Colloques en ligne

Sandrine Vaudrey-Luigi

Léonor de Récondo, passeuse de voix, passeuse de textes : sur Revenir à toi

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 26 novembre 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://youtu.be/JH5H-cI3fP4.

1Paru en août 2021 aux éditions Grasset, Revenir à toi est le dernier ouvrage de Léonor de Récondo1. Il signe un retour au roman, après un détour par l’autofiction avec Manifesto et un livre de commande dans le cadre de la collection « Ma nuit au musée » avec La leçon de ténèbres. Lors d’un entretien, Léonor de Récondo a présenté ainsi Revenir à toi2 :

C’est l’histoire de Magdalena, une comédienne d’une quarantaine d’années, qui reçoit un texto de son agent, lui disant « on a retrouvé ta mère ». On comprend très vite que cette femme a disparu trente ans auparavant sans laisser de trace. Magdalena est tout d’abord tout à fait décontenancée évidemment par ce message et finalement décide d’y aller aussitôt ; elle ne repasse pas par chez elle. Elle va à l’adresse indiquée qui se trouve dans le sud-ouest, une maison éclusière sur le canal latéral. C’est l’histoire de ce voyage, de cette fille vers sa mère, qui ne va pas tout de suite la rencontrer ; mais la rencontre va avoir lieu, pas du tout comme imaginée évidemment. Et c’est une forme de livre autour de revenir à toi, à soi, à la réconciliation. Et aussi cette femme comédienne qui a passé sa vie à dire les paroles des autres, à incarner d’autres personnes pour éviter peut-être cette blessure profonde, va finalement trouver quelque chose d’elle à cet endroit-là.

2Présentée chronologiquement, la diégèse de Revenir à toi est donc celle d’une enfant, Magdalena, dont la mère Apollonia, disparaît du jour au lendemain sans qu’on lui donne d’explication véritable. Magdalena se construit comme elle peut, dans le rejet de son père et ses grands-parents qui la recueillent quand ce dernier décide de refaire sa vie, et avec les livres qu’elle découvre, les pièces de théâtre qu’elles joue. Montée à Paris, elle est devenue une grande comédienne au moment où commence le roman et où elle reçoit le texto de son agent. Histoire d’une mère et de sa fille, histoire d’Antigone de Sophocle qui sauve la fille quand l’Histoire a tué la mère sans la tuer, histoire de mots, les mots d’une lettre secrète qui anéantissent la mère, les mots dans les livres, dans les pièces jouées, Revenir à toi est aussi l’histoire d’un événement non identifié : s’agit-il de la disparition de la mère, des retrouvailles entre la mère et la fille ou de l’événement déclencheur de cette séparation traumatique et en regard, de l’histoire du roman ?

3À l’image du roman fondé sur différents bouleversements nous montrerons qu’il existe un double mouvement à l’œuvre dans ce roman, double mouvement fait à la fois d’unité et de fragmentation, de mise en cohérence et de perturbations qui contreviennent à cette dernière. En effet, toujours lisible, le texte est néanmoins perturbé, et quel que soit le palier d’analyse envisagé, par des ambiguïtés, des incohérences, des anomalies largement liées à la gestion du point de vue et du monologue intérieur ou du récit de pensées. Mais ces perturbations sont, dans le même temps, dans une sorte de contrepoint permanent, comme unifiées, du moins dépassées, subsumées, principalement par une référence, celle d’Antigone de Sophocle.

Du texte à la phrase : les discours rapportés et le monologue intérieur

4Tous les paliers textuels sont touchés par ce double mouvement d’anomalies et de retour à un texte plus conventionnel selon des règles qui restent à étudier.

5Il importe de noter, même si la description du niveau global se prête mal à la dimension d’un article, que des pages entières se présentent avec des perturbations graphiques et des fluctuations de mise en page importantes par rapport au reste du texte. Or ces dernières activent une caractéristique commune : elles correspondent soit à du monologue intérieur, soit à du discours direct libre intérieur, sans qu’il soit possible dans la plupart des cas, de trancher entre ces deux hypothèses. Une chose est certaine en revanche, c’est que tous les passages concernés correspondent à une adresse, mentale ou réelle, de Magdalena à sa mère, adresse et non échange, puisque sa mère, sans être muette, ne parle plus. Ainsi, l’ensemble d’un chapitre, des pages 99 à 102, est concerné par ces perturbations. Il se présente graphiquement dans une police différente et la phrase ne correspond plus à sa définition graphique conventionnelle puisqu’il n’y a pas de majuscule à l’ouverture ni de point à la fermeture. Les paragraphes3 de ce chapitre, contrairement au reste du roman ne sont plus soumis au retrait en tête de paragraphe et ne sont pas organisés en section de paragraphes4. Visuellement, le chapitre se présente donc de façon monolithique avec de multiples points-virgules qui deviennent la ponctuation majeure en fin de paragraphe. Plusieurs fois, cette mise en page n’intervient pas sur l’ensemble d’un chapitre mais sur quelques pages à l’intérieur d’un chapitre. Retenons ici à nouveau la disparition de la phrase graphique et sémantique avec l’absence de majuscule et de point, la réactivation du point‑virgule qui donnent à lire ces pages comme autant de discours intérieurs circonscrits graphiquement et ayant, du point de vue de la logique narrative un enjeu particulier. En ce sens, on ne s’étonnera pas de les lire une fois que Magdalena a retrouvé sa mère. Signalons enfin, au niveau global et graphique, les passages en italique qui sont autant de citations d’Antigone de Sophocle. On ne saurait à ce stade considérer ces segments comme une véritable perturbation dans la mesure où ils engagent un processus citationnel. Notons simplement qu’ils sont parfois intégrés dans la prose narrative sous une autre forme graphique, rendant leur identification plus problématique.

6Au-delà de la description du texte au niveau macrotextuel, le palier mésotextuel constitue un poste d’observation intéressant pour le traitement des paroles et des pensées rapportées qui malmènent les représentations textuelles les plus habituelles. Certes, on ne saurait s’étonner, s’agissant de la prose du xxie siècle, de la disparition des marques graphiques les plus conventionnelles des discours rapportés, même si c’est la première fois que Récondo fait un usage si massif des dispositifs de brouillage, d’estompage entre les différents discours rapportés et de fait, de leur insertion dans la prose narrative. Mais l’auteur n’en reste pas à un usage qui relèverait du style d’époque et dont témoignent de nombreuses contributions dans le volume dirigé par Karine Germoni et Claire Stolz5 sur les discours rapportés. Notre propos n’est donc pas ici d’établir une typologie de la représentation des discours rapportés dans Revenir à toi. S’arrêter sur quelques pages significatives permettra davantage de montrer qu’au-delà la fragmentation des discours rapportés, ces derniers sont subsumés par un désir de mettre les voix et les mots au cœur du texte.

7Un premier exemple permet de souligner tout d’abord que les discours rapportés se situent fréquemment dans le cadre endophasique, ce qui constitue indubitablement un filtre supplémentaire.

Elle se souvient du jour où son père, Isidore, lui avait dit : maman est partie.

Une phrase simple, sujet verbe, participe passé. Une phrase tout à fait intelligible. Magdalena la comprenait mais la trouvait trop courte. Il lui manquait au moins un complément de lieu, ainsi que plusieurs paragraphes d’explications. Une maman ne part pas comme ça. Le ton de son père était à la fois désinvolte et ferme. Il esquivait, il n’y avait ni pharmacie, ni boulangerie, ni même une autre ville. Il y avait un espace long et indéterminé pour une durée distendue.

Maman est partie. (p. 15)

8Le processus de remémoration, manifesté par le verbe pronominal « se souvient » met en avant des paroles prononcées autrefois. Si la seule marque graphique consiste en deux points, la situation de communication est retracée fidèlement avec un locuteur, un verbe de parole, un délocuté. La suite du paragraphe est attribuable à Magdalena, au moins à partir des verbes activant une activité psychique (« comprenait »/« trouvait ») et de la contamination de la narration (présence de « maman » dans la prose narrative). Les deux premières phrases et la troisième sont déjà plus problématiques parce que la limite entre point de vue et discours rapportés est parfois poreuse, comme le rappelle Rabatel :

Le pdv est un phénomène énonciatif proche du discours indirect libre, dans la mesure où il renvoie à des perceptions (souvent associées à des pensées) qui ne sont pas celles du narrateur, quand bien même elles sont rapportées par le truchement de la voix narrative6.

9Que faire surtout de la répétition de « Maman est partie » ? S’agit-il d’un ressassement, d’un processus de rumination dans le cadre du monologue intérieur plus ou moins activé en fonction des pages, des phrases, ou s’agit-il en même temps d’une sorte d’anaphorisation indécidable qui va structurer le tissu narratif ? Le paragraphe suivant décrit en tout cas les réactions de Magdalena. Notons par ailleurs que l’hypothèse d’une anaphorisation semble d’autant plus autorisée que l’on retrouve ce segment à la page suivante. Il se trouve cette fois à l’ouverture d’une section abordant toute une série de souvenirs liés au départ d’Apollonia, comme si ce segment source d’ambiguïté assurait également une sorte de maillage dans le roman.

10Parfois, les segments à interpréter s’inscrivent directement dans le souvenir de Sophocle et mobilisent un processus citationnel :

[1] Enfoncée dans le siège, crâne calé contre l’appuie-tête, elle pose les mains sur ses cuisses et respire, comme avant d’entrer en scène. Yeux fermés, inspirations et expirations profondes dans le bas-ventre, esprit qui suit les mouvements afin de déceler le rythme cardiaque. Concentration.

[2] S’il te semble en ce jour qu’en folle j’ai agi,
peut-être est insensé qui me croit hors de sens
.

[3] Elle appelle Sophocle à l’aide quand sa pensée est paralysée par une émotion qui la submerge.
[4] est insensé qui me croit hors de sens. Plusieurs fois, les lèvres qui bougent dans le silence de la voiture, avant d’ouvrir les yeux et de ravaler les larmes.
[5] Elle attend, puis démarre pour aller dire à sa mère, en ce jour lointain, en folle tu as agi. Et chacun de mes jours en a été la conséquence. Et maintenant que je suis à une heure de toi, je ne sais plus comment t’appeler. Maman ? Alors que j’ai passé des années à hacher menu ce mot. Te dire, maman, pourquoi m’as-tu abandonnée ? Et ainsi entrer dans une tragédie trop humaine où Sophocle n’aurait pas voix au chapitre ?
Maman est tombée nue dans le silence de l’absence. (p. 44-45)

11Si l’on s’en tient tout d’abord à une description matérielle de l’extrait, on note que le lecteur se trouve confronté à une mise en page inhabituelle sans même être en mesure de percevoir une forme de régularité dans la variété. Le premier paragraphe sur lequel nous reviendrons est suivi par deux lignes qui ressemblent à des vers et qui sont aisément repérables à la fois par l’italique et le blanc graphique qui les précède et leur succède, les constituant en une sorte d’îlot. Puis la deuxième ligne de cet îlot est en partie reprise au deuxième alinéa de la section. Cette reprise, en italique, est marquée par l’absence de majuscule à l’ouverture du paragraphe quand bien même elle fait apparaître un point final. Enfin, au paragraphe suivant, c’est une partie du contenu de la première ligne de l’îlot qui est reprise, cette fois sans italique et en étant intégré à la prose narrative. Au-delà de la matérialité de cette mise en page, la progression de la diégèse est à prendre en compte. En effet, à ce stade du roman, le lecteur sait que Magdalena est une comédienne de renom et qu’elle va jouer Antigone l’été suivant ; il sait aussi que l’identification de Magdalena à Antigone est profonde :

Au retour, sa vie recommencera avec la lecture préparatoire de la pièce programmée à Avignon cet été, Antigone de Sophocle. Elle est Antigone. Elle l’a lu, relu, par cœur, rabâché. (p. 12)

12Le paragraphe [1] de l’extrait correspond au moment où Magdalena vient de s’installer au volant d’une voiture de location à Bordeaux après avoir pris le train pour aller voir sa mère. Le lecteur fait face à cet instant de la lecture à des informations non convergentes qu’il va néanmoins dépasser grâce à la comparaison « comme avant d’entrer en scène ». Il assiste en effet à une sorte de mise en condition avant une entrée en scène, mise en condition certes fictive même s’il reste indécidable dans la linéarité du texte de savoir si Magdalena prononce ou non les deux lignes de l’îlot textuel [2]. Ce qui est certain, c’est que le lecteur, préparé depuis le début du roman, est en mesure d’identifier Antigone de Sophocle. Le paragraphe [3] n’aide pas véritablement à statuer sur les lignes en italique : le mot « pensée » pourrait faire pencher pour des paroles non prononcées mais l’appel à l’aide suggère plutôt le contraire. Le paragraphe [4] est également problématique. Le premier segment (phrase ?) a un statut relativement indécidable dans la mesure où l’on ne peut écarter la superposition d’une interprétation en mention autonyme au processus citationnel. Ensuite, la phrase qui n’est pas en italique apporte une réponse rassemblant finalement les différentes hypothèses avec « les lèvres qui bougent » et « le silence de la voiture ». Ce passage n’est pas sans rappeler ce que Gustave Guillaume décrivait au sujet de ce qu’il nommait la psychisation7 :

Dans le cas, au contraire, où la transition en question se psychise moins et peu, le langage intérieur se développe sous des conditions de saisie moins fugitives, et il existe à la limite un discours intérieur si près du discours extérieur qu’il prend la forme physique d’un discours intérieurement murmuré.

13De fait, le paragraphe [5] présente alors du discours direct libre dans du monologue intérieur avec adresse à la mère et, partant, modification du texte de l’îlot dans sa reprise finale « en folle j’ai agi »/ »en folle tu as agi », et pensée en cours de construction comme le suggère la répétition de « et » (« et chacun de mes jours »/« et maintenant »/« Et ainsi entrer ») dont le but est également de souligner une triple temporalité à l’œuvre dans ce discours direct libre intérieur : passé et habitude, présent et futur, du moins virtuel. Se superpose par ailleurs ici à la modification de personne l’effet citationnel d’une partie de l’îlot. Bref, cet exemple suffit à monter à quel point les discours rapportés ne sauraient se limiter à un effet d’époque. Dans un roman largement fondé sur un secret à découvrir, on assiste à une véritable mise en scène de la parole proférée, de la parole pensée, de la parole à peine murmurée. S’organise ainsi une scénographie se situant conjointement à plusieurs niveaux textuels : tout d’abord au niveau diégétique avec les indications concernant la voix, la façon dont les paroles sont dites ou ressassées — relevant d’ailleurs tantôt du narrateur («  Plusieurs fois, les lèvres qui bougnent dans le silence de la voiture »), tantôt s’intégrant dans le monologue intérieur (« je ne sais plus comment t’appeler » ; « j’ai passé des années à hacher menu ce mot » ; « Te dire, maman, pourquoi m’as-tu abandonnée ? ») — ensuite au niveau intertextuel avec la référence à Sophocle qu’on ne saurait réduire à une simple référence littéraire, un vernis dans la mesure où elle conditionne tout au contraire l’ensemble de l’extrait, enfin au niveau microtextuel avec le jeu sur l’expression lexicalisée avoir voix au chapitre. Signalons enfin une autre voix qui se fait entendre avec la référence au psaume 22 (« Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné, et t’éloignes-tu sans me secourir, sans écouter mes plaintes ? », (traduction de Segond) que ne semble pas développer la phrase suivante mais bien au contraire écarter dans une sorte de justification métatextuelle quand bien même le point de vue de Magdalena est dominant (« Et ainsi entrer dans une tragédie trop humaine où Sophocle n’aurait pas voix au chapitre ? »). Il n’empêche que la phrase qui clôt le chapitre met en avant deux termes fondamentaux et récurrents dans la Bible « silence » et « absence », le paradoxe de Dieu étant une présence dans le silence là où Apollonia, figure christique à cet instant, « est tombée nue dans le silence de l’absence ».

Des phrases aux mots : les énoncés averbaux

14Si l’on s’intéresse à un palier textuel inférieur qui engage également point de vue et monologue intérieur, les phrases averbales ou phrases sans verbe — au sens le plus large possible — constituent un autre observatoire intéressant. À nouveau, il s’agit de s’arrêter sur quelques cas où la phrase sans verbe se situe entre perturbation et ressaisissement dans un projet et une perspective plus vastes que la seule configuration grammaticale8. Bien sûr, on ne saurait s’étonner depuis Dujardin d’observer des phrases sans verbe dans le monologue intérieur. Mais comme on a pu le dire des discours rapportés, d’une part, Revenir à toi présente de nombreuses occurrences ambivalentes, d’autre part, elles contreviennent parfois aux attendus les plus répandus. Ainsi, dans l’extrait suivant :

Dans le couloir, elle n’a plus rien reconnu, elle a perdu pied.
Peur panique. (p. 28)

15on peut se demander si la phrase sans verbe ne suspend pas le point de vue de Magdalena, parfaitement attesté par ailleurs. Cette phrase sans verbe de type résomptif (plus précisément, selon les termes de Florence Lefeuvre et Eva Havu9 il s’agit d’un segment autonome de type résomptif, avec autonomie syntaxique mais sans autonomie textuelle) relève de fait du commentaire. On trouve plusieurs cas similaires dans le roman, comme celui-ci :

Bientôt elle longe le canal latéral à la Garonne. Le long du cours d’eau, que rien ne semble perturber, des platanes se serrent les uns contre les autres. Tableau idyllique d’une campagne domestiquée. (p. 47)

16qui font écho aux propos de Bernard Combettes et Annie Kuyumcuyan :

Les structures nominales ne se limitent pas aux seules perceptions et informations d’arrière-plan. En dehors de ces processus cognitifs qu’on pourrait qualifier d’involontaires, de non entièrement maîtrisés par le sujet – rêveries ou perceptions non dirigées –, elles représentent aussi parfois l’activité rationnelle consciente et délibérée du sujet10.

17Parfois, c’est l’identification précise de la phrase sans verbe qui est problématique :

Magdalena enlève ses chaussures, pose ses pieds nus sur le terre-plein. Plantes humides, boutons d’or, pissenlits. Elle s’imprègne et commence de marcher. D’abord lentement. Un kilomètre le long du canal. (p. 49)

18On voit comment le groupe prépositionnel « sur le terre-plein » se trouve développé, aspectualisé a-t-on envie de dire, dans la phrase sans verbe, à moins que « boutons d’or » et « pissenlits » n’aspectualisent « plantes humides ». Surtout, ce segment sans verbe ne constitue pas à proprement parler un débordement phrastique même si son autonomie sémantique peut être discutée. L’analyse en phrase averbale existentielle reste la plus recevable.

19Dans l’exemple suivant, l’ambiguïté porte sur les deux phrases averbales :

La bâtisse est à quelques mètres, de l’autre côté du canal ; elle reprend son souffle ; il lui suffit de traverser l’écluse et d’aller frapper ; d’ici, elle voit que les volets sont fermés ; c’est une toute petite maison, presqu’une cabane ; une porte en son centre flanquée de deux fenêtres de chaque côté ; une cheminée et une vieille antenne télé sur le toit ; un peu plus loin il y a des ruches, une dizaine. Les alentours sont en friche. La peinture turquoise pèle sur les persiennes. Sensation triste et humide. Délabrée. (p. 50)

20Ces dernières suivent ici une séquence descriptive assez conventionnelle dans laquelle on retrouve l’ancrage du thème titre, différents éléments d’aspectualisation (volets, porte, fenêtres, cheminée, antenne télé, persiennes) mais, assez curieusement, très peu de caractérisations : à peine note-t-on « fermés », « vieille », « turquoise ». Cette raréfaction de caractérisations est d’autant plus étonnante que le terme d’ancrage est « bâtisse », terme donné comme régulièrement péjoratif par le Trésor de la Langue Française Informatisé. Il faut attendre la fin du paragraphe pour observer enfin des caractérisations concordantes avec le thème titre : d’une part à travers une métaphore, d’autre part à travers deux phrases averbales qui ferment le paragraphe et dans lesquelles on retrouve deux adjectifs caractérisants et un participe passé en emploi adjectival : « triste », « humide », « délabrée ». Mais force est de constater que les adjectifs « triste » et « humide » d’une part ne sont guère concordants — et la conjonction de coordination et ne fait finalement que souligner cette non congruence par hypallage entre un adjectif impliquant toujours une personne ou ses impressions et un adjectif décrivant un état de la nature — d’autre part le mot « délabrée » pose problème. S’agissant d’un participe passé en emploi adjectival, l’analyse en apposition située après le point, du moins en détachement sous forme d’une hyperbate qui perturberait la phrase par une rallonge semble à privilégier, sauf qu’il est difficile d’identifier son point d’incidence. Il en effet impossible du point de vue du sens de rattacher « délabrée » à « sensation ». Le plus évident et le plus opératoire du point de vue psychocognitif est de rattacher « délabrée » à « bâtisse » (plus qu’à « petite maison » ou « cabane ») dans la mesure où les deux éléments « bâtisse » et « délabrée » se situent « aux frontières textuelles (…) de paragraphes [et] guident les traitements intégratifs en mémoire de travail11 » pour reprendre les termes de Jean-Michel Adam à propos de la synthèse de Colrier, Gaonac’h et Passerault (1996).

21Un autre cas mérite attention. Rare dans le roman, il n’en est pas moins particulièrement remarquable : « Belle petite troupe. » (p. 74) est une phrase sans verbe située à l’ouverture d’une section. Ce cas est très particulier dans la mesure où l’on peut considérer qu’il y a concurrence entre deux points de vue, celui de Magdalena et celui d’Apollonia. Il est nécessaire d’étendre la citation pour comprendre le conflit qui se joue entre le paragraphe précédant cette phrase sans verbe et celui l’intégrant d’une part, entre les deux points de vue d’autre part. En effet, dans le paragraphe précédent se trouve développé le point de vue de Magdalena. Les deux dernières phrases du paragraphe évoquent pour la première, verbale, un groupe d’enfants et présente pour la seconde, averbale, un commentaire résomptif — dont l’attribution est incertaine d’ailleurs — de l’ensemble du paragraphe évoquant la fête d’anniversaire pour les 10 ans de Magdalena :

Les enfants ébahis s’exclamaient, s’empiffraient de bonbons. De la joie en barre. (p. 74)

22Le segment averbal « Belle petite troupe. » qui ouvre le paragraphe suivant semble redoubler le commentaire précédent et assurer une fonction de liage entre les deux paragraphes. Mais il se trouve que la cohésion est mise à mal lors du changement de paragraphe, puisque le point de vue passe de celui de Magdalena à Apollonia comme le montre la phrase qui suit immédiatement la phrase averbale d’ouverture :

Apollonia, un peu à l’écart, en robe légère, souriait et se revoyait au Chambon, des décennies auparavant, avec d’autres enfants.

23Si le changement de point de vue est rare dans le roman, un autre cas l’est également. Ainsi, dans les dernières phrases d’un chapitre, Apollonia, jusque-là muette au point que l’échange avec sa fille passe par le toucher, prend la parole :

Magdalena l’aperçoit maintenant. Soubresauts dans leurs corps à elle deux. Et Apollonia inquiète qui s’approche :

Mais où étais-tu ? (p. 159)

24Le chapitre suivant ouvre par le même segment, mais son statut est alors ambigu et à nouveau, et on ne peut écarter une forme de mention autonyme sans toutefois afficher une quelconque certitude. D’ailleurs, dans la suite de cette section, trouve-t-on : « Aucun mot depuis, mais où étais-tu ? (p. 160). Il semble que l’on se rapproche encore ici de la procédure autonyme. Reste que la virgule, après « depuis » est gênante pour une telle interprétation.

25Léonor de Récondo, passeuse de mots, de texte, de voix. La richesse de Revenir à toi tient largement à cette forme d’équilibre instable, fragile, des représentations des discours rapportés, du monologue intérieur ou de l’une des incarnations de ce dernier, les phrases sans verbes. On a vu que les perturbations, les anomalies, étaient en quelques sorte subsumées par le projet romanesque : faire advenir le destin de Magdalena par un cheminement largement intérieur et par une confrontation au réel médiatisée par différents textes : celui de Sophocle principalement, mais il faudrait ajouter également celui de Tenessee Williams. La référence à Sophocle est en ce sens centrale. À l’image d’une tragédie, la temporalité du livre est très resserrée et construit une unité de temps qui engage la tragédie, comme le montrent les citations suivantes :

Sa prochaine répétition est dans cinq jours. Ce voyage n’aura pas existé. Au retour, sa vie recommencera avec la lecture préparatoire de la pièce programmée à Avignon cet été. Antigone de Sophocle. Elle est Antigone. (p. 12)

Dans ce train, elle a l’impression de voler du temps. Entre passé et présent, elle perd tous ses repères. C’est grisant et inhabituel dans la vie organisée des mois à l’avance en fonction des productions, répétitions, représentations, tournées. (p. 42)

Magdalena soupire, le paysage glisse sur son visage, le temps d’un voyage et de remonter ce temps. (p. 43-44)

26La référence à Antigone comme mythe universel permet alors de dire la tragédie individuelle et la tragédie de l’humanité. On le comprend à la toute fin du roman, lorsqu’Apollonia donne à sa fille une enveloppe en papier kraft qui contient une lettre :

Magdalena ne comprend rien, lit juste la signature. Ses mains tremblent. Elle survole toutes les feuilles, jusqu’aux actes de décès.
Jakub Zynger 1915-1939
Irena Zynger 1919-1943
Jozefa Zynger 1937-1943
Les papiers glissent par terre. Magdalena pleure.
Dans un mouvement simultané, ses constructions intérieures, projections, débris et rêves s’effondrent et se rejoignent, explosent et se regroupent.
Elle prend la main de sa mère, l’embrasse.
Elles ne disent pas un mot du silence et de l’absence. (p. 170)

27Contentons-nous de noter ici une forme de méta-dicours engageant « les constructions intérieures », l’équilibre et les perturbations dans un processus sans cesse répété (« s’effondrent et se rejoignent, explosent et se regroupent »), la parole et l’absence de parole (« Elles ne disent pas un mot du silence et de l’absence ») et le double niveau des deux lexies « silence » et « absence » ; à la fois mots de la narration et référence de la page 45 (« Maman est tombée nue dans le silence de l’absence »). On comprend dès lors notre titre « Léonor de Récondo, passeuse de voix, passeuse de textes », on le comprend encore mieux en laissant la parole à l’auteur :

Ça me fait vraiment vibrer d’imaginer des histoires et de les transmettre comme je disais dans cette grande tradition de textes et ces grandes traditions de mythes parce qu’après Antigone traverse évidemment le roman et de savoir qu’on est tous aussi constitués et traversés de ces grands personnages mythologiques, des textes qui ont été écrits il y a des milliers d’années, je trouve ça beau d’être dans cette sorte de grande chaîne.
Et puis moi j’écris parce que j’ai aussi lu (…) parce que j’ai l’impression aussi d’être une forme de réceptacle de mots, je pense qu’on l’est tous plus ou moins, plus ou moins consciemment, des grands livres (…) et j’ai l’impression en écrivant de continuer une forme de très très grande tradition de raconter des histoires […] mais on est les uns après les autres écrivant des histoires, les passant, elles sont passées à travers les livres (…)12.

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