Colloques en ligne

Mathilde Bonazzi

Nous sommes maintenant nos êtres chers de Simon Johannin : un recueil hospitalier

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 25 juin 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne‑Université. En ligne : https://youtu.be/b1PK7Yw7jno.

Si tu lui donnes forme, insuffle‑lui la vie1

1Simon Johannin a été révélé en 2017, par Allia, maison d’édition dont le catalogue voudrait « dérouter un lectorat avide d'autre chose2 ». Or, lisant Simon Johannin, « autre chose » s’incarne bel et bien. L'Été des charognes (2017), le premier roman du jeune auteur né en 1993 à Mazamet, révélait une prose atypique et gouailleuse, à l’oralité célinienne. Dans Nino dans la nuit (2019), co‑signé avec Capucine Johannin, le cocasse dialogue initial introduit un roman où l’écriture dialoguée claque, où le récit en clair‑obscur trace les contours d’une jeunesse borderline qui trafique entre Paris et Bruxelles après que le personnage éponyme, Nino, a intégré et déserté la Légion Étrangère :

Paradis ? Nino Paradis ? Bordel c'est qui ta mère, Amélie Poulain ? Qu'est‑ce que tu viens chercher ici Nino, tu veux en finir avec ton nom ?

Le mec lève pas la tête de mon passeport et comme je dis rien, il recommence.

- Qu'est‑ce que tu viens faire ici ?

- Je veux servir mon pays, je veux être utile en cas d'attentat.

- Si on veut être utile et jouer au boy‑scout, on entre dans la police. Si t'es ici, c'est soit que tu crèves la dalle, soit que t'en as marre de ta vie, soit que tu te planques mais autant que tu le saches tout de suite, ça sert à rien. C'est pas parce qu'on donne personne aux autorités civiles qu'on règle pas les problèmes nous‑mêmes. Et toi, t'as une tronche à problèmes. De toute façon, on va éplucher ton passé jusqu'à trouver lequel de tes dix doigts tu t'es rentré en premier dans le cul. T'as déjà eu des problèmes avec la justice Nino ? T'es pédé3 ?

2En 2020, paraît Nous sommes maintenant nos êtres chers, un bref recueil de poèmes en vers libres où le blanc occupe beaucoup de place et la ponctuation est remarquablement épurée. Le premier déroutant poème déjoue d’emblée les frontières du genre :

Aide‑moi à faire arrêter
Les chiens de se battre4

3Le maintien d’un octosyllabe, le retour à la ligne et les majuscules au début des vers, sauvent de justesse une forme poétique réaffirmée à la page suivante où le lecteur découvre un « presque sonnet », mais dont il remarque immédiatement les irrégularités – un vers de trop notamment.

Au commencement
Il était toi qui coules sur les garçons
Il était une robe verte
Une bouteille d’alcool blanc
Les ruelles d’une ville où, chaque soir, les étoiles se rendent

J’ai cueilli pour toi des fleurs et des médicaments
J’ai fait bleuir ta peau en la serrant trop fort
On ne faisait pourtant rien d'autre
Que bagarrer l’amour

Tes yeux dérobés sous la gêne
Et le rire me pliant encore l’âme sur ce vieux matelas
À chaque fois remonte le souvenir

Le reste ne me vient plus,
Seulement le soleil marchant sur ma nuit
Lorsque tard, je dors encore (p. 8)

4Dans ces deux poèmes liminaires sont présentés des motifs récurrents — la violence, la bagarre, la crasse, l’amitié, la nuit, le sommeil trop lourd, le sexe dans les caves, l’amour salutaire, la fête (la « teuf »), la drogue et l’alcool, la défonce, les paradis artificiels, l’errance, la rue, les squats, la banlieue, la campagne qui n’est plus la banlieue mais pas encore vraiment la campagne, là où on voit « une prairie fendue par les cloches d'un tramway » (p. 10), l’accablement, la fatigue, la précarité, les étoiles, le soleil qui cogne dur — que le titre du recueil pourtant n’annonce pas. La formule assertive, Nous sommes maintenant nos êtres chers, par l’usage du présent d’énonciation et des déictiques, nous et maintenant, oriente la parole poétique vers un collectif contemporain d'individus non encore qualifiés — sinon par leur capacité à exister, à être, et à être aimés du poète. Composé d’une phrase décasyllabique et harmonique, organisée en deux hémistiches 6/4, le titre inscrit la parole poétique dans le hic et le nunc et impose une performativité : la profération suffit à rassembler en un même temps — le présent de l'énoncé — et un même espace — les pages du recueil — toutes les figures rencontrées, observées, incandescentes et vulnérables, qui composent le nous inaugural. Le recueil s’apparente ainsi à une série de silhouettes hors du commun — à la marge et à l’image de l’esquisse réalisée par le plasticien Jacques Merle pour la couverture du livre5. Au cours de notre lecture sur le fil, nous nous demanderons comment cette profération poétique s'affirme comme une modalité d'existence et de résistance, individuelle et collective, face à la précarité.

5Le "je", parleur en déséquilibre, se dilate dans les silhouettes qu’il considère jusqu’à créer une communauté fragile, un « nous » hétérogène et multiple : dans la poésie hospitalière de Simon Johannin, chaque silhouette chantée, aussi précaire soit‑elle, trouve un espace de survie.

Se tenir sur la ligne : un parleur en déséquilibre

6Dans Nous sommes maintenant nos êtres chers, les poèmes sont énoncés par un sujet lyrique, une instance parlante ou un « parleur » comme le désigne Jacques Dürrenmatt dans Stylistique de la poésie (Belin 2005), qui perd l'équilibre et parle pour rester sur la ligne. « J’ai rougi pour la première fois d’être passé sous la ligne », écrit‑il dans une analogie entre la drogue et l'écriture. La dépendance aux substances, aux pilules « rouges, roses, bleues, roses » (p. 61), à la « cocaïne des démons » (p. 67), le désir et le manque qu’elles occasionnent, caractérise en premier lieu le parleur. Ainsi, dans un des premiers poèmes, sont associés par la conjonction de coordination « et » la jeunesse et la consommation de stupéfiants, donnée comme un phénomène qui dépasse très largement le sujet. « J'ai bientôt dix‑huit ans/ Et les petits cachets blancs font fondre/ Un peu de coton sous la langue » (p. 18). L'adolescent est camé et évoque le parleur rimbaldien :

Je sens le froid sur mes lèvres
Ce n'est pas du sang
Du sang qui partout roule dans les cœurs
Ce n'est pas la tristesse qui m'arrache les yeux et y cache une foudre
C'est ma puissance, mon monde de ténèbres douces et nerveuses qui m'embrasse
Et mes bras durcissent
Ma bouche s'ouvre d'un cri de pierre
La joie d'animal qui rend fou l'air autour de moi me frappe le ventre et la gueule

Et je pisse le sang dans le hurlement qui danse aussi
Je pulsation
Je battement
Je la force
Je rhinocéros
Alors que le ciel se dégage et que je descends nu de la colline,
Pour rejoindre la terre et revenir parmi les autres
Le V8 tremble doucement sous ma peau
Quand dans mon cœur s'hurle ce cri

Je vais tout niquer (p. 19)

7Dans ce poème, l’emprise des drogues est signalée par la réduction du sujet en objet (« Ce n'est pas la tristesse qui m’arrache les yeux/ Et y cache une foudre ») ou la métonymie – ici, une partie du corps semble agir sans le consentement d'un sujet passif (« Ma bouche s’ouvre d’un cri de pierre »). Les ruptures de construction Je + Nom, actualisé, ou pas (« Je pulsation/ Je battement/ Je la force/ Je rhinocéros ») mettent en scène le corps‑sensation, le corps‑animal, le corps déréglé. La scénographie discursive d'un sujet en proie à des sensations physiques violentes alterne avec des illuminations où l’aphorisme tient lieu de vision en même temps que de poème : « L’agencement d'un tout / Autonome / Et sort de / Nulle part / Il est là le divin / Au fond du geste » (p. 65).

8Le parleur existe aussi dans les actions subversives qu’il accomplit. En effet, S. Johannin s’écarte volontiers de l'expression lyrique des sentiments et préfère montrer le parleur en acte – d’où le parti de le désigner comme « parleur », plutôt que « sujet lyrique ». « J'ai crié » (p. 70), « Je n'ai jamais fait que l'amour avec d'autres dans sa chambre » (p. 87), « Longtemps, j'ai fixé le sang dans la culotte » (p. 14), « Une autre fois, je l’ai arrêté /Alors qu’il enjambait la fenêtre » (p. 16), « Les choses que je vole » (p. 18), « Je brûle mes pas sur les cendres » (p. 33), etc. Les verbes d’action montrent un parleur qui agit comme un être atypique, marginal, hors norme, engagé dans des gestes inattendus, parfois protecteurs, parfois destructeurs, transgressifs, voire délictueux. Il est un voyou, un trafiquant, un mauvais garçon jeté aux fers — et l’on connait l'admiration de S. Johannin pour Jean Genet, sa vie, son œuvre. Dans un poème composé de trois quatrains, dont la régularité des rythmes pairs et des alexandrins semble mimétique d’une respiration vitale dans l’inquiétude, le parleur/narrateur est l'acteur d'un commerce illégal.

Les menottes aux poignets pour une histoire idiote
La petite fortune me souriant encore
Quand dans l’obscurité leurs petits yeux porcins
Ne trouvent pas ce qu’ils cherchent

L’enfant qui frappe mon téléphone
Du numéro d’un guet‑apens
Les videurs fatigués
Les terrains vagues et les putes aguerries

Le couteau dans ta paume dans le noir de l’immeuble,
Les lames dans leurs ventres
La graisse surgissant dans la senteur des rues
L’hôpital, plusieurs mois, et sa violence après (p. 30)

9Le poème, dans une écriture cinématographique, réactive une scène déjà vue, mythique. La scénarisation par la succession rapide d’images (énumération de groupes nominaux), l’alternance des gros plans (les menottes, le couteau) et des plans larges (le noir de l'immeuble, la senteur des rues, l’hôpital) fonctionne parce que l’expérience du coup qui tourne mal est un incontournable du « film de banlieue » (La Haine, Mathieu Kassovitz, 1995 ; Les Misérables, Ladj Ly, 2019, par exemple). La scène stéréotypique peut donc être racontée en accéléré, dans une économie remarquable de moyens : ellipse des articulations logiques, ellipse temporelle d'un plan à l’autre, mise en scène de personnages archétypaux : le guetteur (un enfant), les videurs, les prostituées, le complice « tu », ceux qui tombent avec le narrateur. Dans l’hyperbate du dernier vers, « et sa violence après », est suggérée la vengeance à venir. Pour dire les représailles, la litote suffit puisque malgré les vœux du parleur, les chiens n’ont pas arrêté de se battre (plus loin dans le recueil, « la chienne a mangé ses chiots/ Et moi je suis parti » (p. 42)). Le parleur s’esquive, échappe à la dévoration, se tient sur une ligne de crête et se maintient par la parole poétique. Dans cette vie sur le fil, le plus grand risque serait en effet de basculer dans un silence qui menace : « Le reste ne me vient plus » (p. 8), « Je n’ai plus rien des mots sortis de ce rond‑point » (p. 12), annonce‑t‑il. Le parleur est celui qui mord la poussière : « La poussière me rentrait dans la bouche / J’ai le goût de la poussière / Le bruit des dents qui frottent / Contre la poussière » (p. 67), celui qui envisage dans un poème testament la fin de toute parole :

Si je meurs
Donne mes livres aux amis
Mes vêtements aux pauvres
Ma mémoire aux enfants
Mais garde les bijoux
Car mon âme amoureuse
Sera noyée dans l’or (p. 27)

10Il est celui qui prophétise sa mort dans une prolepse : « J’ai fini par mourir sous les coups d'un désir qui m'accable/ Comme une dalle coulée sous mon dos » (p. 69). L’assonance en [K], dans coup/accable/coulée, fait résonner la langue comme autant de coups de poings. Le groupe verbal « j’ai fini par mourir » insiste sur la fin du procès (aspect accompli) en même temps qu'il l'étire dans la durée (aspect perfectif). Pourtant, au‑delà de cette mort d’opéra, projetée dans un récit étrange, incohérent et presque surnaturel — on attendrait la préposition « sur » et non pas « sous », si bien que la comparaison « comme une dalle coulée sous mon dos » est insaisissable — le parleur continue à énoncer des poèmes dans lesquels la quasi‑absence de ponctuation exemplifie le dénuement, l’économie de formes minimales, l’humilité de vies fragiles.

Composer un « nous » & construire un recueil hospitalier

11Mais ce qui caractérise plus fondamentalement encore le parleur de Nous sommes maintenant nos êtres chers, c'est sa capacité à tisser des liens avec autrui. « Je » est le nœud central : par la profération poétique, il relie les sujets entre eux, noue des liens qu’il rend manifestes dans les poèmes. Le parleur est celui qui fédère les électrons libres autour de lui et invente un singulier collectif, un « nous » tel que Marielle Macé, stylisticienne de l’existence, le décrit en convoquant Benveniste :

Car « nous » ne désigne pas une addition de sujets (« je » plus « je » plus « je » ...) mais un sujet collectif, dilaté autour de moi qui parle : moi et du non‑moi, en partie indéfini, potentiellement illimité, moi et tout ce à quoi je peux ou veux bien me relier. Benveniste le disait, et c'était une surprise : « Nous » n’est pas le pluriel de « je », un pluriel dénombrable découpé dans le plus grand ensemble de « tous ». Non, ce n'est pas comme ça que le pronom se construit. « Nous » est le résultat d'un « je » qui s’est ouvert à ce qu’il n'est pas, qui s’est dilaté, déposé au‑dehors, élargi6.

12Le parleur de Nous sommes maintenant nos êtres chers, pour reprendre les mots du linguiste, est un « je » qui s'élargit dans les autres, trouve sa voix par eux, en eux, face à eux.

13Cela dit, on s'étonnera peut‑être qu'il y ait peu d'occurrences du pronom « nous » dans le recueil. Quoiqu’il soit toujours inclusif du parleur, sa référence est modifiée d’un poème à l’autre : il désigne là un ensemble de jeunes individus de type européen (« Nous sommes les petits/ Blancs/ Et le sol pousse lentement sous nos/ Pieds », p. 9), ici un couple (« Il fait très chaud, nous marchons dans la rue. Soudain, entre deux voitures, elle enlève sa culotte et la range dans son sac. Il fait chaud, nous marchons » (p. 70)). Le « nous » se transforme parfois en « on » (« Et ces maisons hantées où on allait sans arme » (p. 38), « égarés dans les rues, / On s’usait la maigreur à soulever la grille/ Et prévenir les passants/ Des dangers de la chute » (p. 60). Le « nous » volontiers se décompose en une diversité de « chacun », d'individus qui partagent une même expérience :

Un trait blanc
Sur une plaque de marbre

Des bulles de soda
Dans un poison violent

Et chacun
Tournant dans sa tête
Un poisson rouge et or (p. 29)

14Cette représentation très faible du pronom « nous » s'explique à l'aune des autres choix énonciatifs opérés par le poète.

15L’élargissement du parleur aux autres est perceptible en premier lieu dans la forme énonciative de l’adresse : le parleur interpelle les autres et cherche à susciter leurs réactions. Ainsi le premier poème, constitué d’une simple réplique, presque une épigraphe mal positionnée sur la page, est adresse à l'autre. « Aide‑moi » lit‑on au début du recueil : la modalité intersubjective de l'impératif est sollicitation de l'autre, appel à l’entraide et donc au lien. La parole poétique est ici invitation à « faire arrêter les chiens de se battre », autrement dit, tentative d’apaisement des bêtes mais aussi, métaphoriquement, des individus aimés qui mènent une vie de chiens et peuplent le recueil. Le deuxième poème apostrophe une jeune femme à la robe verte et nombreux et variés sont les interlocuteurs du parleur.

16Dans le recueil, les autres peuvent être certes des interlocuteurs mais aussi des locuteurs que le parleur écoute et dont il recense la parole. Les autres parlent dans les poèmes de Johannin et la parole passe ainsi d’un locuteur à l’autre ; la parole de l'un suscite celle de l'autre ; les paroles se complètent et se prolongent comme le souligne le parallélisme de construction dans ce très bref poème :

Il dit, il n’y a pas de paradis en dehors des rêves

Je pense, il n’y a donc pas d'enfer, seulement des cauchemars (p. 80).

17La polyphonie marque un recueil où les silhouettes peuvent être caractérisées essentiellement par leurs prises de paroles, aussi inconvenantes ou obscènes soient‑elles :

Il leur a dit j’emmerde vos femmes et je viole vos enfants
Venus de Marseille pour les sortir du toit, ils ont cassé son matériel, après avoir sauté à cinq sur son corps
Plus tard, le procès
Alors comme ça, vous avez déclaré violer leurs femmes et emmerder leurs enfants ?
Non Madame la Juge, j'ai déclaré l'inverse
Chez lui, la précision fait foi (p. 58)

18Dans une ellipse temporelle remarquable, on passe de la scène du crime à celle du procès. La phrase de menace, grossière et indécente, est adressée par le criminel à ses victimes sur une première scène énonciative — la scène du crime — puis sur une nouvelle scène d'énonciation — au tribunal — par une juge qui la déforme. La phrase rapportée sans filtre, avec ses variations, constitue l'essentiel du poème puisqu’on la trouve au v. 1 au discours direct, au v. 4 au discours indirect libre, enfin au v. 5 dans un discours narrativisé, « j’ai déclaré l'inverse ». Chaque répétition de la réplique rageuse renforce la trivialité burlesque du poème. Le commentaire métadiscursif du parleur, « Chez lui, la précision fait foi », fait surgir un rire déplacé, cynique, et agit comme un pied de nez évocateur de l'Album Zutique de Rimbaud — il s’agit aussi de faire la nique à la poésie, de « tout niquer » et voir ce qu’il en reste (la métaphore des restes est récurrente dans le recueil) quand on la saccage. « […] Et souvent des images/Vulgaires/Elles surgissent//Mais il n’y a déjà plus le temps de plaire » (p. 37), écrit ailleurs le poète.

19Dans ce recueil polyphonique, le parleur retranscrit les paroles d’autrui et se dilate dans une succession de troisième personne (« il », « elle », au singulier le plus souvent : la solitude ronge, la misère gagne du terrain). Par l’énoncé des poèmes, le parleur fait exister les autres : il les regarde, les considère et les transforme en objets poétiques. Les autres sont sources et objets de la parole mais aussi sujets réfléchissants l’expérience du parleur qui subit la force d'attraction de l'autre. Le parleur se laisse aimanter par l’autre, puis l'observe et le raconte, ici dans une tonalité humoristique :

Il fonce vers moi
La bouche édentée, hurlant pour faire peur
Le torse et le visage lacérés de grandes entailles

Et s'arrête d'un coup pour m’embrasser presque
Sa voix broyée dans l'alcool et le soufre
Me chante t’as pas une cigarette

Le même coup, à chaque fois

Et le rire de le voir se ruer
Sur des filles inconnues

Plus tard
Il tiendra sa petite dans les bras
Et boira ma Vodka au bouchon (p. 68)

20L’homéotéleute bras/Vodka et la mise en regard des possessifs sa petite/ ma Vodka disent le lien du parleur et de l'homme affolé, la rencontre qui a lieu — et toujours l'entraide. Car, ce qui importe, pour le parleur, c’est de relier ses expériences à celles d'autrui, de mettre en regard soi et les autres :

Je me souviens de cette sensation
La première fois
Et certaines des suivantes

Ce qui me trouble c'est leur fragilité
Ceux qui se font monter le cœur
Ceux qui se confrontent à leur propre corps (p. 15)

21L’énallage du « je » au « ils » matérialise la continuité du sujet individuel au collectif composé de tous « ceux qui » — l’anaphore de la relative périphrastique permet progressivement de qualifier tous ces autres. Le parleur se dépose au‑dehors de lui et se confronte aux corps des autres : il y a ainsi sa première prise et toutes les premières prises — le poème tend dès lors à l’universel.

22Les autres sont un autre moi qui appellent le geste de l’écriture. « En moi vrillent mille voix et chantent les désespoirs » (p. 88), affirme le parleur. Ces désespoirs sont « les gars de la rue endormis au salon / La petite barre à mine sortant du sac à dos/ Comme le corps de l'un d'eux/ Dépassant des prisons »(p. 20), « […] Les défractés d'en face, cette casse pleine de comètes/ L’adversité de certains, la honte des autres // La peur peut‑être » (p. 40), « […] les punks de dix‑sept ans/ À qui j’offre des cigarettes » (p. 81), etc. Les fragilités s’incarnent dans des corps, abîmés le plus souvent, au bord de l’abîme parfois. On trouve chez Simon Johannin quelque chose de l’étrangeté des poèmes en prose d’Aloysius Bertrand — des corps difformes, monstrueux, des gargouilles grotesques gavées de drogues mortifères, de poisons colorés qui barbouillent et déforment. « […] Il y avait un gros, le corps verdâtre/ Bardé de cicatrices/ Le rire abruti sortant des pages/ D'un Picsou // Les deux autres à vomir / Au fond du canapé / La peau pleine de boutons/ Et la télé en marche […] » (p. 42). Le poète saisit les corps carcasses — des charognes, presque — dans des poèmes délocutés qui opèrent comme des instantanés ou des selfies sur lesquels « je » se représenterait mieux en représentant les autres :

C'est quand elle a pris
Que son regard
Change

Comme si
La vase
Agitait ses yeux

C'est étrange
Dans le
Regard des gens

C'est étrange
L'effet
Sur mon regard (p. 43)

23Les nombreux retours à la ligne créent ici un rythme saccadé, évocateur des yeux qui se révulsent et du corps qui sursaute. Visuellement, le poème vertical, dessiné par la brièveté de vers composés parfois d'un seul mot, est une chute vertigineuse dans un ailleurs. Comme le ferait un photographe, Simon Johannin cadre, capte, illumine la vulnérabilité en offrant une traduction plastique aux mouvements contraires de l’ascension et de la chute. « Juste un peu d’encre au creux des failles » (p. 60), écrit‑il pour qualifier sa pratique poétique.

24Ces désespoirs sont ceux de la précarité. Les hommes et les femmes ont les dents qui tombent — la rue, la bagarre, la drogue7 — et les corps tombent comme les dents.

[…]
Tombés au sol
Les mains droit dans la douleur
Le corps cassé de violence
Au milieu des hautes architectures […] (p. 47)

25Les sans‑dents, les fracassés, les originaux, les violents, les vulgaires, les défoncés, les arrachés, les déplacés — il y a aussi Aymé qui vient d’Albanie et les Afghans (p. 82), les « désaxés », les déviants, toutes les silhouettes s’installent sur les pages blanches du livre, de part et d’autre de l’axe central — l'encollage de la reliure (un trait). Le livre est cabane. C'est peut‑être d'ailleurs ici le geste poétique fondamental de ce recueil hospitalier : ici, chaque silhouette désorientée prend place, et toutes ensemble, d'un poème à l'autre, elles finissent par habiter ici et occuper tout l’espace. Elles deviennent le centre d’une poésie réinventée.

26Dans le recueil de Simon Johannin, les « défractés » ne sont pas hors mais dans le recueil. Le lecteur est invité à déambuler dans leurs espaces, une rue déserte la nuit, une prison, « [...] un commissariat, vide/ où l'on fume en cellule une herbe poisseuse et forte/ Une maternité où les gens meurent et ne naissent plus […]» (p. 38), « un bar trouvé aussitôt saccagé » (p. 38). Les espaces habités de figures dissonantes et détraquées suscitent la considération du parleur et à la fin l'empathie, sinon l'amitié, du lecteur. Le « nous » de cette citation progressivement nous devient familière. En ce sens on peut dire que la poésie de Johannin a une portée politique. Marielle Macé encore :

C'est la précarité sous toutes ses formes, comprise comme l'enjeu social de notre époque, qui se trouve bravée dans ces pratiques imaginantes. Bravée, avec ce que cela suppose de soulèvement — on pourrait dire aussi « étonnée » en pensant à cette injonction de Victor Hugo dans Les Misérables : « Étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait ». […]

En disant qu’elle est bravée, je ne veux pas dire alors que l’on triomphe de la précarité, qu’on lui règle son compte ; il s’agit au contraire d’accuser les précarisations de tous ordres et la situation sociale faite à une génération. Car ceux qui ont aujourd'hui vingt, ou trente, ou même quarante ans (et cela fait partie de la question : que l’on soit aujourd'hui jeune, fragile socialement à quarante ans), ceux que concernait Nuit debout, ceux qui ont lutté « contre la loi « "Travaille !" Et son monde » (surtout cela : et son monde), sont précaires et se savent précaires. Ou plutôt, ils se savent précarisés, inégalisés — économiquement, historiquement. D’emblée, il leur est refusé une place8.

« Les pieds pris dans la vie » (p. 73) : poétique de la survie

27Dans la poésie de S. Johannin, il s’agit de résister face à la fragilité des corps caducs, tenir malgré les déviances et la violence, vivre et survivre dans la précarité. Sur‑vivre : vivre au‑dessus, vivre plus grand, vivre plus tard et plus longtemps.

28Survivre : vivre sur terre mais regarder le ciel. Le parleur dort d’un sommeil poisseux sur un vieux matelas. Crevé et atterré, il s’en remet au ciel. Les occurrences du nom « ciel » sont multiples, tantôt avec majuscule (« Et le Ciel en échange de la Terre / Et l’éternité en échange d’un jour sans chaleur » p. 11), tantôt sans majuscule (« J’ai mélangé le noir de tous ces ciels / Qui nous ont vu se pencher l’un sur l’autre » p. 12, « Un peu plus tard, le suicide, au même endroit / C'était beau, ces vingt ans/ Le ciel et la lumière » p. 26). Les ciels sont si nombreux qu'on pense aux petits Boudin, aux ciels en série saisis par le peintre impressionniste. Le parleur gagne en vigueur quand il se laisse aimanter par la superbe des astres.

29Il faut survivre, vivre plus grand que la misère et la douleur, la maigreur et la dépendance, la violence et l'errance ; il faut trouver de la lumière et de la drôlerie. La figure de l’oxymore, qui associe des termes au sens antonymique, manifeste les distorsions d’existences contrastées, rythmées de claires nuits et de sombres jours : « le soleil marchant sur ma nuit », p. 8 (clarté/obscurité) ; « Le cauchemar que c’est, la vie qui passe/ Ce soleil qui s’éteint dans l'eau froide », p. 32 (chaud/froid) ; « T’ai-je déjà caché la crasse qui, me recouvrant, / Ouvre les portes vers d’autres mondes ? », p. 83 (fermeture/ouverture). Ailleurs, l'antithèse exemplifie la contradiction : « Je t’aime / D’être en vie// Je t’en veux/ De ne pas mourir », p. 77.

30Pour survivre, il faut surjouer l’existence, la développer en grand, mener une existence somptueuse, au moins en imagination. Ainsi de « ces deux immenses clitoris se frottant l’un sur l’autre » (p. 22). L’hyperbole impose un changement d’échelle et manifeste une exagération confinant à l’illusion d’optique — la vie peut prendre des proportions considérables ! Ailleurs, l’usage du verbe familier « bouffer » dans l'expression imagée « en bouffer » dit l’excès des désirs, un penchant pour le luxe et la luxure : « J’en aurais bouffé/ De l'extase / Des cœurs jaunes et des crânes gris/ Des Rolex étincelantes/ Des petits diables noirs/ Et des marques de luxe » (p. 69). Ailleurs encore, le toponyme « Tokyo », répété dans le poème, évoque un imaginaire grandiose, le comble d'une grandeur urbaine qui contraste avec la trivialité d’un faubourg :

Tokyo
Deux cigarettes allongées côte à côte sur le sol du faubourg
Tu me racontes Tokyo
La rivière
Le petit château inchauffable
Et ton dernier feu sur le plancher de ta chambre (p. 85)

31Survivre, c’est enfin vivre plus longtemps que les disparus qui hantent le recueil. Il faut « tordre la détresse », survivre à « d’autres fantômes » (p. 90), à toutes les figures qui se sont fracassées avant de trouver ici un linceul de mots. Dans le dernier poème, composé d'une seule phrase interrogative, le parleur questionne un ami disparu sur les liens qui restent après : « Louis, est‑ce que dans le ciel si bas de cette ville, ton âme en l’air nous traverse le visage ? » (p. 91). Dans Nous sommes maintenant nos êtres chers, le parleur vit après eux et, d’un poème à l’autre, s’esquisse une ontologie de la survie. Quitte à avoir « les pieds pris dans la vie », il s’agit d’apprendre à s’en sortir — et donc à vivre :

Tu étais partie sur tes talons immenses
Les larmes coulant le long de tes jambes nues
Au bord de cette route dangereuse

Tu dormais parfois dans la rue, t’habituant doucement à la douleur
Avoir mal ne t’a jamais demandé beaucoup de courage

La souffrance n'est pas le plus dur, plus dur est le temps qui s'installe, plus
dure est l’absence du reste

On ne peut s’en sortir sans vivre (p. 56)

***

32Au terme de cette lecture sur le fil, nous pourrions relire le titre, Nous sommes maintenant nos êtres chers. Le pronom « nous » possède une référence élargie : il nous inclut à présent, nous, les lecteurs, ceux qui ont lu l’assertion inaugurale et les poèmes ensuite, nous tous qui avons sillonné des paysages habitables et connu des êtres aussi précaires et marginaux que drôles, pathétiques et précieux. Parcourant le livre, nous avons connu tous ceux « qui, mettant autant d’énergie, / Creusent des accès aux abysses » (p. 44). Ils sont devenus nos êtres chers. Nous sommes maintenant nos êtres chers.

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