Colloques en ligne

Roselyne de Villeneuve

Broadway de Fabrice Caro

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 28 mai 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne‑Université. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=llyoQOhZtzQ.

1Partagée entre BD et fiction en prose, l’œuvre de Fabrice Caro (alias Fabcaro pour la BD) récuse l’assignation à résidence générique. Pourtant, elle frappe par sa cohérence. Les trois romans, par exemple, correspondent aux grandes étapes qui jalonnent l’existence, quoique présentées dans le désordre : Figurec1 (2006) évoque les enterrements, Le Discours2 (2018) le mariage et Broadway3 (2020) les soucis de santé — test de dépistage du cancer colorectal et autres problèmes de prostate — des (pré)quinquagénaires plus ou moins fringants. Un autre point commun aux romans et aux BD est l’importance de la théâtralité, qui permet de problématiser la performance sociale. Le nom de Broadway, quintessence de la comédie musicale légère, en livre une version un peu kitsch. La théâtralité est aussi manifeste dans le sous‑titre de Formica4, cette « tragédie en 3 actes » qui commence comme « formidable » et qui se termine en eau de boudin, aussi médiocre finalement que le revêtement d’une table de cuisine familiale des années soixante‑dix. La théâtralité détermine aussi l’irruption récurrente de groupes qui commentent l’action, plus ou moins explicitement comme un chœur antique5. Elle constitue enfin le sujet même de Figurec : presque tout ce qui semble réussi, ou ce à quoi l’on tient dans l’existence, est en réalité une performance, jouée par les figurants de l’agence secrète gigantesque Figurec. La vie n’est donc qu’un tissu d’illusions, et la valeur une chimère. Figurec est divisé en sections dont les titres donnent à voir la progressive métamorphose du mot « Réalité », titre de la première section, en « Figurec », titre de la dernière section, chaque titre des sections intermédiaires modifiant une lettre du titre précédent. La réalité est ainsi transmuée peu à peu en performance théâtrale.

2Chez Fabrice Caro, la performance est polysémique : elle articule la performance artistique au sens de « exécution en public, représentation, spectacle6 » référant à la comédie sociale factice, et la performance au sens quasi‑sportif d’effort visant un dépassement, de course presque physiquement douloureuse à une excellence normative en toc. Le discours de mariage dans Le Discours, la conversation familiale dans Formica, l’amour dans Et si l’amour c’était aimer, la comédie musicale dans Broadway ou le paddle de Denis aux pectoraux tendus par l’effort comme des voiles de bateau sont ainsi des performances sociales, dans ce double sens sportif et théâtral. Puisque le kitsch suppose l’excès clinquant, voyant, ainsi que l’exhibition de la facticité dans le but de plaire au plus grand nombre, la théâtralité kitsch dans Broadway permet de mettre en scène le décalage ou la dialectique entre la comédie des signes extérieurs de réussite et la réalité d’une vie vécue comme on peut, qui est le lot des laissés‑pour‑compte de la performance sociale.

3Les trois premiers points de l’analyse chercheront à rendre compte de la composition réticulaire et sujette à reconfiguration perpétuelle du roman, qui peut apparaître comme une tentative de déconstruction passive — si l’on nous passe l’oxymore — de la norme, du droit chemin social. Le point suivant abordera la question de l’humour, envisagé comme jeu avec les autres en soi, ce qui débouchera sur une conclusion consacrée aux rapports entre ratage, écriture et liberté.

« J’ai perdu le fil »

4Il n’est pas évident de choisir par où commencer car Broadway n’est pas un roman linéaire qui se réduirait à une histoire orientée, ou alors si on le résume à cette histoire de surface on risque fort de passer à côté. C’est un texte qui joue des variations sur des thèmes ou des motifs et qui procède par circonvolutions, revenant sans cesse sur un élément pour le retravailler et le recombiner avec d’autres. De la sorte s’élabore une infra‑histoire dont les enjeux semblent prédominer sur ceux d’une histoire‑prétexte. Quand on veut sélectionner une entrée, on s’aperçoit que, de proche en proche, tout tient à tout, par un jeu de ramifications et de reprises qui constitue la structure même du texte. À titre d’exemple, on peut citer ce passage, qui relate les appréhensions du narrateur atterré par la perspective inéluctable d’un apéritif avec ses voisins :

[…] me voilà seul dans la tranchée de 14‑18. C’est juste un apéritif entre voisins. Juste et apéritif entre voisins dissonent, un oxymore géant, un couple mal assorti, Paul Klee en Haute‑Savoie. C’est juste une guerre nucléaire. C’est juste un cancer en phase terminale. Juste ne s’accorde pas avec tout7.

5La « tranchée » est une allusion à une blague citée quelques pages auparavant sur le titre de Camus L’Étranger, prononcé avec accent marqué8 ; « 14‑18 » renvoie à une autre plaisanterie sur l’âge de ses enfants9 ; Paul Klee et le paysage de Haute‑Savoie ornaient les murs du proviseur de son fils10, le « cancer » rappelle l’enveloppe de la convocation au dépistage du cancer colorectal qui déclenche tout le roman11. Il se forme comme un précipité de prédicats disparates qui, combinés à l’hyperbole, soulignent par leur excès l’impertinence communicationnelle de l’emploi adverbial de juste, à orientation argumentative minorante. L’écriture est ainsi à l’image de ce qui est dit de la famille : « des familles recomposées, surcomposées, métacomposées, des vraies salades d’été12 ». Cette réticularité outrepasse même le cadre du roman : on trouve déjà dans Figurec le motif du cancer colorectal et la série Coups de feu sur Broadway13.

6Cette écriture anti‑linéaire qui entortille des fils, les reprend, les noue avec un autre fil, les remet sur le métier, donne à voir un cheminement ou plutôt un tâtonnement existentiel anti‑linéaire lui aussi puisque le narrateur a perdu le fil et de surcroît le « fil des x », c’est‑à‑dire le fil des inconnues. C’est du moins le constat qu’il formule alors qu’il peine à débrouiller pour son fils un problème d’identités remarquables, lui qui, précisément, peine à avoir une identité, a fortiori remarquable :

[…] voilà en quoi elles sont remarquables ces identités, voilà pourquoi on les a baptisées ainsi […]. Tristan me dit Bon alors je mets quoi là, je mets x ? et je réalise que j’ai perdu le fil, le fil des x et le fil de manière générale, oui voilà, mets x, ici ou ailleurs hein, c’est pas ça qui va changer grand‑chose14.

7La composition même du texte est assimilable à un réseau enchevêtré, signifiant en ce qu’il donne à voir mimétiquement, par son agencement même, ce dont le texte parle. Pour dire les choses en stylisticienne, il y a là une exemplification diagrammatique par analogie de relation15, une sorte de modélisation holistique et structurelle du style sur une représentation de l’existence. Ce mode de composition, servi bien évidemment par le recours au monologue intérieur, prend le contrepied tant de la linéarité narrative que de la « voie large », cette autoroute existentielle des « Jean‑Certain » — ou gens certains — de Figurec 16 que peut signifier, littéralement traduit, broad way. Mais il est vrai que ce titre est, sinon pervers, du moins polymorphe.

Broadway, un titre à facettes

8À première vue, le titre semble reposer à la fois sur une sorte de synecdoque et sur une antiphrase. S’apparente à une synecdoque l’extraction d’un élément du chapitre 1217 et son réemploi en tant qu’étiquette désignant l’ensemble du texte. Quant à l’antiphrase, figure qui consiste à dire le contraire de ce que l’on veut faire comprendre, elle est repérable dans le décalage entre le titre clinquant et les modestes tribulations de l’anti‑héros Axel. Pourtant, quand on y regarde mieux, le titre n’est pas vraiment antiphrastique car la relation entre la représentation dorée sur tranche et la réalité médiocre est dans le roman, est le sujet du roman. Le chapitre 12 n’évoque pas la comédie musicale originale mais une copie, « une comédie musicale type Cabaret ou Broadway18 » choisie pour la fête de fin d’année d’une enfant du narrateur. Cette contre‑performance chorégraphique est si désastreuse qu’elle se retourne en performance quasi‑poétique :

[…] c’était tellement raté que ça en devenait fascinant. Une comédie musicale requiert un minimum de précision, de synchronisation, de rigueur, là tout était approximatif, maladroit, gênant, anxiogène. […] Jusqu’à arriver au clou du spectacle : les filles étaient allongées sur le sol de tout leur long, bien droites et parallèles, séparées les unes des autres d’un mètre environ, puis se mettaient à rouler, mais, n’étant absolument pas synchronisées, certaines roulant plus vite que d’autres, l’espace entre chacune d’elles soit se dilatait, soit se resserrait dangereusement, jusqu’à ce que certaines finissent par se rouler les unes sur les autres pour aboutir à une sorte d’empilement de chair grotesque […].19

9Ces lignes font penser à une planche de Formica où la contre‑performance discursive du personnage qui « se vautre », littéralement, aboutit à un entremêlement de corps qui vire à la mêlée de rugby20. Comme le roman procède par reprises, il revient dans le chapitre 34 sur cette scène de mêlée pour montrer qu’elle exemplifie, cette fois‑ci sur un mode métaphorique et ponctuel, le prédicat « enchevêtré », et donne à voir la confusion inhérente à l’existence :

[…] nous sommes tous dans une comédie musicale de spectacle de fin d’année, dans un Broadway un peu raté, un peu bancal, on se rêvait brillants, scintillants, emportés, et on se roule les uns sur les autres, et nos coudes dans nos bouches et nos cuisses entremêlées et nos diadèmes qui tombent sur nos yeux, et on s’extrait de son corps, on se regarde, impuissants et résignés, et on se dit : C’est donc ça la réalité. Tout est foireux par essence, mais on continue de se persuader qu’atteindre son but est la règle et non l’exception21.

10Le référent du titre est donc multiple : il y a la comédie musicale originale, la copie ratée, voire — et peut‑être surtout — l’articulation entre les deux où se joue le (non)‑sens de l’existence. Car ce tourniquet qui fait passer de l’illusion pailletée à la déception est récurrent dans le roman, sous des formes différentes, par exemple celle de l’axiome de Kinder : la joie née de la découverte de « la capsule jaune » est inéluctablement suivie d’une « déception » quand on y découvre un jouet déjà connu. De sorte que, si on créait une matière « Déception » au collège, les travaux pratiques consisteraient à ouvrir à la chaîne des œufs Kinder22.

11Ce chapitre 34, qui livre l’interprétation existentielle, explicite et pessimiste, attachée à la comédie musicale bas de gamme, est un chapitre pivot, conclusif, qui rassemble et résume les différents motifs, alors que le chapitre suivant va enclencher une sortie hors du ressassement et de la passivité, amorçant une fin positive, « heureuse », comme dans le Discours. Dans les deux cas en effet, survient un sms encourageant d’un être aimé, modeste deus ex machina numérique, et l’horizon s’éclaircit. Le discours est produit ; Axel se hisse sur son paddle et « les feux de Broadway illuminent [s]on visage » dans la dernière phrase. C’est donc qu’on a basculé in extremis du côté de la représentation glamour de Broadway, des paillettes et du « bleu Juan‑les‑Pins23 ».

Une histoire de bleu, ou le paddle pour les nuls

12Le poète Jean‑Michel Maulpoix voudra bien, je l’espère, me pardonner cet emprunt incongru du titre d’un de ses plus beaux recueils24. Deux composantes essentielles du roman, le bleu et le paddle, sont en étroite relation avec le motif central Broadway et sont également travaillés par la dialectique de l’illusion et de la déception. Le premier chapitre évoque en effet une carte postale de Juan‑les‑Pins, au ciel bleu et écrite à l’encre bleue, sur‑caractérisée par le bleu, envoyée en 1988 par une petite amie au narrateur adolescent. Ce bleu Juan‑les‑Pins de l’âge tendre est opposé au bleu gris de l’enveloppe administrative concernant le test de dépistage que l’Assurance maladie expédie aux messieurs d’âge mûr : « À quel moment le bleu du ciel de Juan‑les‑Pins s’est‑il délavé pour atteindre ce bleu grisâtre25 ? ». Or les derniers mots du roman, transposant chromatiquement la réversibilité du motif Broadway, consacrent la victoire du bleu méditerranéen sur le bleu administratif : « les feux de Broadway illuminent mon visage radieux sous un ciel bleu Juan‑les‑Pins26 » . La fatalité semble déjouée, momentanément, un peu artificiellement aussi.

13Ce qui vaut au narrateur cette apothéose finale sous l’azur et les sunlights, c’est un exploit : il tient debout sur un paddle, alors qu’il n’a cessé de protester contre ce projet de paddle à Biarritz. Ce motif du paddle est introduit au chapitre 427 puis repris de manière plus ou moins appuyée, à partir du chapitre 17, dans huit chapitres, avant de constituer le sujet du dernier chapitre28. Cette combinaison finale euphorique du paddle et de Broadway est symétrique d’un couplage analogue, mais négatif, opéré au chapitre 26 : « Des images de paddle tournent dans ma tête comme un ballet de fin d’année »29. Le paddle devient comme Broadway une métaphore existentielle : « j’ai du mal à tenir sur ce truc comme j’ai du mal à tenir sur la vie30 ».

14Au sein d’un système oppositif, la prouesse en paddle finale déjoue tout à la fois la soumission d’Atlas et l’échappée belle. En effet, dans le chapitre 34 pré‑conclusif, on voit apparaître la figure de l’Atlas, géant accroupi qui supporte un plateau destiné à accueillir la télévision, le tout constituant un meuble TV un peu kitsch. L’infortuné Atlas doit donc endurer toutes les fictions qui lui passent sur l’échine et notamment encaisser — on compatit — les coups « de hache de Charles Ingalls » dans La Petite Maison dans la prairie. Le narrateur s’identifie explicitement à cette figure : « […] je suis l’Atlas de mon oncle Charles. Un genou à terre, portant péniblement un programme qui m’est imposé31 […]. » L’Atlas est son double puisqu’il est englué dans une hypo‑existence, passive, miné par « cette impression de subir, subir en permanence, subir absolument tout, sans rien maîtriser, n’avoir de prise sur rien, cette sensation de ne rien décider, de passer à côté de tout32 ». Axel qui se « redresse lentement33 » jusqu’à se camper bien droit sur le paddle, c’est Atlas qui se rebiffe, qui recouvre sa fierté et la maîtrise de sa vie, du moins en apparence.

15Par ailleurs, le narrateur qui subit recourt à l’échappée sous trois formes, deux temporelles (retour à sa propre jeunesse, retour à la jeunesse de ses enfants) et une spatiale (il se rêve en Argentine sous un jour séduisant dans plusieurs chapitres). Mais l’échappée n’est qu’une « troisième voie » de la mauvaise foi, le fruit d’une politique de l’autruche existentielle. Il est ainsi beaucoup question du passé et de « la fuite du temps », parfois sur un mode métadiscursif et comique :

Je me souviens de David Lemoine qui, avant l’épreuve du bac français, m’avait donné ce conseil de haute volée : Tu t’en fous, quel que soit le texte, le plus important c’est de placer à un moment la fuite du temps et l’exaltation des sentiments et le prof est content, tu t’en tires avec la moyenne34.

16Trente ans plus tard, la recette est toujours d’actualité puisque la « fuite du temps » est, dans Broadway, une tarte à la crème que le lecteur savoure avec autant de bonne volonté que le professeur. La complaisance avec laquelle le narrateur s’évade dans sa jeunesse justifie ainsi la prolifération des références à la culture des années 80. Des vahinés langoureuses et ruisselantes de Tahiti Douche à 2001 Odyssée de l’espace en passant par Cabrel ou Goldman, Axel nous parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. Or cette surcharge de références s’estompe à partir du chapitre 27, comme si, enfin, on pouvait au moins adhérer au présent, à défaut d’avancer, comme le préconise le slogan Playmobil « Playmobil. En avant les histoires35 ». Axel, qui s’est fantasmé « reculant » sur le paddle36, qui a « l’impression qu’on n’avance pas beaucoup37 », qui n’est « pas plus avancé38 » conjure, au moment il s’érige sur son paddle, sa propension à l’esquive spatiale ou temporelle et s’affirme prêt à avancer, enfin : « à cet instant, j’incarne chaque molécule de mon corps39 ». La question est de savoir si ce triomphe doit n’être pris qu’au premier degré ; cette fin ne serait‑elle pas trop heureuse pour être honnête ?

Altérité intime, humour, sous‑énonciation & discours rapportés

17Prendre la fin pour argent comptant serait en effet faire peu de cas du travail de l’humour. Je m’appuie ici sur le modèle développé par Alain Rabatel, complémentaire de son analyse de l’ironie40. Humour et ironie ont en commun d’être des phénomènes polyphoniques, c’est‑à‑dire que s’y articulent deux points de vue rattachables à deux énonciateurs, conçus comme des « positions » énonciatives41. Mais la relation entre les deux énonciateurs, que l’on peut appeler « posture42 », diffère. Avec l’ironie, au rebours de l’humour, il y a sur‑énonciation, c’est‑à‑dire hiérarchisation entre un point de vue dominant, présenté comme plus pertinent, et un point de vue dominé ; les deux points de vue ne sont pas sur un même plan. On en trouve un exemple dans la discussion sur le choix du prénom entre Anna et Axel :

Quatre ans plus tard, c’est elle qui proposera Tristan sans que ça la dérange outre mesure, comme si ce prénom, lui, respirait l’allégresse et l’envie de croquer la vie à pleines dents. Quand je lui en avais fait la remarque (Ah oui tiens, Tristan, c’est bien, sinon il y avait aussi Mélancoliste, Déprimic, Suicidain) elle m’avait répondu : Peuh rien à voir, Tristan et Iseult ça te parle43 ?

18Les deux parents convoitent la suprématie dialogale, le père par l’ironie, la mère par une mise en scène polyphonique d’un pseudo‑doute sur la capacité de son conjoint à saisir la référence culturelle évidente. De la sorte, chacun tente de s’octroyer une place supérieure à celle de l’autre dans l’échange. Dans l’intervention d’Axel, deux points de vue se manifestent : l’un qui valide en apparence la proposition d’Anna (« c’est bien »), l’autre qui en dénonce l’inadéquation, signalé par le caractère hyperboliquement dysphorique et farfelu des prénoms forgés. Il se produit donc une « concordance discordante44 », une concordance feinte mais en réalité disqualifiante, le point de vue d’Anna étant finalement rabaissé et révoqué. Or si « L’ironiste rit de sa cible », dévaluée, « l’humoriste joue avec elle », sans que se produise une telle hiérarchisation des points de vue 45. Et Rabatel précise :

Humour et ironie relèvent d’un double jeu énonciatif à des fins de moquerie, de mise en boîte de l’autre et se distinguent d’après la posture de sur‑énonciation ou de sous‑énonciation en lien avec les autres que soi ou de soi, selon que l’ironiste adopte à leur égard un positionnement clivant, en extériorité, ou faiblement clivant, en intériorité46 […].

19En conséquence, la cible de l’ironie, ce sont les autres que soi, alors que la cible de l’humour, ce sont les autres de soi, voire en soi. Il y a donc beaucoup plus d’humour que d’ironie dans Broadway parce que l’humour est la mise en écriture de cette relation avec les autres de soi, avec son hétérogénéité intime. Se démarquant du fonctionnement excluant voire stigmatisant de l’ironie, la dynamique de l’humour est plutôt inclusive : on joue avec la cible et on invite l’auditoire à faire de même, sans « blesser47 ».

20Puisque l’humour est jeu avec les autres en soi, il se lie généralement aux configurations discursives de l’hétérogénéité et donc, au premier chef, aux discours rapportés :

[…] je finis par lever les yeux vers lui et déclare : Je suis profondément choqué. Je suis profondément choqué. C’est tout ce que je trouve à dire. Je m’entends prononcer ces mots et jamais je n’ai entendu une phrase sonner si faux, c’est non seulement surjoué mais j’ai complètement loupé mon intonation, avec une intonation pareille j’aurais pu dire tout autre chose, Mmmh un délice ce poulet élevé en liberté ou bien Vous connaissez les quais du Douro à Porto ? On dirait un acteur de sitcom AB Productions, intérieur jour, cafète du lycée, Eh Cricri tu as su que Tristan avait dessiné deux professeurs en train de hum hum ? — Je suis profondément choqué. Rires enregistrés48.

21La première séquence de discours rapporté direct amorce la dissociation du sujet en raison du dédoublement énonciatif inhérent au discours rapporté. Le propos est ensuite immédiatement repris dans une autocitation qui déclenche un commentaire réflexif de l’acteur sur sa performance ratée, accusant encore la scission interne du sujet qui s’auto‑flagelle. L’absence d’italiques accuse le fonctionnement autonymique de l’autocitation, c’est‑à‑dire que le référent en est « ces mots » eux‑mêmes. Puis l’on enchaîne sur deux fragments de pseudo‑discours rapporté direct imaginés, saugrenus, mis en valeur par le montage humoristique qui joue de l’inattendu, dans lesquels le sujet se diffracte en des moi possibles, conformes aux attentes sociales. Finalement, il s’assimile à un personnage de fiction dans un pastiche de dialogue d’Hélène et les garçons (1992) qui suscite le rire convenu. La dérive discursive s’accompagne ainsi d’une multiplication des « autres de soi », cibles d’un humour qui fédère les lecteurs quadragénaires grâce à la private joke sur l’inénarrable « Cricri d’amour ».

22Dans cet autre exemple, symétrique du précédent en ce qu’il met aussi en scène une indignation feinte, l’humour à l’égard des autres de soi recourt à nouveau au discours rapporté, mais sous la forme du discours indirect libre qui complexifie le jeu énonciatif :

À ma mère qui brandissait le livre qu’elle venait de découvrir, je n’avais trouvé à objecter qu’un regard surpris et outré, comme si j’en découvrais l’existence, ainsi des malfrats malintentionnés venaient la nuit chez les gens pour glisser pendant leur sommeil des livres érotiques chinois sous leur lit ? Quelle époque vit‑on49.

23Le discours indirect libre doublement polyphonique mêle le point de vue du narrateur et celui véhiculé par le crypto‑discours de l’adolescent, restitué à partir de son regard outré ; toutefois, le point de vue adolescent est lui‑même traversé par un point de vue imputable à un énonciateur collectif beaucoup plus mûr ; « quelle époque vit‑on » est un cliché qui s’énonce rarement avant un certain âge. De la sorte, la polyphonie labile donne à voir une altérité intime et plurielle sans cesse reconfigurée par le jeu de l’humour.

24C’est ainsi que s’explique la récurrence du motif de la « situation » introuvable : « Bonjour monsieur je viens vous voir car j’ai un problème de situation, bien allongez‑vous nous allons regarder ça, vous avez la carte Vitale50 ? » La stratification sémantique des syllepses au niveau des deux segments soulignés (situation professionnelle/attitude existentielle ; document administratif / passeport symbolique pour l’existence) autorise un battement énonciatif humoristique entre trois points de vue différents : un point de vue « premier degré », administratif et banal ; un point de vue existentiel qui problématise la situation dans la vie mais qui n’est pas complètement pris au sérieux et donc pas unifié, travaillé qu’il est par l’autodérision, laquelle engage un troisième point de vue51. L’humour, non assigné à situation, est donc l’expression privilégiée d’un sujet non situé, qui se demande « lequel de [ses] moi52 » est en cause et qui affirme : « Nous sommes la succession de personnes étrangères les unes aux autres53 ».

25Dans un tel contexte, il semble difficile de ne pas déceler de la polyphonie humoristique dans le triomphe de la fin. Cet épisode est aussi un jeu avec les autres de soi, mettant en scène le battement entre le point de vue de celui qui exulte parce qu’il tient sur son paddle et un point de vue qui le « met en boîte » à cause de cette exaltation excessive, signalé par la note discordante de l’hyperbole outrée. Peut‑on vraiment croire que tous les estivants de Juan‑les‑Pins photographient Axel avec leur portable ? Mais l’intérêt de l’humour réside précisément en ce qu’il n’abolit pas le point de vue « humorisé », contrairement à l’ironie. Il y a une co‑présence des points de vue, comme il y a co‑présence des moi au sein du sujet embarqué cahin‑caha dans l’existence.

26Le roman incorpore aussi des situations d’humour représenté et donc de représentation de la réception de l’humour. Axel pratique l’humour avec ses enfants, imitant le cri du loup dans les tunnels ou recourant à des blagues d’un goût discutable. Dès lors que les enfants grandissent, cet humour tombe à plat et l’humoriste se prend, comme on dit, un râteau. La solitude de l’humour raté dit, au rebours, la nostalgie de l’humour en partage, qui fédère un auditoire au lieu d’exclure, comme l’ironie. Mais finalement, ce n’est pas si grave puisque quand les enfants sont trop grands pour apprécier l’humour paternel, il reste toujours … les lecteurs. La mise en abyme de l’humour raté sert peut‑être à conjurer l’incertitude du romancier qui fait le choix de l’humour.

***

Ratage, écriture & liberté

27Le ratage ne concerne pas que l’humour dans Broadway. Il en est un thème récurrent, le plus important peut‑être. Rater, verbe ou participe passé adjectivé, et ratage sont des mots extrêmement fréquents dans le roman. En voici quelques exemples :

Mes enfants ne m’avaient jamais offert que des choses ratées, approximatives, maladroites, et plus elles étaient ratées, approximatives, maladroites, plus mon émotion était forte et les larmes m’en montaient54.

Non seulement elle écorchait systématiquement mon nom mais elle tenait de surcroît à le placer à tout bout de champ, au milieu des phrases, en guise de ponctuation, et la déformation de mon nom n’était jamais tout à fait la même au fur et à mesure de son monologue, elle subissait d’infimes variations dans le ratage que je trouvais d’une poésie folle, comme ces objets artisanaux d’étals de marché dont la laideur n’est jamais tout à fait la même d’un exemplaire à l’autre et ça finit par en devenir beau55.

Je ferais un piètre professeur de maths à être bouleversé par une factorisation aussi ratée qu’un dessin de levrette56.

28La poésie du ratage, c’est la poésie de ce qui échappe aux déterminations mondaines et esthétiques, qui récuse la performance sociale archinormée évoquée à l’orée de ce travail et qui est en cela ni plus ni moins que l’expression d’une liberté. Le ratage est émouvant en ce qu’il est authentique et c’est pour cela qu’il y a « une place en ce bas monde pour ceux qui se tiennent à la rampe57 ». Cette constellation ratage/poésie/liberté est rassemblée, dans le final sur le paddle, dans l’expression « free loose », à savoir la « loose » ou le ratage comme expression d’une liberté, « free » signifiant simultanément « non contrôlé, informel » et « libre » dans son sens plein :

Et j’ai du mal à tenir sur ce truc comme j’ai du mal à tenir sur la vie et je repense au jeune skateur devant l’église et après tout ça peut très bien passer pour une figure de style : non je ne m’en sors pas, oui je subis, mais c’est voulu, c’est l’effet recherché, c’est un parti pris artistique, c’est du free loose, une figure très en vogue aux States58 […].

29Ce passage à double fond, qui parle autant d’une posture de vie que d’une posture d’écriture et qui humorise l’esthétisation du ratage tout en la préservant, contient un autoportrait de l’écrivain en skateur. La « figure de style » et le « free style » qui perce sous la « free loose » font affleurer la réflexion sur l’écriture au sein du constat de semi‑échec existentiel. Le « free loose » existentiel fonde — si l’on me passe l’expression — un « free style de la loose » artistique à son image, pour deux raisons. Tout d’abord parce que le ratage ne fait pas qu’alimenter l’humour, il ouvre plus radicalement une faille où peut naître l’humour, alors que la carapace trop lisse du succès ne lui offre guère de prise. C’est pourquoi beaucoup d’œuvres de Fabcaro / Fabrice Caro apparaissent comme des variations humoristiques sur le ratage. De plus, ce « free style de la loose » requiert nécessairement un « free style » stylistique fait de réitérations, de réticularités et d’approximations, en dehors des schémas d’ordonnancement canoniques. Ce style est alors « free » à la fois au sens de « informel » et de véritablement « libre », puisqu’affranchi des normes. Ainsi, la répétition de « ratées, approximatives, maladroites » dans le premier exemple exemplifie la maladresse qu’elle évoque, car elle serait jugée « lourde » par un correcteur académique. En cela, cette exemplification microtextuelle réduplique à petite échelle l’effet obtenu, à l’échelle de l’œuvre, par la composition enchevêtrée et rhapsodique commentée dans les premières parties. Toutes deux sont des manifestations du « free style de la loose » humoristique qui déjoue la tyrannie de la performance sociale aimantée par un objectif. En effet, alors que la sur‑énonciation qui signale l’ironie implique un jugement59, l’humour préserve la pluralité des points de vue, en dehors de la mainmise d’une autorité. L’humour est ainsi libérateur pour celui qui l’exerce. Il l’est aussi pour ceux qui le reçoivent, puisqu’il fédère au lieu d’exclure ; l’humour et la poétique de l’humour engagent de la sorte un « partage de liberté60 ».

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