Colloques en ligne

Climène Perrin

« La colonisation n’est pas finie. » Écopoétique postcoloniale et catastrophe écologique dans Selve, création documentaire et interdisciplinaire mise en scène par Christophe Rulhes

S’il n’y a pas de nature, qu’y a-t-il ? Cette séparation radicale très anciennement établie par l’Occident savant, lettré, urbain et religieux du Livre entre le monde de la nature et celui des hommes, une fois inopérante, laisse partout des plantes, des animaux, des lieux et des esprits de lieux à la vie sociale active, mêlée au quotidien et au réel des humains. Mais voilà, La Nature [sic.] des modernes ne cesse de s’étendre par le monde, avec ses lois scientifiques et mathématiques d’asservissement des ressources1.

1Le spectacle interdisciplinaire Selve, qui mêle théâtre, danse et musique, est la seconde partie d’un diptyque intitulé La Guerre des Natures. Il a été créé en octobre 2019 à l’Agora Pôle National Cirque, Boulazac, mis en scène par Christophe Rulhes et porté par quatre interprètes au plateau : Julien Cassier et Chloé Beillevaire en chorégraphie, Christophe Rulhes en musique et Bénédicte Le Lamer en jeu dramatique. Ce travail documentaire, qui se définit comme « théâtre du réel2 », entend s’attacher au monde « social, politique, culturel, par l’intermédiaire d’actions comme celle de témoigner, par exemple en restituant des entretiens3 » pour montrer un lieu où « une guerre ontologique, une guerre de définitions et de conceptions, une guerre des natures4 » se joue. Selve propose à ce titre un récit croisé de la vie de Sylvana Alimina Opoya, jeune femme wayana5 de 23 ans habitant aujourd’hui le village de Taluwen en Guyane française, et celle de la « selve », la forêt amazonienne environnante. À travers ces deux voix, transmises et interprétées de multiples manières (jeu, danse, musique, chant, dessin, photographie, lumière, vidéo), et celles d’autres habitant·e·s de ce milieu, voix humaines et non‑humaines, êtres visibles et invisibles, la création met en scène un écosystème colonisé par les Européens, marqué par la double fracture environnementale et coloniale décrite par Malcom Ferdinand dans son ouvrage Une écologie décoloniale6. Cette double rupture violente se manifeste en Guyane française depuis les débuts de la colonisation au xve siècle et jusqu’aujourd’hui avec l’orpaillage illégal, la déforestation, l’extraction et l’érosion des sols, une épidémie de suicides chez les jeunes et l’évangélisme qui supprime progressivement la culture traditionnelle : une catastrophe qui dure depuis plus de six siècles.

2Étymologiquement, la catastrophe désigne le bouleversement, et pour les dramaturges depuis Aristote, « le dénouement et la résolution du drame7 ». Étroitement liée à la tragédie, la catastrophe, événement final, induit une construction dramatique linéaire et progressive ; pour Hélène Kuntz, cette forme dramatique repose sur la conception idéologique d’un progrès de l’histoire. Cette dernière vole en éclats à la suite de la Seconde Guerre mondiale, annonçant l’ère du post-dramatique8. En tout état de cause, les dramaturges comme Beckett, Brecht, Bond ou Müller décident alors de faire de la catastrophe la scène initiale du drame, la rendant diffuse et immanente à ce dernier.

3Avec la création Selve, la définition initiale de la catastrophe est donc d’emblée remise en cause, tout comme la notion de « nature », concept inopérant pour le peuple wayana et critiqué dans l’ensemble de la création (cf. citation liminaire). Pourtant, Selve témoigne de la destruction d’un écosystème aux conséquences irréparables : comment alors la nommer ? Dans la lignée de nombreuses penseuses et de multiples penseurs de l’écologie, en particulier Timothy Morton9, Selve nous invite à abandonner la notion de « nature » pour la remplacer par celle d’« écologie » ; celle‑ci permet de penser l’interconnexion entre tous les êtres du monde et la co-évolution des systèmes vivants, au lieu du dualisme divisant qu’induit l’idée de « nature ». Ne pourrait‑on pas alors parler de « catastrophe écologique » plutôt que de « catastrophe naturelle » ? L’analyse écopoétique10 de la création pluridisciplinaire et documentaire Selve révèle la pertinence de la notion de « catastrophe écologique », à travers les vécus de Sylvana et de la forêt dans les interstices du capitalisme, et rappelle les formidables capacités de l’art à donner à voir et à faire éprouver les multiples dimensions, tant intellectuelles qu’affectives, de la catastrophe.

L’inévitable « violence lente » de la catastrophe écologique, héritage du colonialisme

4La catastrophe coloniale et environnementale est figurée dès les paroles initiales du spectacle. Les deux premiers textes sont portés l’un par Sylvana, qui apparaît sur deux écrans de façon symétrique, l’autre par la comédienne Bénédicte Le Lamer, qui interprète le personnage de Selve. Toutes deux énoncent les thématiques principales du spectacle : tandis que Sylvana s’interroge sur son identité et le regard que les spectateurs et spectatrices de métropole ont sur elle (« Sylvana : […] Comment me voyez‑vous ? Comment nous nous voyons ? Comment je me vois ? […] Je suis tout à la fois11. »), Selve fait commencer le récit au moment de l’arrivée de « Palasisi, l’esprit du soleil, et [de] Palanakili, l’esprit de la mer12 », autrement dit celle des premiers Blancs colonisateurs par bateau. Le propos de Selve annonce également les thématiques de la déforestation et des plantations ainsi que celle de l’identité formulée par Sylvana, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le spectacle :

Il [l’abrupt] a greffé mes arbres et mes espaces, métissé mes paroles et mes gestes, noyé mes mémoires pour de nouvelles images. Fini mes terres hautes cultivées en Terra Prata et le grand jardin peuplé, jamais vierge ou primaire, mais apprêté, cheminé, ponctué en tomates et en maïs, en montagnes couronnées et en carbets13.

5Par là même est immédiatement affirmée l’idée d’un milieu14 affecté et contrée celle d’un paradis perdu tout comme de l’existence d’une « nature » première. La création met en scène l’environnement non pas comme décor ou cadre mais en tant que présence où s’incarne l’histoire humaine, une présence qui engage la responsabilité humaine face à son environnement ; elle correspond ainsi à une écriture écologique telle que définie par Lawrence Buell15.

6Par ailleurs, la colonisation est introduite en début de spectacle en tant que catastrophe initiale pour le peuple wayana et son milieu : la progression dramatique de la création s’appuie sur celle de la réalité historique rapportée. À ce titre, les désastres écologiques provoqués par cette catastrophe initiale viennent contrer l’imaginaire apocalyptique occidentalo‑chrétien et rappellent la nécessité de prendre en compte la question coloniale dans la réflexion autour de la responsabilité humaine envers l’environnement, comme l’affirme Malcolm Ferdinand : « Les effondrements environnementaux ne touchent pas tout le monde de la même façon et n’effacent aucunement les effondrements sociaux et politiques déjà en cours. Une double fracture persiste entre ceux qui craignent la tempête écologique à l’horizon et ceux à qui le pont de la justice fut refusé bien avant les premières rafales16. »

« Mais à qui profite ce mal17 ? » : l’orpaillage ou la violence de l’extractivisme

7La catastrophe écologique initiale provoque la rencontre de deux mondes et propage l’idéologie capitaliste, faite de recherche de rendement et de profits, augmentant les inégalités et la violence sociale entre les pauvres. Dans le spectacle, on découvre la tante de Sylvana, Linia, dans un texte que Sylvana énonce en vidéo. Il y a d’un côté Linia, qui apparaît comme une figure en lutte contre l’orpaillage illégal, responsable de la pollution de l’eau et de l’intoxication des animaux conduisant à celle des personnes, ainsi que de malformations chez les nouveaux nés ; de l’autre, « l’ouvrier ou le clandestin brésilien [qui] vien[nen]t chercher un peu de subsistances18 ». Comme l’a démontré Félix Guattari19, le capitalisme s’immisce dans les subjectivités ; il est leur ennemi commun mais prend différentes formes selon chaque situation : pauvreté, danger sanitaire, danger environnemental, etc. L’orpaillage apparaît également comme l’un des héritages du colonialisme ; à travers les voix de Selve et de Sylvana, qui en parlent à plusieurs reprises dans le spectacle, la situation dramatique cristallise une violence mentale, sociale et environnementale et dévoile les multiples niveaux de la catastrophe écologique. Ici, le théâtre emprunte la « voie thématique » mentionnée par Julie Sermon20 , pour donner à voir la problématique écologique en tant que thème du spectacle par le biais du texte dramatique. Ainsi, la catastrophe écologique déstabilise la vision occidentale d’un désastre brutal, et relève plus précisément de la « violence lente », terme proposé par Rob Nixon21 et repris par Una Chaudhuri et Shonni Enelow :

This is the mode that Rob Nixon has recently identified as “slow violence”, those events whose consequences—though catastrophic—are neither immediate, nor instantaneous, nor spectacular. Slow violence names modes of damage that are attritional, or incremental, and largely unseen, and includes such things as domestic abuse, PTSD, pollution, contamination, deforestation, and the slowly emerging diseases and disabilities that happen in the aftermath of various kinds of disasters, man-made or otherwise22.

8Sur scène, la « violence lente » de l’orpaillage se situe aussi en‑dehors du régime du spectaculaire : elle n’est ni reconstituée ni transmise par des vidéos, mais énoncée par les deux protagonistes, retranscrite et retraversée par un solo de Chloé Beillevaire et une improvisation musicale de Christophe Rulhes.

L’altéricide aujourd’hui : permanence et multiplicité de la violence impérialiste

9Selon Malcom Ferdinand, l’altéricide est l’un des principes de l’« habiter colonial23 », et consiste en un « refus de la possibilité d’habiter la Terre en présence d’un autre, d’une personne qui soit différente d’un moi par ses apparences, ses appartenances ou ses croyances24 ». Dans les pays colonisés, il convenait alors d’évangéliser les colonisé·e·s ; ce principe est manifestement toujours d’actualité et se vérifie par l’augmentation du nombre d’églises, « une dans chaque village25 », « construites sans le consentement de tous les habitants et sans autorisation préfectorale26 ». Comme les autres thématiques de la création, le texte du spectacle fait apparaître celle de l’évangélisme à plusieurs reprises ; elle est continuellement abordée en lien avec la mort, les esprits et le suicide. Néanmoins, le début de la deuxième moitié de la représentation en constitue le point culminant : Sylvana, apparaissant toujours sur deux écrans de manière symétrique, accompagnée par le portrait dessiné de son frère Carlos placé au centre de la scène, soutenue par les bruits de la forêt diffusés dans l’espace théâtral, exprime sa tristesse et sa colère face au suicide de son frère. Tandis qu’un des écrans nous montre Sylvana, en gros plan et le visage légèrement abaissé, l’autre nous permet de la comprendre, grâce à la traduction française de la langue wayana. La violence lente de la catastrophe écologique trouve son expression dans le dévoilement d’un intime, fait de sentiments puissants et douloureux. L’histoire personnelle se fait ici miroir d’une réalité plus globale, celle de « l’autre […] réduit au même27 », l’autre étant l’individu, l’amenant à se nier lui-même en se donnant la mort (« Sylvana : […] Ma sœur, elle pense que c’est à cause des évangélistes que mon frère s’est tué28 »), tout autant que son monde, fait de modes d’agir et de mises en relation qui lui sont propres.

10À l’instar des choix de Beckett, le spectacle « ne se refuse pas seulement à construire la catastrophe en événement : il substitue une catastrophe immanente, diffuse, à la catastrophe imminente que constitue l’Apocalypse29 ». On notera cependant que la structure globale de Selve a pour fil conducteur l’accumulation et la superposition des médiums artistiques, atteignant son paroxysme à la fin de la représentation ; la progression vers une forme finale reste un aspect structurant de la création, bien qu’éloigné du bouleversement final de la katastrophê tragique.

Le monde invisible, témoin de la catastrophe et mémoire de la spiritualité wayana

11La mort traverse la catastrophe écologique, que ce soit avec l’orpaillage, les épidémies de suicides chez les jeunes ou l’altéricide. Elle en est la conséquence inévitable, mais est dans le même temps la porte d’entrée vers le monde invisible du peuple wayana. À travers lui, les affects de la catastrophe écologique sont transposés et exprimés. Comment mettre en scène ce monde, celui des esprits, des morts et des mythes, et sa résonance affective ?

12À la suite de l’expression des sentiments de douleur, de tristesse et de colère de Sylvana face à la mort de son frère, on entend l’enregistrement d’un chant à la mélodie légère, calme et joyeuse, marmonné par son grand‑père. Bénédicte Le Lamer prend alors la parole, cette fois‑ci au nom de Sylvana pour narrer un conte30 à propos d’un enfant mort qui revient plusieurs fois rendre visite à sa mère en lui demandant avec insistance de jeter de l’eau sur son corps en feu ; la mère, par peur, n’accomplira pas le souhait de son fils, qui finira par ne plus revenir : « Sylvana : […] Ma mère dit : “C’est pour ça que les morts ne reviennent pas.” Ça, c’est quand elle croit aux jolok.31 » Le conte permet de partir de l’histoire personnelle et de la dépasser pour aller vers le monde des esprits.

13Parallèlement à la narration de la comédienne, Julien Cassier vient superposer sa voix aux supplications de l’enfant : progressivement, le monde invisible s’incarne et est mis en scène. La fin du conte mentionne également un monstre que Bénédicte Le Lamer, qui ne faisait au départ que l’énoncer, finit par incarner et rendre vivant : elle effectue des mimiques, le cri du monstre, tord son corps et se métamorphose. La métamorphose a aussi opéré sur Julien Cassier, qui répète de façon crescendo les supplications du garçon, tandis que la danseuse Chloé Beillevaire incarne et danse un jolok. Les trois corps en scène deviennent étranges, dérangeants et monstrueux. Cela est renforcé par une lumière latérale très blanche, froide et rampante qui crée des ombres sur les corps et dans l’espace scénique ; également par l’absence de musique et de sons, effet suffisamment rare dans le spectacle pour être noté.

14L’incarnation et la mise en scène du monde invisible, avec les affects inconfortables qu’il procure, rendent compte des dessous de la mort et par là de l’imaginaire sous-jacent de la catastrophe écologique pour les Wayana. À nouveau, le non‑humain parle et témoigne de la catastrophe, tandis que la création porte la mémoire de la spiritualité wayana. Tout l’intérêt et la spécificité des arts vivants sont ici manifestes : donner à voir l’invisible et transmettre un état affectif de la catastrophe écologique.

Transmettre et performer les vies dans les interstices de la catastrophe

15La ruine a été le fait de ceux qui croyaient savoir ce qu’est une forêt et comment la conserver, comment l’exploiter en préservant la ressource. Et l’histoire de leur possible régénération ne demande pas des humains respectueux — aucun protagoniste de la vie d’une forêt ne respecte les autres — mais des humains qui apprennent à situer leurs propres intérêts dans l’enchevêtrement jamais innocent, jamais optimal, c’est-à-dire jamais hors histoire, qui fait la viabilité d’une forêt32.

Face à la fracture environnementale du colonialisme : interpréter la forêt

16Bénédicte Le Lamer, qui interprète le personnage de Selve, revêt une chemise souple à l’imprimé forêt et aux tons pastel, en écho au rôle interprété ; le costume devient lui aussi le signe de la rencontre entre le monde de la forêt et celui de sa marchandisation qui la fige dans des motifs. Ce choix osé de mettre en scène le non‑humain « forêt » par le biais d’une humaine évite pourtant l’écueil de l’anthropomorphisme. Le jeu de Bénédicte Le Lamer vise uniquement à faire entendre le texte, tous procédés emphatiques exclus. Si le texte nous parvient parfois difficilement, l’interprétation a néanmoins le bénéfice d’éviter l’incarnation humaine, au sens où la comédienne ne s’identifie pas au personnage qu’elle interprète, ce qui aurait fait de la forêt un symbole plutôt qu’un être vivant à part entière. L’interprète est alors dotée de deux fonctions : celle communément admise de jouer un « rôle […] en traduisant de manière personnelle la pensée, les intentions d’un auteur » ; et celle de « faire connaitre les intentions, les désirs d’une autre », de « traduire (un texte ou des paroles) d’une langue dans une autre » (cf. CNRTL). Ainsi, Bénédicte Le Lamer interprète : elle n’est pas la porte‑parole mais transmet le vécu de Selve en en proposant une interprétation par le biais du texte et d’un langage humain le moins incarné possible, afin d’éviter l’allégorie.

17De plus, la présence de Selve sur scène excède Bénédicte Le Lamer. Elle est mise en scène dans sa multiplicité grâce à la diffusion répétée des bruits de la forêt, faisant exister au plateau les multiples vivant·e·s qu’elle abrite : oiseaux, singes, eau. On la retrouve également dans une vidéo qui montre une randonnée vers un lieu central, Taluwakem. La forêt n’est pas un décor mais un personnage doté d’une histoire, pétrie d’exploitation passée, présente et future : de la plantation à la déforestation, de l’orpaillage aux incendies, à l’érosion des sols et à la mort des animaux, Selve interroge son futur (« Selve : […] Que vais-je donc devenir la Selve […] ? […] Mais ils ne me survivront pas s’ils me détruisent, seule la Terre me survivra.33 »), rappelant que, comme le souligne Émilie Hache, « si la planète est rendue inhabitable par notre faute, il y aura probablement évolution vers un régime qui sera plus favorable à la vie, mais pas obligatoirement à notre avantage34 ». Si la démarche demeure artistiquement peu expérimentale, l’interprétation de la forêt permet l’expression de vivants non-humains au plateau qui traversent la catastrophe écologique et dont l’énergie vitale persiste malgré tout. Le personnage de Selve ainsi mis en scène vient contrer un imaginaire catastrophiste morbide, propose une autre manière de raconter le monde et s’aventure dans la voie esthétique ou écopoétique, théorisée par Julie Sermon, visant à « altérer et transformer le champ de nos représentations et la hiérarchie de nos valeurs — et donc d’agir sur ce qui fonde la conduite de nos actions35 ».

L’interdisciplinarité comme expérience performative de la vie métisse dans la catastrophe

18Le terme « métisse » apparaît dans la bouche du personnage de Selve36, et résume à lui seul la rencontre des mondes et ses bouleversements ; la mise en scène s’attache à la fois à transmettre et à performer cette réalité. Ainsi, tandis que Chloé Beillevaire traduit directement face au public les paroles de Sylvana à propos de sa peur des joloks37, un premier lé central descend lentement du grill jusqu’au sol ; dessiné par Benoît Bonnemaison‑Fitte, il représente un grand arbre et d’autres plus petits en arrière‑plan. D’autres lés seront descendus tout au long de la représentation. La forêt est ainsi progressivement recréée et transposée sur scène, intention déjà manifeste par les sons diffusés et leurs transpositions musicales par Christophe Rulhes.

19Cette représentation prolifique et vivante du milieu de vie wayana se double d’une dimension performative qui joue avec les matérialités de la scène, en témoignent le solo dansé à la suite des propos de Sylvana sur l’orpaillage et le combat de sa tante Linia. Chloé Beillevaire danse autour et avec le portrait de Linia Opoya placé au centre de la scène, tandis que Christophe Rulhes l’accompagne avec une improvisation à la batterie. Les gestes de la danseuse sont circulaires, ses bras vont et viennent du centre vers l’extérieur ; elle ne cesse de regarder le portrait et danse parfois dos au public mais face à la photographie de la tante, photographie qui devient alors partenaire de danse.

20Une telle mise en scène vient matérialiser les dimensions d’un théâtre écosophique souhaité par Flore Garcin‑Marrou, dans lequel l’écologie n’est plus « thématique ou protectrice, normative, garantissant un juste équilibre entre les espèces qui habitent la terre […] mais davantage […] une écologie évolutive, productrice de nouvelles subjectivités, génératrice de praxis existentielles, sociales, politiques et esthétiques38 ». Cet usage de la matérialité de la scène répond également à l’une des pistes d’une pratique écothéâtrale lancée par Una Chaudhuri et Shonni Enelow : « the matter inside the black-box of theater is as alive, as lively […] as the matter in a forest or a field.39 » Le même procédé sera repris lorsqu’à la suite de la présentation et de l’installation au plateau des nombreux portraits des habitant·e·s de Taluwen, les interprètes marcheront dans ce village traduit au plateau : entre ces lignes de visages, ces dessins de forêt, d’histoire et de symbole wayana.

21Ainsi, la scène expérimente de manière performative, à travers deux personnes, Chloé Beillevaire et Linia Opoya, et deux médiums, la danse et le portrait photographique, les « agencements fluctuants qui nous refabriquent en même temps que les autres40 ». Pour Anna L. Tsing, les agencements sont des « rassemblements toujours ouverts. Ils nous permettent de nous interroger sur les effets de communauté sans avoir à les assumer. Ils nous montrent la possibilité de tisser des histoires à partir de ce qui, toujours, est en train de se refaçonner41 ». Car si la catastrophe n’est plus à venir mais a déjà eu lieu, il nous faut alors apprendre à vivre avec elle et dans sa temporalité, ce que proposent la notion d’agencement et sa mise en œuvre performative.

22Anna L. Tsing précise également que « pour apprécier un agencement, il faut être attentif aux manières d’exister séparément et, en même temps, observer comment ces manières se tiennent les unes les autres grâce à des coordinations sporadiques mais cruciales42 ». Cette attention que requiert ici l’agencement entre Sylvana, Selve et l’ensemble de leur milieu de vie demande un temps d’observation très précieux, légèrement en‑dehors, ce que permet l’art : chaque spectatrice et spectateur a la possibilité d’accorder son attention et de scruter la catastrophe écologique à l’œuvre dans sa complexité. En plus d’avoir la capacité de mobiliser cette attention particulière, les arts vivants ont la faculté de faire expérimenter le concept même d’agencement durant la représentation, ce à quoi s’attache le spectacle Selve.

23Tandis que l’aspect documentaire informe et sensibilise, la danse, la musique, la photographie, les sons, la lumière, la vidéo, le jeu, le dessin, le décor, le costume et le chant procurent des affects et performent les thématiques abordées. Telles sont notamment les possibilités de l’art vivant s’inscrivant dans une démarche écopoétique. L’environnement non‑humain est un personnage complexe et évolutif aussi important que les autres, dans une mise en scène qui fait se chevaucher les intérêts humains et non-humains, tout en montrant la responsabilité humaine envers ce dernier par le biais de la thématique postcoloniale.

24Grâce à la présence de ces critères écopoétiques, la mise en scène montre ainsi la pertinence, tant scientifique qu’artistique, de la notion de catastrophe écologique. Le spectacle Selve passe de l’idée de la catastrophe naturelle, autrement dit d’un événement futur, soudain et brutal, à l’idée d’une catastrophe écologique immanente et diffuse qui induit une période temporelle présente et longue. Ainsi la catastrophe écologique n’est plus extérieure ou mise à distance, comme la notion de nature le suggère également, mais bien un temps dans lequel Sylvana et Selve apprennent à vivre.

25Dans la lignée des dramaturges de la catastrophe moderne et contemporaine, Selve part en outre de la colonisation en tant que catastrophe écologique initiale, du fait de la double fracture (coloniale et environnementale) qu’elle engendre, et se dote d’une dimension écosophique (environnementale, mentale, sociale). « Arguably, the rise of debate on a global “Anthropocene must now render all ecocriticism “postcolonial43 » : comme le note Timothy Clark, il est à présent incontournable pour l’écocritique, et a fortiori pour l’écopoétique qui concerne les arts de la scène, d’être postcoloniale. Création emblématique de cette dynamique, Selve politise l’imagination et affirme la portée postcoloniale de l’écopoétique dans une perspective résolument interdisciplinaire.