Colloques en ligne

Anne-Marie Paillet

Écrire « à contretemps et à plat » – Serge de Yasmina Reza

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 24 septembre 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://youtu.be/5U6VvM-pM_I.

1Serge1 est le récit à la première personne d’un sexagénaire, Jean, cadet d’une famille de juifs non pratiquants, qui relate entre autres une visite à Auschwitz sur fond de chamailleries familiales. Ce livre pour le moins déroutant (disons qu’il gagne à être relu) a suscité l’enthousiasme du Masque et la Plume (« Un roman choral transgénérationnel », « plein d'humour et d'intelligence ») ; mais d’autres sont restés perplexes et n’ont pu en achever la lecture — encore leur fallut‑il franchir la première page, assez provocatrice : le narrateur n’a pas de maillot adapté pour la piscine et s’en fait prêter un trop étroit, quasi castrateur.

2Or cet incipit n’est pas gratuit : on peut suivre dans l’œuvre ce fil d’un désajustement, avec le « justaucorps inadapté » dans lequel la fillette, « boulotte et revêche », est « engoncée » lors de son spectacle de danse (p. 61) ; le costume trop large du père lors d’un rendez‑vous à l’hôpital Cochin ; le jean faussement jeune de la sœur Nana, ou les manteaux « démesurés » de ces anciens déportés (p. 145). Même désajustement du petit Luc à la fête de l’école, qui chante « Lapin ouvre moi », « à contretemps et à plat » (p. 126), formule que nous empruntons pour suivre le fil d’une écriture volontairement arythmique et discordante.

3Dernier exemple de cette disconvenance, ce sont les faux‑cils de la nièce qui détonnent lors de la visite d’Auschwitz : « J’ai dit, tu as mis des faux cils même aujourd’hui ? Ils sont permanents, a‑t‑elle répondu. » (p. 109)

4Ce désajustement exprime de fait une histoire familiale désaccordée, où se lit le malaise d’un personnage effacé, le « garçon du milieu2 », ainsi que le décalage d’un héritage juif peu assumé.

5À cette discordance correspond la piste stylistique d’une désappropriation des mots aux choses, des discours à la situation, et du registre au sujet. Explorer cette piste de la disconvenance, du désajustement, c’est aussi suivre essentiellement ce fil rouge de l’humour noir (qui consiste à parler de ce qui ne « sied » pas, et à en parler de manière incongrue).

6Citons un exemple de choc sémantique : « Le grand chic de la violence paternelle résidait dans la disproportion et l’inopiné. » (p. 37) Et c’est bien aussi la disproportion et l’inopiné qui définissent l’humour de Reza, ou encore l’incongru — c’est l’adjectif qu’emploie l’écrivaine pour désigner la vue depuis la chambre d’hôtel à Auschwitz, qui donne sur les rails menant au camp (« la vision nous a paru si incongrue que nous sommes allés demander confirmation à la réception », p. 91).

7On déclinera donc ce paradigme du désajustement dans la narration, puis dans la représentation des points de vue et des discours qui s’affrontent, et enfin, dans la légèreté du ton, dans cet humour noir qui consiste à « enjouer le sombre3 », à associer une posture non sérieuse à une langue crue pour dire les tragédies historiques comme les drames domestiques.

Disconvenances narratives

Une arythmie narrative

8Yasmina Reza écrit, au sujet de la visite d’Auschwitz : « Nous flânons comme les autres car il n’y a pas de bon rythme » (p. 134). Il n’y pas de rythme non plus pour lire ce roman, décousu, malmenant un lecteur « balloté » entre sujets et personnages. Car il n’y a pas à proprement parler d’histoire — ou bien, il y a l’Histoire, mais elle est subordonnée au récit familial avec une sorte de désinvolture — la Shoah comme « contre‑feu », c’est ce terme extrêmement décalé de Jean devant la photo d’une Céline Dion dégénérée :

Pour me ressaisir je me transporte à Auschwitz. D’ordinaire je ne vais pas chercher des contre‑feux aussi radicaux. (p. 60).

9Reza écrit au gré des pensées et des rencontres familiales, au rythme des scènes dialoguées (repas au restaurant, coups de téléphones) et des anecdotes familiales — la cure de bouillon de Serge en Suisse, la brouille du père avec son ami « parce que chacun se vantait d’avoir fait découvrir Gustave Malher à l’autre. » (p. 47)

10Se retrouvent du coup, pêle‑mêle, des thèmes rebattus, allant du réchauffement climatique au chômage. Les conversations à bâtons rompus voisinent avec des réflexions généralisantes tirées d’anecdotes — sorte de morceaux de bravoure. À propos de l’infidélité de Serge et de son mensonge, naît cette page sur les hommes et la « morale du verbe » :

Mais Serge avait juré. Juré sur la tête de sa fille qu’il ne couchait pas avec Peggy Wigstrom. Elle l’avait cru. On ne jure pas sur la tête de sa propre fille si ce n’est pas vrai. Il faudrait s’interroger sur l’incessante crédulité des femmes. Depuis la nuit des temps les hommes disent n’importe quoi.
Les hommes n’ont pas de morale du verbe. Les mots ne pèsent rien. À peine prononcés ils s’envolent telles [sic] des bulles et éclatent doucement dans l’air. Qui s’en soucie ? Si un problème survient on corrige avec d’autres mots qui s’envoleront également, et ainsi de suite. Jure sur la tête de Joséphine, a dit Valentina. Sur la tête de Joséphine, a répété Serge sans la moindre hésitation et peut‑être même du ton de l’offensé avant de n’en pas dormir et de s’imposer je ne sais quel Golgotha purificateur. Valentina l’a cru. La soirée était sauvée et Peggy Wigstrom a retrouvé sa place dans l’ombre. (p. 63)

11Les ruptures thématiques sont marquées par des blancs — parfois le thème n’est pas posé, avec un début in medias res ou plutôt in media verba :

« Maman est dépressive le matin, négative à midi, et boute‑en‑train en public le soir ». J’ai en tête cette phrase de Margot quand j’appelle sa mère en fin d’après‑midi. Je la trouve en effet sur la pente de la jovialité. (p. 65)

12L’ensemble est donc décousu, digressif, et pourtant, on assiste, dit le Masque et la Plume, à du « grand tricotage » : deux fils particulièrement se nouent, le décalage générationnel (thème universel) et le décalage (plus spécifique) entre l’héritage juif et le quotidien de non pratiquants.

13Arrêtons‑nous un instant sur l’un des principes perturbateurs du fil narratif, précisément le coup de fil : les appels téléphoniques sont nombreux, qui interrompent le récit ou les discussions. Parfois une phrase nominale en annonce le thème‑titre, comme l’un des coups de téléphone passés par Marion, l’ex‑compagne du narrateur : « Aujourd’hui drame d’arrosage. » (p. 217)

14La visite à Auschwitz est ainsi interrompue à deux reprises : « Dehors, coup de fil de Paulette » (p. 117), puis de Marion :

— Allons à Birkenau, dit Joséphine
Nana s’est murée. [Ce verbe n’est pas anodin !]
— Allez-y sans moi.
Blanc typographique
Marion m’a appelé. (p. 125)

15Le passé composé d’aspect accompli accompagne la rupture, puis l’on saisit sur le fil, après un nouveau blanc, la raison de l’appel : « Marion veut que je l’accompagne à la fête de l’école de Luc. » (p. 126)

Décalages référentiels

16Une autre source de décalage, dans cette écriture « à contretemps », ce sont les perturbations référentielles liées à l’effacement du narrateur, déjà constaté dans la manière de rapporter les propos. Ce récit familial convoque en effet une série de personnages liés au cercle familial, amenés dans le désordre, et par inférence. Le narrateur cadet s’efface derrière son aîné : il n’apparaît d’abord que dans le syntagme « Serge et moi », dans le sillage du grand frère.  (À la fin du livre apparaît l’image d’un petit frère « crampon permanent »).

17Le prénom du narrateur, Jean4, est livré dans une présentation indirecte et tout à fait atypique, par le biais du gamin de son ex‑compagne (Luc, 9 ans) : « Il m’appelle Jean. C’est mon nom ». « Jean » apparaît donc encore à contretemps, effacé par un personnage secondaire — et après tout, Jean n’est‑il pas l’homographe de jean — vêtement passe‑partout ?

18Concernant Serge, le personnage éponyme, seule une série d’inférences permet de comprendre qu’il est le frère du narrateur :

Quand on nous envoyait Serge et moi à Corvol dans la colonie de vacances juive, elle nous faisait partir avec un sac de 110 kilos. (p. 12)

19L’inférence est double, à partir du lien filial à elle (la mère). Inférence, à nouveau, pour la sœur de Jean, Nana, par le jeu de la seule cohésion référentielle : « Nana et son mari Ramos sont arrivés dans l’après‑midi. Ma sœur s’est écriée […] » (p. 14)

20La compagne du narrateur, enfin, est ainsi introduite : « Depuis quelques semaines Marion est amoureuse d’un autre homme » (p. 12) ; le sentiment de jalousie ainsi suggéré permet seul d’identifier Marion comme l’ex‑compagne de Jean.

21S’ajoute à ces décalages référentiels, qui entretiennent à la fois le naturel de l’écriture et une sorte de travail de réajustement digne d’un puzzle, la confusion entre réel et virtuel, lorsque le narrateur croit voir son beau‑frère Ramos en conducteur de voiture de balayage : le récit présente la vision comme s’il s’agissait bien de lui (« Au volant, mon beau‑frère », p. 26), pour ensuite seulement corriger l’illusion.

22Enfin, Reza emploie à plusieurs reprises l’énallage personnelle, passant du je du narrateur à sa désignation par « Tonton Jean », et au « il » :

J’ai lu quelque part que les hommes en vieillissant peuvent aller dans deux directions. Certains se fabriquent une armure et s’endurcissent, d’autres s’ouvrent et foncent dans le mélo. Tonton Jean fonce dans le mélo. […] Tonton Jean a tombé la veste. Il fait tournoyer sa sœur avec la furie des vieux. C’est une furie particulière, acharnée et raide, une furie trompe‑la‑mort dont l’homme sort pantelant et assoiffé quittant la piste à regret dans l’espoir d’y revenir, remonté par un secret mécanisme. (p. 220)

23L’effet est plus pathétique, lorsqu’il s’agit de parodier le « souviens‑toi » des camps de la mort — adresse ou tu générique, la polémique est lancée violemment : « Mais tu le referas » (p. 122), sorte d’injonction prophétique à la manière d’un anti‑décalogue (« Tu ne tueras point »).

Une langue décalée

24La langue relâchée ou crue de Reza entretient également une certaine disconvenance du style au sujet, langue elle‑même en décalage avec la littérarité de certains passages. Les termes familiers ou vulgaires abondent dans le discours des personnages ou du narrateur : torgnoles ou beigne (p. 41), mec ou type, virer (« Valentina a viré Serge de chez elle », p. 31) et surtout crever pour mourir (passim) ; les abréviations (« la choré », p. 61), les anglicismes (être « à son best », p. 62) ; enfin des raccourcis métonymiques tels « Zita sortait de deux cols du fémur » (p. 19).

25L’écriture de Reza inverse la proportion entre langue vulgaire et langue littéraire : seuls quelques îlots de littérarité subsistent dans le discours narratorial. Ils servent en majorité l’humour, comme ces métaphores décalées pour dire les conflits familiaux : « La mère guettait dans le couloir le bon déroulement du cessez‑le‑feu » (p. 35) ; et cette image de Serge en cure, « vissé à son portable, son rectangle d’azur, sa seule fenêtre vers le monde normal » (p. 51). À propos de l’anecdote drôle qui circule dans la famille (Serge essaie au Vieux campeur la mini‑colline avec ses mocassins), le style soutenu et la métaphore métonymique servent plaisamment le ton héroï‑comique : « Arrivé au sommet, étourdi par sa victoire, il a immédiatement dévissé, raflant toutes les étagères à sa portée. » (p. 98)

26L’antéposition des épithètes, plus rare, à la littérarité affichée, est aussi porteuse d’humour : ainsi le narrateur désigne « d’un sobre index », lors d’une visite immobilière, le métro qui ébranle tout l’appartement ; et l’humour se fait noir dans la description des « paisibles miradors » sous le ciel rose de Birkenau. (p. 136)

27Les néologismes par dérivation adjectivale, dignes d’un Desproges, servent la concision et la justesse humoristiques : les « tentatives hendrixiennes » de Serge adolescent (p. 33) — ou bien, au sujet du « mauvais karma téléphonique » du beau‑frère, la formation de l’adjectif « post‑auschwitzienne », quand le narrateur voudrait éviter un rendez‑vous avec lui : « Pourquoi n’ai‑je pas le courage d’opposer une indisponibilité psychique, d’inventer un genre de neurasthénie post‑auschwitzienne ? » (p. 177).

28L’adjectif relationnel désignant le retour d’Auschwitz supporte une sorte de métalepse confondant l’époque du retour des camps et celle de la visite familiale.

29Ces îlots de langue littéraire, souvent suspects, relèvent parfois de la parodie, comme cette attaque d’anecdote en langue soutenue, employant l’imparfait de perspective : « Par une gentille soirée de février, Valentina lisait inopinément sur le portable de Serge ces quelques mots : appelle‑moi sur l’autre » (p. 68).

30Subsistent toutefois quelques îlots poétiques, qui prennent du coup une allure de pastiche, avec par exemple l’antéposition du prédicat attributif :

Nous sommes chacun dans notre coin, émietté notre petit quatuor sur ce sol gris et impersonnel, en dépit du soleil où vagabondent en casquettes et chapeaux de paille, entre les sacs et les valises, des arrivants courbatus. (p. 125)

Amers sont les retours. (p. 219)

31On retrouve l’antéposition de l’épithète au sujet de la sœur Nana, vieillie :

Peut‑être n’est‑ce pas tant le corps vieilli que l’énergie déployée à vide, la tête en proue, les jambes lourdes et actionnées par d’illisibles espérances. Ou bien le blue‑jean foncé et épais, d’une coupe bâtarde, choisi pour son confort et son caractère soi‑disant relax qui témoigne à lui seul de l’âge, de la guillotine entre passé et présent. (p. 201)

32Description typique de l’art qu’a Reza de nouer le détail corporel au métaphysique, avec cette recherche de l’image violente.

33Mais la littérarité est assumée dans l’émergence d’un souvenir d’enfance : « Se peut‑il que Serge revoie aussi ce trajet de pure joie ? » (p. 194) Citons encore l’enclave poétique de cette cruelle anamnèse sur le retour des étés, depuis l’enfance, qui mobilise figures de répétition, phrases nominales, style substantif (aux noms abstraits inattendus) et image violente :

Quand revient l’été revient le temps […] Longues séries d’images logées dans un cerveau ordinaire et qui disparaitront avec lui. Images sans portée et sans lien si ce n’est le scintillement perfide de l’été, cette lame qui revient chaque année pour nous blesser. (p. 224)

Disconvenances discursives : les voix désajustées

Les points de vue en conflit, entre référent et signifiant

34Ce roman transgénérationnel s’écrit essentiellement autour du désajustement des points de vue, que l’humour de Reza oppose et juxtapose, comme ces deux visions du pédiluve de la piscine, celle de l’enfant Luc, et celle de l’adulte : « Pour lui c’est une petite piscine, pour moi c’est le Gange ». (p. 10)

35Les modalisations narratoriales servent la distance humoristique (« Serge s’est cru un avenir dans la musique. », p. 33) ; mais plus nombreux sont les effets de mention, opposant par exemple le point de vue de la jeune Joséphine à celui de son père, dans la recherche d’un appartement – le narrateur intègre implicitement le langage de la jeune fille, « qui n’aurait pas mis un pied dans les quartiers de vieux où son père voulait la caser. » (p. 62) Ce conflit engendre un passage digne de Molière, tel Argan cherchant un gendre médecin : « Serge visite des studios pour sa fille dans l’idée que c’est lui, ruiné et abandonné de tous, qui y finira ses jours. »

Un studio censé convenir au propriétaire et à l’occupant c’est pourtant le b.a.ba de l’immobilier. Mais quels critères communs entre deux êtres aussi existentiellement éloignés ? Joséphine ne craint aucun escalier, rêve de bruit, d’agitation, de bars, de métros, quand les priorités de son père sont ascenseur, portes et salle de bain assez larges pour le déambulateur, couloir adapté aux virages, environnement paisible avec brasserie où déjeuner et voir passer de jolies femmes. De temps en temps l’un de nous doit rappeler à Serge que ce studio n’est pas un pré-caveau censé l’abriter lui. (p. 64)

36La création lexicale du « pré‑caveau » creuse plaisamment le fossé, si j’ose dire, entre les deux générations.

37L’humour de Reza joue en effet sur les signifiants, l’invention lexicale allant de pair avec le défigement d’expressions toutes faites :

On prend un dernier verre au bar. Je veux dire plusieurs derniers. (p. 162)

Les Popper étaient des juifs viennois de classe moyenne qui avaient un demi‑pied dans les milieux avant-gardistes, et l’autre (également demi) dans la synagogue. (p. 40)

38Mais l’humour noir prend le pas sur la légèreté quand il s’agit du décès de la mère ; se trouve revisité le cliché ne plus dire un mot : « Notre mère n’a plus dit un mot. Jamais. » (p. 16). La négation ne plus passe d’une simple valeur aspectuelle de bornage à l’irréversible de la mort : le jeu sur l’expression révèle ici un pathos discret. Reza écrit souvent en deçà de l’émotion, qui affleure cependant dans l’inattendu d’une remarque anodine, après lecture d’une lettre de la mère, retrouvée par Serge : « N’oubliez pas de mettre du pipiol » ; « J’ai dit, le Pipiol existe toujours. Il est en spray maintenant. » (p. 21)

Mention & modalisation autonymique

39Ces procédés sont fréquents, intégrés et lissés dans le discours narratorial, comme pour l’apprentissage de la natation : « je lui montre prière, sous-marin, avion, mais il s’en fout » (p. 10) ; de ces mots‑images qui montrent, on passe aux mots montrés (mais rares sont les guillemets ou les italiques chez Reza) :

Avant quand tu ne savais pas ce qu’un mec faisait, tu disais import/export, aujourd’hui tu dis conseil. (p. 32)

Pendant un temps elle a fait des podiums pour des chaînes de parfumerie (podium ! comme si je maniais ce mot depuis toujours alors que j’entrevois à peine de quoi il s’agit). (p. 61)

Il passait par toute sorte de looks, on ne disait pas look à l’époque, je ne sais pas ce qu’on disait. Aucun ne lui allait. (p. 33)

40Le détour par le signifiant look, pour parler de Serge adolescent, s’oppose à ce retour au référent, en parataxe, par un commentaire lapidaire : « aucun ne lui allait », c’est ce qui fait tout l’humour du passage, qui convoque encore ici le thème concret du désajustement.

41Citons aussi la réflexion plus sombre sur le « yaourth » du vieux Maurice en fin de vie, dans lequel on cache un anti‑dépresseur :

Paulette et la doctoresse avaient régenté ta fin de parcours qu’est-ce que tu veux5. Tu n’en savais rien. Mais tu acceptais le yaourt. Son yaourt, avait dit Paulette. Le dessert de l’enfant et du vieillard. Le yaourt, ce non-aliment déjà condamnable pour son seul conditionnement. (p. 200‑201)

42Enfin, le mot antisémite est bien sûr épinglé lui aussi, mais dans un contexte inattendu — au sujet de Pompidou : « En 1972, il avait serré la main de Pompidou […] ce salaud d’antisémite disait‑il jusqu’au serrage de main […] Le mot antisémite avait été remplacé par pragmatique. » (p. 36).

43L’un des mots clés du récit, le nom propre d’Auschwitz mal prononcé, déclenche le réflexe identitaire puriste de Serge : « — Cette année j’ai décidé d’aller à Osvitz.[…] — AOCHWITZ ! s’est écrié Serge. Osvitz !! Comme les goï ! apprends déjà à le prononcer ! » (p. 24) L’enchaînement inattendu sur la déformation du signifiant masque en fait le malaise engendré par la décision de Joséphine.

44Et au sujet du pèlerinage, le mot mémoire cristallise la perplexité d’un narrateur qui peine à s’approprier l’histoire d’une famille méconnue : il faut bien, « pour le dire avec la componction de notre époque, aller sur la tombe de nos parents hongrois […] dans un monde ivre du mot mémoire il paraissait déshonorable de s’en laver les mains. » (p. 108) La critique du stéréotype de ce « devoir de mémoire » est relayée, en mineur, par ce dialogue narré par un chauffeur de taxi : « Grand‑papa s’est battu pour toi. Pour moi ? Et comment il me connaît ? » (p. 122).

Disconvenances dialogales & dramaturgie de la parole

45Ce décalage des points de vue et des discours se lit surtout dans les dialogues, en une dramaturgie de la parole. L’humour se concentre dans bon nombre de répliques « théâtrales », générant un effet scénique immédiat. L’écriture romanesque glisse en effet vers le théâtre, cumulant l’effacement narratorial et l’invasion des tirets dialogaux ou du discours direct libre.

46Citons le passage relatif aux « beignes » paternelles administrées à Serge : « Notre mère surgissait alors pour sermonner Serge, tu as vu dans quel état tu as mis papa ? » le discours direct libre, juxtaposé à la voix narratoriale, mime ce surgissement inopiné, et accentue l’aspect cocasse de cette inversion actancielle, puisque c’est Serge giflé violemment, qui est dans un piteux état.

47Pas de commentaire narratorial non plus pour ce genre de réplique savoureuse, manifestant le décalage générationnel, ou reproduisant le vif d’une répartie :

— Tu te maquilles ! s’était consterné mon père.
— Toutes les rock stars se maquillent.
— Pas Jean Ferrat. (p. 33)

— Il veut reconduire, c’est bon signe.
— Pas pour tout le monde (p. 118)

48L’écriture théâtrale6 favorise divers effets de discordance et de téléscopage discursifs, renforcés par l’emploi massif des tirets dialogaux. Citons cet exemple de cocasse créé par l’ambiguïté référentielle du pronom elle :

— Tu ne peux pas lui foutre la paix une fois dans ta vie ?
— Mais c’est elle ! Tout le temps à râler, à râler.
Ramos a dit de sa voix caverneuse, elle pollue un max non ?
— De quoi tu parles ?
— L’Audi. (p. 25)

49On rencontre également ces répliques croisées, au sujet du nouveau compagnon de Marion :

[…] elle a ajouté, il m’énerve.
— Il t’énerve ?
— On ne va pas parler de ça au téléphone. Comment c’est Auschwitz ?
— Pourquoi il t’énerve ? (p. 126)

50Suit une reprise délocutée, jubilatoire, du narrateur (mais aucune ponctuation n’exprime cette jubilation, on la devine) : « Il l’énerve. »

51Autre cas de figure, au sujet du « drame d’arrosage » avec le voisin, l’enchâssement dialogal, que nous figurons ci‑dessous en plaçant les énoncés entre crochets :

— Je n’ose même plus les arroser les pauvres, mes campanules sont presque asséchées !
[C’était bien vous ?
— Oui.]
— Il m’a traitée de connasse et de mal baisée. (p. 217)

52Enfin, Reza joue fréquemment sur les phénomènes d’auto-continuité, définie par Catherine Kerbrat, lorsque l’un des locuteurs poursuit son propre discours au lieu d’enchaîner sur celui de son interlocuteur, par exemple dans l’une des « scènes » de Marion) :

— On se retourne et le type est parti sans te regarder, sans vérifier, la moindre des choses en pleine nuit, que tu es rentrée sans encombre !7
— Tu as raison. Allez, remonte chez toi maintenant…
— Ne serait‑ce que par politesse ! (p. 14)

53On en trouve un autre exemple dans cet enchaînement qui mêle discours direct et tiret dialogal :

— Tu ne trouves pas que je devrais faire un lifting mammaire ? […] Ils tombent.
Je dis à Marion, et si on allait au jardin ? Il ne pleut plus.
— Tu trouves qu’ils tombent ! (p. 173)

54Exemple d’autant plus cocasse qu’on doit inférer de « lifting », par anaphore associative, qu’il s’agit des seins.

55Enfin, certaines interruptions, qui participent de ce qu’on appelle les ratés de la conversation, créent un effet de discordance très fort :

75 ans que les chambres à gaz se sont arrêtées, dit Joséphine. Novembre 44.
— Laisse‑nous déjeuner deux minutes. (p. 122)

56Les auto‑interruptions liées aux gestes paraverbaux (de l’interlocuteur) créent également ce genre de dissonances fortes : «  Le radiologue mesure 47 mm de dilatation, la même que chez le cardiologue. Arrête avec ce coussin. » (p. 186).

57Enfin, nombreux sont les changements thématiques abrupts, ou coq‑à‑l’âne, au sein d’un même tour de parole. Or, Reza ne sépare les énoncés que par un point ou une virgule : la lecture du coup nécessite une sorte d’oralisation silencieuse du texte, de diction proprement théâtrale, pour marquer l’écart, ce qui fait du lecteur un metteur en scène. Citons ces quelques exemples, où la discordance est liée à la situation :

On peut l’inviter ici un dimanche. Je me suis fait une teinture végétale. Ça me gratte atrocement (p. 218)

Tu pourrais avoir un enfant toi aussi. Donne la manette… (p. 48 : le vieux Maurice)

On a peut‑être encore une ouverture à Montrouge m’a dit Serge en raccrochant, jamais bouffé un croque aussi gras. (p. 94)

Disconvenance & humour noir : du funerarium au crematorium

Incongru & tabous

58Venons‑en à ce qui caractérise avant tout ce livre, l’humour noir. Reza ne recule devant aucun tabou, et de la fin de vie à l’antisémitisme, l’on passe constamment du rire franc au rire jaune, de l’humour gris à l’humour noir.

59On arrive à rire des désastres du grand âge, avec la scène des pastilles dont veut s’emparer le cousin Maurice, grabataire — qui sait encore voir dans son nouveau ventilateur « la beauté des pales » :

[…] J’ai fait installer un ventilateur au plafond, le même qu’au Raffles. Tu as vu ? Tu as vu la beauté des pales ? Il appuie plusieurs fois sur la télécommande, les pales s’emballent et créent une mini-bourrasque dans la pièce.

— Fantastique non ?... Donne‑moi la boîte là... Les bonbons. Là, là.

Avachi en arrière, il tend un bras impatient. Je lui donne la boîte de pastilles que je trouve sous des journaux dans un compartiment encombré du meuble de chevet (lui aussi de type médicalisé). Sans le moindre effort de redressement il s’acharne pour l’ouvrir. Je tente de l’aider mais il veut y arriver seul. La boîte s’ouvre brutalement et toutes les pastilles noires s’éparpillent sur le lit. Merde ! Je m’empresse pour les récupérer sous les rafales. Lui en cueille à l’aveuglette en tâtonnant le drap avec sa main et les enfourne. Il se met aussitôt à tousser d’une façon caverneuse et terrifiante. Il s’étrangle. (p. 48)

60On notera l’humour de l’anaphore associative « sous les rafales », qui valide l’hyperbole de la puissante « bourrasque ».

61L’humour noir se fait pathétique lors de la mort de la mère, dont le dernier mot aura été « LCI » :

Les derniers mots de notre mère ont été LCI. Les derniers mots de sa vie. Quand on a repositionné l’abominable lit médicalisé droit devant la télé, mon frère a dit, tu veux regarder la télé maman ? Ma mère a répondu LCI. Le lit venait d’être livré et elle avait été mise dedans. Elle est morte le soir même sans avoir plus rien dit. (p. 14)

62Funerarium il y a bien, avec cet humour grinçant notant le caractère inapproprié, une fois de plus, d’une musique de Brahms qui se déclenche aux pompes funèbres, « à fort volume et sans raison intelligible » :

Qui avait eu l’idée de cette danse hongroise ? Margot était à peine retournée s’assoir à côté de sa mère en larmes et qui lui étreignait le bras farouchement, qu’un violon échevelé venait fouetter notre petit groupe. (p. 21)

63L’intensité de la douleur se retrouve, totalement décalée, dans ces termes : « échevelé », « fouetter », qui disent l’enjouement frénétique de cette irruption intempestive au moment de l’incinération. Ultime tentative, ratée, d’« enjouer le sombre » !

64Et les deux thèmes tabous sont liés d’emblée — dès la page 24 du livre, dans le rapprochement très cru de Joséphine : « Ça me paraît dingue qu’une juive se fasse incinérer. […] L’idée d’être cramée avec ce que sa famille a vécu, c’est dingue. » Chez Reza le tabou se transgresse également par l’irrévérence de la langue, avec ce choix du mot cru, cramé. Cette langue crue, partout présente dans Serge, est bien le lieu où convergent humour noir, légèreté et pathos.

L’humour juif : d’où parle‑t‑on ?

65Venons-en donc à l’humour lié à la question d’une identité juive problématique. D’abord, d’où parle-t-on ? Yasmina Reza est issue de père et mère juifs, mais se déclare sans racines. Dans Serge, Jean se situe dans une famille de juifs assimilés, du côté de la mère, porteuse de « l’ADN de la non‑appartenance au monde juif », en opposition au père, défenseur d’Israël. Il est important de souligner que l’auteure parle donc à la fois du dehors et du dedans — posture qui rejoint ce que Dominique Maingueneau appelle paratopie, et qui est ici redoublée par cet héritage d’un judaïsme non revendiqué.

66De fait, l’humour juif ne se conçoit que comme autodérision, de l’intérieur — même si la narration prend ses distances avec l’héritage juif ; on donnera l’exemple de l’exclamation cocasse de la mère :

Serge avait dit, tu veux être enterrée où maman ?
— Nulle part. Je m’en fiche pas mal.
— Tu veux être avec papa ?
— Ah non pas avec les juifs ! (p. 19)

67Et, forcément exprimable seulement par un juif, l’exclamation de Serge, à Auschwitz :

Tous ces gosses, quel gâchis […] Les juifs qui restent ne valent rien. Regarde les cons qu’on a maintenant. (p. 119)

68Dans un registre plus léger, les querelles autour d’Israël à la maison sont la « meilleure manière de remettre un peu d’ambiance » (p. 39). L’extrait suivant montre parfaitement comment peut se légitimer cette dérision tout à la fois de « l’intérieur » et du dehors — établissant une connivence entre le narrateur et le lecteur (juif ou non) par le jeu polyphonique du second degré, qui se distancie de la figure paternelle :

Qui ne vénérait Israël — la seule, la seule démocratie de la région ! — était antisémite. Point final. Il disait, n’écoutez pas votre mère, c’est une antisémite.
— Elle est juive, osait‑on remarquer.
— Ce sont les pires ! Les pires antisémites sont les juifs. Il faut que vous appreniez ça.
Et pour marquer le coup, et salir en passant la mémoire de la famille maternelle, il ajoutait, sachez qu’il n’y a pas plus honteux qu’un juif honteux !
— Qu’est-ce qu’on a besoin d’Israël ? disait maman, regarde tous les problèmes que ça crée.
— Les juifs ont besoin d’Israël.
— On a besoin d’être juif ? On n’est pas religieux.

[…]
— À qui la faute si les enfants ne se sentent pas juifs ? Ma faute ? Oui, la mienne car je t’ai écoutée ! Ils n’ont reçu aucune éducation, ils ne savent rien, mes fils n’ont même pas fait leur bar‑mitzvah ! Je m’en veux, je m’en veux terriblement de ne pas m’être montré plus ferme.
— Ils ont fait une colonie de vacances juive.
— Des communistes !
— Pour transmettre il faut donner l’exemple Edgar.
— Et qui donne l’exemple ? Qui est le pilier de la maison dans une famille juive Marta ? La femme ! C’est la femme qui allume les bougies !
— Les bougies !...
Quand on en arrivait aux bougies, ma mère partait en riant. (p. 40‑41)

69On appréciera la posture humoristique de Reza à sa juste valeur, en lisant ce qu’elle écrit dans Nulle part : « je ne sais pas allumer les bougies ».

70Je renvoie à l’excellente analyse de Philippe Zard dans Le sens de l’humour8— qui s’interroge sur la difficulté à différencier parfois une blague juive d’une blague antisémite9. De fait, l’humour représenté dans les répliques de Serge est parfois de mauvais goût et joue sur l’incongru de certaines vannes. Telle cette réplique qui fuse, lorsque Joséphine formule l’idée de se rendre à Auschwitz : « Ils ont fermé malheureusement », p. 24. Il en va de même pour cet échange au sujet du voyage de classe sur les lieux :

— Elle a failli y aller avec sa classe en décembre mais elle n’a pas été sélectionnée.
— Dieu merci !
— Pourquoi ?
— Je plaisante. (p. 66)

71Et, pire, la traduction sarcastique que fait Serge de la citation du pape en polonais, à l’entrée d’Auschwitz, « ville fleurie » : « Le juif est un bon engrais » ! (p. 96).

72Reza s’inscrit bien, pour reprendre P. Zard, dans « ce contexte des écrivains juifs modernes où la notion identitaire d’appartenance est malmenée : un mariage impossible entre héritage spirituel ancien et contexte culturel actuel. »

73Les stéréotypes relatifs aux juifs sont ainsi convoqués, entre appartenance et non‑appartenance, dans le discours des parents, comme l’avarice — à propos d’un voyage organisé en Israël que les enfants « sèchent » (« Ils vont nous rembourser, a dit Serge. — Penses‑tu ! Imbécile ! Les juifs ne remboursent pas ! », p. 43).

74Un humour plus raffiné s’exprime dans la tirade de Serge sur les raisons de l’aumône juive, la mizvah :

Tu sais que chez les juifs, dit Serge avachi dans un fauteuil mou du Radisson, quand tu croises un mendiant tu dois lui donner quelque chose, tu dois. C’est une mitzvah. Un impératif. Et tu sais pourquoi tu dois ? Pas par charité, ni pour être gentil. Pas pour que le type puisse bouffer, non. Tu dois pour ne pas te dire quelques mètres plus loin, zut j’aurais dû lui filer trois balles, ou si tu as donné, quel type épatant je suis. Et pourquoi tu ne dois pas te dire quel type épatant je suis ? Pas parce que c’est péché d’orgueil comme chez les cathos, non. Parce que c’est une perte de temps. Tu dois donner pour ne pas être encombré par des réflexions subalternes. La question du faire ou pas ne se pose plus. La rue est bien organisée et ton cerveau ne perd pas de temps avec des conneries. Les juifs sont des génies. (p. 162)

Un burlesque noir : Shoah & folklore

75Surtout, ce qu’on retient de Serge et de son humour noir, c’est l’épisode du pèlerinage à Auschwitz, qui occupe un bon tiers du livre — une idée de Joséphine, que son père perçoit comme une excentricité parmi d’autres : « Je viens de lui payer à prix d’or une formation sourcils, vous voyez où en en est, maintenant elle veut aller à Auschwitz » (p. 25).

76Un « burlesque noir » se dégage de ce pélerinage, jouant sur le décalage entre folklore touristique et atrocité, tel cet extrait rejouant de manière totalement décalée la tragédie historique :

Au petit matin, compressés dans la foule à l’entrée balisée du camp I, on s’engueule déjà. On nous met dans une file un peu plus dynamique (on gagne un mètre cinquante) [...]
Notre premier élan a été de nous diriger où ça nous semblait quelque peu déserté. C’est ainsi que nous sommes allés droit à la chambre à gaz. (p. 107)

77L’expression « aller droit à la chambre à gaz » fait écho à une réalité bien différente.

78L’injonction sentimentaliste fait partie des clichés dégradant l’idée du devoir de mémoire : « tu devrais y aller […] Les traces des ongles sur les murs, c’est indicible » dit Joséphine à Serge, qui refuse de voir la chambre à gaz. Le terme totalement déplacé — qui caractérise plutôt le sublime — est bien entendu relevé par le narrateur : « Elles vont dire terrible, indicible, etc. à tout bout de champ ? » (p. 108)

79Mais le narrateur ne s’exclut pas de la dérision — manière de légitimer l’humour noir — et avoue, comparaison grinçante, éprouver « la même déception que devant un tableau préféré dans les livres. » (p. 109)

80Exploitant le paradigme touristique et ses clichés, l’épisode de la visite n’est pas sans rappeler Les belles âmes de Lydie Salvayre, histoire d’un voyage touristique dans les banlieues défavorisées. Mais sa posture est toute autre, celle d’une ironie stigmatisant du dehors les bourgeois pleins de bons sentiments, contrairement à l’inclusion du personnage‑narrateur dans l’expérience d’Auschwitz.

81Le récit insiste sur les aspect pratiques, en décalage avec la teneur du pèlerinage, avec ces formules inattendues : « Hôtel réservé à deux pas du camp » (p. 66) ; ou bien « Le Porto Bello avait été recommandé comme le meilleur restaurant d’Auschwitz » (p. 96), sans oublier le fameux « Auschwitz ville fleurie » !

82Parmi les stéréotypes touristiques, on note l’impératif catégorique de « l’authentique », revisité par une sensiblerie déplacée dans le contexte : « je suis déçue par l’exposition hongroise. Vous savez que les barbelés sont faux » (p. 123). Y participe la manie de photographier, chez Joséphine, qui « poursuit sa furia photographique » – sans oublier le selfie plus égocentré de la touriste asiatique, qui se compose « un aimable demi-sourire dont elle affine le dosage selon les prises » ! (p. 114)

83Reza insiste aussi sur le décalage que crée la météo estivale avec le scénario des camps. Participe de cet effet d’incongru l’énumération, sans commentaire, des tenues des touristes, « en tenue de semi-plage, débardeurs, baskets colorées, shorts, combi-shorts, robes florales » ; il faut endurer également « l’accablante proximité où flottent des effluves de crème solaire. » (p. 110).

84Le décalage, souvent implicite, s’affiche explicitement : « Demain il n’y aura ni froid ni boue ni hiver. Je le regrette comme n’importe quel touriste regrette de ne pas effectuer sa visite dans les conditions optimales. » (p. 106).

85Notons également la remarque en incidente, lorsque la pluie se met à tomber, enfin : « La boue ! La voilà la fameuse boue, l’immonde gadoue évoquée dans les livres […] et comme j’ai honte, j’ai honte, de cet émoi folklorique. » (p. 143)

86S’ajoute, à ce décalage créé par le paradigme touristique, l’expression des tensions familiales qui détonne dans le contexte du Todeslager, faisant implicitement du pèlerinage une partie de plaisir, compromise :

Je ne sais pas pourquoi tu as voulu emmener ton père. Il nous gâche la journée, il pourrit la visite. (p. 129)

–– On avait besoin de cette équipée ? Et si ça se trouve elle va se terminer en drame. (p. 165)

87Enfin, plus discrètement, certains mots font mouche par ailleurs dans le livre, créant d’étranges syllepses : les « deux ou trois errants » en visite, perdus dans le block 18 de l’exposition hongroise (p. 119) font écho au thème du juif errant, tandis que les expressions figées les plus banales sont remotivées, comme des lapsus, à contretemps, sur la scène d’Auschwitz ou ailleurs : « J’attrape la mort avec mes cheveux mouillés » (p. 145) ; « C’est une usine à gaz », (p. 163, à propos d’une affaire véreuse) ; et enfin, à l’hôpital, quand Serge va passer son PET‑scan : « elle se déporte pour se presser contre lui » (p. 233).

***

88On pourrait pour conclure, au sujet de l’humour noir, reprendre la formule que nous fournit encore la scène du petit Luc, qui chante à contretemps, et dont la maman s’efforce de « rire, pas pour de vrai, mais parce que la voie du rire était la plus commode » (p. 126).

89Quant au malaise créé par l’incongruité, il entre cette fois en parfaite congruence avec le déphasage même qu’éprouve le narrateur par rapport à son histoire familiale, c’est là l’originalité du livre. Or cette personnalité effacée, derrière l’aîné, est aussi une posture narratoriale, comme l’auteur s’efface d’un texte de théâtre ; ce roman semble louvoyer constamment entre récit et théâtre — c’est peut‑être sa faiblesse ?

90Mais la voie du rire serait‑elle aussi commode si Reza avait choisi la scène ou l’écran ? On pourrait penser à une adaptation du livre (Reza en est coutumière.) Mais ce serait d’une part condamner les temps de réflexion intérieure du narrateur, qui permettent d’installer cette posture à la fois du dedans et du dehors, et d’autre part, le sujet poserait un problème de représentation : comment mettre en scène et surtout, filmer, cette visite grinçante d’Auschwitz ? L’humour noir pourrait, sans l’écran du papier, risquer d’être mal perçu : Reza courra‑t‑elle ce risque ?

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