Colloques en ligne

Xavier Garnier

Trois poétiques africaines des catastrophes naturelles

1Les littératures africaines ont souvent été présentées comme nées de la catastrophe qu’a été la conquête coloniale1. Celle‑ci n’est certes pas un phénomène naturel, mais elle a pu être ressentie comme tel par ceux qui ont vu leur mode de vie bouleversé. On rappellera à cet égard le titre du roman paru en 1958 de l’écrivain nigérian Chinua Achebe : Things Fall Apart (successivement traduit en français par Le Monde s’effondre, aux éditions Présence Africaine, puis par Tout s’effondre chez Actes Sud). Il est question dans ce roman de la progressive décomposition de la vision du monde ibo, suite à l’arrivée et à l’implantation d’un missionnaire dans un village. On pourrait multiplier les exemples de bouleversements géopolitiques et culturels liés à la colonisation qui ont été racontés, et probablement éprouvés, comme la remise en cause d’un ordre cosmique.

2Parce qu’elle est préoccupée par les questions de justice environnementale, l’écocritique postcoloniale s’intéresse à la fois aux conséquences sociales des catastrophes naturelles et aux dysfonctionnements politiques que celles-ci révèlent2. C’est à partir de l’expérience de multiples effondrements qui affectent les sociétés africaines depuis l’époque coloniale que les écrivains rendent compte des catastrophes naturelles. La crise de souveraineté, la défiance vis-à-vis des institutions, l’abandon de populations « surnuméraires » sont autant de symptômes postcoloniaux qui conditionnent l’accueil des catastrophes naturelles. Pour ceux qui ne croient plus au monde qu’on leur impose, les catastrophes naturelles ouvrent un espace interstitiel entre nature et culture occupé par d’étranges figures hybrides, qui éclairent à la fois le passé et l’avenir et invitent à renouer avec le monde.

3À partir des trois exemples d’Ahmadou Kourouma, Dambudzo Marechera et de Sony Labou Tansi, nous tenterons d’analyser la façon dont la littérature peut porter une expérience de la catastrophe en déployant des poétiques susceptibles d’en capter les résonances, voire d’en véhiculer l’énergie. On observera dans un premier temps la façon dont Kourouma parvient, par un entrecroisement de micro‑récits, à maintenir une cohérence narrative au cœur de la confusion. Parce que la catastrophe est figée dans une vision traumatique dans le cas de Marechera, elle ne peut faire l’objet d’un récit et passe par une poétique de la vision susceptible de contrer l’imagerie impériale qui en occulte la violence. Enfin, c’est à une lecture de la catastrophe à venir que nous invite Sony Labou Tansi, dans une écriture de l’Apocalypse tissée de signes avant-coureurs, prélevés dans le monde comme autant de traces d’un événement qui n’a pas encore eu lieu mais qui est déjà inscrit, et qu’il importe d’apprendre à lire.

Raconter la catastrophe : les paniques animales d’Ahmadou Kourouma

4On dit souvent que les animaux pressentent les catastrophes naturelles, comme s’ils pouvaient capter à distance les vibrations de la terre ou les turbulences de l’air. Cette aptitude à anticiper l’événement est utile aux humains, qui peuvent lire dans les comportements animaux les présages de la catastrophe. Le romancier ivoirien Ahmadou Kourouma semble vouloir tirer parti de ce lieu commun dans ses évocations de grandes scènes de paniques animales, toujours à des moments de bascule qui mettent en jeu un certain ordre du monde.

5Dans son premier roman, Les Soleils des Indépendances3, la mort accidentelle de Fama, le dernier roi de la dynastie des Doumbouya, au cœur du royaume du Horodougou prend des accents catastrophiques, si l’on en juge par la confusion qui se répand dans le monde animal :

Et comme toujours dans le Horodougou en pareille circonstance, ce furent les animaux sauvages qui les premiers comprirent la portée historique du cri de l’homme, du grognement de la bête et du coup de fusil qui venaient troubler le matin. Ils le montrèrent en se comportant bizarrement. Les oiseaux : vautours, éperviers, tisserins, tourterelles, en poussant des cris sinistres s’échappèrent des feuillages, mais au lieu de s’élever, fondirent sur les animaux terrestres et les hommes. Surpris par cette attaque inhabituelle, les fauves en hurlant foncèrent sur les cases des villages, les crocodiles sortirent de l’eau et s’enfuirent dans la forêt, pendant que les hommes et les chiens, dans des cris et des aboiements infernaux, se débandèrent et s’enfuirent dans la brousse. Les forêts multiplièrent les échos, déclenchèrent des vents pour transporter aux villages les plus reculés et aux tombes les plus profondes le cri que venait de pousser le dernier Doumbouya. Et dans tout le Horodougou les échos du cri, du grognement et du fusil déclenchèrent la même panique, les mêmes stupeurs4.

6Le roi Fama vient d’être mordu par un crocodile après avoir sauté du pont dans la rivière, pour forcer le passage d’un poste frontière né du partage de son royaume entre deux républiques rivales, à l’heure des Indépendances. Ce que les animaux sauvages ont compris avant tout le monde, c’est que Fama vient d’effectuer son destin, en scellant par sa mort la fin du royaume du Horodougou. La réaction désordonnée des animaux sauvages établit le lien entre, d’une part, l’enchaînement des causes que raconte le récit de Kourouma et, d’autre part, l’effectuation d’un destin, dont les termes ont été fixés plusieurs siècles auparavant par de multiples prophéties. La débandade des animaux est tout autant une conséquence de l’épisode qui vient de se produire (le cri, le grognement et le coup de fusil provoquent la débandade comme une détonation peut provoquer une avalanche en montagne) qu’une extension anticipatrice de la catastrophe géopolitique qui en découle (la disparition du royaume du Horodougou).

7On retrouve, dans Monné, outrages et défis5, cette dialectique entre une mécanique causale et l’ordre du destin lors du sacrifice organisé par le roi Djigui pour « rectifier le destin », suite à l’arrivée des colonnes de Faidherbe dans son petit royaume de Soba. Faute d’avoir pu empêcher l’avancée de la colonne militaire, le roi, qui se retrouve soumis à l’ordre « nazaréen », déclenche un immense sacrifice dont la finalité est de troubler l’univers pour changer le destin : « On égorgea, continua de répandre le sang à profusion jusqu’à ce que le ciel fût couvert par les vols des charognards appelés par le fumet du sang, que les meutes de chiens parussent menaçantes pour la cérémonie. Djigui fit arrêter la tuerie. L’univers était suffisamment troublé ; Allah et les divinités satisfaits des générosités du roi de Soba6. » L’objectif explicite est bien de « troubler l’univers » pour en finir avec un nouvel ordre du monde imposé par le destin (l’arrivée des Nazaréens avait été prophétisée de longue date). Il s’agit donc de forcer le destin en provoquant une catastrophe susceptible de configurer un nouvel ordre du monde, conforme à un destin « rectifié ».

8Un saisissant passage d’En attendant le vote des bêtes sauvages7, consacré à la transhumance des pachydermes, illustre au plus près des corps animaux les grandes reconfigurations des espaces de vie. C’est en termes de flux et de reflux qu’il est rendu compte de la trouée provoquée dans la forêt par les éléphants :

La transhumance des gros provoque d’abord un reflux et ensuite un flux des bêtes et des oiseaux de toutes les espèces. Les centaines de pachydermes arrachent et défont les lianes, renversent les arbres, créent un couloir et avancent. Dans le silence de la grande forêt tropicale, le vacarme est plus assourdissant que les grands orages du mois d’avril. Les singes, les antilopes, les serpents et les oiseaux effrayés abandonnent les gîtes, débandent, détalent ou volent vers les refuges les plus cléments. C’est le reflux.

Mais sous les pattes des pachydermes, le sol se tapisse de glands, de fleurs et de fruits frais, fins et sains des sommets. Ce sont les victuailles recherchées par les rongeurs qui, appâtés, par colonies se précipitent sous les pattes des éléphants. Et par milliers se font écraser. Leurs restes attirent les carnivores et les rapaces. La bouse fumante qui couvre le couloir ouvert par le troupeau affriande des nuées d’insectes que des milliers de passereaux chassent et gobent. Les passereaux sont à leur tour pourchassés par des centaines d’oiseaux de proie. C’est donc les troupeaux de rongeurs et de carnivores, des nuages d’insectes et volées d’oiseaux qui s’enfoncent, s’engouffrent dans le couloir ouvert par le troupeau de pachyderme, le survolent et le suivent. C’est le flux8.

9La brutale trouée forestière provoquée par les éléphants est à la fois un spectacle indescriptible et un entrecroisement des fils narratifs qui s’organisent en flux et en reflux. Ce qui, du point de vue du spectacle de la catastrophe, aurait pu apparaître comme les mouvements aberrants d’animaux pris de panique s’organise en mouvements (flux) dont le récit nous permet de suivre la logique. L’analyse narrative du flux et du reflux se substitue à la synthèse descriptive de l’ordre et du désordre. À bien des égards, la pratique littéraire de Kourouma est une analyse narrative de la catastrophe. Ce qu’il met en place à propos de la trouée forestière des pachydermes vaut pour la trouée historique que la conquête coloniale fait dans le monde mandingue. Le récit de la catastrophe est solidaire de celui d’une recomposition. Kourouma est un écrivain qui n’a jamais renoncé à comprendre ce qui est arrivé à l’Afrique tout au long du xxe siècle, y compris dans les moments de crise et d’effondrement. C’est au contraire précisément là, au cœur des catastrophes, qu’il porte la lumière clarificatrice du récit qui établit le lien entre l’entremêlement des causalités et la pureté du destin.

10Précisément parce qu’elle ne saurait être racontée, la scène de confusion animale qui clôt En attendant le vote des bêtes sauvages est particulièrement intéressante. Suite à la fausse nouvelle de la mort du dictateur Koyaga dans un attentat, des paysans, qui ont été expropriés et déplacés pour créer une réserve naturelle, provoquent un immense incendie pour chasser les animaux et récupérer leurs terres. Voici le spectacle que le dictateur découvre à son retour en avion, après un temps de vacance du pouvoir :

Les chasseurs n’avaient pas hésité quand ils avaient su la raison de la sortie, de la fuite et de la panique des animaux de la réserve : ils s’étaient portés au secours des bêtes. Ils avaient essayé de circonscrire le feu et s’opposaient avec leurs fusils aux hordes de paysans braconniers. C’est pourquoi, entre l’aéroport et les flammes, dans toute la plaine, régnait une confusion indescriptible dans laquelle bêtes, chasseurs et braconniers se pourchassaient, se combattaient et se tuaient.

C’est le spectacle qu’il vous a été donné d’observer de votre avion de commandement. C’est ce spectacle que vous avez trouvé sur le terrain quand vous avez atterri. Le fouillis à terre était indescriptible9.

11Si la confusion est « indescriptible », c’est qu’elle est vue depuis le hublot d’un avion. L’ordre qui est menacé dans cette mêlée d’hommes et d’animaux a trait à la répartition entre terre sauvage et terre cultivée. La reprise en main du pouvoir ne pourra se faire sans une immersion dans la multiplicité des flux que génère cette confusion. Koyaga, qui est un chasseur, devra s’insérer dans la complexité des fils narratifs et reprendre place à la croisée des mondes humains et des mondes animaux : à cette condition il pourra compter sur « le vote des bêtes sauvages ». Contrairement à une vision néocoloniale de la politique africaine, qui réduit les dictateurs postcoloniaux à des marionnettes manipulées de l’extérieur, Kourouma attire notre attention sur les fils invisibles qui relient les pouvoirs politiques (fussent‑ils les plus cruels et les plus grotesques) aux forces de l’environnement.

Voir la catastrophe : la rétine‑caméra de Dambudzo Marechera

12La façon dont Kourouma parvient à mettre en récit la catastrophe ne saurait convenir à un écrivain comme Dambudzo Marechera, qui a été rendu bègue par l’effondrement de son univers familial lorsqu’on l’a fait entrer, encore enfant, dans une pièce où gisait le cadavre de son père affreusement mutilé suite à un accident de camion. À cette occasion s’ouvre en lui un espace à l’intérieur duquel les violences familiales, les violences sociales et les violences de la guerre de libération en Rhodésie du Sud10 viendront faire écho aux cataclysmes cosmiques qui affectent son environnement. C’est depuis un cercle de violence dont il est l’épicentre que l’écrivain zimbabwéen saisit le réel.

13Les scènes de tornades, de déluges ou d’inondations abondent dans sa poésie et dans ses romans, emportant maisons et bâtiments, comme pour dire l’impossibilité d’habiter ce pays. L’enjeu est dès lors de circonscrire un espace précaire d’où l’écrivain pourra faire porter sa voix. C’est cet espace, directement connecté aux catastrophes naturelles, aux drames historiques et aux traumas intimes, lui tient lieu de paratopie11 : il l’appelle « la Maison de la faim » (« House of Hunger »)12. Cette maison, aux portes et aux fenêtres cassées, est le lieu vide d’où le poète voit la tempête à travers l’embrasure des fenêtres :

Through the open window. The fucking window, a slashing wind blows. Through the open window. Within this pale womb with its beard, a brutal story writhes. Night imprisoned in the room stayed with me all day long. Laughter’s broken glass, through the fucking window. Is the view. The endless glittering view of gigantic humid trees shutting out the sun. A thin mould of history covers the walls. Covers the blood, flesh and bones. A black skin, thin and minute. Covers the darkness in the room. Through the open window, blows the slashing winds13.

14Marechera est un écrivain visuel. Les orages, les tempêtes, les déluges sont toujours à la fois vus à travers un cadre (une fenêtre, une porte, l’objectif d’un appareil photo) et éprouvés avec violence à l’épicentre de son corps. Les personnages principaux de ses romans sont munis de caméras ou d’appareils‑photos, avec lesquels ils tentent de capter les moments de turbulence qu’ils traversent14. Les « gigantesques arbres humides qui arrêtent le soleil » reviennent obstinément dans son champ de vision, parfois réduits à un arbre unique, dont on ne sait trop s’il relève de l’ordre végétal ou de l’ordre humain :

A naked tree

broken at the groin

stands upright in the violence of the winds

rain lightning and fire

an old tree with scars of an old man’s laughter

a broken tramp sleeps within its naked roots

…15

15L’important dans ce poème est que l’arbre est vu. L’intensité de sa présence tient au fait qu’il rend visible « la violence des vents de la pluie allumée d’éclairs et du feu ». L’arbre est à la fois au centre de la vision et au centre de la catastrophe. Dans un poème inspiré par la lecture des Sonnets à Orphée de Rilke, Marechera situe l’opération poétique dans le regard, plus concrètement encore dans la rétine :

Not the tree but the space (within

The eye) which contains the tree; the retina’s

All-encircling trajectory when I see

Not the tree

But the poem of the tree.

I looked again and again

Each time more fiercely –

Daddy!

Daddy!

The hollow vibration cast a brilliant green

On the aura of all I touched –

My arms had hardened, turned

Into branches, the finger shoots and twigs,

My dreadlocks long windlisping leaves16.

16On comprend, par le cri qui vient déchirer le poème, que la vision de l’arbre renvoie à la scène traumatique où le petit Dambudzo a découvert le cadavre de son père, étalé sur une table, dans une pièce vide où on l’a fait entrer. La rétine du poète circonscrit l’espace traumatique où se fait la jonction avec l’arbre-père. En regardant « encore et encore / à chaque fois plus férocement », le poète parvient à toucher le végétal, à en capter la vibration chromatique et à engager la métamorphose. À l’entour de ce cercle, résonne le cri de l’enfant, le seul mot effectivement prononcé et répété : « Papa ! Papa ! » La poésie ne pourra exister qu’à la circonférence du cercle, dans une bousculade de mots engendrée par la catastrophe.

17Le dispositif spatial que met en place Marechera est sacrificiel. Le poète ouvre, à l’intérieur de sa rétine, le lieu exact où la catastrophe trouvera sa résonance. En ce sens Marechera est un poète lyrique : il aménage un espace de grande intensité, où les violences intime, économique, politique et cosmique entrent en interaction et propulsent une parole centrifuge. La vision muette est première, elle est l’œil émotif de la catastrophe d’où sortira une poésie non-réconciliée. Marechera, auquel il a été reproché de ne pas mettre explicitement son talent d’écrivain au service de la lutte pour l’indépendance du Zimbabwe, a inventé un dispositif visuel susceptible de contrer l’imagerie impériale d’un continent pacifié, se développant sous la tutelle bienveillante des institutions coloniales. Les catastrophes naturelles lui servent de point d’appui pour dire le dissensus et ouvrent ainsi un espace profondément politique. Il n’est pas étonnant que l’écrivain n’ait pu trouver sa place dans le régime de Robert Mugabe : une fois sorti de son lit, le flux désordonné de paroles ne pouvait plus rentrer dans l’ordre.

Lire la catastrophe : sémiologie mantique de Sony Labou Tansi

18La défiance vis‑à‑vis des institutions chargées de gérer la crise dans laquelle tombent les sociétés postcoloniales frappées par les catastrophes naturelles introduit un redoutable face à face avec les éléments. Le temps mis par les secours pour arriver sur les lieux d’une catastrophe, semble malgré tout un bon critère pour identifier les périphéries d’un monde qu’on proclame « globalisé ». Entre le moment de la catastrophe et l’arrivée des secours, s’ouvre une séquence d’autant plus longue que l’on est en situation périphérique. Les populations saisies et désorganisées par la catastrophe se retrouvent en situation de déliaison. Cette parenthèse de temps est propice à l’émergence de figures hybrides, situées à l’articulation du naturel et du social, qui renvoient à la fois à une manifestation de la nature et à une décomposition du social.

19L’œuvre de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi déploie un tel espace-temps événementiel, né de la vacance d’institutions incapables de refermer la parenthèse. Les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les glissements de terrain et autres catastrophes engendrent des monstres qui se présentent aux yeux des survivants comme autant d’énigmes à déchiffrer. On pense aux « cris de la falaise », ces éboulements qui ponctuent les drames humains dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez :

À midi, puis le soir, la veille du jour où Lorsa Lopez devait tuer sa femme, la terre cria trois autres petites fois du côté de Nsanga-Norda, deux fois du côté de l’océan et une petite fois du côté de Valtano avant de se taire dans un silence qui fendait les cœurs. Nous tremblions tous de voir venir la fin comme un jeu. Fartamio Andra do Nguélo Ndalo révéla que la terre criait à Valancia pour marquer les événements : Elle avait crié l’assassinat du pape Estanzio BIenta. Elle avait crié la naissance du monstre Yogo Lobotolo Yambi, de père inconnu et de la folle Larmani Yongo17.

20Il ne s’agit plus ici ni de raconter la catastrophe (à la façon de Kourouma), ni de la voir (à la façon de Marechera), mais de la lire, c’est-à-dire de lui donner un langage. Les monstres qui naissent des grands dérèglements naturels délivrent des messages cryptés. Le monstre Yogo Lobotolo Yambi sort de l’océan pour laisser sur le mur de la cathédrale « des dessins insolites, des figures de glytopdontes et des flexographies gigantesques, des espèces de buccins18 ». Et les communautés humaines de s’opposer, se redistribuer et se reconfigurer sur les diverses interprétations faites de ces étranges signes. Des communautés se scindent à partir de l’événement catastrophique, depuis une émotion partagée (« Nous tremblions tous de voir venir la fin comme un jeu »). Les monstres délivrent un message indéchiffrable. À défaut d’une institution garante d’une « bonne » lecture, s’amorce un processus de recomposition sociale indifférent aux différences culturelles préexistantes. Le creuset de la catastrophe rebat les cartes.

21Sony Labou Tansi lit les catastrophes comme autant de commencements19. Elles ouvrent des ères nouvelles, d’autant plus marquées par la catastrophe, qu’elles sont oublieuses du monde qui précédait. Pour cette raison, les catastrophes sont à la fois énigmatiques et évidentes, suivant que l’on se place en amont ou en aval. Les signes avant-coureurs et les traces laissées par la catastrophe sont l’envers et le revers d’une même pièce. À l’énigme de ce qui s’annonce, correspond l’évidence de ce qui est là, désormais inscrit dans notre environnement comme une coulée de lave sur laquelle on cultive un nouveau champ. Les conflits politiques à naître dans ces ères nouvelles ont des racines profondes, qu’il faut peut-être chercher sur l’envers de la pièce, en amont de la catastrophe, dans ce moment où il était important de bien déchiffrer les énigmatiques signes avant-coureurs. Dans The Heart of Redness, le romancier sud-africain Zakes Mda20 raconte l’épisode du Great Xhosa Cattle-Killing de 1856‑1857, un exemple frappant de la confusion qui s’établit entre catastrophe naturelle et catastrophe historique à l’orée de la colonisation : à la suite d’une épidémie qui commence à frapper le bétail, la prophétesse Nongkawuse invite le peuple xhosa à massacrer tout son bétail pour le renouveler par voie divine et conjurer l’arrivée des Blancs. Elle provoque ainsi une famine qui vient entremêler les fils de la catastrophe entre nature et culture. Le roman de Mda raconte la brouille entre deux jumeaux, Twin et Twin‑Twin, que jusqu’alors aucun différend n’avait séparé et qui vont être à l’origine des deux lignées des « croyants », qui apportent crédit à la parole de Nongkawuse, et des « non‑croyants », qui refusent d’obtempérer. S’engage une durable dialectique dont Zakes Mda raconte les effets contemporains, à l’occasion d’un projet de développement touristique dans la région du Cap. La triple catastrophe naturelle, économique et politique entre en résonance à travers les siècles pour redéfinir, ici autour de la parole de la prophétesse, les grands enjeux écologiques de notre époque.

22L’approche littéraire des catastrophes naturelles que nous avons privilégiée ici s’inscrit dans la perspective d’une écopoétique postcoloniale. Les écrivains africains que nous avons sollicités cherchent à rencontrer par les mots une expérience de la catastrophe, susceptible de réouvrir le potentiel événementiel de l’Afrique. Dans le contexte d’une mise en circulation globale de l’information, les catastrophes naturelles nous arrivent comme des faits, situables, datables, mesurables et évaluables. Ces données ne sauraient suffire à construire une mémoire de la catastrophe, elles sont souvent malheureusement non accompagnées des expériences qu’en ont faite des populations trop lointaines, peu visibles en raison de leur position périphérique par rapport aux grands centres d’information.

23C’est pourtant là, dans ces lieux mal renseignés, que les catastrophes naturelles font les plus grands dégâts. Les paroles qui naissent de la catastrophe ne sont pas réductibles à un discours victimaire, elles tendent plutôt à changer l’ordre des choses. Raconter la catastrophe, la regarder ou l’interpréter sont trois façons de la faire entrer en résonance avec le monde et de nous inviter à le remettre en jeu.