Colloques en ligne

Laurence Olivier-Messonnier

« D’une faille l’autre ». De la destruction à la création ou la nouvelle poétique de la catastrophe par Yanick Lahens

« C’est le désastre obscur qui porte la lumière1. »

1La déclaration de Maurice Blanchot rappelle que la pensée du séisme a quelque chose de fascinant dans sa réalité géologique et existentielle sans sombrer pour autant dans la morbidité2. L’œil du poète rivé sur les failles terrestres recherche l’invisible, ce que les médias ne montrent pas d’un lieu qui habite la victime et qu’elle habite. Cette philosophie caractérise les écrivains témoins du tremblement de terre survenu en Haïti le 12 janvier 2010 et notamment Yanick Lahens dans son récit intitulé Failles3, qui témoigne d’une nouvelle approche de la catastrophe. L’auteure prône une émancipation réflexive et intellectuelle de son île natale, qui doit jaillir des épreuves infligées par la nature. Elle exhume des entrailles de la terre caribéenne les germes d’une nouvelle vie, et d’une littérature qui ouvre à une reconstruction sociopolitique dans un mouvement de palingénésie. Balayant le cliché de l’île pauvre qui n’en finit pas d’attirer les regards à chaque nouvelle catastrophe, elle affirme la nécessité de passer à une nouvelle étape de la réflexion sur les maux/mots qui frappent Haïti.

2La focalisation sur l’aire caribéenne au xxie siècle (2010‑2020) a pour but d’analyser la conception endogène de la catastrophe naturelle au filtre du récit de Yanick Lahens. Les réactions immédiates de l’auteure présente au moment du tremblement de terre dessillent les yeux sur une faille démultipliée dont l’onde de choc se répercute bien au-delà de l’épicentre sismique. La faille géologique exhume de nouveaux gouffres (failles humaines, politiques, historiques). Nous souhaitons examiner en quoi l’écriture de la catastrophe proposée est novatrice. Nous étudierons comment l’écrivaine croise les interactions entre sociétés humaines et catastrophes naturelles par une approche sociohistorique puis sociopoétique, dont il s’agira in fine d’envisager les enjeux interrelationnels.

De la géologie à la politique insulaire

Il y a les plus hauts plateaux d’Haïti, où un cheval meurt, foudroyé par l’orage séculairement meurtrier de Hinche. Près de lui son maître contemple le pays qu’il croyait solide et large. Il ne sait pas encore qu’il participe à l’absence d’équilibre des îles. Mais cet accès de démence terrestre lui éclaire le cœur : il se met à penser aux autres Caraïbes, à leurs volcans, à leurs tremblements de terre, à leurs ouragans4

3La première des trois épigraphes qui ouvre le récit de Yanick Lahens le place d’emblée sous le signe du déterminisme géologique qui appelle à l’humilité tout en inscrivant l’homme dans une épopée géo‑mythique par un rapprochement chthonien. L’homme porterait‑il en Haïti, à l’instar d’Orphée en Grèce, l’expiation des crimes, le culte d’Hécate Chthonia et les mystères orphiques ? Ne renouerait‑il pas avec les origines du Chaos, avec Éros, ce dieu antérieur à toute Antiquité qui produit une inexplicable sympathie entre les êtres pour en créer de nouveaux ? C’est par cette divinité immanente de l’affinité universelle à laquelle aucun être ne peut se soustraire que le peuple haïtien renaîtrait de ses cendres, dans un pays marqué par les séismes à répétition.

4Dans cette île soumise aux forces telluriques, les habitants ont vu l’Apocalypse. Le séisme qui survient en Haïti le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes et 10 secondes (heure locale) est d’une magnitude de 7,0 sur une échelle de 7,3. Son épicentre est approximativement à 25,3 kilomètres de Port‑au‑Prince tandis que son hypocentre est localisé à 10 kilomètres de profondeur. Ce tremblement de terre est le cinquantième recensé depuis 1564 auquel s’ajoutent des ouragans dévastateurs et des inondations catastrophiques. Le peuple haïtien paie donc un lourd tribut aux forces de la nature, qu’elles soient telluriques ou ouraniennes. Cette vision mythologique trouve son illustration géophysique dans le cinquième chapitre de Failles, au titre à la fois symbolique et réaliste : « Continents à la dérive ». Il renvoie aux lignes de Montaigne inaugurant le chapitre « des Cannibales » de ses Essais alors qu’il évoque l’expédition de Villegagnon en France antarctique au Brésil : « Il semble qu’il y ait des mouvements naturels les uns, les autres fiévreux en ces grands corps comme aux nôtres5. » Le relativisme culturel induit par la métaphore corporelle appliquée à la tectonique des plaques devient le support d’un mouvement « textonique » du récit de Yanick Lahens : celle‑ci reprend la métaphore filée physiologique pour l’appliquer aux entrailles de la terre, et expliquer l’oubli par les habitants de l’île du phénomène mortel silencieux les menaçant régulièrement. « L’Apocalypse a eu lieu tant de fois dans cette île6… » qu’ils ont « maintenant la familiarité du pire. Cela [les] aide à lutter encore7 ». Le texte imite le mouvement de résurgence tellurique par son tissage piqueté d’allusions au passé mais aussi surjeté de questions sur l’avenir. Il existe un paradoxe que souligne Lahens en associant l’oubli à « la familiarité du pire » qui est un facteur d’habituation et de résistance à la fois.

5Reconnaissant ainsi l’amnésie haïtienne des séismes malgré le savoir ancré dans la culture insulaire, l’auteure, toujours dans le cinquième chapitre de Failles, consacre sept paragraphes concessifs à une pensée refoulée de la catastrophe depuis le xixe siècle et soudainement émergée le 12 janvier 2010. Comment met‑elle en évidence ce séisme de la pensée, cette faille intellectuelle ? Elle souligne une mémoire de l’oubli inhérent à « la lenteur des phénomènes souterrains » opposés à « la vitesse de ceux qui se déroulent en surface qui nous contraint à l’esquive et nous conduit au même déni8 ». La personnification de la terre dont « le métabolisme lointain et silencieux est d’une lenteur telle qu’il peut servir d’alibi à l’oubli9 » est elle‑même encadrée par une définition académique du nom « faille », signifiant « à l’origine du drame », et une histoire des séismes haïtiens rappelant que « nous avons perdu la mesure de notre âge géologique […] la mesure de notre espèce10 ». Il est vrai que la définition du dictionnaire Larousse reprise par Lahens exclut la méfiance par un silence trompeur : « La définition du dictionnaire n’annonce pas cette horreur […] : Faille : cassure des couches terrestres accompagnée d’une dénivellation tectonique des blocs séparés. » De là vient cet état de latence amnésique. Entre enfouissement et résurgence, la pensée de l’homme épouse les mouvements telluriques et historiques de la planète et conduit à une propension au déni qui « n’est pas seulement haïtienne11 ».

6La même bipartition concessive est accordée à la réflexion sociopolitique sur Haïti conduite en trois temps : le transfert du déni géo‑historique à celui des déficits politiques, économiques et sociaux passe par un constat lucide de l’implosion insulaire. Il est suivi de la détermination à oublier le pire pour continuer à vivre « sans être constamment face à des ombres12 ». Il s’agit ici d’une extension de la « faille » qui n’est plus seulement géologique mais dont les effets sont les mêmes : le déni devient un sésame vital pour la communauté. L’auteure relève d’ailleurs le passage d’un cynisme individualiste généralisé à un soudain altruisme né d’une secousse sismique. À l’évocation vertigineuse des malheurs du monde oublieux de ses propres maux succède une réflexion sur la date cruciale du 12 janvier 2010, déclencheur de lucidité géopolitique quant aux relations Nord‑Sud. La clausule du chapitre transcrit cette faille de la pensée et de la considération haïtienne par une double rupture rythmique et sémantique. Les hyperbates scandant l’avant-dernière phrase dans un rythme hypnotique sont brutalement interrompues par une interrogation lapidaire : « Le 12 janvier a forcé le monde, le temps d’une parenthèse, si brève soit-elle, à sortir de l’amnésie, à être haïtien. Et après13 ? » La question cruciale de l’avenir haïtien post-sismique reste en suspens pour céder la place aux sensations éprouvées « le lendemain », titre du sixième chapitre.

7La titrologie révèle pourtant une forme d’incapacité à penser l’après‑séisme : l’auteure reconnaît en effet avoir ressenti le besoin de retrouver le cours du temps après que celui‑ci « s’est figé » et que « chaque seconde [s’est] lestée14 » au moment du tremblement de terre. Elle se concentre en réalité sur l’immédiateté à la ferveur de ses notes prises sur le vif, comme pour illustrer l’impossible projection du pays à long terme sur le plan politique et économique. C’est aussi la raison pour laquelle elle interrompt quelque temps son écriture : afin de mieux réinscrire ensuite l’événement dans une continuité, et pour que « sa signification reste en mémoire15 ». La rupture géologique brutale ouvre de nouvelles failles en chacun des insulaires et renvoie aux démons historiques et politiques tenaces.

8« Nous sommes DÉSOUNIN16 », déclare Yannick Lahens au lendemain du séisme. Le recours au dialecte créole atteste du traumatisme qui laisse désemparés les survivants, tels des zombies. Le même comportement ancré dans la culture haïtienne vaudou est décrit par Dany Laferrière dans Tout bouge autour de moi17 : son récit a pour fil rouge un défilé de morts‑vivants destiné à conjurer l’intoxication médiatique mortifère et le désespoir né du chaos. Failles exhume aussi les « cases d’un échiquier, le tissu conjonctif, le portrait éclaté18 » d’Haïti afin de comprendre l’inéluctable désordre organisé par toute catastrophe naturelle dans la Caraïbe. Le caractère intrinsèquement vicié de l’aide apportée conduit forcément à une altération des effets escomptés quand ce n’est pas à une dégradation des conditions de vie. En effet, la spontanéité d’une aide sincère perd toute efficience faute d’organisation. Or c’est qui se produit à chaque catastrophe haïtienne requérant l’aide internationale : « Haïti est une terre dont on organise de bonne foi, ou pour de mauvaises raisons, l’état de savane19. » L’île moribonde est gérée par un corps politique malade dont l’impéritie des dirigeants aggrave le mal. Ainsi, une partie des dommages de l’épidémie de choléra qui sévit après le séisme semble avoir été provoquée par l’inefficacité de l’État haïtien qui a mis 18 mois pour déclencher une campagne de vaccination. Ses capacités administratives, ses compétences logistiques et ses manœuvres coercitives sont au cœur du problème20. Toutefois le volontarisme du peuple, nonobstant le choléra et la malnutrition, contrecarre le destin funeste des habitants qui luttent contre le désespoir, trouvant là une forme de résilience. À l’inertie du pouvoir s’oppose le courage des survivants qui entendent résister au malheur.

9C’est d’ailleurs dans cette perspective que Yanick Lahens souligne le danger du phénomène de médiatisation à outrance des interventions occidentales, en mettant en avant le contraste saisissant entre la déréalisation des images télévisées et la réalité des scènes vécues. L’épiphanie solidaire locale que le récit évoque est ternie par l’ingérence étrangère dont l’auteure fustige l’individualisme, des sauveteurs états‑uniens préférant l’évacuation des leurs en jet privé à celles des locaux en convois humanitaires non américains. L’auteure saisit toutes les failles des interventions étrangères et tisse un dispositif arachnéen sur l’île dévastée afin de mieux saisir les images puissantes de la catastrophe. Dotée d’un don d’ubiquité par le séisme, elle engage une déambulation solidaire dans Port‑au‑Prince, sillonnant les rues et recueillant chez elle les plus démunis. Ce faisant, elle découvre l’ampleur des dégâts mais aussi la générosité des habitants. À l’inanité d’une aide mécanique et plurielle elle oppose l’humanité quotidienne des hommes et des femmes. Elle sait percevoir dans le moindre geste l’espoir qui affleure du chaos, insaisissable au témoin non avisé.

10En insistant sur le véritable visage d’Haïti qui se relève quelle que soit l’ampleur de la catastrophe l’affectant, l’écrivaine donne au mot « résilience » son sens profond. Car le séisme provoque un trauma que l’art et la littérature peuvent inscrire dans un processus de mémoire et de dépassement par l’arrachement à la contemporanéité.

« Face au malheur comment faire littérature21 ? »

11Yanick Lahens refuse les lieux communs fatalistes au sujet d’Haïti : l’image récurrente d’une île en proie au malheur, à la malédiction de la nature et des dictatures l’horripile. Elle met en évidence l’aporie née de la situation sociopolitique, sanitaire et médiatique de janvier 2010 : comment expliquer les conséquences du séisme sans tomber dans les prêchi‑prêchas journalistiques ? De quels secours la littérature peut‑elle être ? Comment se forger une identité en dehors de l’anonymat conféré par la pauvreté ? Pour Lahens, la littérature recoud les cœurs parce que l’écriture passe par le corps, mais jugule surtout l’infinitude du mal par la finitude de l’écrit.

12La destruction des éléments telle que la connaît Haïti depuis plus de cinq siècles devient sujet de fictions ou de récits, tous enclins à témoigner mais aussi à dépasser le stade de la sidération et de la résignation. Souvent née dans l’urgence, la littérature testimoniale est acte de survie et de résistance. Elle ne se contente pas d’alimenter la bibliothèque de la catastrophe singulièrement enrichie par le dérèglement climatique. Elle participe aussi à la réflexion sur la genèse et le sens des traces littéraires sur les traumas. Ainsi Yanick Lahens, en rangeant les ouvrages de sa bibliothèque qu’elle trouve éparpillés au sol par la catastrophe, se rend compte qu’une bonne partie d’entre eux trouvent leur source d’inspiration dans les drames naturels haïtiens. Elle‑même va faire naître du chaos un roman22 dont elle voulait situer l’action dans un immeuble port‑au‑princier qui a été détruit. Le processus de création qu’elle expose est donc la preuve de la matrice que constitue le séisme. Cette dissémination livresque au sol symbolise l’exposition littéraire de l’île morcelée et pose la question cruciale de la fonction de la littérature face au désastre : de quel pouvoir disposent les mots pour faire échec au malheur qui ne connait pas de limites ? Yanick Lahens est consciente de la vanité dont est taxée la littérature dans des situations qui dépassent l’homme. Lorsque l’ennemi est invisible et détruit à l’envi sans qu’on ne puisse rien contre lui quand il attaque, « quels mots font le poids quand les entrailles d’une ville sont retournées, offertes aux mouches qui dansent dans la pestilence ? Quels mots font le poids face à des hommes et des femmes têtus, forcenés de vie, qui dans la poussière et les gravats de la mort s’acharnent à réinventer la vie de leurs mains23 ? » Face à la nécessité de reconstruire, l’auteure invoque le pouvoir réflexif et conceptualisant de l’écrit : l’analogie éco‑historique en est ici le soutènement.

13Inscrire la catastrophe naturelle dans une histoire politique et sociale permet d’en faire un marqueur identitaire qui balise l’histoire et les mémoires haïtiennes. Pour Lahens, la reconstruction individuelle et collective passe par une prise de conscience de l’historicité du phénomène naturel et de l’économie politique qui lui est consubstantielle. Dans cette optique, conceptualiser permet d’universaliser grâce au recul apporté par l’écriture. Ainsi « l’homo politicus » et « l’homo economicus24 » sont-elles deux figures complémentaires, qui amènent à penser « les obstacles qu’immanquablement tout pouvoir en place dresse sur le chemin de l’opposition25 » et « les menues failles narcissiques » de celui « qui n’a que l’intelligence des affaires26 ». Ensuite, le souvenir de l’atypie historique de l’île offre à Yanick Lahens une solution de bâtissage post‑sismique : elle lie le processus de reconstruction de l’île à celui qui a présidé à l’indépendance d’Haïti. Si la fragilité géologique renforce la fragilité politique, elle rappelle aussi que l’île est dotée d’une histoire unique en équilibre entre faille du Nord et du Sud et qu’Haïti est un laboratoire pour penser les rapports Nord‑Sud. Son ambivalence historique née de celle des stratèges indépendantistes désireux de conserver le modèle occidental et de s’affranchir de ses servitudes explique le multiculturalisme haïtien : l’émancipation de la logique capitaliste n’a pas pour autant obéré les liens inaltérables avec la culture du xviiie siècle français perpétuée par les artistes haïtiens célébrés par l’écrivaine.

14D’ailleurs, Haïti est peuplé de peintres, comme le rappelle Malraux qui s’est rendu sur l’île à la fin de sa vie27. Dans Autoportrait de Paris avec chat28, Dany Laferrière rapporte que Malraux, alors mourant, avait découvert un petit cimetière peint par des paysans à Port‑au‑Prince, et un chemin menant à la mort sans passer par la douleur : Saint‑Soleil. De retour à Paris, il a demandé à son éditeur Gallimard de remplacer le chapitre sur Goya prévu dans L’Intemporel, son ultime ouvrage, par un développement sur Saint-Soleil. L’anecdote narrée par Laferrière explique comment l’art aide à surmonter la douleur en l’intégrant au paysage et en établissant une relation vitale entre la nature, ses couleurs et le souffle de l’homme. Malraux sur le point de mourir a été saisi par les paysages haïtiens et surtout par l’accueil des jeunes peintres de Saint-Soleil dont l’art l’a empli de sérénité. Ce groupe de peintres paysans parfois illettrés et misérables a su capter la lumière et la chaleur par-delà les souffrances, offrant ainsi une échappatoire à la douleur, de quelque nature qu’elle soit. Haïti construit ainsi des digues contre le désespoir par l’art. C’est ce que prouve la remarque de Yanick Lahens lorsqu’elle déclare : « Ce camp, on dirait un tableau de Jérôme Bosch mais revisité par l’humour décalé du peintre haïtien Rigaud Benoit et par le burlesque politique d’un autre peintre haïtien, Édouard Duval‑Carrié29. »

15La distanciation dont est capable l’artiste confronté au malheur donne vie au peuple. La méticulosité de Benoit Rigaud (1911‑1986) peignant à la loupe les détails de la vie haïtienne revisite le quotidien avec humour, mêlant rites chrétiens et vaudou. Dans la filiation syncrétique, Édouard Duval‑Carrié (né en 1954) revisite l’histoire coloniale de son île et l’histoire de son art. Pour ce faire, il utilise le sucre pour matériau en référence à la colonisation française et à Watteau, afin de replacer Haïti à la période où elle était très liée à la France, période où le sucre opprimait30. « L’embarquement pour Cythère » trouve son équivalent dans Erzulie‑Freda, déesse de l’amour, tableau envoyé en France par Édouard Duval‑Carrié. Sa mention au sein du récit de Yanick Lahens renvoie à la décolonisation du raffinement et du savoir qu’elle revendique à travers le chapitre 21, intitulé « Le privilège est une terre étrangère ». La distanciation temporelle et le regard décalé d’une rescapée expliquent combien Haïti vibre de tensions artistiques qui sont autant de reflets des tensions historiques et sociales. La juxtaposition de la comparaison plastique et de la mention d’une jeune femme recourant à un « esthéticien » pour se faire épiler les sourcils de l’autre côté de la rue est une manière d’illustrer ce perpétuel mouvement artistique qui anime Haïti par‑delà les failles et participe de sa régénération perpétuelle par l’émotion.

L’émotion génératrice d’interrelations vitales31

16Yanik Lahens élargit l’empan de la littérature de catastrophes en transformant des données chiffrées en une mosaïque humaine : l’ampleur des dégâts contraste avec le calme des sinistrés32. Elle entend montrer comment la construction naît de la destruction à partir d’un tissage humain et littéraire qui passe par l’éducation. Failles confirme qu’aucun élément du tissu relationnel — vivant ou non vivant — ne peut être considéré comme existant en autarcie. Le récit donne à voir la littérature comme une source de réinvention permanente par le travail de l’écriture capable de restituer les interactions entre l’homme et la nature, et les représentations que l’homme se fait de la nature. En faisant ressortir l’interdépendance du texte et du monde qui sous-tend l’approche générale des œuvres littéraires développée par l’écocritique, Yanick Lahens prolonge l’exercice mené par Roger Caillois en 1970, dans Cases d’un échiquier.

17Elle conjugue la littérature avec la sociologie, la philosophie, les archives de l’histoire haïtienne. Ce que Roger Caillois met en œuvre à une échelle littéraire microcosmique, est réalisé sur le plan macrocosmique par l’auteure : elle met en place un échiquier in situ qui trouvera un écho dans sa leçon inaugurale au Collège de France le 21 mars 2019 intitulée « Littérature haïtienne : urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter ». Le fil conducteur de Failles est la volonté de faire entendre la voix haïtienne, c’est‑à‑dire celle d’une différence francophone étrangement absente de l’histoire de la France, alors que cette île « de 1697 à 1804, quand elle s’appelait Saint‑Domingue, a pourtant été une colonie dont le poids économique et politique fut déterminant dans l’histoire de la France et dont l’indépendance, en 1804, représente un moment majeur, “l’une des origines, l’une des sources de la civilisation moderne33” ». La défense des mondes francophones et la relation de ses expériences humanitaires rappellent que Lahens est une auteure engagée, dont le récit et les lectures se donnent plus généralement à analyser comme des façons d’habiter le monde.

18Failles est écrit de l’intérieur du pays : au moment du séisme, Yanick Lahens se trouve dans sa maison de Port‑au‑Prince, sise à la frontière entre la ville « européenne » et le « bétonville ». Elle est en compagnie de son neveu Noah, âgé de « deux ans et quatre mois34 ». Alors qu’elle commence « à peine à lui épeler le monde » avec le livre de son compatriote Dany Laferrière, Je suis fou de Vava35, l’innommable se produit : « c’est un grondement sourd, le rugissement d’une bête », une éventration de la terre « comme si la bête lovée dans ses entrailles voulait en sortir36 » . La terre bouge d’ouest en est, de haut en bas. La sidération succède à la surprise, l’étonnement à l’intervention immédiate auprès de Noah. Vient ensuite le temps du mouvement et de l’expression écrite, puis orale, comme si les lettres du mot « séisme » constituaient l’anagramme de son propre signifiant dans son déroulement chronologique : stupeur, étonnement, intervention, sidération, mouvement, éducation.

19De cinq minutes de fin du monde exsudent en effet des projets pérennes dont l’aboutissement est concrétisé par l’action de l’auteure en faveur des jeunes Haïtiens de Port‑au‑Prince. Yanick Lahens extirpe le malheur des camps de réfugiés : elle décline trois chapitres autour de l’amitié et de la lodyant, la parole de vérité et de sagesse transmise traditionnellement en province et « sur des galeries à Port‑au‑Prince37 ». Là se tisse le lien entre le singulier et le pluriel, une situation particulière d’un quartier et la société haïtienne. « Les amis du samedi matin », « Les amis du dimanche matin », « Les amis du dimanche soir » constituent trois paliers avant la création d’« un atelier pour se reconstruire », antépénultième chapitre avant l’éclosion finale de Guillaume et Nathalie, le roman en gestation que l’auteure mettra deux ans à mener à maturité.

20Éduquer est bien la priorité de Yanick Lahens, qui continue du reste à assurer des ateliers audiovisuels38, notamment à Pétion‑Ville, dans l’un des plus grands camps de réfugiés de Port‑au‑Prince. Avec un ami psychologue recourant à la thérapie de groupe, une professeure de cinéma canadienne, une amie bénévole, un jeune cinéaste haïtien qui a fait ses premières armes dans le quartier populaire de Carrefour‑Feuilles et un peintre photographe, elle réunit des adolescents de tout milieu social, francophones ou non. Elle leur a notamment fait réaliser deux courts‑métrages témoignant de la vie dans le camp de l’après‑séisme : N ap viv kan menn et Jodi pa demen39, qui, comme elle le rappelle dans Failles, ont été projetés pour la première fois le samedi 28 mars 201040. Les films ont ensuite été restitués dans le camp sur un grand drap blanc en guise d’écran, puis dans une bibliothèque à Léôgane et dans Port‑au‑Prince. Refusant l’exception culturelle d’un camp41, Yanick Lahens a par ailleurs souhaité pérenniser la bibliothèque, en la déplaçant du camp au quartier puis du quartier à l’école où elle est devenue le lieu de l’écoute, de la parole, de l’histoire racontée. L’entreprise est pérenne puisque dix ans plus tard, l’auteure42 affirme que les bibliothèques sont toujours en place dans les écoles et que la demande de livres y est croissante.

21À la problématique initiale « Quoi écrire ? Comment écrire43 ? », répond la faille qui laisse entrevoir des abîmes et de la lumière, car la littérature signale le cauchemar jusque dans ses plus lointains retranchements, et en même temps, « indique l’échappée44 ». La réalité débordant du livre, ce dernier se doit d’en concentrer la quintessence : la contemplation des ravages ne peut suffire, il faut la transcender par l’action et la réflexion. C’est ce que prouvent les montages réalisés par les adolescents, qui témoignent d’un retour sur la catastrophe pour la dompter et l’apprivoiser par une mise en abyme. Ainsi du « livre » au « vivre », les failles construisent : Yannick Lahens s’est donné « une chambre à soi45 » pour excentrer un témoignage. À l’écoute du monde, elle montre comment un même événement touche différemment les hommes et croit en l’irréductibilité de chaque être humain. Convaincue de l’urgence d’écrire la souffrance et la solidarité, elle ne désire pas guérir, mais lever le voile sur des failles géographiques, historiques et sociales. Haïti étant l’un des microcosmes du monde, s’interroger sur sa douleur, c’est s’interroger sur la douleur du monde, comme le rappelait Émile Ollivier dans Repérages46.

22Le récit de Lahens symbolise du reste l’espoir qu’elle place en la culture et l’éducation à l’art pour se sauver de la misère. Failles prouve qu’il faut écrire pour échapper à l’oubli, pour découvrir l’autre versant du décor et exhumer les richesses intrinsèques d’une île habitée par des artistes. Failles refuse de chanter la complainte du malheur de peur qu’il ne triomphe et ne devienne un poncif exotique de foire. Failles fissure la terre des mots qui doivent lutter contre le temps de la médiatisation et « rapatrier le malheur à sa vraie place. Au centre47 ». Face à lui, il faut faire littérature car « ne pas célébrer la vie malgré tout, ne pas la transformer par l’art ou la littérature, c’est nous faire terrasser une deuxième fois par la catastrophe48 ».