Colloques en ligne

Jean-François Puff

Poésie, post-poésie, pornographie

Présentation : l’objet et le corpus

1Au point de départ de la réflexion que je propose ici, se trouve un constat : ce qu’on appelle communément « pornographie » est présent à un degré significatif dans les œuvres ou les travaux relevant de la « post-poésie », du « dispositif poétique » ou du « document poétique », qui ont fait leur apparition au milieu des années 1990 pour se développer dans les années 2000. Je me suis souvent interrogé sur le sens de cette présence, et aussi sur la mutation qu’elle semble impliquer ; comme si la formule célèbre d’Éluard, « l’amour la poésie » pouvait être transposée en : la post-poésie la pornographie.

2Une question se pose d’emblée, relative au choix de cet objet : la pornographie relève-t-elle de la culture de masse ? Je répondrai par l’affirmative, en considérant la pornographie contemporaine comme l’articulation d’un certain mode de présentation (qui n’est pas si facile à définir, comme l’indique le philosophe Ruwen Ogien1) et d’un habitus, par le biais de médiums de masse. La pornographie fait à la fois l’objet d’une diffusion massive et d’une certaine légitimation, dans le champ social contemporain. Si bien que l’on assiste à ce que les chercheurs en porn studies appellent une « pornographisation » de la société, dont les porn studies sont elles-mêmes l’un des symptômes.

3En France, l’accroissement de la diffusion de la pornographie peut schématiquement être décrit de la manière suivante, en se limitant aux médiums audiovisuels :

  • Dans les années 1980, le magnétoscope devient accessible au grand public. Cet appareil rend possible un usage privé du cinéma pornographique ;

  • au milieu des années 1980, de la pornographie commence à être diffusée sur le réseau hertzien, en codé : c’est le moment Canal + ;

  • les années 1990 et 2000 voient le développement du World Wide Web, et au tournant des années 2000-2010, l’apparition puis la généralisation du smartphone. La pornographie est présente sur ce réseau, et mute dans ses formes : le « film pornographique » est un format démodé.

  • Ce qui fait que la pornographie est virtuellement accessible partout, à tout moment, par toute personne disposant d’un appareil adéquat.

4Quant à la légitimation de la pornographie, elle passe d’abord par une visibilité médiatique accrue : en 1990, Canal + commence à diffuser le Journal du hard ; en 1992, parallèlement au festival de Cannes sont créés les Hot d’Or ; des actrices et des acteurs de la profession sont invités dans des émissions « people » ; l’esthétique pornographique gagne la publicité et la mode (c’est ce qu’on appelle le « porno chic ») ; elle investit le monde de l’art (une date emblématique : en 1991, Jeff Koons épouse La Cicciolina) ; enfin les porn studies se développent, à partir des USA, à la fin des années 1980.

5Et nous ? Nous, qui nous intéressons au premier chef à la littérature et plus particulièrement à la poésie ?

6Sans remonter aux calendes grecques, on peut simplement rappeler qu’en termes de représentation de conduites sexuelles, tout est déjà dans Justine de Sade. Il existe par ailleurs une poésie qu’on peut qualifier de pornographique, que regroupent diverses anthologies (par exemple La Muse lascive de Michel Jannerey, pour les XVIe et XVIIe siècles2). Cela peut nous permettre de préciser ce qui singularise la « post-poésie » ou le « dispositif poétique » par rapport à une représentation littéraire pornographique : c’est d’abord la relation, non pas tant à certaines conduites érotiques, même si elles ne sont pas exclues, qu’au dispositif pornographique en tant que tel, c’est-à-dire à la pornographie en tant qu’elle appartient à la culture de masse dont il est question ici. Dans le domaine d’ensemble de la « post-poésie », le « dispositif poétique » ne se comprend pas en-dehors d’un régime médiatique profondément transformé par le Web. C’est ensuite le rapport à la pornographie en tant qu’elle a perdu sa fonction transgressive pour devenir un produit de consommation courante, qui influence éventuellement les conduites de tout un chacun.

7Il est temps de préciser ce qu’on entend au juste par « post-poésie » : il s’est agi de nommer le moment où une partie de la poésie française a poursuivi les mutations formelles qui sont censées être liées à son caractère de genre « expérimental », pour définitivement sortir de ses caractéristiques génériques traditionnelles. L’écrivain et théoricien Jean-Marie Gleize introduit l’expression, et il en donne les éléments de définition fondamentaux, d’importance variable selon les objets3 :

  • la « post-poésie » refuse l’expression personnelle et l’expressivité en général ;

  • la « post-poésie » ne manifeste pas d’intention esthétique ;

  • elle donne une importance centrale au médium de production ;

  • elle se caractérise par sa dimension réflexive et implique une dimension critique ;

  • elle met en œuvre des processus de retraitement d’un matériau hétérogène, non littéraire.

8En ce qui nous concerne, ce matériau est la pornographie commerciale que j’ai décrite, telle que sa diffusion est liée aux nouveaux médiums.

9On peut dès lors établir un corpus, et faire une première liste, non exhaustive, d’objets post-poétiques plus ou moins directement et plus ou moins centralement concernés par la question de la pornographie. Je livre d’abord la liste de manière brute :

  • Manuel Joseph, Heroes are heroes are heroes, POL, 1994 ; La tête au carré, POL, 2010.

  • Jean-Marie Gleize, Le Principe de nudité intégrale, Le Seuil, 1995 ; Non, Al Dante, 2010.

  • Christophe Fiat, Laure Sinclair, Derrière la salle de bain, 2000 ; « Traci Lords » dans Ladies in the dark, Al Dante, 2001 ; Bienvenue à Sexpol, Léo Scheer, 2003.

  • Christophe Hanna, publie sous l’appellation de « La Rédaction », Valérie par Valérie, Al Dante, 2008 ; sans nom d’auteur, margotmonmodèle.com, Questions théoriques, 2011 ; « Revenge porn », revue Nioques, Nioques outside / La Fabrique, n°19, 2019.

  • Nathalie Quintane, Crâne chaud, POL, 2018.

  • Franck Leibovici, De l’amour, Jean Boîte Éditions, 2019.

10De ce corpus sans aucun doute à compléter je retiendrai trois auteurs, en choisissant ceux dont les ouvrages relèvent le plus directement du retravail d’un matériau non-littéraire, selon le dernier critère déterminé par Jean-Marie Gleize : à savoir Manuel Joseph, Christophe Hanna, et Franck Leibovici. C’est un constat qu’on fait généralement : dès que l’on s’approche d’objets qui sont censés être apparentés, on les voit diverger. Mais plus encore qu’une divergence, on verra se dessiner ici une ligne de fracture.

Manuel Joseph, Heroes are heroes

11Le premier livre de Manuel Joseph paraît en 1994. C’est une surprise majeure dans le champ poétique, dans lequel d’emblée il est reçu. Dans un entretien paru dans le cahier hors-série n°9 de la revue Prétexte4, Jean-Marie Gleize évoque les réticences, voire le rejet que provoque ce livre, en même temps qu’il se livre lui-même à une évaluation ouverte de sa nouveauté. À ma connaissance, il s’agit du premier livre dans le champ poétique français à retraiter ainsi de manière systématique un matériau médiatique, hétérogène. Un ABC de la barbarie de Jacques-Henri Michot ne paraîtra qu’en 19985. Christian Prigent, dans un article de la Revue de littérature générale (1995) situe le livre de Joseph dans la perspective du cut up et de Gertrude Stein6. Manuel Joseph refuse la référence à Burroughs, mais pas à Stein — et pour cause : Heroes are heroes est une réécriture du conte poétique pour enfants de cette autrice, The World is Round7.

12Le paratexte nous l’indique sans ambiguïté, à différents niveaux : le titre, la quatrième de couverture, la dédicace du livre. Le titre du livre de Manuel Joseph réécrit par paronomase l’énoncé fameux de Stein, a rose is a rose is a rose. Cet énoncé n’apparaît pas pour la première fois dans The World is Round, mais il y joue un rôle important : le personnage de Rose le grave sur l’écorce d’un arbre, lui donnant ainsi forme circulaire. Ce cercle figure sur la couverture de l’édition originale, et renvoie à un motif récurrent du livre : le monde est rond — et il s’y trouve tout un tas de choses rondes. Le titre Heroes are heroes are heroes are heroes are heroes (si on le développe complètement) se présente lui aussi sous forme circulaire, sur la couverture du livre. La quatrième de couverture quant à elle est une réécriture de l’avertissement « au lecteur » de The World is Round. Ainsi l’énoncé « This book was written to be enjoyed » est-il repris deux fois, d’abord sous la forme : « Ce livre est écrit pour qu’on en a du plaisir », puis : « Ce livre ait écrit pour qu’on n’en a pas du plaisir » — ce qui donne le ton. Si plaisir il y a, ce devrait être hard. Quant à la dédicace de Stein, To Rose Lucy Renée Anne d’Aiguy / A French Rose, elle devient : « pour Lady Totale Tétanie, Lady Sushi, Lady Coca-Cola, y por todas las putas locas menos mi madre ».

13Le livre de Manuel Joseph prend donc tout son sens dans une relation transtextuelle au conte de Stein. Une fois le rapport établi, la comparaison permet de marquer des différences, sur le plan formel d’abord. Heroes are heroes8 appartient bien au « moment Gertrude Stein » de la poésie française, au sens où un travail de répétition / variation du matériau linguistique le caractérise. Cependant ce matériau est non littéraire : il est notamment prélevé dans différents discours médiatiques ; l’information est la question. C’est l’époque de la première guerre du Golfe, et de sa couverture intensive par la première chaîne d’information en continu, CNN. Par ailleurs, par rapport aux textes caractéristiques de la répétition / variation chez Stein (les portraits de Portraits and Prayers par exemple), la pratique du montage chez Joseph implique un autre format des séquences répétées ainsi qu’un autre mode de la répétition, avec des configurations à distance.

14Mais la comparaison permet surtout d’avancer que Heroes are heroes est la stricte négation, le renversement de The World is Round, sur le plan thématique. Le conte de Stein présente en effet un monde rond, un monde naïf, plein de choses rondes, de plantes, d’animaux, un monde vert et bleu. Rose, l’héroïne, est une petite fille sensible qui pleure et chante des comptines ; mais, comme Alice, elle est pleine de détermination, et elle entame l’ascension d’une montagne. Elle se trouve finalement assise en haut d’un arc-en-ciel, d’où elle aperçoit la lumière d’une colline qui tourne et lui fait signe : celle de son cousin Willie, qui n’est en fait pas son cousin. Ils s’aiment, s’épousent et ont beaucoup d’enfants. Le monde de ce poème n’est pas sans épreuves, mais c’est un monde essentiellement habitable.

15Le livre de Manuel Joseph, lui, s’ouvre par un autre point de vue sur le même paysage alpin : la première référence du livre est au nid d’aigle d’Adolph Hitler, parfaitement conservé, tel qu’on peut le visiter aujourd’hui. Par rapprochement le montage produit un résultat de l’ordre de la cognition : « LA VUE ÉTAIT SUPERBE LE NID D’AIGLES N’AVAIT JAMAIS ÉTÉ TOUCHÉ NI DÉMOLI » devient plus de quarante pages plus loin « DES FENÊTRES ON APERCEVAIT TOUJOURS LE SUPERBE PANORAMA LA VUE N’AVAIT JAMAIS ÉTÉ TOUCHÉE NI DÉMOLIE9 ». C’est-à-dire que ce monde alpin reste celui du fascisme, on ne peut plus voir ces montagnes autrement. Le monde n’est plus habitable comme Stein pouvait encore le présenter en 1939. Aux enfants il ne faut plus raconter de contes bleus : la typographie originale du livre de Stein, bleue sur fond rose, laisse la place à une typographie en capitales, dans tout le livre.

16À partir de cette ouverture, différents thèmes sont introduits progressivement dans Heroes are heroes, avec ses « héros » quand cela se présente (par antiphrase) : la première guerre du Golfe, G.-W. Bush, président des USA, et les généraux de l’armée américaine ; la mise à l’écart de travailleurs maghrébins employés dans le nucléaire, par la société de nettoyage ONET ; le chômage en Val-de-Marne, et les ASSEDIC ; une scène de sexe entre Malko, personnage principal de la série de romans d’espionnage SAS, et sa compagne Alexandra ; les incendies criminels de foyers SONACOTRA, avec le nom des coupables et de ceux qui les ont couverts. Ces thèmes successifs fournissent le matériau du montage, qui de fait entrelace des références de plus en plus hétérogènes, se densifie et progressivement s’accélère, sur le modèle de la fusée tel qu’il est convoqué en quatrième de couverture : ce livre est un poème, en cela qu’il manifeste tout un travail rythmique et un art de la composition.

17Dans ce dispositif d’entrelacement thématique, la pornographie joue un rôle central. Un premier point culminant fait se surimposer une scène de sexe entre Malko et Alexandra, et le déclenchement de la première guerre du Golfe telle que CNN l’a présentée. Malko sodomise violemment Alexandra, et cette sodomie est mise en relation avec les tirs de missile de l’armée américaine (que CNN a montrés en direct) en même temps qu’avec les feux d’artifice du 4 juillet :

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Figure 1. Manuel Joseph, Heroes are heroes, Paris, POL, 1994, p. 85.

18Le travail de montage met en évidence l’effet de répétition de la même chose : la violence guerrière et la violence sexuelle ; la domination, subie ou consentie. Le cri de jouissance et la déflagration des armes se surimposent.

19On retrouve ce rapprochement dans la section qui est entièrement consacrée à la pornographie. Il s’agit du montage d’un ensemble de titres et de références de cassettes VHS pornographiques, prélevés dans un catalogue de vente par correspondance :

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Figure 2. Manuel Joseph, Heroes are heroes, Paris, POL, 1994, p. 100.

20Ce n’est pas de la pornographie médiatisée, partiellement légitimée, qu’il est question ici, mais de ce qu’il y a de plus extrême dans ce domaine. Les titres trashs sont accompagnés de commentaires en allemand (langue touchée par le fascisme, comme les paysages alpins) : l’effet de répétition massive, aboutit à une sélection progressive des informations. Il ne reste progressivement sur la page, comme un retour au silence après une explosion, que les termes : VHS / CHOC, VHS étant finalement écrit : « vé-ache-eSSe » (les deux « S » étant en caractères gothiques)10.

21Sur le plan d’ensemble du poème, l’art de la composition produit effectivement un choc esthétique qui nous approche de prime abord de ce qu’on a appelé l’écriture des limites ; mais la finalité n’est pas transgressive : par le travail de montage la pornographie est rapprochée des formes de violence contemporaines. De fait elle se trouve placée en situation critique, en tant qu’une industrie qui génère du profit et produit de la violence. Elle est située du côté du pouvoir.

22« Le monde est rond », peut-être l’est-il encore : mais ce n’est plus la sphère heureuse de Stein, c’est le monde tel qu’il est étroitement surveillé par les satellites en orbites11, sous le regard desquels a lieu la répétition stricte des mêmes actions violentes.

23La fin du livre présente une liste de ce qui s’est trouvé dans le poème, avec in fine, celle dont le nom n’a pas été prononcé : Rose, l’héroïne du conte de Stein : « ET PUIS IL Y AVAIT ROSE 12». Cette coda est suivie d’un addendum intitulé « How ReWriting Would Be Written ». Une partie devrait s’intituler « die Niemandsrose » et contiendrait une section intitulée «a french rose died ». La négativité du poème, qui redouble celle du monde, ne nous laisse pas oublier ce qu’elle nie : elle lui donne une présence, à la limite, comme la « rose de personne » de Paul Celan. Sur la page précédente, le nom de « Rose » est suivi de la mention : « 100 % waterproof », comme une poupée gonflable — ou bien comme Aphrodite13.

24Ainsi le poème de Heroes are heroes se situe-t-il clairement dans une perspective moderne continuée, dans une œuvre composée avec art, produisant une double catharsis, esthétique et éthique, et non pas dans une « sortie » en-dehors de la poésie par le « dispositif » et l’uncreative writing. Ici passe la ligne de fracture avec les deux auteurs que je vais présenter à présent.

Christophe Hanna et Franck Leibovici

25Les livres de ces auteurs relèvent pleinement de la définition des « objets spécifiques » de la post-poésie telle que Jean-Marie Gleize les décrit dans Sorties : « Ces objets n’obéissent à aucune intention esthétique particulière, ils ne se réfèrent à aucun système de valeur esthétique, conventionnel ou moderniste14 ». En l’occurrence, puisqu’il s’agit de pornographie, il s’agit de deux livres qu’on peut référer à Christophe Hanna quoiqu’ils ne portent pas ce nom d’auteur, Valérie par Valérie et margotmonmodèle.com, auquel on peut adjoindre un texte plus cours, intitulé « Revenge porn »15, ainsi que du récent livre de Franck Leibovici, De l’amour16.

26Encore une fois, entre « le dispositif poétique », selon la terminologie de Christophe Hanna, et le « document poétique » selon celle de Franck Leibovici, il existe de très nombreuses différences. On peut toutefois établir un certain nombre de points communs :

  • La question du médium se pose de manière proche : ces livres ne pourraient pas exister sans l’Internet. C’est une question d’accès au matériau et de processus de constitution.

  • Une perspective commune se dégage : pour Christophe Hanna et Franck Leibovici, la vie humaine est caractérisée par sa facticité. Il s’agit d’explorer, de démonter cette facticité : la perspective est assez nettement poststructuraliste, dans un vocabulaire wittgensteinien.

  • Cette facticité, en ce qui concerne notre objet, se condense dans une expression qu’on rencontre chez les deux auteurs : c’est « faire du sexe ». Qu’est-ce qui « fait du sexe » ? Le rapport à la pornographie se situe là.

27Chez Christophe Hanna, les deux livres que nous évoquions sont liés : le projet de l’un naît de l’autre. Ils ne s’inscrivent a priori dans aucun genre répertorié, mais on peut toutefois les identifier, en les présentant tous les deux comme des rapports d’activité. L’activité en question est décrite dans un texte récent, qui a pour titre : « Revenge porn ». Ce texte peut être considéré comme une synthèse : comme si une méthode se cherchait dans les deux livres dont je viens de parler, qui prend dans ce texte forme nette et achevée. Je partirai donc de celui-ci pour aborder les deux livres antérieurs, dans la perspective restreinte du rapport à la pornographie.

28« Revenge porn » nous indique en effet ce que c’est que « faire du sexe » pour Christophe Hanna : « dans le revenge porn, bien plus que l’attirance entre deux êtres, c’est la situation de production d’images et de documents qui déclenche l’érotisme17. »

29L’activité « revenge porn » est nommée d’après une pratique clairement identifiée (faire circuler publiquement un document érotique à caractère privé pour se venger d’un-e partenaire), mais en fait, elle n’est relève pas directement : « ce que j’appelle revenge porn n’a en pratique que très peu de rapport avec la pornographie fût-elle “amateure” qui, elle, dispose de ses publics préconstitués, de ses espaces réglés et même souvent de son économie18 ». L’expression désigne donc l’une de ces activités parallèles, interstitielles, que cherche à concevoir et à pratiquer Christophe Hanna : la pornographie instituée est écartée. L’est-elle vraiment ? Telle est la question à laquelle je vais tenter de répondre.

30En l’occurrence, il s’agit de contacter par mail des gens repérés sur Internet, ce qui signifie qu’ils y ont déjà une certaine visibilité, et de leur proposer une relation érotique dans le but d’en produire des documents, et in fine « une écriture érotique d’une nouvelle forme ». Dans le mail-type que donne à lire le texte de « Revenge porn », on trouve une précision relative aux statuts : l’auteur du mail se présente comme « écrivain photographe », et il cherche des « artistes, comédiens, danseurs, modèles etc. » Cette écriture se détermine quelque peu : il s’agit de « quelque chose comme un poème19 ». La raison de cette mention générique, même entourée du halo d’indétermination qui convient, est donnée : « j’utilise le mot "poème" d’abord pour les mêmes raisons que "littéraire" [rassurer], mais aussi parce que j’ai constaté que lorsque l’on projette l’idée de poésie sur les gens, ceux-ci se découvrent ou se supposent quelque chose de positif et de singulier qui légitime toute sorte d’intérêts pour eux20. » Le mot « poésie » est ainsi présenté comme l’appât principal du fishing : tel est « the lure of poetry ». Quand ça mord, la relation commence le plus souvent par un échange de selfies érotiques, au sens où ce n’est pas son visage que l’on photographie. La finalité est la mise en action d’un dispositif de prise de vue et ce qu’on en attend :

« j’avais placé 2 appareils photos sur des pieds dans des angles de ma chambre, un projecteur pour faire des clairs-obscurs rudimentaires. J’avais placé deux déclencheurs à distance. Quand tu es entrée tout était en place. Ce qui t’excitait Line […] c’était plutôt la projection dans le futur de ce que nous étions en train de faire. La situation était érotique pour toi parce qu’elle te permettait de fantasmer tout un public à venir dans lequel nos images circuleraient21 ».

31Ces images ont pour finalité de circuler en effet, dans un petit réseau : le revenge porn est « une forme d’activité inchoative qui génère son propre public22 ». Les textes de Christophe Hanna décrivent cette activité : en eux-mêmes, ils relèvent d’une écriture radicalement sans expressivité (à la différence de celle de Manuel Joseph), une écriture absolument désérotisée.

32Le rapport avec la pornographie se situe dans la création d’un dispositif pornographique semi-privé, au sens où il produit des images relevant de la définition commune de la pornographie (« à caractère sexuel ayant pour but d’exciter ») ; au sens aussi où il y a création d’un support externe, donc médiatisation et publication. Cette fonction vaut pour le réseau concerné par cette activité : pour nous, lecteurs ou regardeurs éventuels, les produits de l’activité ont un statut strictement documentaire. Ils renvoient ainsi à un livre publié en 2011, margot.monmodèle.com23.

33Le personnage principal de ce livre, Margot, déjà présente dans le livre précédent Valérie par Valérie, n’est pas un modèle érotique professionnel, mais une étudiante qui pose pour des photographes de charme amateurs. Le livre est constitué d’une compilation de mails, d’enregistrements de séances de pose retranscrits, de photographies prises à cette occasion, et de documents attestant du caractère non-fictionnel de l’ensemble.

34La parenté avec le revenge porn se situe dans le fait que l’érotisme naît de l’acte photographique : que ce soit photographier ou se faire photographier. Les photos de Margot seule relèvent d’une esthétique pornographique (avec éventuellement les costumes et les accessoires afférents) — mais il faut les contextualiser : dans le livre elles ont un statut documentaire. L’ensemble ne produit pas plus d’excitation érotique qu’un poème où le corps féminin est esthétisé, comme Facile d’Éluard et Man Ray. Le livre est organisé, ce qui manifeste une intention : si je cherche à la formuler, je dirais que s’y trouve montré ce qui va de l’expression du désir à sa sublimation photographique, jusqu’à donner directement à voir la finalité de l’image pornographique, qui reste le plus généralement hors-champ, à savoir la masturbation24. Margot, de modèle, devient photographe, l’objet devient sujet, et c’est cela qu’elle nous montre, dans des images qui accomplissent tout à fait l’un des traits définitoires avancés par Jean-Marie Gleize : « aucune intention esthétique particulière ». Parler de laideur relèverait du jugement de goût.

35Le rôle de l’image, et même plus généralement d’un mode de présentation à distance, se trouve également au centre de Valérie par Valérie, et notamment du chapitre intitulé : « quand je fais du sexe, qu’est-ce que je fais au juste25 ? »

36Valérie par Valérie, objet textuel insituable, peut cependant être décrit de la manière suivante : une jeune femme appartenant à une sorte de demi-monde médiatique, ancienne participante au jeu de TV réalité le Bachelor, modèle de charme occasionnel, a été contactée par La Rédaction : elle cherche à modifier son image. On peut imaginer que dans cette perspective « quelque chose comme un poème » puisse être utile, mais tel ne sera pas le résultat. Valérie par Valérie est le produit de deux énonciations superposées : ce que Valérie dit d’elle-même et de son monde à la première personne est écrit par La Rédaction, toujours à la première personne, et les énoncés s’accompagnent le plus souvent d’une sorte de développement analytique. Il s’agit d’une analyse au sens le plus littéral, c’est-à-dire d’une décomposition de la réalité dans ses éléments constitutifs, dont l’assemblage constitue justement le caractère de facticité de la vie humaine, dans le monde des représentations :

« L’image de soi, c’est d’abord ce que l’on projette sur nous : c’est comme un tissu qui vous recouvre, mais variablement selon les occasions. Xenia dit : selon les milieux. L’image provient de l’habitude qu’on a prise de vous voir, dans des circonstances données, réagir de façon prédéterminées et relativement invariables. […] Une bonne image, c’est une image qui vous permet de vous couler dans la vie. Elle vous permet une certaine maîtrise de la vie26. »

37Dans cette perspective analytique, la question « quand je fais du sexe, qu’est-ce que je fais au juste ? » a été posée à Valérie, mais aussi il lui a été demandé de la poser à ses amis ou relations. C’est là que se situe le rapport avec le « revenge porn ». Les réponses aux questions mettent en évidence la puissance de l’image dans la constitution du désir :

« Olivier a pris un abonnement de 15 euros par mois sur le site www.nakedby.com pour pouvoir profiter des images de Pilar et Margot photographiées nues, alors que la première a été sa partenaire de sexe pendant un an, et que la seconde a passé pas mal de temps avec lui sur les plages nudistes de la Méditerranée, l’an dernier27. »

38Cette fascination pour l’image produit cependant un effet retour sur le réel ; elle informe les conduites érotiques :

« La logique est la même que pour les figures de sites érotiques : elles sont toutes identiques, immédiatement reconnaissables, en soi lassantes quand on y pense comme des abstractions : c’est la manière dont elles s’appliquent à vous en particulier qui les rend excitantes, comment votre corps s’y adapte avec sa forme propre, et ce que cela révèle de vous28. »

39Autrement dit : la conduite érotique trouve ici son modèle dans les représentations pornographiques, qu’on s’applique à soi-même. Si bien qu’on pourrait transformer la phrase qui suit : « un modèle photo n’est jamais une référence, un modèle de qualités physiques évidentes, mais toujours modèle pour des figures à moitié privées29 » : en « nos figures privées sont toujours à moitié publiques, en cela qu’elles se conforment, en fait, à des modèles photos ». On pourrait y voir une analyse critique de la manière dont nos conduites sont stéréotypées par certains modes de représentation ; mais la pratique du « revenge porn » jette un doute. J’ai du mal pour ma part à voir dans cette conduite censément insituable une forme d’émancipation.

40Cette considération de la facticité de la vie humaine, on la retrouve chez Franck Leibovici, dans son dernier livre intitulé — par antiphrase — De l’amour30 : qui relève de l’uncreative writing. Le travail procède du choix de la matière et de son organisation : paradoxalement l’intention d’auteur n’est jamais aussi spectaculairement visible que dans ces pratiques. Il en résulte un livre sur la non-rencontre amoureuse, dans nos conduites contemporaines. Le matériau du livre provient des lieux suivants : un site de rencontre, avec un forum où laisser des topics — on y suit les aventures picaresques du malheureux Amraz ; des dialogues d’internautes qui se trouvent sur des sites de webcam érotique, et se rendent compte qu’ils discutent avec une machine (un bot) ; des échanges sur Tinder entre des profils piratés ; un échange de mails de l’auteur avec de supposées beautés russes qui tombent folles amoureuses de lui, et finissent par lui demander de payer leur visa pour venir le rejoindre. Franck Leibovici se place du côté de la proie, et non du prédateur comme Christophe Hanna ; il ne cherche pas la prise de contact réelle, comme ce dernier, mais analyse les médiations elles-mêmes. L’appât n’est pas la poésie, mais plus classiquement la satisfaction du désir érotique et le besoin d’amour. En ce sens, le livre déploie ce qui avait été exemplairement signifié par le virus « I love you » au début des années 200031.

41Si comme on l’a dit on peut considérer De l’amour comme un livre sur la non-rencontre, on y rencontre une exception : une « sex tape », retranscrite sous la forme d’une partition graphique. Cette partition peut être exécutée, et Franck Leibovici en a donné un très court extrait dans l’émission de Manou Farine La Compagnie des poètes32. On peut voir dans cette transposition une possibilité de transmutation esthétique, ce qui justifierait le titre de la section : « a love poem ». Si l’on prend en compte le texte introduisant cette partition, dans laquelle la finalité de la transcription est exposée, on verra qu’elle est en fait rien moins qu’esthétique : il s’agit d’« observer finement les "manières de faire du sexe" contemporaines33 ». Nous sommes censés plonger dans l’intimité d’un couple éminemment contemporain dans sa manière de « faire du sexe ». Il devient alors aisé de montrer de quelle manière la pornographie influe sur ces manières contemporaines :

  • L’influence de ce mode de présentation se situe déjà dans le fait même de se filmer en action (selfie érotique) et de mettre en circulation le film ;

  • on voit dans ce film une conduite érotique caractéristique de la pornographie : les body claps s’accompagnent de dirty talking ;

  • l’usage de la parole est singulier : ce couple est extraordinairement bavard, dans un usage redondant de la parole. Quand l’un fait telle ou telle chose, il dit qu’il la fait au moment où il la fait : il y a en quelque sorte un double niveau de présentation ;

  • il y a enfin l’organisation de la scène, si composée et orchestrée qu’elle pourrait bien relever du fake en dépit de ce que dit l’auteur (« en aucun cas nos deux ami-e-s ne disent un texte imposé ni ne suivent un scénario écrit à l’avance »). L’orgasme, par exemple, est parfaitement simultané. Cette parfaite rencontre est peut-être parfaitement jouée.

42C’est pourquoi il est difficile de suivre Franck Leibovici lorsqu’il indique que la dimension de facticité n’est pas essentiellement due au filmage, mais au fait que : « "faire du sexe" implique toujours, dans la plus profonde intimité, de jouer des rôles34 ». Comme si l’ensemble des conduites érotiques pouvaient être exemplifiées par une sex tape, comme si le fait même de se filmer n’introduisait pas nécessairement une distance. Et filmer, c’est aussi créer la possibilité de montrer, même si on prétend faire de ce film un usage strictement privé. Autrement dit, si « forme de vie » il y a ici, elle ne porte pas tant sur les conduites érotiques que sur le rapport à un médium spécifique.

43Je ne prétends pas, à l’inverse, que nos conduites érotiques sont nécessairement naturelles, qu’il n’y a pas en elles un espace de jeu, un langage, plus ou moins variable selon les cultures, dans lequel se produit ce qu’on pourrait appeler l’entente amoureuse. Je veux simplement indiquer une convergence entre Franck Leibovici et Christophe Hanna, sur le thème de l’artificialité des conduites. C’est ici que l’emploi du concept de « forme de vie » est inadéquat.

44Pour conclure, je me référerai au débat récurrent entre « pornophobes » et « pornophiles », sur le point de savoir dans quelle mesure la pornographie influe sur nos conduites réelles. Les pornophobes pensent généralement que c’est le cas, pour le déplorer ; les pornophiles estiment qu’on exagère cette influence. Les deux post-poètes dont je viens de parler tendent à mettre en évidence l’influence de la pornographie sur nos conduites ; ils ne portent pas de jugement moral normatif, même si d’un côté il semble qu’il s’agisse d’une conduite émancipatrice (Hanna), et de l’autre d’une conduite « contemporaine » (Leibovici) — et on n’aime pas ne pas être de son temps.

45Dans les deux cas cependant, l’amour n’est pas exclu par principe, et il y a peut-être une quête, qu’évoque Christophe Hanna lorsqu’il décrit le rôle possible de la musique (il se met au piano en présence des personnes qu’il a contactées, interprète du Haydn…). Mais cette quête est clairement présentée comme illusoire. Le philosophe Alan Soble, cité par Ruwen Ogien, dit apprécier la pornographie, pour une raison intéressante : parce que la pornographie est misanthrope35. Elle nous rappelle notre médiocrité, au cas où nous aurions tendance à l’oublier. C’est sans doute aussi le cas des livres de post-poésie dont je viens de parler : on ne peut dire qu’ils nous élèvent. Ce n’est pas facile de défendre l’amour, comme l’a fait Alain Badiou récemment. On s’expose à bien des répliques de la part des esprits lucides, qui ne sont pas nécessairement des esprits tristes. Mais la post-poésie nous fait aussi bien comprendre ce qui reste quand on exclut l’amour, y compris dans la sex tape où l’homme demande à sa partenaire : « where do you want me to come ? ». Ce qui nous reste c’est la négociation, et le contrat. En ce sens, le libéralisme économique s’est clairement introduit dans nos conduites, avec les médiums qui en constituent la pointe avancée : on n’en tirera pas de conclusion trop générale sur « nos formes de vie » érotiques et amoureuses.

46Car il faut circonscrire cette petite dramaturgie catastrophiste : nous savons que Rose est 100 % waterproof.