Colloques en ligne

Adeline Desbois-Ientile

Les Roses fauves de Carole Martinez : roman en construction

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 28 mai 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=llyoQOhZtzQ (deuxième partie de la vidéo).

Des cœurs battent dans la chambre de Lola Cam. Des cœurs de femmes mortes.

Le premier est de satin bleu, c’est celui de sa mère. Le plus douloureux. Elle n’y touche jamais.

Cinq cœurs palpitent sur une étagère. (p. 13)

1Tel est l’incipit qui ouvre le quatrième roman de Carole Martinez, Les Roses fauves, paru à la rentrée littéraire 20201, et qui est, à certains égards, déconcertant. Ces quelques lignes, en effet, invitent le lecteur à s’interroger sur le sens à donner au mot cœur : le sens premier, activé par le verbe battre, est celui de l’« organe principe de vie » (« Des cœurs battent dans la chambre de Lola Cam. »), mais il est presque immédiatement contredit par l’ajout en hyperbate (« Des cœurs de femmes mortes. »). Cette tension se résout en partie dans la suite du texte, qui active un second sens du mot, celui de « représentation du cœur humain » (« Le premier est de satin bleu »), mais sans abolir complètement le sens premier. « Cinq cœurs palpitent sur une étagère. » : le verbe palpiter renvoie au sens d’« organe vivant », tandis que le complément circonstanciel sur une étagère maintient celui de « représentation ». À ce stade, le lecteur en est réduit aux hypothèses, et aux doutes : la mention du satin bleu évacue le registre fantastique avec ses cœurs humains palpitant dans du formol, mais n’y a-t-il là qu’une image, une allégorisation de morceaux de tissu symbolisant des cœurs de personnes défuntes, ou bien ces cœurs pourraient-ils être vivants d’une manière ou d’une autre au sein d’un univers qui ne serait alors peut-être pas totalement régi par les lois de la physique ?

2Ces premières lignes des Roses fauves sont emblématiques de l’écriture de Carole Martinez : elles sont révélatrices de la tension qui s’y joue entre plusieurs représentations que le lexique fait coexister, à la frontière entre le réel, le merveilleux et le symbolique. C’est cette tension que je propose de parcourir dans le roman, en m’intéressant successivement au régime de fictionnalité, au régime d’énonciation, puis au régime de figuralité de l’œuvre.

Régime de fictionnalité : la fiction de l’autofiction

3Pour les lecteurs de Carole Martinez, les cœurs de tissu qui occupent l’incipit des Roses fauves évoquent le titre de son premier roman, paru en 2009 : Le Cœur cousu2. L’œuvre se déroule dans le sud de l’Espagne, à la fin du xixe siècle, au moment des troubles anarchistes. Une femme, Frasquita Carrasco, est jouée et perdue lors d’un combat de coqs par son mari, et se lance dans une grande traversée avec ses cinq enfants : traversée du sud de l’Espagne, puis de la mer Méditerranée, avant de s’arrêter dans le désert. Figure de voyageuse, cette femme est aussi une couturière hors-pair, capable de coudre et de recoudre le tissu aussi bien que la peau humaine : le roman tire son titre d’un cœur cousu que Frasquita Carrasco confectionne et accroche en secret au milieu de l’armature métallique qui supporte un buste de la Vierge dans la petite église du village où elle a grandi, et qui fait crier tout le monde au miracle.

4Les cœurs des Roses fauves ont également été également cousus par des mains espagnoles : il s’agit de petites enveloppes de tissu dans lesquelles les femmes, à l’approche de leur mort, rassemblent leurs dernières paroles, leurs souvenirs, leurs secrets. Les cœurs refermés à l’aiguille sont transmis par la mère à sa fille aînée, avec interdiction de les ouvrir. Lola Cam, le personnage principal des Roses fauves, est une jeune postière, bretonne par son père et espagnole par sa mère. Elle est embarrassée, non pas d’un don comme Frasquita Carrasco, mais d’un handicap : une boiterie qui l’a rendue solitaire. Elle passe son temps entre la poste et son jardin, et craint par-dessus tout le désordre. Fille d’une mère espagnole, Lola Cam possède dans son armoire les cœurs de tissu de ses cinq aïeules maternelles, qui représentent un héritage à la fois matériel et symbolique, dépositaires d’une histoire familiale dont elle est la descendante même si elle n’en a pas connaissance. Fermés, comme dans l’expression bouche cousue (p. 15), ces cœurs signalent l’existence possible d’un secret. Le roman Les roses fauves relate l’éveil au désir, en particulier amoureux, de cette jeune femme, ce qui passe aussi par la capacité à prendre conscience de son histoire personnelle, à l’accepter ou à la refuser.

5Le rapprochement entre Le Cœur cousu et Les Roses fauves pourrait s’arrêter à ces petits cœurs de tissu, s’il n’était pas par ailleurs établi par Carole Martinez elle‑même dans le roman, dans un dialogue entre Lola et la narratrice :

Nelly m’a parlé de votre premier livre. J’irai l’acheter en ville dès que possible, même si je ne lis jamais de roman. Le cœur cousu. Quel beau titre ! (p. 52)

6Les trois précédents romans de Carole Martinez étaient déjà écrits à la première personne, mais Les Roses fauves est le premier à entretenir une ambiguïté autour du statut de la narration. Après deux premiers chapitres mettant en scène à la troisième personne le personnage de Lola Cam, dans sa chambre puis dans son jardin derrière le bureau de poste, le fil de la narration s’interrompt avec un nouveau chapitre, le premier à ne pas avoir de titre, qui s’ouvre sur ces mots :

En 2009, j’ai vécu quelques mois en Haute‑Bretagne pour tenter d’y écrire mon deuxième roman. (p. 21)

7On apprend alors que la narratrice du roman est une romancière, venue passer trois mois dans le petit village de Bretagne dans lequel vit Lola Cam : elle a décidé de faire de ce lieu le cadre de son futur roman, et espère trouver l’inspiration sur place. Très rapidement Lola Cam et la romancière sont amenées à faire connaissance, et deviennent amies.

8L’irruption de la première personne dans le roman, passées les premières pages, est surprenante, parce qu’elle semble inscrire dans le récit dans un espace-temps réel. Plusieurs faits, identifiables par un lecteur connaissant l’œuvre de Carole Martinez, jettent le doute sur l’identité du je : la mention de l’année 2009 pour la rédaction de ce deuxième roman, soit deux ans après Le Cœur cousu paru en 2007 (p. 21) ; une allusion quelques pages plus loin au second livre de Carole Martinez (« De retour à Paris, j’ai préféré tout mettre de côté et imaginer les murmures d’une jeune recluse au XIIe siècle. », p. 24).

9Plus généralement, la narratrice partage un certain nombre de points communs avec Carole Martinez elle-même, ce qui peut laisser croire, dans un premier temps au moins, à l’autofiction : la narratrice a une grand-mère espagnole, un peu sorcière, comme celle dont Carole Martinez parle volontiers3 et qui a inspiré en partie les personnages du Cœur cousu (p. 63) ; le prénom du mari de la narratrice, Laurent, est aussi celui de l’époux de Carole Martinez (p. 110) ; l’autrice comme la narratrice, enfin, sont parisiennes (p. 21).

10La thèse de l’autofiction ne tient pourtant pas longtemps : Trébuailles, le lieu de l’action, est un village imaginaire, comme le village de Santavela dans Le Cœur cousu ; le personnage de Lucia, arrière-arrière-arrière-grand-mère de Lola Cam, celle à qui appartient le cœur cousu le plus ancien, fait d’un tissu noir à paillettes, pourrait être un personnage non pas historique mais romanesque, et rappelle la Lucia du Cœur cousu, toujours vêtue de la même robe à paillettes, qui s’en va sur les chemins à un moment donné du roman et dont on perd la trace (p. 78). Enfin, et surtout, l’histoire réelle de la rédaction du roman ne correspond pas à ce qui est relaté par la narratrice : Carole Martinez mentionne en effet dans le paratexte du roman « Dia, cette lectrice espagnole, rencontrée à Cavaillon au Lézard amoureux, qui [lui] a inspiré ce roman ». Cette lectrice lui aurait en effet rapporté une tradition de son pays, à savoir que les femmes se transmettaient de génération en génération des cœurs contenant leurs secrets. Cette tradition est prise en charge à l’intérieur même du roman par le personnage de Lola pour évoquer sa propre histoire (p. 52‑53).

11La question de la place du réel dans la fiction romanesque trouve un écho dans l’œuvre, dans les discussions entre Lola Cam et la narratrice qui n’échappent pas complètement au didactisme. Lola n’aime que les biographies, pour leur véracité, tandis que la romancière soutient que les biographies ont aussi leur part de mensonge (p. 125). Inversement, Lola Cam soutient qu’un roman est mensonge, et la narratrice qu’il échappe au régime du vrai et du faux, ce qui paradoxalement peut le rendre vrai :

Un roman n’est pas un mensonge, puisqu’il ne se présente pas comme la vérité, même s’il s’en donne les apparences. Il peut pourtant contenir plus de réalité qu’un témoignage, permettre de toucher à l’intime, de dire ce qui ne saurait être dit autrement. (p. 67)

12Cette interrogation est également portée par un personnage, un acteur de cinéma qui, pendant le tournage d’un film, se prend pour son personnage. Son nom apparaît d’ailleurs dès les premières pages du roman (p. 24), aux côtés de Madonna, Johnny Depp et Sophie Marceau : bien qu’il apparaisse dans cette liste aux côtés d’acteurs bien réels, l’acteur William D.H. n’est qu’un personnage de livre qui se prend dans le roman lui-même pour personnage.

13Où commence la fiction ? Où se termine la réalité ? De même qu’il est difficile de déterminer ce qui est « vrai » dans la réalité, le roman n’est pas nécessairement aussi mensonger qu’il en a l’air. Les marqueurs de modalisation épistémique, particulièrement présents dans le roman, expriment l’incertitude : incertitude sur la réalité de ce qu’on peut observer ou de ce qu’on a vécu ; incertitude sur soi-même, ses propres motivations, ses propres capacités, ses propres rêves. Ces doutes touchent aussi bien la narratrice que ses personnages et se manifestent dans le récit par l’emploi de la modalité interrogative, souvent en combinaison avec d’autres outils de modalisation épistémique : verbes de modalisation, emploi du conditionnel, adverbes de phrase. Nombreuses sont les interrogations, toutes des interrogatives directes totales, qui viennent ainsi exprimer le doute sur un fait passé ou présent, et ouvrir la voie à d’autres interprétations des faits :

Mais sont-ils tous aussi heureux qu’ils en ont l’air ? (p. 248, interrogation de la narratrice observant un groupe de personnes en train de pique-niquer)

J’ai fermé les yeux un instant, pas plus… Les ai-je vraiment rouverts ? (p. 261)

14Ces questions sont fréquemment posées en série, comme celles qui reprennent, en focalisation interne, les pensées de Lola :

Et si à force de se dire heureuse, elle était passée à côté du bonheur…

Aurait-elle pu vivre autre chose ailleurs et ne pas se retrouver solitaire au jardin ? Aurait-elle aimé vivre avec un homme ? Avec une femme ? Avec une tripotée d’enfants ? N’en a‑t‑elle vraiment jamais rêvé ? Que sait-elle de l’amour ? Que sait‑elle du désir ? A‑t‑elle seulement eu le choix ?

Et ce doute soudain l’attriste tant que, sans qu’elle comprenne vraiment comment une si légère agitation du cœur a pu la décrocher du ciel, elle découvre le grand vide dans lequel elle vit. (p. 19‑20)

15Ou celles de la narratrice :

Parfois, depuis que je vis ici dans l’espace de mes cahiers, je m’éveille la gorge serrée, comme quelqu’un qui aurait beaucoup pleuré. Est‑ce que je pleure pendant mon sommeil ? Peut‑être avons-nous une double vie, peut-être habitons-nous un autre monde quand nous sommes endormis, un monde dont nous ne gardons pas le souvenir. Qui suis‑je quand je dors ? Qui suis‑je quand j’écris ? (p. 265)

16Il en résulte l’idée d’une certaine consubstantialité entre le réel et le fictionnel : l’écriture romanesque n’est, comme le rêve si l’on en croit Freud, qu’une distorsion du réel (p. 302). Ce que Carole Martinez rappelle, c’est qu’un roman est écriture, et en réalité réécriture : le matériau qu’offre la vie réelle est transformé. La narratrice évoque à plusieurs reprises ces transformations, à commencer par elle-même : « Ma vie n’est pas vraiment mémorable… Le mieux serait de la bricoler un peu. » (p. 121), mais aussi de ses personnages : « Tout est bon pour bricoler les habitants de ce monde-là [i.e. d’un roman]. » (p. 30). Bricoler : le monde fictionnel n’est pas créé de toutes pièces, mais formé à partir de pièces du monde réel.

Depuis toujours, je débroussaille le monde en traduisant la vie en fables. Ma rêverie tord le réel, ce bricolage m’est une sorte de système immunitaire contre la vacuité et l’angoisse. (p. 248)

17Cette consubstantialité se traduit, sur le plan de l’écriture, par une subtile distinction, à l’intérieur du roman, entre la Lola « réelle », que la narratrice aurait réellement connue, et la Lola « personnage », héroïne du roman que la narratrice écrit sous nos yeux :

Lola est mon personnage quand je me promène au bord de la rivière, quand je l’allonge sur mes pages, que je passe mes journées avec elle en pensée, mais je pense qu’elle ne suivrait aucun de mes conseils, puisqu’elle n’en fait qu’à sa tête et que c’est d’ailleurs ce qui la rend tellement singulière. Lola m’échappe. (p. 222‑223)

18Les Roses fauves forme une unique trame temporelle continue, et pourtant cette dissociation se perçoit dans la façon même dont Lola est mise en scène, et en particulier dont ses pensées sont retranscrites, tantôt en focalisation interne par le recours au discours indirect et indirect libre (p. 16‑20 par exemple, ou p. 231‑242), tantôt en focalisation externe dans les chapitres qui sont censés rendre compte de la Lola réelle, dans ses interactions avec la narratrice (p. 50‑56 par exemple, ou p. 222‑226). L’accès à l’intériorité du personnage passe alors par le discours direct. Le roman glisse ainsi de l’un à l’autre point de vue, tantôt donnant à voir et à entendre les pensées intimes de Lola, tantôt là maintenant dans son extériorité.

19Surtout, c’est la narratrice elle-même qui se reconnaît comme personnage : « Il me semble que je vis dans un roman » (p. 339). De fait, on peut observer dans l’œuvre un moment de bascule, comme si la narratrice entrait, à un moment bien déterminé, dans la fiction. Dans les premiers chapitres du roman, on peut observer une répartition régulière entre des chapitres surmontés d’un titre, écrits au présent de l’indicatif et racontant la vie de Lola Cam, et des chapitres, sans titre, rédigés aux temps du passé, qui se rapportent à la vie de la narratrice se remémorant son séjour à Trébuailles et l’écriture du roman. Cette distribution régulière des temps, des lieux et des personnages bascule à partir du moment où la narratrice décide d’aller voir le bureau de poste du petit village, découvert sur une photo, qu’elle a choisi comme lieu de retraite propice à l’écriture. Le chapitre se termine sur cette phrase :

En passant le seuil de la vieille bâtisse carrée, j’entrerais peut-être dans la photo… (p. 37).

20S’ouvre alors un nouveau chapitre, intitulé « La rencontre », écrit au présent de l’indicatif, qui relate la rencontre entre Lola Cam et la narratrice. Le passage d’un monde à l’autre est savamment ménagé par le conditionnel à valeur de futur dans le passé et aussi d’hypothèse : « j’entrerais ». Les chapitres suivants sont écrits au présent, régime non pas de l’histoire mais du roman. La narratrice, en basculant dans un régime temporel au présent, bascule dans le monde de la fable : le présent de narration renvoie à un monde détaché de toute historicité, même s’il est lui aussi composé de plusieurs strates temporelles. Ce présent de Lola, que rejoint la narratrice, est marqué par une place grandissante du merveilleux, qui confirme, s’il en était besoin, que le récit a basculé en dehors du réel.

Régime d’énonciation : l’écriture de la voix

21Le jeu de ressemblances et de dissemblances entre le réel et le romanesque se prolonge à l’intérieur de l’œuvre par des jeux de double : le personnage de Lola est mis en relation, d’une part, avec son aïeule Inès Dolorès, dont elle lit les fragments révélés par le cœur cousu éventré, et d’autre part avec l’amante boiteuse et bretonne d’un jeune poilu. Ces jeux de miroir passent par une diffraction de la voix narrative et l’introduction, dans le roman, de plusieurs pièces insérées : les fragments intimes d’Inès Dolorès (p. 74 sq.) et les deux lettres rédigées par un poilu, la première au nom de son ami illettré (p. 325‑329) et la seconde en son nom propre (p. 334‑338).

22Le récit pris en charge par la narratrice, à la première personne, correspond au premier niveau énonciatif. Le statut — fictionnel — d’autofiction a aussi des conséquences sur l’énonciation. À la différence de ses précédents romans, peut-être pour rendre crédible son personnage, Carole Martinez semble chercher à imiter, sans toujours convaincre le lecteur, ce qui serait le langage naturel et spontané de la conversation courante. Elle recourt ainsi :

23— à des tours lexicaux et des constructions syntaxiques qui connotent le langage oral et familier, comme dans ces lignes, extraites d’un dialogue entre Lola et la narratrice, qui combinent la forme du pronom démonstratif ça, le verbe s’en ficher et l’interrogation directe sans inversion du sujet :

– J’aime écouter. Tu m’autorises à utiliser tout ça dans un roman un jour ?

– Oui. Je m’en fiche ! (p. 67)

24— à des dialogues dont la faible valeur informationnelle met en évidence le rôle avant tout phatique, et donc éminemment plat, de certains échanges de la vie de tous les jours :

– Je suis désolée de me lever si tard.

– Ne t’inquiète pas, j’ai à peine eu le temps de lancer le café, me répond Lola. D’habitude, je n’ai pas besoin de réveil, je suis une horloge. Quelque chose a dû se gripper dans mes rouages cette nuit. Tu préfères du thé ?

– Non, c’est gentil. Du café, ça me va très bien. (p173‑174)

25À la voix de la narratrice viennent s’entremêler d’autres voix au discours direct. Dans Les Roses fauves, Carole Martinez recourt très largement à cette forme de discours rapporté qu’elle fait varier en fonction du statut des personnages et de celui de leur parole. Sauf exception, les échanges qui se déroulent sur le plan de la narration principale, qu’il s’agisse d’interactions avec la narratrice, ou d’interactions entre personnages, pseudo-réels ou fictifs, prennent la forme prototypique du discours direct, avec retours à la ligne et tirets, sans qu’il y ait toujours de verbe introducteur ni en amont de la prise de parole, ni en incise :

Alors que je m’apprête à lui répondre, son regard de suie se fige, elle flaire l’air et se lève. Un plat brûle en cuisine.

– Excusez-moi un instant !

Je l’observe s’éloigner de l’autre côté du guichet vers la porte du fond qui donne sur son logement de fonction. (p. 41)

26Le dialogue ainsi mis en page vient rompre le fil de la narration sur le plan du récit, en même temps que, sur le plan de la diégèse, il est celui qui contribue à faire avancer l’histoire. Les dialogues entre Lola et la narratrice sont particulièrement nombreux, et ils sont aussi une autre forme d’accès aux pensées et à la vie de la Lola « réelle » quand la focalisation interne est impossible :

Onze coups retentissent.

– Je déroge à toutes mes habitudes ce soir, s’étonne Lola. J’ai toujours été très ponctuelle : au onzième coup, je suis dans mon lit avec un livre. (p. 73)

27Cet emploi du discours direct s’oppose au discours indirect, qui domine dans les chapitres où la narratrice reconstruit la vie de Lola. Le discours indirect s’y prolonge en discours indirect libre, donnant ainsi au lecteur un semblant d’accès à l’intériorité du personnage dont la voix fusionne avec celle de la narratrice :

La cloche sonne sept coups et Lola panique.

Dans une heure, pour la première fois, elle accueille un homme chez elle, un homme qu’elle connaît à peine. Elle ne comprend toujours pas pourquoi elle ne lui a pas donné sa lettre hier soir, comme elle avait prévu de le faire, pourquoi elle n’a pas annulé leur repas en tête à tête, pourquoi elle s’est promenée à ses côtés avec ce printemps dans le ventre et ce sourire collé aux lèvres. Quelle idiote ! Désormais, elle ne peut plus reculer. (p. 231)

28La présentation prototypique du discours direct se distingue par ailleurs d’une autre forme de discours direct, dans laquelle il est marqué par l’italique. C’est le cas notamment lorsque Carole Martinez fait entendre les voix des vieilles femmes qui passent leurs journées à tricoter dans le bureau de poste, pour se retrouver et discuter du monde qui les entoure, les voix de celles qu’elle appelle « le chœur des femmes » (p. 40 et 42) ou « le chœur des tricoteuses » (p. 253). Le discours direct démarqué par des tirets peut cohabiter sur la même page avec l’italique :

La receveuse poursuit son énumération mécanique, tandis que des murmures montent dans la salle.

– Expressions françaises, voitures anciennes, roses ?

Une voix finit par se détacher du chœur des femmes. Ne suis-je pas la Parisienne ? Cette romancière qui loue le gîte au fond du parc de Nelly ? J’acquiesce. Oui, je me suis installée ici pour quelques mois, le temps d’écrire un livre ou au moins de bien l’entamer. Les regards changent aussitôt.

Un livre ? Et qu’est-ce que vous écrivez de beau ? Des romans d’amour ? On adore les histoires à l’eau de rose ! Est-ce que vous tuez vos personnages à la fin ?

– Est-ce que vous racontez des histoires vraies ? me demande alors la postière soudain moins indifférente ? (p. 40)

29Les propos de la postière sont démarqués typographiquement par des tirets, tandis que ceux du « chœur des femmes » sont d’abord instanciés par la narratrice puis rapportés au discours direct, mais en italiques. Les voix individuelles des différentes femmes ne sont pas distinguées, il est même difficile d’établir les limites de chaque prise de parole. Le recours à l’italique sans recours à l’alinéa ni au tiret, tend aussi à placer ces voix sur le même plan que la narration avec laquelle elle est en continuité, et non en rupture avec elle, et donc à établir une hiérarchie entre un discours qui fasse événement, qui soit action (la rencontre avec Lola), et un discours qui fasse partie du cadre, comme le bureau de poste.

30La disposition typographique de ces voix de femmes indique une possible superposition des propos, mais pas une confusion. Le chœur des femmes ne parle pas toujours d’une voix unie. Dans d’autres passages, en effet, des apostrophes permettent d’attribuer certains énoncés à certains personnages :

La Mauricette, elle n’est pas d’ici. Elle a débarqué, il y a plus de trente ans avec son sourire, une grosse valise, un cabas plein de pots de confitures vides et un chat noir. Certains la craignaient ! Jamais compris pourquoi ! La couleur du chat, peut-être… Ne sois pas cynique, Pascale ! (p. 43)

31De ce fait, une dernière hypothèse au sujet de ces italiques est d’y voir une incarnation de la pluralité des voix et des points de vue : l’italique est également utilisé dans une scène où il vient marquer la confrontation de deux points de vue, celui de Lola et celui de son futur amant, sur une même scène (p. 232‑242).

32Les pièces introduites dans le roman comme la reproduction de textes écrits (les feuillets contenus dans le cœur cousu d’Inès Dolorès et les deux lettres) introduisent dans le roman d’autres strates énonciatives et temporelles. Ces pièces écrites se distinguent du reste de la narration par leur disposition sur la page : la présentation en feuillets numérotés dans le cas des papiers contenus dans le cœur cousu, et la disposition typographique de la lettre, en italique. Les voix sont alors exhibées dans leur hétérogénéité, et dans le même temps, dans les deux cas, le texte écrit a supposé une médiation : médiation de la traduction pour les feuillets du cœur cousu, puisque la narratrice traduit le texte de l’espagnol vers le français, médiation d’un ami poète qui prend la plume pour l’amant illettré. Cette médiation est explicitée dans le roman, et on retrouve la problématique de l’authenticité, du réel et du fictionnel, du rôle du faux pour dire le vrai :

Cette traduction à voix haute m’a vidée, je l’ai réalisée dans un état second. Je ne sais plus ce que je lis, je pourrais tout aussi bien inventer les mots, je ne fais plus la différence entre ma voix et celle d’Inès Dolorès. (p. 104)

J’ai perdu mon ami Pierre. Ce garçon que je connaissais assez pour devancer ses pensées en écrivant ses lettres. Il disait que je n’écoutais plus sa voix, que j’inventais ce qu’il tentait d’exprimer, que je conjuguais son discours au futur. Et c’était vrai, je ne prenais d’abord qu’un peu d’avance sur ce qu’il me dictait, je le devinais, puis la course de mon trait sur le papier s’emballait jusqu’à froncer le temps, jusqu’à galoper loi devant. Parfois sa lettre était déjà finie, alors qu’il butait encore sur sa première phrase. Écrire pour lui n’était pas naturel, il préférait que je m’y colle. (p. 334)

L’amante de Pierre, elle‑même, s’étonne aussi de sa manière de parler : « Tu parles bien, Pierre. » lui dit-elle. « J’ai un ami poète. » est sa réponse (p. 284).

33Pour l’histoire de ces personnages qui ressortissent à d’autres strates temporelles, auxquelles le lecteur accède par l’écrit (feuillets, lettres) ou par des visions de la narratrice, Carole Martinez n’utilise pas de marquage typographique régulier pour le dialogue. Des alinéas irréguliers et des incises marquent, de manière non systématique, les changements de locuteur, comme dans cette scène entre le futur poilu, Pierre, et la femme qu’il aime, Marie :

Il s’approche d’elle sans faire de bruit et lui pose une couronne de coquelicots et de myosotis sur la tête. Elle sursaute et se retourne.

Oh ! Pierre, tu m’as fait peur !

[…]

Pierre s’installe à ses côtés, sans savoir où mettre ses grosses mains déjà calleuses, des mains qui ne parviennent pas à rester immobiles et qui aimeraient tant se poser sur sa peau à elle. Alors, pour les occuper, il caillasse la rivière.

Maintenant que la femme du pharmacien est morte, tu vas rester à travailler chez lui ? lui demande-t-il tandis que les galets rebondissent à la surface, une, deux, trois fois avant de couler. Pourquoi ça changerait ? (p. 262, voir aussi : p. 284‑285, p. 323)

34Cette présentation tend à fondre le dialogue dans le récit, dans un fondu quasi cinématographique, et donc à en faire un élément de la vision, au même titre que les mouvements des personnages.

35On en trouve ponctuellement un exemple entre la narratrice et Lola, la disposition typographique donnant de la rapidité à un échange qui autrement s’étirerait sur la page :

Tu veux que je fasse une pause. Non, continue. Lis encore, s’il te plaît. Finissons ce soir. Tu es fatiguée. Non, je suis portée par cette drôle d’histoire. Je n’ai pas envie d’en sortir. Moi non plus. (p. 147)

36Toutefois, ce n’est que dans les discours rapportés à l’intérieur du récit d’Inès Dolorès (p. 140‑141), aussi bien que dans les échanges entre les deux amants de la première guerre mondiale, que le phénomène se généralise. Il semble ainsi que le statut du personnage et la place qu’il occupe dans le roman déterminent la manière dont ses propos sont rapportés. Le roman explore une large gamme de voix, les formes les plus abouties de lyrisme apparaissant, en définitive, dans les feuillets d’Inès Dolorès, et les lettres de l’ami poète. La répartition de ces différents types de discours met en tension les dialogues pseudo-réels de la narratrice (avec Lola, avec sa logeuse) d’une part, et un monde dans lequel les voix ne sont qu’un aspect de l’appréhension du monde de l’autre, et où l’amour se dit en poésie.

Régime de figuralité : de la métaphore à la merveille

37Au‑delà de toutes ces voix, une image unifie le roman et lui donne son titre : les roses. Ces roses sont multiples dans le roman : ce sont celles du jardin d’Inès Dolorès dont Lola retrouve des graines à l’intérieur du cœur cousu de son aïeule, celles du jardin de Lola, celles du rosier créé par l’amant dans la vision de la narratrice.

38L’écriture de Carole Martinez est « sensible » au sens où elle fait appel aux quatre sens et en particulier, dans Les Roses fauves, au parfum, et « sensuelle », car l’érotisme y est très présent. Il y a, chez Carole Martinez, des traces de réalisme magique dans sa manière d’inscrire le merveilleux dans le réel : les roses du jardin d’Inès Dolorès sont à l’image de son désir amoureux, elles fleurissent à mesure que croît son désir, et, pour celui qui en douterait, les graines retrouvées et plantées par Lola dans son jardin possèdent la même magie. L’histoire fabuleuse d’Inès Dolorès est ainsi accréditée par ces graines, et le merveilleux envahit progressivement la narration principale, à travers les roses, mais aussi les pots de confiture vides de Mauricette, une des vieilles dames de la poste, qui permettent à la narratrice d’avoir des visions du passé.

39Ce double aspect matériel et spirituel du monde, qui est une spiritualité ancrée dans une matérialité, passe d’abord par l’association entre des personnages et des objets qu’ils portent avec eux et qui en même temps les emblématise : l’élastique qui retient les cheveux de Lola est symbole de son absence de liberté ; le cabas rempli de pots de confiture vides de Mauricette est celui symbole du lien entre présent et le passé ; les roses d’Inès Dolorès symbolisent à la fois le désir et la mort ; son amant se singularise par son le parfum de nard, de cuir et de miel, comme il y avait déjà, dans Le Cœur cousu, la robe noire à paillettes de Lucia, dans laquelle le personnage brode le cœur cousu qui ouvre Les roses fauves. Carole Martinez associe de ce fait le descriptif et l’allégorique. Avant de symboliser Lola ou Mauricette, l’élastique et le cabas de pots de confiture sont des objets du monde.

40Le titre fonctionne également sur ce modèle. Isolé du roman, il peut prêter à diverses interprétations : fauves doit-il être lu comme un adjectif ou un nom épithète ? Et quel sens lui donner ? L’adjectif fauve est en effet polysémique, comme l’indique le Trésor de la langue française informatisé, à l’entrée « fauve » :

41– Qui est d’une couleur ocre orangé, feu ou brun rougeâtre.

42– En particulier, en parlant d’animaux : bête fauve, bête féroce, de pelage fauve et souvent de grande taille (félin généralement).

43– Par extension : Odeur assez forte, caractéristique des bêtes fauves ou analogue à celle des bêtes fauves.

44– Au figuré, en parlant d’une personne : Qui a l'avidité, la violence, la férocité d'une bête fauve.

45Le sens du titre se construit progressivement dans le roman. Les roses d’Inès Dolorès, qui sont les plus présentes dans le roman, sont rouges, ce qui exclut, le sens de « couleur ocre orangé », au moins provisoirement car il est question de la couleur fauve du rosier des amants de la première guerre mondiale plus loin dans le roman (p. 323).

Le ciel a craqué comme une bâche, déversant sa charge d’eau sur la terre, et, au jardin, sur les tombes, trois petites roses ont fleuri, trois petites fleurs rouge sang au beau milieu des ronces. (p. 89)

46L’adjectif fauve lui-même apparaît dans le roman d’abord dans son sens olfactif, pour qualifier le parfum des roses :

Demain se noyait dans le parfum fauve des roses, dans ce parfum que mon père avait détesté dès sa première note. (p. 101)

47Puis seul, pour désigner métaphoriquement les roses :

Je pourrais lâcher les fauves… (p. 153)

48Du sens olfactif, on passe ainsi au sens de « bête fauve », qui donne au terme une valeur métaphorique, faisant des roses des fauves, c’est-à-dire des fleurs dangereuses, qui attirent et donnent la mort : « mes roses fauves » (p. 161), « les roses fauves » (p. 166), « roses animales » (p. 234), « parfum âcre qui tient de la fleur et du fauve » (p. 236). De fait, lorsque les roses envahissent à leur tour le jardin de Lola, la narratrice se dit importunée par ces roses, par leur odeur trop forte. Mais Carole Martinez pousse la métaphore jusqu’à remettre en cause son statut même d’image dans une scène où un vol d’étourneaux s’abat sur le rosier de Lola, et n’en ressort pas : le rosier est suspecté d’être carnivore (p. 271). Dès lors, faut-il voir une métaphore dans les expressions « c’était des fauves » (p. 337) ou « ces roses fauves » (p. 338) ? Ou bien ces roses sont-elles des fauves, bêtes sauvages incontrôlables ?

49La rose, objet de la diégèse, a également une fonction symbolique : symbole du désir, en particulier amoureux, symbole de la mort. Métaphorisée comme fauve, la rose et plus largement la faune servent de métaphorisant pour plusieurs personnages, renforçant ainsi la cohérence de l’imaginaire : Lola est ainsi comparée à une « rose séchée dans un herbier » (p. 32), tandis qu’Inès Dolorès se qualifie elle-même de « femme-ronce » (p. 165).

50Ce qui donne leur force aux images, c’est qu’elles sont à la fois un objet de la diégèse et un symbole. Ces deux plans sont liés par le fait que le monde de Carole Martinez est un univers poreux, entre la vie et la mort, le passé et le présent : des fantômes apparaissent et disparaissent, des pots de confiture vides donnent accès des visions du passé. Un objet peut aussi être, en même temps un symbole, parce que sa présence n’est en réalité pas arbitraire. Le monde de Carole Martinez est un monde mû par des forces secrètes. C’est un monde de l’immanence, ou pour le dire mieux, d’une transcendance dans l’immanence.

51Stylistiquement, cette animation du monde est matérialisée par l’usage du pronom démonstratif neutre ça :

Ça souffle froid de là, ça souffle depuis l’au-delà, ça traverse son jardin, ça bouscule ses roses, ça la secoue. (p. 18)

Pourtant quelque chose s’écroule et pas seulement la clôture de pierres de son coin de paradis. Ça s’effondre en elle, ça glisse sans bruit… Mais quoi ? Son assurance ? (p. 18‑19)

Ça tonne dehors, ça agite le faux frêne et toutes les tempêtes que j’ai en tête. Cachons-les dans une armoire, dans le noir, que rien ne germe !

Elles aiment ça, quand ça tonne et que ça gronde, c’est ce qui les réveille. (p. 152)

52Là où l’impersonnel estomperait l’actant à l’origine de l’action, le démonstratif neutre l’exhibe tout en insistant dans le même temps sur son indéfinition. Des forces meuvent le monde : le vent, l’orage, mais ces forces ne se réduisent pas à des phénomènes météorologiques. De fait, l’orage est aussi désigné sous un autre nom, métaphorique, « la bête » :

– Sortons les roses de la cabane ! Elles aiment l’orage. Oui sortons-les, que la bête les renifle ! (p. 155)

53Cette vie du monde passe par les métaphores, en particulier lorsqu’elles tendent à la personnification :

Le vent fou est entré dans la maison, il court dans les couloirs, il fouille les recoins, il remue le peu de poussière qu’il parvient à trouver, il monte et descend les escaliers, il cherche quelque chose… Il bouleverse la demeure endormie. (p. 35)

J’ai ouvert des cynorrhodons et récolté quelques graines de ce rosier ogre qui avait avalé mon jardin et ses murs. (p. 102)

54Dans le même temps, les comparaisons jouent également pour certaines sur un double plan : supports de la représentation, de l’image, elles sont aussi révélatrices d’un état de fait encore inconnu ou seulement supposé, comme dans cette scène où Inès Dolorès voit son amant pour la dernière fois :

Une obscurité plus dense que la nuit a empli notre couche à mesure que la nuit s’achevait. Son corps était si blanc dans l’ombre et ses yeux aussi plats que des lacs. Le sang ne colorait plus ses pommettes. Il m’a quittée au petit matin comme on meurt, et je n’ai pas retenu les mots d’amour qu’il m’a offerts avant de prendre la route (p. 101)

55Or, la narratrice découvre que son amant était en réalité déjà mort au moment où elle a vécu cette nuit d’amour :

[Juan] ne voulait pas que je lui pose trop de questions, il ne voulait surtout pas que je lui demande qui avait abattu mon amoureux comme un arbre ce soir de notre première fois, ce soir où nous nous étions aimés sous une pluie d’étoiles, ce soir où il m’avait paru aussi pâle que la mort (p. 142)

56Les comparaisons « plus dense que la nuit » et « comme on meurt » du premier extrait prennent un tout autre sens à la lecture de ce second passage : l’amant est parti comme on meurt, parce qu’il était de fait en train de mourir.

57Sur le plan syntaxique, cette matérialité du monde passe par le recours à la parataxe plutôt que l’hypotaxe :

Elle [Mauricette] n’a pas du tout l’air en déroute, ni même surprise de me voir là, elle semble bien à sa place au bord de l’eau, avec son éternel cabas, sa blouse rose et son manteau bleu ciel, elle me sourit en tapotant l’écorce à côté d’elle pour m’inviter à m’asseoir. J’obéis et je m’installe contre elle. Elle ouvre le pot de confiture vide et me prend dans ses bras. Je me sens bien dans la chaleur de son corps à regarder la rivière s’écouler vers la mer. (p. 260)

58Cet extrait comporte huit propositions juxtaposées, ou plus rarement coordonnées par la conjonction de coordination et, la plus polysémique et donc la plus vague sémantiquement. Le choix de la parataxe laisse implicites les relations sémantiques entre les propositions et les place toutes sur le même plan narratif. Leur succession correspond à l’enchaînement des perceptions et des gestes des deux femmes, donnant à la scène une forte valeur de présence.

59Ce type de construction syntaxique se retrouve dans d’autres passages différents dans leur tonalité :

Je ne pense qu’aux roses sauvages d’Inès Dolorès, je les imagine, je les sème dans le brouillard et me fraye un passage entre leurs tiges tentacules, je me glisse sous les arabesques qu’elles dessinent déjà sur mes pages dans une explosion de corolles rouges.

Chacune de mes expirations crée un petit nuage blanc qui se dissipe aussitôt. Ça caille ! (p. 108)

60Les propositions indépendantes, juxtaposées ou coordonnées, contiennent pour deux d’entre elles des propositions subordonnées relatives, qui participent de la caractérisation des arabesques ou du « petit nuage » sortant de la bouche de la narratrice. Nous sommes ici à la frontière entre narration et description : la narratrice relate ses pensées, et ses pensées se déploient sous la forme d’une image (les roses) qui donnent lieu à un déploiement métaphorique.

61Il semble ainsi qu’il y ait, chez Carole Martinez, une mise à distance de l’intellectualisation du monde : peu de lexique abstrait, mais des images qui incarnent ce qui est abstrait comme la pensée, peu de subordonnées circonstancielles qui signaleraient une recherche de connexion temporelle, de relation de cause à effet, de concession, d’opposition. Le monde de Carole Martinez tend du côté de la matérialité, mais d’une matérialité qui contient sa propre spiritualité.

Les éléments s’enlacent, rien ne se contredit, la terre se fait boue, le ciel s’affaisse, les arbres flambent, les clochers s’embrument, les contours s’estompent, les choses s’emmêlent, lascives, débordées par leurs ombres. (p. 17)

62Les propositions juxtaposées, le recours aux formes pronominales, tout dit ici un monde en mouvement, en action, un monde qui est aussi celui de la fusion, un monde merveilleux en somme, dans tous les sens du terme.

***

63« J’accepte le merveilleux » (p. 331) nous dit la narratrice. C’est aussi par ce geste que le lecteur peut entrer dans l’univers de Carole Martinez. Le roman est foisonnant par sa construction en miroir qui fait de la narratrice à la fois un double de l’autrice réelle et un personnage de son propre roman, tandis que le personnage de Lola hérite des roses et des sentiments passionnels de son aïeule Inès Dolorès tout en revivant la passion d’une jeune bretonne de la première guerre mondiale. Le rapprochement des situations tend à la porosité des univers, ouvrant le réel sur le merveilleux, en même temps que les objets se chargent d’une valeur symbolique et que les métaphores perdent de leur statut d’image.

64Le foisonnement à outrance des roses est peut-être aussi à l’image de ces récits secondaires qui viennent se greffer sur la trame principale, des fleurs narratives au parfum à la fois envoûtant et écœurant comme celui des roses d’Inès Dolorès. Les Rose fauves ressemble, dans la carrière littéraire de Carole Martinez, à une sorte d’expérimentation romanesque : une réflexion sur le statut du roman, un pied‑de‑nez à l’autofiction contemporaine, un jeu avec certains clichés, en même temps qu’une démonstration du pouvoir des images pour créer un univers.

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