils de voix contemporains.

20Le paradigme des invisibles se développe dans un contexte historique spécifique, dans lequel la quête de reconnaissance est devenue un « nouveau phénomène social total46 ». Nancy Fraser a bien observé ce « tournant culturel » : les revendications de justice se caractérisent désormais par un emprunt croissant au vocabulaire de la reconnaissance culturelle (reconnaissance des identités minoritaires, sexuelles ou culturelles) plutôt qu’un emprunt aux principes de la redistribution économique47. La politique se pense moins sur un plan matériel donc, que sur le plan symbolique et attentionnel. C’est ce qui explique que la charge politique des recueils de voix puisse être fréquemment envisagée comme celle d’une réponse attentionnelle et morale au processus d’invisibilisation sociale, ou, pour reprendre les termes de Marielle Macé, d’une transformation de la sidération en considération48. Un tel paradigme du recueil de voix rencontre assez vite ses limites politiques, non seulement parce qu’il se détourne des enjeux matérialistes, mais surtout parce qu’il menace toujours de réduire le politique à un contenu thématique : écrire sur les marges, écouter les inaudibles, témoigner des franges deviennent autant de gestes dont la charge politique risque d’être garantie uniquement par les objets qu’ils prennent en charge. J’emploie à dessein le terme d’objet : ainsi que l’a montré Bourdieu, les « classes objets », classes dominées, n’ont pas le privilège de contrôler leur propre objectivation. Invisibles pour autrui, elles deviennent invisibles en soi, c’est-à-dire « dominées jusque dans la production de leur image49 ».

Des invisibles aux cadres de reconnaissabilité

21François Bon, parmi nombre d’autres écrivains cueilleurs de voix, met à distance un tel paradigme lorsqu’il affirme que dans son travail « il ne s’agit pas de “représenter” les marges ou les franges, ou la détresse », que « ce n’est pas pour leur contenu ou même leur urgence » que l’on choisit thèmes ou images, mais pour aller chercher « cette seule convergence du symbole et d’une beauté qui n’est pas encore nommable, puisque non encore ramenée à l’univers des représentations50. » Les livres de voix les plus intéressants sont ainsi loin d’être ceux qui décrètent l’invisibilité de leurs objets sans jamais interroger le point de vue situé qui leur permet d’assigner une telle identité d’invisible, ou d’inaudible. Tout autre est l’intérêt des recueils de voix qui s’attellent à bousculer ou déconstruire ce que Butler nomme les « cadres de reconnaissabilité51 » (frameworks), c’est-à-dire les cadres normatifs qui déterminent ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. On peut ainsi songer, parmi de nombreux exemples, aux modalités d’orchestration des voix chez Maryline Desbiolles (C’est pourtant pas la guerre), Arno Bertina (L’âge de la première passe, Ceux qui trop supportent), ou encore Jean Hatzfeld (Récits des marais rwandais).

Voix ordinaires

22Le paradigme des ordinaires s’incarne particulièrement bien dans la récente collection « L’ordinaire du capital » fondée par le géographe Allan Popellard aux éditions Amsterdam en 2017. Le titre de collection lui-même permet de saisir ce qui diffère des derniers ou des invisibles : renvoyant avant tout à la Critique de l’économie politique de Marx, il évoque par l’ « ordinaire » ce qui, dans l’ensemble des moyens de production, y compris le travail humain, relève du commun, du banal, c’est‑à‑dire de ce qui se présente comme suivant l’ordre de des choses. L’ordinaire désignant par définition ce qui n’est ni remarquable ni extraordinaire, c’est également un souci pour celles et ceux dont la condition sociale est modeste qui s’affirme de manière sous-jacente. L’ordinaire renvoie ainsi à la fois à la normalisation d’un ordre des choses et à une condition de dominé.

Déplacer l’invisibilité

23Ainsi dans La Plaine52, livre de voix paru dans la collection, Gatien Élie ne s’intéresse pas à un espace ou à des existences invisibles ; le territoire qu’il a inlassablement sillonné pour collecter les récits « des travailleurs du productivisme agricole », c’est la Beauce :

Un espace ouvert, sans enclos, sans haie, […] une plaine agricole et rase, sans arbre aucun, n’étaient ces boqueteaux qui subsistent et forment au loin quelques îles, […] une immense clairière, ouverte aux quatre vents et baignée en toutes saisons de lumière53.

24L’invisibilité des voix est déplacée sur un plan épistémique : elle désigne plutôt un point aveugle de la réflexion, une contradiction difficilement intelligible au premier abord. Dans l’ensemble des entretiens menés auprès des agriculteurs, ces derniers font en effet tous « les mêmes récits », et disent :

la même solitude, les mêmes difficultés devant les prix qui s’effondrent et l’angoisse qui en découle, la même toxicité des produits qu’ils manipulent, le même impératif constant de modernisation, les mêmes critiques à l’encontre de l’agriculture biologique et les mêmes avantages de l’agriculture raisonnée, le même endettement, les mêmes suicides, la même envie d’ailleurs54.

25Paradoxalement pourtant, signale Élie , « tous continuent » :

Inexorablement. Ils poursuivent dans la même direction, celle du productivisme, ils maintiennent le cap, celui de l’augmentation des rendements pour des consommateurs de plus en plus abstraits et lointains55.

26La figure des consommateurs, hors champ, constitue une mise en abyme de l’invisible de l’enquête, dans le cadre du paradigme des ordinaires. Cet invisible ne peut être dévoilé dans le cadre d’une conception empiriste du terrain et du recueil de voix, dans laquelle il s’agirait de donner à voir pour voir, de donner à entendre pour comprendre. L’invisible, dans ce paradigme, est une forme abstraite. Un tel paradigme des livres de voix rejoint la critique bourdieusienne de l’illusion empiriste formulée dans La Misère du monde :

Pour rompre avec les idées reçues, et le discours ordinaire, il ne suffit pas, comme on veut parfois le croire, d’ « aller voir » ce qu’il en est. […] En effet tout porte à penser que l’essentiel de ce qui se vit et se voit sur le terrain, c’est-à-dire les évidences les plus frappantes et les expériences les plus dramatiques, trouve son principe tout à fait ailleurs56.

27Avec les ordinaires, il s’agit moins de rendre visible les choses et les vies qu’un certain ordre des choses et des vies, invisible au premier abord et qu’une simple re(présentation) ne suffit pas à éclairer.

Ordinariser la voix

28Le livre Le Vieux, issu de la même collection, fruit d’une rencontre entre le sociologue Michel Kokoreff et le voyou Azzedine Grinbou, s’inscrit d’abord en faux contre « l’abondante bibliographie de “mémoires” de voyous, caïds et autres parrains, écrits en collaboration avec des journalistes57 » faisant appel au sensationnalisme. Refusant d’être « la geste héroïque d’un bandit », le texte s’attelle bien plutôt à ordinariser la criminalité, c’est‑à‑dire à montrer « comment les criminels, mus par un désir mimétique, ont banalement incorporé les normes dominantes de la société de marché, comment l’exception rencontre la norme58 ». Si puissance ordinarisante d’un tel paradigme peut s’expliquer par l’influence sociologique de certains des auteurs de la collection, elle se retrouve pourtant dans nombre de livres de voix contemporains qui ont fréquemment à cœur de mettre à distance tout horizon sensationnel. On peut ainsi songer à l’ouverture de Daewoo de François Bon : alors que la révolte des ouvriers et la séquestration d’un directeur d’usine, à l’annonce de la délocalisation, a créé un véritable événement médiatique, le recueil des voix s’effectue à contre‑temps, en contrepoint des repères de l’extra‑ordinaire médiatique.

« La vie par les bords »

29Le paradigme des ordinaires se fonde sur l’idée d’une communauté de problèmes, d’un ordre des choses que les voix ordinaires auraient en partage et que le travail de recueil permet d’éclairer. L’envergure du geste dépasse ainsi la simple qualification des disqualifiés, la simple visibilisation des invisibles. Il s’agit plutôt de saisir « la vie par les bords », pour reprendre le titre d’un documentaire sur les ateliers d’écriture de François Bon59 dans un lycée professionnel d’Argenteuil. Il s’agit de s’appuyer sur l’expertise langagière de celles et ceux qui ont connu des expériences limites. Ainsi par exemple de celle de la participante de l’un de ses premiers ateliers d’écriture à Lodève, petite ville du sud-est, à laquelle C’était toute une vie rend hommage, expertise « qu’on ne saura pas, parce qu’on n’est pas allé où, elle, elle est allée60 ». De la même manière pour ce qui est des expériences de l’écrivain sur le terrain d’Arcelor Mittal ou de Daewoo, les ouvriers, parce qu’ils font l’expérience ordinaire et immédiate de ce qui fait tourner la machine capitaliste, ont quelque chose à dire de problèmes que nous avons en partage — d’où l’affirmation de Bon selon laquelle « tous les mots sont adultes61 ».

30Une telle vision du monde, qui procure une envergure épistémique aux voix et expériences ordinaires comme aux voix et expériences marginales, n’est pas éloignée de la pensée marxiste selon laquelle le savoir des classes subissant l’exploitation peut permettre de mieux comprendre le monde que le savoir fondé sur l’expérience des dominants - puisque ceux-là récoltent les profits issus du travail, sans faire l’expérience des processus qui produisent ces profits. Le paradigme des ordinaires fournit ainsi de précieuses pistes de recherche pour penser les apports et le dialogue étroit entre la littérature et les savoirs — situés — en considérable développement dans les sciences humaines et sociales.

31La notion de recueil de voix, lorsque l’on s’emploie à distinguer les visions du monde romantiques, éthico‑médiatiques et réalistes, recouvre finalement trois gestes différents : s’il s’agit de témoigner pour le recueil des voix des derniers, il semble que les voix des invisibles soient plutôt à (re)présenter, tandis que celle des ordinaires sont à interpréter.