Le Dernier Bain de Gustave Flaubert : dé-limiter la fiction
Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 22 octobre 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=C-7jQgehldg.
1Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de lire, dans Le Dernier Bain de Gustave Flaubert, récit1 que Régis Jauffret consacre aux derniers instants de l’ermite de Croisset, les plaintes de ce dernier au sujet de la quantité d’ouvrages produite à son propos :
Depuis mon décès j’ai eu la faiblesse de lire beaucoup trop de livres qui me racontaient, me commentaient, me tournaient dans tous les sens possibles. Tout ce fatras m’exaspérait. On m’objectera que j’ai toujours tenu à garder secrètes ma vie et mes pensées profondes mais tant de sottises ont été dites à mon propos que je suis devenu deux siècles après ma naissance un personnage aussi romanesque que ma Bovary.
Il était temps que je me raconte, trop de phrases mal agencées, malsonnantes, grevées de répétitions ont été imprimées à mon sujet. D’ailleurs qui d’autre sait le vrai de mon existence ? Qui peut raconter tous ces épisodes de ma vie dont je n’ai laissé aucune trace ? (p. 313)
2Cependant, si Régis Jauffret semble avoir relevé le défi de raconter la vie de Gustave Flaubert, ce n’est pas tant pour en corriger les erreurs que pour les relativiser, ou plus précisément pour répondre à cette question : qui sait le vrai de son existence ? Car c’est bien là ce qui intéresse Régis Jauffret : mettre en balance la représentation du réel, et ce par le déploiement de la fiction, un déploiement sans frein, venant d’un auteur qui dit lui-même de ses histoires qu’elles « partent », un déploiement sans autre orientation que les ondoiements du bain d’où elle émerge, où la mémoire paraît « s’[être] répandue, flott[er] comme les résidus d’un naufrage. » (p. 313), et surtout un déploiement porté jusqu’au vertige, comme si « la fiction [n’était] là [que] pour donner toutes les idées comme des objets, sans qu’on soit forcément obligé d’adhérer à ces idées2 ». La narration se déploie en effet sans restriction, sans direction, sans limite, comme si le but ultime de ce texte était de redéfinir les possibles fictionnels : de revendiquer « le droit absolu de l’écrivain à prendre une affaire dont la matière est romanesque, accentuer les traits, malaxer le réel3 », selon les termes de l’avocat de Régis Jauffret dans le procès qui l’a opposé à Dominique Strauss‑Kahn après la publication de Ballade à Rikers Island. Comment l’écriture du Dernier Bain de Gustave Flaubert, par son étirement des possibles de la fiction, met-elle à son tour à l’épreuve la représentation du réel ? Nous nous proposons d’explorer ici la manière dont s’affirme la toute-puissance de la création littéraire face au prétendu réel, par sa mobilisation à un degré extrême des ressources expressives et narratives de la fiction.
Ébranler la perception
3Le pouvoir de la fiction paraît d’abord éprouvé par la manière dont l’écriture fait jouer notre accès à l’histoire, dont les points de vue varient. Le Dernier Bain de Gustave Flaubert a cette particularité de jongler sur la focalisation par les variations en personne, et ce, de manière notable, avec deux pages de garde intermédiaires, « je » d’abord, en page 9, puis « il », en page 175. Cette variation est doublement structurelle : elle organise le récit en deux temps (138 pages pour le « je », 116 pour le « il ») et construit notre perception des événements, et même les reconstruit, puisque certains sont évoqués dans chaque partie. Le « je » est celui de Gustave Flaubert, qui raconte donc non seulement son dernier bain, le jour de sa mort, mais aussi sa vie vue depuis ce dernier bain, et le compte-à-rebours vers l’attaque cérébrale redouble la structuration énonciative : la date, le 8 mai 1880, est donnée au début de cette section (p. 11), et celle-ci se clôt sur l’approche de l’heure fatidique — « dans une heure et quarante-trois minutes je serais mort. » (p. 174) Dès le début, « le 8 mai de cette année-là », le narrateur se met sur le plan du lecteur : la référence du démonstratif peut se construire par exophore mémorielle, pour les plus flaubertiens d’entre nous, par cataphore, car le narrateur évoque à la fin du premier paragraphe, « [s]on imminent décès », mais bien plutôt par rapport au titre, à son adjectif aspecto-temporel, « dernier », donc à ce que connaît le lecteur. Paradoxalement, ce « je » déborde largement la focalisation interne : il a des connaissances antérieures à sa naissance, par exemple à propos de « la lancette de [s]on père [qui] avait incisé vingt-cinq mille veines […] depuis sa première utilisation en 1740 » (p. 33), des connaissances sur sa mort, et même ultérieures à cette dernière, au sujet, entre autres, de l’invention des lampes à pétrole (p. 19), des drones (p. 35), de l’inconscient (p. 165). Le « je » de Flaubert raconte depuis l’au-delà de sa mort — « Depuis mon décès je n’ai pas revu Alfred ni ma sœur ni personne des êtres aimés. » (p. 29) — et même plus exactement depuis la tête de l’auteur : « Aujourd’hui je regrette de ne plus disposer de corps qui m’appartienne […] au lieu d’en être réduit à camper dans la tête du signataire de ce livre. » (p. 36) Déjà, cette liberté prise avec la logique dit la puissance de la fable, de la fiction. Le « il » avec lequel se poursuit la narration conserve cet accès à l’intériorité de Gustave Flaubert, par exemple dans cet énoncé « Il était sûr que cette lumière le pénétrait à chaque inspiration » (p. 177), mais un récit assuré à la troisième personne par un narrateur omniscient paraît tout de même moins paradoxal qu’un tel « je » omnipotent. Entre la narration assumée par une première personne et celle relayée par un « il », il s’agit donc moins d’une continuité que d’une reprise, au sens où s’entend le mot en couture : la première section s’achève sur l’imminence de la mort, la seconde sur l’enterrement ; Flaubert est déjà dans le bain à l’ouverture de la première section, il se lève au début de la seconde. Le brouillage, d’ailleurs, ne manque pas de se poursuivre à un degré micro-structurel où, plus ponctuellement, l’entrecroisement de systèmes verbaux constitue une autre source de variation, par exemple ici : « Les deux femmes échangèrent un sourire mais prétextant une pluie fine dont je devais la mettre à l’abri j’ai poussé ma mère et nous filâmes. » (p. 91) La succession de « ai poussé » et « filâmes » produit un télescopage entre systèmes énonciatifs. Ces variations brusques dans les emplois des tiroirs verbaux relaient le changement des pronoms dans un tremblement généralisé de la prise en charge de l’histoire.
4Le tiret contribue de même à faire vaciller les fondements énonciatifs du récit. Il se rencontre certes dans son emploi ordinaire en introduction de DD, attesté dans une configuration ordinaire dès le début du texte (p. 11, par exemple), et aussi, déjà, en d’autres cas, dans un réaménagement des modalités de présentation : « — Dans quel siècle, mon Dieu, m’avez-vous fait naître ? / Répétait-il face à l’imbécillité du monde. » (p. 134) De fait, et plus fréquemment, le tiret se retrouve dans des emplois inusuels, surtout quand il marque un emboîtement énonciatif qui déborde le DD : quand il est la brèche par laquelle fait irruption la voix du narrateur, non celle d’un personnage. Une marque peut alors préciser le changement de voix, comme ici le verbe « énumérons », qui signale l’intervention du narrateur : « — Énumérons cette fratrie dans laquelle une chatte ne retrouverait pas ses petits. / En février 1813 naquit Achille qui vécut. » (p. 16) La métadiscursivité n’est toutefois pas toujours balisée de la sorte :
Je lui en ai lu plusieurs [lettres], soulignant les passages les plus sots par des éclats de voix. J’ai pris le temps de m’extasier sur celles [les lettres] de George Sand.
— Quel bon grand homme de femme. (p. 143)
5La fluidité est plus nette encore lorsque l’enchaînement se fait par-delà les tirets. Il peut alors s’agir d’une continuité logique entre l’amont et l’aval, avec la reprise d’un élément : « J’ai repensé à ce vers qu’il avait écrit jadis. / — Jadis. » (p. 70), ou avec une poursuite lexicale : « — Julie a frappé à la porte. / Elle pénétra dans la pièce avant que j’aie eu le temps de lui répondre. » (p. 13) L’articulation entre les plans peut encore prendre la forme d’une dépendance syntaxique, entre la phrase et son complément, ici selon le principe du rejet en écriture poétique : « — Mon père ne comprit jamais comment il réussissait à engraisser. / Tant le brouet du collège était frugal. » (p. 128), là suivant le modèle du contre-rejet : « — Loin de m’accorder cette consolation. / Ils ont traité mon style de rhétorique comme ils auraient traité un héros d’assassin. » (p. 97) Cet emboîtement peut également se faire au niveau du groupe nominal, par exemple lorsque la relative arrive seulement en-dehors du tiret : « — Votre Léon Dupuis est pire encore que ce gueux d’Abélard. / Qui dans une lettre adressée à Héloïse […] admet en définitive l’avoir forcée. » (p. 188) La continuité logique et parfois, de surcroît, syntaxique, assure des enchaînements par-delà les tirets et pourtant, en même temps, ce jeu de rattachement se trouve pointé, sinon dénoncé, par la différence de degré, par la variété de sens, par le contraste de longueur entre l’élément recteur et l’élément régi. Sous ce jour, le tiret apparaît moins comme une suture que comme une faille qui lézarde les fondements narratifs.
6L’ébranlement de notre perception des faits vient encore de la réécriture de plusieurs épisodes : la perception de la source se superpose à la fiction, le jeu littéraire se surimpose à l’histoire, et trouble notre accès aux événements. De nombreux passages apparaissent comme des reprises de moments tirés de romans flaubertiens, notamment la scène où Emma jette son bouquet de mariage dans la cheminée :
À l’intérieur [du coffret] une paire de pantoufles brunes, une petite branche dont autrefois on ornait les chapeaux, un grand mouchoir taché du sang de Louise […]. Je l’ai jeté dans le feu avec la branchette et les chaussons en me souvenant de madame Bovary immolant son bouquet de mariage. (p. 143‑144)
7Des épisodes littéraires extérieurs à l’œuvre de Flaubert s’interposent aussi dans notre lecture. C’est précisément dans la page où Don Quichotte se trouve mentionné que le « je » se voit « perché sur un destrier portant armure et heaume, cavalcadant nuitamment dans la campagne avec pour témoin l’œil perçant de la lune. » (p. 20) Ce passage racontant un « souvenir d’enfance […] radieux » pique lui aussi notre interprétation :
S’apercevant que je la dévisageais, entrouvrant à peine les lèvres elle a lentement déroulé sa langue jusqu’à la mettre à nu tout entière avant de la remonter précipitamment dans sa bouche en tirant sur le bras du domestique comme sur la laisse d’un chien. (p. 26)
8Ne s’agit‑il pas d’un clin d’œil à la scène où Gilberte fait un geste indécent face au jeune Marcel4 ? Le texte proustien sera bien évoqué à la fin du roman jauffretien. Dans un autre passage, on peut encore penser à Mathilde de la Mole emportant la tête de Julien Sorel5, comme la Reine Margot, son ancêtre, l’avait fait avec celle de son amant : « Une tête qu’elle [Suzanne] emmènerait à Paris dans un carton à chapeau. Elle la promènerait par les rues à l’africaine dans une écharpe nouée autour de son ventre. » (p. 247) Ce travail de reprise gagne même le plan micro‑structural des énoncés qui, eux aussi, peuvent se trouver travaillés par la résonnance d’autres discours. Ce fonctionnement de mention-écho6 gagne notamment deux énoncés flaubertiens connus, repris, et même dévoyés. Le premier concerne son vœu d’impersonnalité dans une œuvre d’art : « l’auteur, dans son œuvre, doit être, comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part7 ».
9Écrire des romans dont il ne serait même pas le passager clandestin. Toute une cité de chapitres qu’il aurait désertée sitôt construite. Il ne pouvait que constater son échec.
— Partout, il était partout. (p. 197)
10L’adverbe « Partout », sa répétition, le tout dans la bouche d’un personnage-auteur, Flaubert, laissent remonter la citation d’origine. Or cette réécriture prend la forme d’un aveu d’échec. Un second énoncé flaubertien bien connu se trouve miné par sa reprise dans Le Dernier Bain,
11C’est en vain qu’il essaierait d’expliquer à la postérité qu’il n’était pas madame Bovary.
— Vous avez même eu le front de me nier en vous mettant à ma place.
— Je ne comprends rien à ton ânonnement.
— Vous avez eu l’audace d’affirmer Madame Bovary, c’est moi.
— Je n’ai certes jamais dit pareille sottise.
— Madame Bovary c’est moi, pas vous.
— Évidemment, grosse bête. Nous n’avons pas les mêmes organes. (p. 202)
12Cette affirmation, « Madame Bovary, c’est moi », déjà contestée par le personnage de Mme Bovary, est surtout déconstruite par le personnage-auteur Flaubert, et paradoxalement la vérité du caractère apocryphe8 de ce totem littéraire se voit alors rappelée. Les échos d’autres œuvres travaillent le discours narratif du Dernier Bain, plus ou moins en lien avec Flaubert, comme dans ce clin d’œil à Sartre, « un auteur du xxe siècle gavé d’amphétamines [qui] profita de cette fausse confidence pour me traiter d’idiot de la famille alors que mon intelligence se révéla supérieure dès ma prime jeunesse. » (p. 17), ou dans cet autre à Balzac : « — Vous auriez pu me laisser le temps de devenir une femme de trente ans. » (p. 186) Le lecteur rencontre encore, plus rarement, des allusions à des œuvres jauffretiennes, comme ici au roman Asile de fous9 : « sa fallacieuse démarche [la recherche de Bouvard et Pécuchet] arrivait aux oreilles de Caroline elle trouverait là une bonne occasion de le faire interner dans un asile de fous » (p. 255). Ces reprises, qui se soldent régulièrement par un retournement parodique, induisent un déplacement de point de vue sur la fable : la démultiplication des strates sape la stabilité narrative, et ébranle chez le lecteur sa perception du réel de la fiction, paradoxalement à cause du pouvoir même de la fable qui, incontrôlée, se poursuit en dépit de la réalité qu’elle (dé)construit.
Épaissir la fiction
13De fait, outre ces tremblements qui sont dus à la coexistence des manières de rendre un même fait, d’autres s’expliquent par la violation des paliers narratifs.
14Une première infraction prend la forme de métalepses. La narration paraît se complaire à nous livrer un méli-mélo de degrés référentiels, comme si fiction et réalité se trouvaient sur un même plan. Lors de l’enterrement de Flaubert, l’assistance entremêlent les familles réelle et fictive :
Des Rouennais qui discutent entre eux pour savoir quel est le degré de parenté du défunt avec le docteur Cléophas Flaubert et son successeur de fils, prennent le robuste Maupassant pour Charles Bovary, Zola pour le comte de Monte‑Cristo, Suzanne pour la fille cachée de Félicité et Edmond de Goncourt pour le père Goriot. (p. 290‑291)
15Les confusions se multiplient, entre les générations, entre les paternités littéraires, et plus généralement les plans logiques sont bouleversés puisque la réalité, incarnée par Suzanne, est prise pour la fille d’un être de papier, selon un principe de transgression généralisée. La réalité, celle du texte, pourtant donnée comme préexistante à la fiction, s’invite souvent dans l’histoire. Il ne s’agit parfois que d’évoquer, sous une forme assez conventionnelle, la source (fictionnelle) d’inspiration du récit : « Quelques siècles plus tard des historiens démontreraient que ce roman était l’autobiographie à peine romancée d’une réelle Emma Bovary, sauvée par le docteur Larivière qui dans le laboratoire de Homais avait concocté in extremis un contrepoison à l’arsenic dont elle était cafie. » (p. 204) Or, plus souvent, à rebours de la chronologie et de la logique, le récit montre l’incidence de la fiction sur la réalité qui en sera la source, par exemple, lorsque le « vrai » Charles fuit les conséquences sur sa vie du roman encore à écrire : « Craignant d’attirer l’attention et courir le risque d’être assassiné par un de mes admirateurs soucieux de rabrouer le réel au profit du roman il avait eu soin dès sa publication de changer de nom, de déménager dans le Dauphiné, d’abandonner la médecine pour devenir maquignon afin que toutes les pistes soient brouillées. » (p. 128) Dans une perspective apotropaïque, alors qu’il côtoie au collège le frère de Gustave Flaubert, il cherche à anticiper les conséquences que pourra avoir la fiction sur sa réalité, et ce indépendamment de toute considération logique : « Sans doute dans ses grossières méninges l’inconscient pressentiment de devoir un jour au frère de son condisciple l’immortalité des personnages de fiction poussait-il le jeune péquenaud à le cadeauter d’aliments. » (p. 128) Réciproquement, l’entremêlement de ces plans est encore dû aux surgissements de la fiction dans la réalité. Les débordements de l’imagination sont nombreux, et désignés comme tels, dans un franchissement insistant des seuils narratifs :
Depuis sa première crise sur la route de Trouville ses personnages avaient pris l’habitude de surgir à l’improviste pleins d’aigreur à l’encontre du sort qu’il leur avait réservé. […].
— Des hallucinations.
[…] Les personnages étaient pareils aux morts, aux notions. […] Même les mercuriales de madame Bovary étaient dues à des fuites de son imagination.
— Pourtant le plafond s’envola. (p. 181‑182)
16Au moment même où l’irruption du personnage vient d’être renvoyée sur un plan imaginaire, le tiret qui clôt cet extrait laisse à nouveau la place à des événements irrationnels, et réaffirme plus fort le pouvoir de la fable. Ces apparitions prennent d’autant plus de place que l’auteur est en lutte perpétuelle avec elles :
Elle [Madame Bovary] se matérialisa devant la coiffeuse sans laisser d’image dans le miroir.
[…]. Je le lui ai envoyé en pleine figure comme un pavé de Paris à la gueule d’un gendarme. Il a traversé son apparence avant d’échouer sur le mur. (p. 174)
17Les personnages paraissent même tentés par une autre vie, dans un bovarysme extrême, élevé au carré, lorsque leur prend l’envie de devenir auteur à la place de l’auteur. Emma, insatisfaisante de son devenir de personnage, finit par « [mettre à Flaubert] la plume en main afin qu’avant de décéder il griffonne un paragraphe au cours duquel Léon avouerait son forfait et se ferait justice lui-même » (p. 189). L’irruption d’une fiction au sein d’une autre fiction produit d’autres entorses encore, comme lorsque Emma exprime le vœu de devenir Félicité (p. 182‑183), ou comme ici :
Elle [madame Bovary] élèverait désormais seule sa Guenièvre de gamine, […]. Sa beauté malade au teint cireux et aux joues cramoisies deviendrait une curiosité dans Paris. Cela lui vaudrait d’être présentée avec sa mère à la duchesse de Guermantes à une époque où Marcel Proust ne l’avait pas encore rencontrée. (p. 208)
18La transgression de niveaux narratifs peut enfin venir du lecteur, lorsqu’il est invité dans la narration. Certains bénéficient d’une personnalité et de traits spécifiques, par exemple ceux des « Juges, procureurs, avocats de la partie civile » (p. 132) auxquels s’adresse le personnage de Flaubert, mais plus souvent le lecteur apparaît sous les traits d’une figure prototypique, notamment celle du visiteur du pavillon Flaubert (p. 218), notre contemporain, auquel le narrateur s’adresse par-delà sa mort : la transgression des paliers énonciatifs se fait tous azimuts.
19Ces franchissements, à l’origine d’une amplification du texte, des références, peuvent encore venir des aléas de l’ancrage temporel. Les anachronismes abondent. Ces dérèglements du repérage peuvent concerner la réalité du monde, par exemple avec la mention de Wikipédia (p. 26), ou la manière d’en parler, avec le terme de strip-teaseuse dont Flaubert se demande « s’il ne s’agissait pas d’un normandisme. » (p. 203) Dans la dynamique des dérèglements paradoxaux déjà observée, ces parasitages chronologiques proviennent d’ailleurs souvent des personnages, par exemple lorsque Emma Bovary se projette sous les traits de Marilyn (p. 193), ou lorsqu’elle dit de Gustave Flaubert qu’il n’aura été qu’un LGBT (p. 15).
20Plus largement que ces quelques emprunts à une autre chronologie, c’est le conditionnel qui relaie ce jeu de déplacement des repères10. Il se rencontre avec sa valeur temporelle de futur dans le passé, relié à une indication explicite du passé, par exemple pour dire ce qu’il espère faire dans les jours qui suivront son bain : « Contemplant son prochain voyage. Une excitation d’enfant ressassant le jouet qu’il a commandé pour Noël. Il emporterait le manuscrit de Bouvard et Pécuchet dont il terminerait le premier tome à Paris en baguenaudant. » (p. 180) La mention initiale du « prochain voyage » ancre le point de vue dans ce moment du passé. Cette valeur du conditionnel se retrouve quand nous lisons ce que sera la vie de Flaubert après sa mort : « Maintenant elle [la vie] lui inspirait même une certaine sympathie. […] Il traverserait ainsi cahin-caha le début du xxe siècle. » (p. 190) Mais bien plus souvent, ce tiroir verbal a dans ses emplois sa valeur modale d’irréel, pour marquer un fait conjecturel ou imaginaire, en système hypothétique :
Si je n’avais pas quitté Croisset j’aurais commencé Madame Bovary avec une solide année d’avance et au bout de ma vie me serait resté assez de temps pour achever le premier tome de Bouvard et Pécuchet […]. (p. 114)
21Ce conditionnel se retrouve hors système hypothétique sur de longues pages où il déploie un autre univers de croyance11.
Par orgueil, par amour, par orgueil je me refuserais à l’abandonner. Je croirais distinguer une chevelure, une robe, un fantôme de femme peut-être déjà morte de frayeur en se voyant d’une seule gorgée engloutie par la Seine. (p. 123‑124)
22Comme nous le lisons dans le chutier, ces formes verbales, tout comme les anachronismes en d’autres lieux, permettent « que soient dites même des choses encore impensées, [dans] la langue prémonitoire qui soupçonne le futur, le pousse, le propulse. » (p. 324)
23L’épaississement narratif provient encore des commentaires réflexifs, situés à divers plans, puisque prenant eux-mêmes pour objet différents degrés narratifs. Le métadiscours de Flaubert sur son œuvre est massivement présent. Dans la partie en « je », de nombreuses remarques reviennent sur ses textes, décrits dans leur matérialité, par exemple quand il dit avoir dû, pour Bouvard et Pécuchet, « avaler plus de mille cinq cents volumes en prenant des tombereaux de notes dûment conservées par ma nièce et aujourd’hui numérisées que vous pouvez consulter si le cœur vous en dit » (p. 25), ou encore évoqués métaphoriquement, quand il parle de « l’impression de casser chaque mot comme une coque dont en guise d’amande le sens se trouverait caché dedans » (p. 24). Ses romans sont désignés aussi en tant que construction littéraire, quand le personnage-auteur évoque les accessoires dont il aurait pu affubler ses personnages (p. 173). Cela se retrouve dans la partie «il », à nouveau par rapport à la matérialité de ses œuvres, lorsqu’il parle « de tracer le premier mot du livre » (p. 186), ou, à nouveau métaphoriquement, quand il assimile cuisine et écriture :
Il allait cuisiner savamment. Une cuillère à café d’encre noire convenablement répartie lui suffirait. Il avait passé l’âge d’être marmiton. Il n’était pas du genre à rater une sauce d’adjectifs ni à brûler un rôti d’adverbes. Il en avait fricassé des poêlées de vocabulaire. (p. 252)
24Les commentaires peuvent porter aussi sur les récits d’autrui, par exemple quand nous voyons le personnage de Flaubert reprendre Maupassant : « — Encore une répétition et trois assonances, mon pauvre Guy. » (p. 277) Une dernière variété de réflexivité concerne l’auteur du Dernier Bain lui-même, de Régis Jauffret, dans la bouche du personnage-auteur : « mon scribe a atteint l’âge où se montrer visage déculotté confine à l’exhibitionnisme. Vivement que la mort oblige Régis Jauffret à porter ce solide niqab de bois verni qu’on appelle un cercueil. » (p. 151) La figure de Régis Jauffret, telle qu’elle est incarnée dans le texte, n’échappe pas à la dérision. La variété des discours réflexifs, et leur multiplication, augmentent d’autant les strates référentielles et créent un épais feuilletage textuel, au risque d’amoindrir l’illusion référentielle, de lui substituer l’illusion de la textualité.
Concurrencer la réalité
25Un tel foisonnement semble prendre sens dès qu’il est rapporté au rôle manifestement assigné ici à la création littéraire par rapport à la réalité, comme si cette outrance permettait à la fiction de concurrencer la réalité, du moins de revendiquer le droit à le faire.
26L’ébranlement de la perception par la variation des points de vue et, surtout, l’épaississement fictionnel paraissent dénoncer et pallier la minceur et la pauvreté du réel, représenté en mode mineur. Le Dernier Bain de Gustave Flaubert s’achève sur un chutier qui rend compte d’une exigence de restriction de l’auteur : « J’ai voulu un roman extrêmement sec, fuselé. Je l’ai donc élagué à l’extrême. » Or cette tension se retrouve dans le détail de l’écriture, où de nombreux suffixes engagent une perception minorée de la réalité, rapetissée, disqualifiée, qu’il s’agisse de diminutifs de noms, par exemple avec « tableautins » (p. 53), d’adjectifs, comme « vieillotte » (p. 82), plus fréquemment de verbes avec, entre autres, « langotant » (p. 57), « mignoter » (p. 80), ou de termes dépréciatifs, populaires, tels que « godillots » (p. 83) ou « péqueneaud » (p. 128). Il en va de même, dans une certaine mesure, avec la syntaxe. Un bon nombre de phrases se trouve organisées non pas autour d’un verbe, mais d’une disjonction, autour du tiret : « — Ils s’enfuirent. / Abandonnant leur panier que je précipitai dans la Seine d’un coup de pied. » (p. 61) Il peut même ne pas y avoir de verbe du tout, ce qui ressort alors d’autant plus nettement dans une série de notations descriptives12 :
On parcourt le long chemin qu’avait déjà suivi la dépouille de sa mère jusqu’à la paroisse de Canteleu. Le cercueil installé dans le chœur de l’église romane. Une messe chantée par un curé âgé à faciès de tortue qui mâche ses mots comme du marshmallow. […] Le cercueil replacé dans le corbillard. La descente en pente raide vers Rouen. (p. 290)
27L’autre grand absent des phrases du Dernier Bain, c’est le sujet, pour des raisons qui ne relèvent pas de celles ordinairement répertoriées. La plupart du temps l’ellipse est celle d’un « il » impersonnel, postiche par excellence, qui disparaît pour laisser seulement le sujet réel, postposé, la première place étant alors saturée par un commentaire énonciatif : « En définitive n’est plus resté qu’un groupe d’une dizaine de militaires autour des jeunes mariés. » (p. 152), ou par un complément de phrase : « Alors, au lieu de l’enterrer, ne leur vint pas à l’esprit de plonger le cadavre de l’oncle aux œufs d’or dans un bocal de formol afin de pouvoir l’exhiber » (p. 257). Mais, parfois, c’est même le sujet personnel qui se trouve passé sous silence, avec sa mise en facteur commun, de part et d’autre d’un tiret : « — Il rêvassa. / Se souvint d’une promenade avec Louise dans les allées du Luco. » (p. 205) Plusieurs faits convergent ainsi vers une représentation diminuendo du réel, diversement réduit, avec d’inévitables connotations dépréciatives à son égard, au profit de la fiction.
28Ces marques d’une représentation dégradée de la réalité entrent de fait en tension avec d’autres procédés qui, à l’inverse, suggèrent une certaine explosion du réel, mise en scène d’ailleurs dans le texte :
— Apparut un nuage lourd dont émanait une odeur de livre.
En éclatant il libéra les innombrables volumes des innombrables éditions de ses œuvres dans toutes les langues de l’univers qui seraient publiés jusqu’à la fin des temps. (p. 259)
29L’augmentation de la réalité passe en premier lieu par des faits d’emphase, que nous comprenons ici dans le sens large de mise en relief. Conjointement à son ellipse, un autre fait d’écriture touche le sujet : sa postposition. Déjà, même quand le sujet est antéposé, la première place de la phrase se voit affectée de bien des retardements : « Même l’art serait toujours inférieur à la délivrance de mourir. Pourtant de la vie j’en fus complice. » (p. 89), « la majorité avait été rédigée par Maupassant qui n’ayant pu se libérer de ses obligations de bureaucrate parisien manquait à l’appel. » (p. 135) La postposition du sujet va plus loin encore. Parfois un complément essentiel occupe la première place : « — De mon corps ne s’est jamais échappée une note juste. » (p. 48) L’antéposition paraît presque mimétique de l’émergence de la « note juste ». Mais il peut n’y avoir qu’un clitique en tout début : « Me sont revenues alors à la mémoire les terreurs du petit poltron que j’étais. » (p. 18), ou même rien du tout : « Restent à Élisa sa beauté, son charme, sa luxueuse garde-robe à peine démodée. » (p. 157). De tels effets d’amplification reposent aussi sur des aphorismes, du moins de phrases construites comme tels : « Quand on s’aime, on peut passer dix ans sans se voir et sans en souffrir. » (p. 90) Dans les nombreuses listes, enfin, la démultiplication verbale, se recevant comme mimétique d’une augmentation du réel, produit un même effet, qu’il s’agisse de verbes (« Cette ex‑Caroline nous nourrit, nous vêtit, nous baigna, nous aima. », p. 19), ou, plus souvent, de noms :
Il accepterait de se repaître d’un quart d’heure de la vie d’un ouvrier des hauts fourneaux dont il pouvait voir au loin par la fenêtre tousser les hautes cheminées. Un quart d’heure torride qui n’arrêtait pas de recommencer. Une minute de vie de bagnard dans l’humidité de la chiourme et la peur des coups. (p. 263)
30Il peut même y avoir, à l’origine de cette démultiplication, une mise en abyme, par exemple lorsque chaque item correspond à une hypothèse qui ouvre sur un champ des possibles :
Certains alors de supposer que Gustave avait remis sa vie entre les mains du vieux crocodile [Victor Hugo] alors qu’un médecin du nom de Hélot exerçait bel et bien à Rouen place de la Pucelle. Un autre prétendit que Gustave s’était suicidé une heure plus tôt dans son bain par autostrangulation. Sans compter la rumeur affirmant qu’après sa mort son cabinet de travail avait été mis sous scellés par la police pour les raisons d’une enquête dont on n’a retrouvé nulle trace. (p. 223)
31Dans la même veine, sur le plan narratif, le jeu des réécritures est une autre manière d’augmenter la réalité. Non seulement Flaubert est évoqué comme reprenant ses textes (p. 226), mais surtout lorsqu’il assume la fonction de narrateur, il en vient à re-décliner sa propre vie, prétextant un renouvellement :
Je vous donne ici des phrases de mon cru dont le plus souvent vous ne trouverez trace ni dans mes œuvres ni dans ma correspondance ni d’une façon générale dans aucune archive. Deux siècles après sa naissance un auteur doit se renouveler. (p. 26‑27)
32Une telle mise à profit du caractère paradoxal de cette narration faite depuis la mort va d’ailleurs jusqu’à l’annulation de certaines vies : « J’ai raconté au début de cet ouvrage que Julie était venue me raser. En vérité elle ne se serait jamais permis d’entrer. » (p. 173) La meilleure « réalité » semble ne pouvoir venir que de la fiction car, au-delà des traces d’une amplification du réel par la fable, se relèvent les marques d’une écriture menée fortissimo : d’une écriture qui éprouve, et revendique, sa liberté.
33Ce plaisir de la création verbale est affirmé haut et fort par le personnage-Flaubert : « J’ai gardé de cette jeunesse désespérée un acharnement à créer un double solide et parfait de cette réalité imprévisible et fragile que nous voulions surpasser. » (p. 69) Il perce encore au détour d’une conversation entre les personnages :
Emma passe encore mais avoir fait d’elle une Bovary alors qu’elle portait un nom aquatique fleurant bon la renoncule, la libellule, le nénuphar et le potamot.
— Pot à mots ?
Elle lui reprocha de ne pas aimer les plantes et de n’avoir aucune idée des termes qui servaient à les évoquer. (p. 200)
34Raconter la vie de Flaubert, non d’un autre, c’est aussi faire une place à la condamnation de la redite, donc à l’importance de la création perpétuelle, car il est bien cet auteur pour qui la répétition est « un crime », « une paire de claques » :
Rodolphe contemplait entre ce drap noir et sa bottine noire, la délicatesse du bas blanc d’Emma.
Noir et noire, les deux épisodes d’une paire de claques qui ébranlèrent sa cervelle. Elle tinta contre la paroi de son crâne comme un battant de cloche.
[…]
Puis ce fut Salammbô qui le torgnola.
— L’homme au fer recourbé.
Du chapitre XII venait de tomber comme une fiente cette phrase ridicule qu’il avait façonnée pour éviter la répétition du mot faucille qui figurait deux lignes plus haut. (p. 230)
35L’écriture déclenche claques et torgnoles : c’est bien elle qui devient le véritable personnage. Le lexique bigarré traduit lui aussi une véritable jouissance du verbe, parfois rare (« (aux vainqueurs d’)iceux » (p. 131), « (au nom de la loi) inique » (p. 131), « (avance sur) hoirie » (p. 139)), parfois familier, dans son lexique (« baguenaudâmes » (p. 149), « pitancher » (p. 280), « bouler » (p. 284)), et jusque dans sa référence (« gamahucher », p. 148). Or il s’agit là d’une revendication de l’auteur, lestée d’une mise en garde dans le chutier :
Sans mots vous serez même incapable de vous apercevoir que vous ne pensez pas, que depuis si longtemps vous n’avez pas pensé, que vous ne penserez plus jamais et alors vous n’aurez plus d’avenir humain et alors faute de mots en vous pour le ressusciter vous n’aurez plus de passé et alors l’espèce humaine sera devenue une race de bestiaux. (p. 324)
36Ces lignes laissent percer une jouissance du dire, qui ressort encore des comparaisons, souvent en rapport avec un texte, l’écriture, la littérature. Certes, elles en dégradent la valeur par des analogies triviales, quand le narrateur en « je » compare La Tentation de Saint‑Antoine au « fameux Bottin qui au xxe siècle fit florès dans les cabines téléphoniques » (p. 97). Mais c’est bien l’ambivalence des images qui paraît exprimer au plus près le jeu de l’écriture jauffretienne. Lorsque le narrateur qualifie cet énoncé, « Les secondes pareilles aux gouttes d’eau qui font les stalagmites », de « phrase obscure mais élégante dont un écrivain décédé a bien le droit de cadeauter la postérité » (p. 28), l’analogie initiale oscille déjà entre le poétique et le prosaïque, et le commentaire redouble l’ambiguïté, par l’antithèse « obscure » / « élégante ». Or, malgré ce jeu avec l’opacité, l’inacceptable, ou plutôt grâce à lui, le narrateur affirme le droit à l’écriture, comme si seule comptait la liberté de s’exprimer13. Indépendamment d’un rapport problématique à la réalité, la fiction se poursuit, une fiction « qu’il suffisait de laisser aller le livre comme un cheval débridé. » (p. 313) Et le narrateur de conclure, dans le chutier : « Écrire aveuglément chaque jour. Un beau matin je verrais le livre monter lentement à l’horizon comme une île après les éruptions successives d’un volcan. » (ibid.)
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37Aussi ce récit se lit‑il comme un plaidoyer pour le droit à la création, pour le droit à écrire, quelle que soit la réalité qui préexisterait à l’histoire. La variation des points de vue ébranle notre perception du réel, ou plutôt d’un réel, par un jeu constant sur les ressources qu’offre l’énonciation, les pronoms, les tirets, les échos dialogiques alors que, conjointement, la multiplication des strates narratives, due à de nombreux franchissements de seuil énonciatif, des repères temporels instables et, enfin, une large part de réflexivité, épaissit la fiction, tant et si bien que la fiction paraît concurrencer un réel minoré face à une écriture portée fortissimo. De fait, dans le chutier, nous lisons encore :
Tous je les accueille, les noms, les verbes, les adjectifs, les insultes, pourvu qu’ils nomment, qu’ils disent, qu’ils pourfendent, qu’ils exultent, qu’ils causent. Tout crie, mais rien ne dit. Que le silence advienne mais que le bavardage intérieur prolifère, que la pensée gagne des territoires inconnus, qu’elle s’installe partout et construise des raisonnements, des poèmes, des œuvres comme on bâtit des temples, des tours, des villes. Que le mot partout soit, dise, conclue, précède. Penser, dire, nommer, construire des histoires, bâtir de toutes pièces des idées productives comme des usines. (p. 323‑324)
38Cette comparaison à l’usine, suggestive du haut rendement créatif de l’écriture du Dernier Bain, du foisonnement narratif qui en résulte, fait ressortir la question qu’un tel emballement de la machine fictionnelle ne cesse de poser dans le creux du récit : quel sens donner à une telle profusion narrative ? Faut‑il y voir une (des) raison(s) du choix de sujet du texte, Flaubert ? Les œuvres de ce dernier sont marquées, elles aussi, par diverses outrances, notamment celles de ses exigences stylistiques ; et la pratique de Régis Jauffret est liée à une démultiplication fictionnelle, perceptible dans les Microfictions, qui semble avoir gagné le récit du Dernier Bain, et qui n’est pas sans faire penser à la polygraphie de Flaubert. Mais les textes de ce dernier ne portent pas un tel dérèglement de la fiction, ne la poussent pas à une telle surchauffe. Et c’est bien la question de cette outrance qui revient au terme de notre parcours : la part de provocation qu’elle implique ne serait-elle pas une autre expression, en d’autres lieux, sous d’autres formes, de la plaidoirie menée par Régis Jauffret pour le droit à écrire en composant librement avec la réalité, sans limitation ? N’est‑ce pas cela, finalement, ce qui le lie avec Gustave Flaubert, lui aussi conduit devant des juges pour ses textes, pour leur manière de représenter le réel ? Le choix de cet auteur ne s’explique pas par une même pratique de l’ironie, certes aussi associée aux textes de Régis Jauffret : elle tend plus au cynisme dans les textes de celui-ci, elle y est plus mordante, plus explicite, elle n’y prend pas les mêmes formes. C’est bien plutôt par sa manière de s’emparer du réel, et par les difficultés que cela a pu lui causer, que Régis Jauffret semble (se) lier à Gustave Flaubert. Car donner un tel libre cours à la fiction, en-dehors de toute limite, n’est-ce pas continuer de provoquer le réel qui ne trouverait pas son content dans sa représentation littéraire ?