Colloques en ligne

Zsófia Szatmári

Une poétique du giallo — Kevin Killian, Argento Series

the cold air fills the hot room like an eraser blanket, now I can’t read the killer’s [name.
All she can write is H
and looked at up another way it is I
and upside down, kicking, V
(
Argento Series, « Tracking Shot »)

1Kevin Killian (1952–2019) est poète et écrivain, associé au mouvement du new narrative, apparu dans les années 1970 à San Francisco. Le mouvement regroupe des auteurs ayant « des pratiques et politiques queer », une écriture souvent caractérisée par « une prose saccadée se fondant sur une histoire qui brouille les frontières entre fiction et autobiographie1 » et « une esthétique impure, en intégrant haute et basse culture, en examinant les fictions collectives de la personne et de la personnalité, en même temps promouvant la culture populaire comme scène de la pratique sociale et de la politique2 ». L’élan du mouvement est interrompu aux années 1980 par l’épidémie du sida qui décime sévèrement ses auteurs3, dont se remémore Argento Series de Kevin Killian, avec l’usage des films d’horreur de Dario Argento. Souffrant d’une sorte de culpabilité de survivant, le poète était hanté par les souvenirs liés au sida, sans pouvoir en écrire. Il pourra finalement parler de ce trauma en poésie à partir de l’horreur manifestée par la fiction cinématographique, allégorie que lui suggère l’autrice expérimentale Kathy Acker4. Selon le spécialiste de trauma Cathy Caruth, l’état du trauma se caractérise par le fait d’« être possédé par une image ou un événement5 » qui revient et qui fait revivre l’expérience en souffrance. Cela peut concerner aussi son rapport à l’Histoire, plus précisément l’« effondrement du témoignage [collapse of witnessing] » : « l’Histoire se passait sans témoin : ce fut précisément le fait d’être pris à l’événement qui a rendu impensable l’idée même qu’un témoin puisse exister6 ». Killian se trouve dans un cas similaire, car il vit un trauma touchant la communauté gay à laquelle il appartient et par écho la société tout entière : il le voit en quelque sorte de l’intérieur, et les films de Dario Argento lui donnent le recul d’une allégorie. Dans cet article, nous allons étudier la poétique filmique qui se dégage d’Argento Series. D’abord, je présenterai brièvement le giallo chez le réalisateur italien, qu’il est important de connaître pour comprendre l’usage que le poète en fait et pour comprendre. Nous allons étudier d’abord l’allégorie cinématographique dans le livre, qui, comme le sida dans la vie et comme le tueur dans les gialli, se présente par hantise, ensuite la spectralité du médium filmique qui coïncide avec la théorie poétique de la dictée, et enfin, nous reviendrons sur ce que ce serait une poétique du giallo à travers un poème particulièrement riche en références cinématographiques.

2Le réalisateur italien Dario Argento (1940) est connu comme le maître du giallo, sous-genre du cinéma d’horreur. Ce genre, situé à la frontière du film d’horreur, du thriller et du policier7, regroupe des œuvres qui peuvent être très différentes en fonction de la dominance de l’un ou l’autre genre. Deux types de définitions du giallo s’imposent : la première, selon l’intrigue et les éléments thématiques (tels que le personnage ordinaire obligé de mener une enquête, menacé par un monstre8) ; la seconde, selon la réception du spectateur en fonction des trois genres assimilés, qui suivent des mécanismes opposés les uns aux autres, entre la surprise du policier, la suspense du thriller et l’épouvante des films d’horreur9. Le but du réalisateur est d’immerger le spectateur dans le film, le faire s’identifier à la fois à la victime et aussi au tueur10 — cela dit, l’identification au tueur est difficile pour le spectateur, même si la composition des films dirige notre regard ainsi. La complexité de ces mécanismes dans les films d’Argento le place dans une réception paradoxale « entre horreur paranoïde et schizoïde11 », la première demandant de la part du spectateur l’identification12 avec les victimes, la seconde la distanciation13, par la grande implication dont on fait l’expérience dans un film d’horreur, le mélange entre dégoût et terreur (parfois allégé par l’humour). Par ailleurs, l’usage du son contribue grandement aux effets du giallo14 : souvent un leitmotiv musical prépare l’arrivée des scènes de meurtre15 purement spectaculaires. « La narration subordonnée à la logique de l’attractivité16 » établit le lien avec un autre genre : le film d’exploitation, puisque le film se compose d’une suite de set-pieces, « scène chorégraphiée qui […] a lieu à un seul endroit17 » et qui sert à saisir l’attention du public par « l’usage du sexe, de la violence et du gore explicite18 ». Selon M. J. Koven, « ce qui distingue le giallo d’autres types de films de meurtre et mystère, c’est la présentation explicite des meurtres19 », souvent plus longue que l’intrigue ne l’exige20. Pour le réalisateur, ce sont « des homicides purement esthétiques, [mis] en scène comme des célébrations de la mort21 ».

3C’est l’esthétique excessive de Dario Argento qui captivait Kevin Killian : sa capacité de suggestion et la manière spectaculaire dont la mort est montrée dans ses films — « the poetry was in the gore22 » disent-ils avec Dodie Bellamy. Le mécanisme paradoxal des effets du giallo produits sur le spectateur, répond également au caractère double du trauma à savoir si

Is the trauma the encounter with death, or the ongoing experience of having survived it? […] At the core of these stories, I would suggest, is thus a kind of double telling, the oscillation between a crisis of death and the correlative crisis of life: between the story of the unbearable nature of an event and the story of the unbearable nature of its survival23.

4Ce paradoxe accompagne Killian, car non seulement l’évocation de la mort d’autrui, mais celle de sa propre mort apparaît dans les textes, comme une possibilité, bien réelle et peu évitable.

5Par déplacement, l’horreur des films devient l’allégorie des horreurs de l’épidémie, et de la maladie elle-même. Il s’agit d’une allégorie, car dans la figure du tueur en série on trouve une personnification du sida, donc une chose insaisissable prend une forme humaine. Cette figure, par une relation métonymique, devient aussi une métaphore de la mort, car la maladie et l’assassin tuent également. Dans les films d’Argento, le poète reconnaît aussi une représentation similaire au milieu dans lequel il a vécu, ce qui peut être lu comme d’autres phores de cette allégorie suggérée par Acker, l’étrangeté de l’ambiance et la violence du trauma, que remplace la violence du cinéma, en parallèle à la victime d’un trauma, l’angoisse et la terreur que le spectateur éprouve. Le cinéma est aussi invoqué comme le médium spectral par excellence24 : ses acteurs et personnages sont les fantômes qui, parallèlement aux personnes perdues ou absentes, hantent également les poèmes. Le poète américain va jusqu’à dire que pour lui, Argento montrait le sida avec plus de justesse que n’importe quel autre cinéaste jusque-là, et Argento Series prend position en faveur de ce mérite du cinéaste italien25 qui ne parle pas explicitement du sida. Cette affirmation va au-delà de la métaphore.

Suspiria à San Francisco

6En quoi le cinéma de Dario Argento parlerait-il mieux du sida que d’autres ? Comment peut-il mieux peindre la vie et la mort, le trauma de l’épidémie dans les années 1970 et 1980 à San Francisco, la ville du mouvement new narrative, dans laquelle le poème préliminaire du recueil « The Bird with the Crystal Plumage » et la quatrième de couverture nous placent dès le départ ?

7Le poète restait stupéfait devant l’énigme des origines du sida :

The HIV virus: how did it come to be? Why was our generation cursed with this plague that destroyed so many lives and killed so many men? How could this plague make the curtain come down on our fabulous world? I remember the days before AIDS as a non-stop paradise of the senses26.

8Face à ces questions, Killian voit dans le cinéma d’Argento une allégorie de l’inexplicable. Les tueurs sont des êtres traumatisés ou déjà originairement fous, et souvent, ils n’ont pas de contact avec les victimes, jusqu’à un moment où ils commencent à chasser, soit ceux qui les recherchent, soit ceux qui sont près de percer leur secret. Souvent, par une sorte de compulsion de répétition, leur trauma les place dans un cercle vicieux de meurtres. Comme le tueur, l’épidémie arrive sans qu’on s’en aperçoive, elle frappe sans discrimination. Devant elle, on est fragile littéralement, sans défense. Le tueur en série atteint ceux qu’il cherche avec ses instruments meurtriers inventifs. Ses victimes sont souvent innocentes, le caractère incompréhensible et violent de leur mort peut constituer un parallèle avec la violence et l’inexplicabilité d’une mort causée par une épidémie.

9La raison pour laquelle ce cinéma a pu être le déclencheur de l’écriture d’Argento Series, c’est que les films proposent une expérience esthétique, qui vaut contre la réalité crue — comme des corps ravagés par les maladies liées au sida telles que le sarcome de Kaposi —, car le caractère artificiel et minutieusement composé des images horribles, produit un déplacement poétique, avec un effet cathartique. Le fait que ces films soient transgressifs, extravagants, même camp, la représentation explicite des crimes, exagérée jusqu’au spectaculaire, sont certainement des traits qui devaient attirer les auteurs du new narrative, et qui constituent toujours une ressemblance du point de vue du style. Dans son essai Le Style « Camp » (Notes on « Camp ») (1964), Susan Sontag définit le camp comme le « dandysme de l’époque de la culture de masse27 ». Pour elle, c’est une sensibilité qui n’est pas naturelle, « l’amour de l’artifice et de l’exagération28 ». Le camp « [nous] attire et [nous] irrite29 » à la fois, un tel dandy veut « goûter aux plus épicés, aux plus communs des plaisirs, aux arts dont se délecte la masse30 ». Le camp ne constitue qu’un aspect du new narrative, un style qui lui est propre mais qui n’est pas déterminant pour les interrogations sociales de ses auteurs. Le new narrative est un mouvement portant des engagements politiques précis : alors que le camp n’est pas engagé, le mouvement littéraire agit pour l’émancipation des identités sexuelles gay et lesbienne et des minorités ethniques.

10Le deuxième point que relève Killian par rapport aux films d’Argento, c’est leur ambiance, qui évoque celle des années 1980 à San Francisco. Suspiria est le premier film d’Argento que le poète a vu. Celui-ci s’éloigne du pur giallo pour aller vers le fantastique, comme nous le verrons ci-dessous. Son caractère onirique peut se rapprocher d’une liberté euphorique dont parle le poète — y compris la liberté sexuelle et la possibilité de grande consommation de stupéfiants se transformant dans le cauchemar dont parle Killian. D’un côté, se trouve l’éblouissement du fantastique, de l’autre côté, les dangers qu’il recèle. Au moment où le personnage principal arrive, — comme dans Macbeth — le mal est déjà semé. En effet, dans ce film, Suzy, la jeune danseuse américaine, arrive sur le territoire d’une sorcière dont le siège se trouve à Fribourg, dans une école de ballet. La scène d’ouverture pose le fondement de ce monde : l’environnement est en soi menaçant. Le mal inaperçu du film est similaire au sida, épidémie apparaissant par surprise. Suzy arrive en avion à Fribourg le soir et doit trouver son école, mais il fait un temps orageux. Pour un film qui ne vise pas un effet de distanciation par le mouvement de caméra comme le ferait par exemple Godard, les mouvements de caméra sont très marqués, et nous laissent penser à l’usage de la caméra subjective — incarnant dans ces moments le regard des sorcières. Le premier, un pano-travelling, part du tableau des vols arrivés : la ville de New York s’affiche (comme dans la narration classique, le temps et le lieu sont donnés), et la caméra passe sur les gens qui sortent, dont la protagoniste. Dès les premières images, les couleurs éclatantes signifient que nous sommes dans un autre monde — cet effet retenu par Killian est dû à une technique désuète et très coûteuse, le Technicolor, l’image étant enregistrée sur trois pellicules en même temps. Des gros plans attirent l’attention sur des détails qui symbolisent la menace : des portes automatiques en train de se fermer ; l’eau qui se déverse abondamment dans les égouts ; des reflets de couleurs variées qui passent sur le visage de Suzy. La bande son semble d’abord réaliste. Elle se compose des bruits de l’aéroport, puis d’une manière saccadée la mélodie commence à apparaître, et ces interruptions confèrent un caractère encore plus effrayant à la scène. En arrière-fond de la musique, on entend des cris, précurseurs des crimes, et nous voyons que pas à pas, inévitablement, nous serons engloutis par ce monde. Son onirisme et sa violence ne font pas de doute pour devenir l’allégorie de l’époque du sida pour Killian, où le chuchotement des sorcières est remplacé par les paroles évoquées des morts, d’outre-tombe, et la chronologie des amis et connaissances morts du sida, esquissée sur la quatrième de couverture, quand « le rideau commence à tomber sur [le] monde merveilleux31 » de la communauté gay de San Francisco.

Recueil dicté par le cinéma, mémorial de fantômes

11Dans le sens de la théorie poétique du poète américain Jack Spicer, Argento Series, un livre de mémoire des amis perdus, peut être lu comme un recueil hanté, « dicté » par le cinéma de Dario Argento et par les voix des morts et vivants qui entouraient le poète.

12Le livre est caractérisé par la spectralité à plusieurs niveaux : l’évocation des morts, la présence du médium filmique et le sujet d’un personnage cinématographique fuyant, portant un danger en lui, le tueur en série. La spectralité du médium filmique et la figure du fantôme sont discutées par Jacques Derrida dont les textes nous serviront à l’approche de ces questions. La spectralité est très visiblement thématique, mais elle relève d’autant de la poétique, dans la lignée de Spicer, qui a élaboré la théorie de la dictée poétique [poetic dictation] et du poème sériel [serial poem], sur l’idée d’une hantise qui traverse le poète. K. P. Harris nous invite à penser que dans son usage du poème sériel, Argento Series s’inscrit dans la filiation de plusieurs poètes américains (George Oppen, Lorine Niedecker, Ed Roberson, Jack Spicer et Robert Duncan), Spicer étant le plus déterminant32.

13La voix des fantômes construit pour Kaplan P. Harris une forme de « dictée33 », notion cruciale de la poétique de Jack Spicer (1925–1965). Cette idée semble d’autant plus justifiée que Kevin Killian était un grand lecteur et biographe34 de ce poète américain et son nom est mentionné dans le dernier poème-lettre du recueil35. Jack Spicer développe ces théories poétiques dans les deux premières de ses conférences données à Vancouver, en 1965 : « Dictation and ″A Textbook of Poetry″ » et « The Serial Poem and the Holy Grail36 ». Selon l’introduction de Peter Gizzi à The House that Jack Built, pour Spicer

le poète est un hôte qu’envahissent les parasites émis par la source qui dicte le poème ; cette source est « martienne » ; le poème est le produit d’une danse entre le poète et sa source « martienne » ; le poète est pareil à un poste de radio qui reçoit des transmissions ; les poètes existent dans le cadre d’une cité des morts ; des « fantômes », porteurs de messages des enfers, visitent le poète ; et le poème devient lui-même un enfer de sens possibles37.

14Selon la poétique formulée dans la première conférence, le poète doit éviter la subjectivité38, le choix de sujet intentionnel39, et il écrit en écoutant une source extérieure ; pour Spicer, donc des « Martiens », et cette source utilise ce que le poète sait :

les Martiens pourraient prendre ces cubes alphabétiques et les arranger dans ta chambre — les cubes sont dans ta chambre : tes souvenirs, ta langue, toutes ces choses qui t’appartiennent et qu’ils ré-arrangent, cherchant à dire ce qu’ils ont envie de dire40.

15Pour Killian, l’une des sources extérieures pourrait donc être constituée par les amis qui prennent la parole dans les poèmes. Et ce ne sont pas seulement les poèmes qui peuvent être dictés selon la poétique spicerienne. Dans la conférence suivante, le poète développe des conceptions que résume Peter Gizzi : « un plus ample échafaudage de livres peut [aussi] lui être dicté41 ». Les poèmes écrits par la dictée composent un long poème, un livre par opposition avec un recueil : « Pour Spicer, la composition sérielle est une écriture par ″unités″, unités qui ont bien des relations, sans pour autant produire une structure qui les engloberait42. » Dans la lecture de Harris, « l’incommensurabilité de la narration et de la sérialité » devient « un dilemme avantageux », car « Argento Series n’ordonne ses éléments sériels en aucun sens rigide ou monolithique43 ».

16Le titre Argento Series comporte cette double acception de la série : le poème sériel et la figure du tueur en série, issue des films de Dario Argento. Si les poèmes sont dictés, les sources extérieures de Kevin Killian sont effectivement nombreuses : des films de Dario Argento en passant par les citations de poésie jusqu’aux paroles qui s’adressent à « Kevin44 » ; et comme Kaplan Page Harris le dit, elles sont « très personnalisées45 ».

17Le recueil est hanté par le cinéma, car sa composition peut être considérée comme une filmographie dans sa micro- et macrostructure. Dans sa macro-structure, le livre se compose de quatre unités, dont trois regroupent des poèmes de vers d’une certaine régularité, et la quatrième un poème en prose. Comme les titres de poème, les titres de section évoquent le cinéma : « Stage Fright » rappelle le film du même titre de Hitchcock et le film Deliria (1987) de Michele Soavi, présenté aux États-Unis sous ce titre ; « I Can’t Sleep » réfère à l’une des traductions possibles de Non ho sonno (2001) de Dario Argento ; « Today It’s Me — Tomorrow You » est la traduction littérale de Oggi a me, domani a te (1968) de Tonino Cervi, un western que le réalisateur a co-écrit avec Dario Argento. Le quatrième, le poème en prose intitulé « Aura’s Enigma » évoque Trauma (1993) d’Argento dont l’héroïne s’appelle Aura46. Les trois premiers titres montrent une gradation. Le premier fait apparaître l’idée du trac, du fait de devoir performer, donc la scène, comme métaphore de toute expression artistique. Cela rappelle les pièces de Killian écrits pour Poets’ Theater47, d’autant plus que le théâtre est un motif récurrent des films d’Argento. Comme le premier, le deuxième reprend un titre de film, tout en désignant un effet des films d’horreur — l’impossibilité de dormir — et aussi un motif lié à ce genre. Quant au troisième titre, il formule une menace concrète : le meurtrier nous aura tous. La menace de mort est le point culminant. À partir de là, il n’est plus possible de poursuivre dans la gradation. Ainsi, la quatrième unité, le poème en prose, montre-t-elle une prise de distance vis-à-vis des poèmes précédents : il n’est plus question d’être immergé dans la peur, mais de formuler, sous forme de lettre adressée à une amie, un résumé et une réflexion explicite sur le cinéma de Dario Argento et sur l’effet qu’il produit sur lui, une sorte de prise de distance ironique vis-à-vis de l’artificialité des films, tout en voyant des éléments d’intrigue valables comme images d’une projection de désirs.

18La succession de poèmes n’est plus caractérisée par la même gradation que les titres d’unités, mais les textes sont liés par les thématiques sida-horreur et amour-sexe-mort, formant ainsi une série, mais les trois premières séquences montrent la même variété de formes, à part le poème préliminaire déjà cité et le dernier poème en vers qui reprend le titre de la troisième section. Chaque poème vaut pour lui-même, mais chacun est également en lien avec les autres. Paradoxalement, le caractère citationnel donne une unité esthétique au livre qui peut être vu comme un collage. Argento Series ne contient pas seulement de nombreuses références cinématographiques, il est également citationnel à d’autres niveaux : par l’intertextualité et la mémoire personnelle, des amis et connaissances de Killian surgissent dans le livre. D’abord, ils apparaissent sur la quatrième de couverture dans une brève chronologie, ensuite dans les dédicaces au début du livre, puis des dédicaces avant des poèmes précis ou bien ils sont mentionnés dans le texte du poème même, sous forme de nom ou bien de citation. Les textes du new narrative, comme souvent l’écriture expérimentale nord-américaine, jouent fréquemment sur l’usage libre de textes déjà existants, pour produire de nouveaux effets par recontextualisation : « the borrowing of myth and novel to create new work, was natural48 », comme Killian et Bellamy le disent. Dès le départ, par l’évocation poétique des amis et connaissances, dans l’esprit de la « poetic dictation » de Spicer, Argento Series revêt un caractère spectral, que la présence du médium filmique renforce encore.

19Argento Series est de ce fait un livre de deuil, d’amour et de mémoire dans lequel les textes d’amis apparaissent, comme des voix de morts et de vivants49. Ce sont les fantômes du livre, à la fois présents et absents, soustraits au temps et à la logique binaire, comme l’écrit Jacques Derrida, dans Spectres de Marx :

la logique du fantôme […] fait signe vers une pensée de l’événement qui excède nécessairement une logique binaire ou dialectique, celle qui distingue ou oppose effectivité (présente, actuelle, empirique, vivante — ou non) et idéalité (non-présence régulatrice ou absolue50).

20Les fantômes de Killian circulent dans le livre, à travers les citations, les adresses — du poète vers eux ou l’inverse —, qui les font apparaître pendant la lecture malgré la mort. Comme l’écrit le philosophe français : « Le spectre, c’est aussi, entre autres choses, ce qu’on imagine, ce qu’on croit voir et qu’on projette : sur un écran imaginaire, là où il n’y a rien à voir51. »

21La spectralité d’Argento Series est rendue encore plus intense par la présence du cinéma, ce médium étant par nature le plus fantomatique, manifestant une « mémoire spectrale52 » selon les mots de Derrida. Comme le philosophe l’explique dans un entretien donné aux Cahiers du cinéma, la spectralité de ce médium ne consiste pas principalement en la représentation du fantastique, mais en « la structure de l’image cinématographique » :

L’expérience cinématographique appartient, de part en part, à la spectralité, que je relie à tout ce qu’on a pu dire du spectre en psychanalyse — ou à la nature même de la trace. Le spectre, ni vivant ni mort, est au centre de certains de mes écrits, et c’est en cela que, pour moi, une pensée du cinéma serait peut-être possible. […] Le cinéma peut mettre en scène la fantômalité, presque frontalement, certes, comme une tradition du cinéma fantastique, les films de vampires ou de revenants, certaines œuvres d’Hitchcock… Il faut distinguer cela de la structure de part en part spectrale de l’image cinématographique. Tout spectateur, lors d’une séance, se met en communication avec un travail de l’inconscient qui, par définition, peut être rapproché du travail de la hantise selon Freud. Il appelle cela l’expérience de ce qui est « étrangement familier » (unheimlich)53.

22La parenté entre cinématographie et psychanalyse se forme ainsi : « [elles] sont vraiment contemporaines ; de nombreux phénomènes liés à la projection, au spectacle, à la perception de ce spectacle, possèdent des équivalents psychanalytiques54 », les deux « pens[ent] ensemble », et l’expérience du cinéma constitue un parallèle avec les procédés psychiques étudiés par la psychanalyse. Dans son article « Le cinéma ou l’art de laisser revenir les fantômes », Adolfo Vera résume ainsi la vision derridienne du cinéma : « ce qui se produit lors de cette projection particulière qu’est le cinéma, est une "greffe" de spectralité, c’est-à-dire, l’inscription sur la pellicule projetée des "traces de fantômes" qui, en tant que traces, s’inscrivent et se désinscrivent en obéissant à la loi de la revenance et de la hantise55 ». Dans certains poèmes de Killian, tels que « Phenomena », le personnage cinématographique donne une voix à une personne atteinte du sida : les deux figures se superposent.

23Plusieurs sont des voix de fantômes. Pour Jack Spicer, par l’écriture poétique, « les vivants ont la responsabilité de mettre les désirs des morts à exécution56 ». Killian le perçoit similairement et dit : « they began to speak through me57 ». L’une des sources de la « dictée poétique », selon K. P. Harris, plus contemporaine que la « radio orphique » de Spicer, est « l’icône pop du tueur en série58 ». Cette figure est certes présente et importante, mais l’interprétation est restrictive, car précisément nous pouvons identifier plusieurs sources extérieures, d’après la théorie de Spicer. Certes, le tueur en série prend de temps en temps la parole, mais il n’est pas le seul — cela peut être aussi le cas de l’un des personnages principaux, s’il est question d’un film, mais aussi et surtout des amis morts et de l’épidémie elle-même, au même titre que le meurtrier fictif. Ces fantômes, ceux de la fiction et ceux du monde réel, tous hantent le livre.

« I saw something important that I can’t remember » — Une poétique de giallo

24En quoi Argento Series est-il la mise en œuvre d’une poétique de giallo ? Le visionnage des films de Dario Argento était en effet révélateur pour Kevin Killian. Tout comme le personnage de film qui après une longue période de doute et de manque de mémoire retrouve soudain la solution de l’énigme, le poète élabore une poétique du giallo pour parler de son expérience de sida. Les références à la fiction et à la vie se mêlent, souvent par des enjambements entre deux unités, et une poétique filmique se dégage dans Argento Series, comme « Cat O’ Nine Tails » ou « Tracking Shot » le montrent. L’entrecroisement des matériaux fictionnels et réels se manifeste des manières suivantes : la mise en parallèle d’un personnage cinématographique et une connaissance du poète ou le développement d’un motif ou d’une image d’Argento pour y lier un événement réel, comme dans « Cat O’ Nine Tails ».

25Souvent, les liens sont développés entre le cinéma et la maladie, et concernent à la fois la thématique, l’appropriation du symbolique et l’écriture qui peut être qualifiée de « cinématographique », comme « Tracking Shot ». Après un poème qui prend pour titre le nom du genre, « Giallo », le troisième poème du recueil, est celui-là portant le nom d’un mouvement de caméra. Cette expression est l’un des termes en anglais pour désigner le travelling, soit le mouvement où la caméra se déplace en avant, en arrière ou latéralement. Ce type de plan permet entre autres de suivre des personnages, comme son nom en anglais le suggère (« tracking »), et c’est sans doute pour cette qualité qu’il donne le titre du poème, avec l’idée du tueur qui suit sa victime. Cette impression sera renforcée dans le premier vers avec la phrase « The killer’s POV. » « Point of view » est une expression pour la caméra subjective, et cette technique est très souvent utilisée dans le cinéma de Dario Argento : le monstre reste caché, nous voyons la victime de son point de vue à lui, quand il est en train de l’assassiner. L’exemple du début de Suspiria montre cet usage de la caméra, donnant vie à celle-ci, comme le regard du mal.

26« Tracking Shot » se prête parfaitement à l’analyse, avec ce titre cinématographique qui inclut aussi l’idée de la mort par le mot « shot », signifiant « prise de vue » et « coup de feu ».

The job unfinished. The killer’s POV. Long hair blowing in the wind
(nameless) an excellent target for bazookas. Thunderous goblin music.

At the moment between now and falling asleep the ghosts rush in. I’m
45, time for ghosts, the dead fluttering their scarves

like Isadora. Duncan. Snap. Head popped off, sails across the screen
like popcorn fresh in the big glass warm box, boy’s nose pressed against
it watching

to the thunderous goblin music. Grabs the boy, curiously not kicking,
perhaps a bundle of rags, and drags him up the side of the house

across the roof, avoiding the mansards

down the other side of the house. Through the east windows the
beautiful woman is writing her name on a misted porcelain surface
with her last breath

I blow on it, the text disappears, the name of the killer.
Up over the house. “I’ll call him my ‘HOUSE BOY’”, the killer laughs,
to the thunderous goblin music.
Maybe it sounds more realistic in Italian.
I hate it when they can’t afford real babies or boys

and have to use dummies made of rags, you always know
that’s not a baby

the cold air fills the hot wet room like an eraser blanket, now I can’t
read the killer’s name. All she can write is H

and looked at it another way it is I

and upside down, kicking, V

I am reading these signs of the infidel hates me59

27Ce poème évoque au moins trois films : la mention du nom d’Isadora Duncan rappelle Suspiria, car c’est le seul film d’Argento dans lequel on danse parmi ceux qui ont été faits jusqu’à la parution d’Argento Series. La première strophe est apparemment ekphrastique, mais il est difficile d’identifier quel film elle pourrait évoquer, ses éléments sont valables pour plusieurs (l’importance de la musique, la caméra subjective, le tueur interrompu pendant la tentative de meurtre). Dans plusieurs films, il y a des enfants qui jouent un rôle important, mais le tueur ne parle jamais — si ce n’est par téléphone, la phrase apparemment citée par Killian est donc soit une invention, soit elle vient d’un film d’un autre cinéaste qu’Argento que je n’ai pas pu identifier. Un autre motif, la décapitation des victimes est un type de meurtre qui apparaît dans plusieurs films. C’est très accentué dans Trauma, mais aussi dans Inferno, ou dans Frissons de l’angoisse (Profondo rosso) où le tueur périt de cette manière. Dans Trauma, le petit garçon voit en effet les têtes coupées que le tueur voisin ramène à la maison, mais il observe le tueur sortant les têtes de son sac avec précaution, derrière le rideau, par peur d’être aperçu. Kevin Killian retravaille volontiers les récits d’Argento, en agençant leurs éléments dans un collage.

28Le caractère cinématique du poème est encore renforcé par l’analogie entre la répartition des phrases et des plans cinématographiques. Dans la première strophe, les quatre phrases sont nominales, comme une prise chacune, elles racontent une tentative de meurtre. Le style paratactique accentue encore plus l’analogie avec des prises. Comme le titre l’avait introduit, le poème, comme pour imiter graphiquement le travelling, contient beaucoup de phrases longues dont celles qui enjambent à la manière d’un long mouvement, entre des strophes : « beautiful woman is writing her name on a misted porcelain surface / with her last breath / I blow on it ». L’enjambement place la femme écrivant son nom, le tueur et le sujet poétique dans le même espace. Entre les phrases plus longues, de très courtes se trouvent, les points signifiant des coupures, donc à la fois des coupes cinématographiques et ou des coupes de têtes (« like Isadora. Duncan. Snap. ») — mais pour le moins des coups sur la victime. Des passages plus explicites se mêlent avec des passages allusifs, un récit fragmentaire résulte de l’ensemble. Comme dans un scénario, il y a des paroles citées et la musique extradiégétique est indiquée. La répétition de l’expression « thunderous goblin music » à la manière d’un refrain ponctue le poème telle la musique dans le film. Cet usage souligne l’importance de la musique de film chez Argento et dans l’horreur en général, détermine l’attente du spectateur (la bande son annonce l’arrivée des set-pieces), et transmet cette fonction de ritournelle au poème. Par déplacement, la musique est qualifiée de « goblin » en référence au groupe italien de rock progressif, Goblin qui signe la musique de Profondo rosso et Suspiria, et en partie de Phenomena. Le nom propre redevient nom commun dans une position d’adjectif, et comme ce nom veut dire « lutin », il reflète le caractère fantastique de Suspiria et Phenomena, et indique aussi cette musique comme marque reconnaissable des trois films. Le qualificatif « tonitruant » souligne la puissance de la musique dans le rythme et le volume, car elle occupe la bande son en transportant le spectateur avant et pendant les scènes de meurtre. Cet adjectif rappelle aussi le début de Suspiria où les forces de la nature se déchaînent.

29L’énonciateur est à la fois dans le film et en-dehors. L’évocation d’un film est suivie d’une énonciation portant sur la vie de Killian, son expérience spectrale, son âge et le fait d’avoir perdu des amis, liés dans la même phrase, mais par un enjambement entre deux unités. Plus loin, le sujet est précisément dans un film, car il souffle sur le verre et le nom du tueur disparaît : les deux mondes sont ainsi liés.

30Le « tracking shot » nous mène à un moment clé du recueil : la représentation du virus, en anglais HIV, en tant que meurtrier, transposée dans le cadre d’une scène de film. Il s’agit d’une scène des Frissons de l’angoisse : le premier meurtre du tueur a été connu dans la ville, puis oublié, et il a été écrit dans un livre. Quand les protagonistes sont sur la trace, ils retrouvent le livre, et veulent parler avec l’autrice, mais ils apprennent qu’elle vient d’être assassinée, noyée dans l’eau bouillante de sa baignoire. Elle a essayé d’écrire le nom du meurtrier sur les carreaux. Au moment de la retrouver, l’inspecteur fait couler l’eau chaude, et retrouve cette tentative de donner un signe, car un doigt de la femme pointe vers un carreau. Dans le film, le signe n’est pas suffisant pour révéler l’identité du tueur au spectateur. La caméra cadre seulement « è stat[sic] » qui signifie « c’était » en italien, par conséquence, la femme assassinée a reconnu le meurtrier, mais comme la dernière lettre manque (elle aurait pu écrire « è stato » ou « è stata »), le spectateur ne sait pas si le criminel est un homme ou une femme, et il ne sait non plus si le message continue par le nom. Dans le poème, il y a une rupture dans la fluidité de l’enchaînement des phrases, car « I can’t read the killer’s name. All she can write », c’est comme si le pronom « she » se référait au tueur. Ici, le signe est développé par association de la première lettre, le H. Une caractéristique commune entre le virus et les tueurs de Dario Argento, c’est qu’ils ne sont pas visibles. Avant le dévoilement final, le spectateur voit seulement les mains gantées du tueur, il n’a pas de visage, c’est un être fantomatique, insaisissable mais agissant. L’enjeu du film n’est pas seulement de le vaincre, mais aussi de dévoiler son identité — qui explique souvent les causes de ses séries de meurtres : des maladies psychologiques et des traumatismes. L’explication ne l’est pourtant que dans les films, il n’y en a pas pour le virus, il est tout simplement « rapacious60 ». Laisser seul un malade ou un personnage dans un film d’horreur porte les mêmes risques : « ‘I’m back’, but you never know / if the distant person will be there still breathing61 ».

31Le tueur est identifié, et la maladie est présente tout au long du livre aussi en termes médicaux et en symbolique — la couleur rouge la fait circuler par de nombreux poèmes ou les signes typographiques de « Deep Red » qui évoquent des cellules sanguines. Plusieurs poèmes sont des tombeaux, remémorant des personnes précises.

32Dans leur introduction à l’anthologie du new narrative, Kevin Killian et Dodie Bellamy repensent à l’oxymore que représentait dans la vie de la communauté gay de San Francisco l’arrivée du sida.

We had had a romantic relationship with death, and with love itself, and with sex, and Bataille had done most of our thinking for us. Bataille wrote that there is no communication except between two lacerations; if you’re not wounded you can’t be touched. AIDS robbed us of that particularly theoretical framework, and in our eyes reduced New Narrative to just another useless clump of ego delaying or even preventing direct political action [...] AIDS made community all the more important, while decimating ours in particular. Indeed AIDS gave living a cruel meaning62.

33En l’occurrence le déplacement entre l’expérience vécue et le produit poétique, et l’effet cathartique arrivent à travers la poétique du giallo qui donne au livre une forme esthétisée de la mort, une figure de tueur analogue à la maladie à plusieurs égards et qui revêt les outils stylistiques de nouvelles significations. Le médium filmique invoqué donne un arrière-plan esthétique pour la représentation du trauma, pour souligner la présence des fantômes par sa spectralité naturelle, et par le sujet de ces films qui devient l’allégorie de ce que le poète a vécu.