Colloques en ligne

Cécile Narjoux

« Des affirmations obliques et des questions onduleuses » ou les failles du langage dans La Vengeance m’appartient, de Marie NDiaye

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 16 avril 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne‑Université. En ligne : https://youtu.be/xgJtwSbBChE.

1La Vengeance m’appartient1 est le dernier roman de Marie NDiaye, paru en janvier 2021, chez Gallimard. Dans ce roman, le personnage que nous suivons en focalisation interne est Me Susane, avocate, dont l’intime conviction est soumise à rude épreuve, face au cas d’infanticide maternel qu’elle doit défendre, à quoi se superpose le souvenir d’une expérience confuse de jeunesse, lorsque, enfant, elle accompagna sa mère, employée ponctuellement comme femme de ménage, chez une famille de Caudéran. S’y mêlent émerveillement et oubli, abus peut‑être ou emprise, et le mari de la mère infanticide qu’elle doit défendre en est peut‑être l’autre protagoniste, alors adolescent. « Peut‑être » est un mot clé de l’esthétique de M. NDiaye, l’adverbe est profus ; tout comme « étrange », omniprésent pour qualifier la plupart des personnages.

2Comme ses précédents ouvrages, mais peut‑être davantage encore, la lecture de ce roman a fait naître en moi un sentiment diffus de malaise. J’ai souhaité explorer ce qui, stylistiquement, produisait un tel effet et tenter de lui donner sens. Le réel est toujours sujet à caution chez NDiaye. Ses personnages semblent toujours aux prises avec la subjectivité de leurs perceptions, enfermés dans les méandres de leurs tergiversations, au point que le réel, tel que saisi par les mots incertains, se nimbe de surnaturel, aux frontières de la féérie ou du conte fantastique.

3La Vengeance m’appartient ne déroge pas à cette esthétique de l’égarement dans l’irréel.

Réversibilité des signes

4Les mots‑clés du conte parsèment le roman : l’univers de la famille des Susane est qualifié de « tendre royaume » (p. 197), la chambre où se cristallisent les souvenirs incertains de Me Susane de « merveilleuse » (ibid.). La dinette préparée par Sharon, la femme de ménage de Me Susane, est présentée dans des « bols azurées » et des « assiettes iridescentes » (p. 148). Or, les signes sont immédiatement donnés comme réversibles et le merveilleux se teinte rapidement d’inquiétante étrangeté. Ainsi la taille de Me Susane elle‑même peut‑elle être qualifiée, presque antithétiquement, de « miraculeuse, énigmatique, presque effroyable » (p. 104). Et lorsqu’elle convoque le bestiaire de la fable ou du conte, c’est pour forger une inquiétante image au sujet de Sharon — d’autant plus inquiétante que portée par des italiques qui attirent notre attention :

Elle avait fait sa voix aussi douce que possible et précautionneux également son pas sur le plancher pour ne pas risquer de voir s’envoler trop tôt la poule faisane ou détaler la chevrette hors de portée du fusil. (p. 150)

5Le bon Rudy, ami de Me Susane, est quant à lui capable de prendre soudainement pour sa fille une « voix d’ogre » (p. 186), à un moment où cette image vient rendre inquiétant et comme funeste le mal‑être et le dépérissement de la fillette que croit percevoir Me Susane. Quant aux maisons, elles semblent elles aussi se doter de pouvoirs, et Me Susane, in fine, dans sa plaidoirie, en dénonce le caractère maléfique, par une personnification filée :

[…] la maison complice, la maison qui voit tout et ne dénonce jamais, la maison qui n’aime personne mais préfère s’allier à l’être le plus puissant du logis... (p. 232)

6Pour le père de Me Susane, l’effet de merveilleux semble de fait procéder d’un envoûtement ou d’un ensorcèlement :

Elle tint à préciser que cette famille de Caudéran, qui ne s’appelait peut‑être pas Principaux, s’était montrée sans doute moins bonne qu’ensorcelante.
[…] – Ils nous ont envoutés, dit Me Susane, dans un petit rire sans joie.
[…] Sa mère murmura alors, souriant pour elle‑même :
– J’ai pénétré dans cette maison comme dans un bois lacté. (p. 31)

Tu comprends maintenant pourquoi je me souviens de cette maison comme d’un lieu surnaturel ?
– Oui, grommela M. Susane.
– Comme d’un pays des merveilles ?
Il hocha la tête, mécontent néanmoins.
– Alors, je peux bien dire « bois lacté », qu’est‑ce que ça te fait ?
– Ça me fait, dit posément M. Susane, que je n’aime pas ces mots‑là, ils nous trompent. (p. 34)

7La réalité qui émerge est toujours ambivalente et son interprétation réversible dès lors que d’autres mots viennent la qualifier, tout aussi trompeurs, dans leur enveloppe incertaine. Ainsi « le moment le plus heureux de son existence » qui s’est déroulé dans la « chambre merveilleuse » devient‑il, pour Me Susane, « l’offense qu’à son réveil elle n’était plus certaine d’avoir subie mais que ses rêves lui présentaient comme incontestable et terrible ! » (p. 175). Mais d’entrée de jeu, la question est posée :

Pourquoi […], persuadée de revoir, trente‑deux ans plus tard, quelqu'un qui l’aurait ravie, avait‑elle l’impression qu’on voulait la tuer ? (p. 10)

8Ainsi lorsque Sharon, l’étrange femme de ménage, laisse à son intention une douzaine de « menus festins » miniatures dans sa cuisine, Me Susane présente‑t‑elle l’événement à ses amis comme « une scène de féérie — ou propre à “flanquer la trouille” » (p. 83).

9Il y a toujours une lecture alternative possible d’un même événement, d’un même personnage. Sharon, qui semble faire advenir les choses « de la seule force performative de sa volonté » (p. 199) est‑elle une âme extrêmement bienveillante et généreuse ou une dangereuse manipulatrice, une fée ou une sorcière ? Son frère Ralph et sa belle‑sœur Christine sont‑ils l’incarnation du « mal » ou au contraire de « la bienséance et [du] respect de la loi » ? (p. 202) et Me Susane elle‑même est‑elle « une crapule ou un ange pacificateur? » (p. 200) ? Quant aux Principaux, le mari Gilles et sa femme Marlyne, infanticide, lequel des deux est le plus terrifiant ? Lequel est la victime et lequel le bourreau ? Marlyne porte d’ailleurs les mêmes qualificatifs que Me Susane : « Elle est étrange. Effroyable, oui. » (p. 129) C’est une « héroïne ténébreuse » (ibid.). Et l’image de « l’ange » qui caractérisait Me Susane, on l’a vu, est elle‑même reprise, réversible, car dotée d’une épithète péjorative, pour qualifier Gilles Principaux, dans sa plaidoirie finale : « mauvais ange des foyers » (p. 232). Cette perméabilité des personnages, s’agissant de leurs caractérisations, est remarquable. Quant aux témoignages de l’homme et de la femme policiers sur l’attitude de Gilles Principaux (au demeurant, pour Gilles Principaux, il s’agit de deux hommes) devant ses enfants morts, ils ne sont pas plus fiables, « pas certains » – expression encore clé du récit :

Puis il y avait eu un malaise, mais ce n’était pas certain.
La policière dirait qu’elle l’avait vu tituber, s’accrocher au chambranle.
Son collègue assurerait qu’il était resté ferme sur ses jambes et Principaux lui‑même ne se souviendrait de rien, laissant entendre que le malaise justement avait provoqué cette amnésie.
Mais seule la policière affirmerait que Principaux avait chancelé en découvrant les enfants morts […]
Ses collègues la contrediraient sur ce point et son témoignage, quoique neutre, serait interprété comme une nouvelle preuve de l’étrange froideur de Principaux […] (p. 80)

10Me Susane, à la lecture des témoignages, résume l’attitude du père de la façon suivante :

[…] Principaux, vacillant ou non, normalement anéanti ou pas tout à fait assez (visage ravagé, dirait la policière, plutôt calme, dirait son collègue, ne pouvait‑on, songerait Me Susane, présenter une figure à la fois calme et ravagée ?) (p. 81)

11À la balance de l’alternative manichéenne, s’ajoute donc la possibilité de cumul des traits, que ceux‑ci présentent une vision cohérente ou non de la réalité appréhendée, impossible à unifier, à stabiliser. Si donc, fréquemment, et de manière signalétique, les adjectifs s’accumulent par paires dans le roman, c’est peut‑être parce qu’un seul ne suffit jamais, un seul mot ne semble en certitude pouvoir désigner la réalité, la circonvenir, l’épuiser ; le rythme binaire, souvent doublé, introduit une stabilité recherchée, mais apparente, fausse, mais trompeuse, composée ; il présente un arrêt sur image qui invite à la vigilance quand il surgit à la lecture, car inapte à inscrire ces caractérisants dans la durée :

[…] leurs corps étaient beaux et nets, à la fois pleins et déliés (p. 59)

[…] enflammée et cynique, gouailleuse et affligée (p. 15)

Rudy lui passait sur le visage un tissu humide et doux, tiède et parfumé. (p. 195)

Il paraissait à Me Susane à la fois naïf et artificieux, roué et candide. (p. 134)

12À chaque fois, ce rythme binaire révèle une apparence sujette à caution.

13L’incertitude perceptive est renforcée par le procédé de la focalisation interne qui nous amène à suivre Me Susane « dans les profondeurs de [ses] égarements » (p. 142) et n’avoir d’autre point de vue que le sien, fondamentalement marqué d’incertitude. « Rien n’était certain » (p. 41) : ni le souvenir ni les perceptions elles‑mêmes, et pas davantage l’adéquation du mot à la chose.

Modalisation & flouification

14La réalité de l’expérience vécue échappe, dès lors que soumise à la nomination, pourtant nécessaire, mais précisément non fiable, celle‑ci transformant celle‑là à coup sûr. Aussi rencontre‑t‑on souvent les groupes déterminants indéfinis (tel ici « une sorte de »), modalisateurs de « “flouification2” » au service du signalement de l’impropriété de la nomination :

[…] que ce fût avec Rudy, ou avec les autres hommes, peu nombreux, dont le souvenir l’autorisait à penser vaguement qu’elle avait eu une sorte de vie sexuelle […] (p. 166)

Elle exprimerait, de sa voix monocorde, de la rancœur envers lui, parfois même une sorte de haine détachée, méprisante, une étrange haine sans passion. (p. 66)

15Et l’on peut alors observer que l’adjectif « étrange » se met lui aussi au service de cette nomination problématique des choses perçues : il ne signale plus seulement le registre surnaturel, il souligne l’inadéquation profonde du mot à la chose ; ce qui, de la chose décrite, déborde les propriétés sémantiques du mot qui lui est attaché :

Elle sentit alors, dans le cou de la petite fille, une étrange odeur – quelque chose d’aigrelet, d’effaré. (p. 171)

16D’autres procédés de « flouification », nombreux, sont utilisés par NDiaye, dont rend compte ce passage :

– Alors, il se pourrait que tu aies travaillé dans la maison des Principaux, à Caudéran, et que tu ne t’en souviennes pas ?
Me Suzanne suppliait presque, à son grand désarroi.
Elle tentait d’amener à elle une vérité qui s’accordât avec ce qu’elle était venue chercher souterrainement et sans être certaine qu’elle s’en porterait bien.
Et Mme Suzanne résistait en conscience, bien décidée à ne pas se rappeler ce nom de Principaux si tel était vraiment le cas.
Mais dans quelle mesure ne se le rappelait‑elle point parce qu’elle sentait que sa fille voulait passionnément qu’elle se rappelât ?
Me Suzanne était sceptique. (p. 30)

17Le style indirect libre, en italiques dans le paragraphe, permet de rapporter ce qui semblent être les pensées de Me Susane, et c’est le propre du DIL que de maintenir cette ambiguïté énonciative — aucun ancrage effectif, faute de verbe de pensée recteur, ne le certifie. Les questions, au demeurant, dans les pensées de Me Susane, sont récurrentes, renforçant le climat d’incertitude, qu’on peut dire non thétique :

Avait‑elle vraiment prononcé de tels mots ? (p. 158)

18Les modalisateurs de toutes sortes se démultiplient également, en particulier, ceux de la modalité épistémique3. Dans l’écriture de NDiaye, bien sûr, sont privilégiés les pôles du contestable et du probable, au détriment de l’exclu et du certain.

Lui avait‑il dit : Tu es une bonne petite élève, tu me plais bien ?
Me Susane n’en était pas certaine.
Elle l’avait, peut‑être, cette phrase, inventée dans son lit, ce soir‑là […] (p. 38)

Me Susane n’était pas certaine, quant à elle, que ses parents ne fussent pas devenus beaucoup trop gros. (p. 146)

19Dans notre passage de la page 30, nous repérons les adjectifs « incertaine », « sceptique », l’adverbe « peut‑être » (ou plus haut « vaguement »), et l’adverbe « vraiment » soumis à l’hypothèse, donc modalisé, le verbe support impersonnel « il se peut », et une proposition incidente hypothétique : « si tel était vraiment le cas ».

20Le conditionnel, « il se pourrait » (ici d’hypothèse), le subjonctif (« aies travaillé, « souviennes », « s’accordât ») suspendent quant à eux la valeur de vérité des procès verbaux, ou leur actualisation — quant au subjonctif imparfait, préféré au subjonctif présent de la concordance des temps modernes, très utilisé chez NDiaye, il peut s’interpréter chez elle non seulement comme marqueur de littérarité mais aussi comme marqueur d’hypervirtualité (Soutet), renforçant ainsi le climat d’incertitude dans lequel nous plonge le roman.

21De même les marqueurs de la modalité véridictoire4 sont très présents, puisque chez NDiaye, il n’est question que d’« obscure vérité » (p. 58). Les verbes « sembler », « paraître », « apparaître », « avoir l’impression » prolifèrent. Ces marqueurs sont souvent affectés à l’analyse du comportement de Gilles Principaux :

Il apparaissait curieusement gai, excité, content de lui, puis larmoyant lorsqu’il sentait qu’on lui demandait d’être ému, bouleversé, transformé, et ses larmes ou leur esquisse semblaient fausses car il jouait fort mal ce qu’il ne ressentait pas (p. 57)

Mais ces marqueurs sont aussi constamment affectés aux perceptions de Me Susane, comme on l’a vu.

22Autre trait remarquable, on relève dans le roman la fréquence des propositions introduites par « comme si » :

[…] comme si, assurée d’être sincère, elle découvrait en le disant qu’elle ne l’était pas tout à fait sans néanmoins savoir comment elle était peut‑être insincère […] (p. 38)

Elle était dépitée, mécontente d’elle comme si non pas sa mémoire mais son intelligence faillait, sa capacité d’être à la hauteur de toute situation la concernant profondément. (p. 41)

[…] comme si elle avait bu mais ce n’était pas le cas (p. 60)

Elle s’agenouilla devant Lila qui, assise sur une chaise de la cuisine, lui parut légèrement différente de la veille, comme amenuisée, rétrécie, non pas dans le sens où cette petite fille replète eût maigri mais comme si sa personne entière se fût amoindrie, réduite, écrasée. (p. 181)

23Ce qui est construit avec ce double outil « comme si » n’est pas tant une erreur (qui ne reconnaît pas le caractère invalide du jugement) ni une hypothèse (qui ne présuppose pas que la réalité ne lui est pas conforme), qu’une fiction, qui véhicule la parfaite conscience de son impossibilité, c’est‑à‑dire la conscience que l’hypothèse effectuée et cependant adoptée n’est pas conforme à la réalité :

Le complexe de particules : « comme si » résume tout le processus de pensées propre à la fiction. […] Il faut bien qu’il dise quelque chose de plus que la simple irréalité ou impossibilité de la supposition exprimée dans la proposition conditionnelle. Ce que ce couple de particules, à l’évidence, indique de plus, c’est la décision de maintenir formellement la supposition, en dépit de son caractère irréel ou impossible. […].5

24« Comme si » est « un outil privilégié d’inscription dans le texte de l’imaginaire6 » et de la fiction mais qui, à la différence de la simple comparaison en « comme », met en balance le monde fictionnel donné pour réel de la fiction et les mondes possibles, potentiels ou contrefactuels, sans les exclure aucunement. Chez NDiaye, c’est donc un brouilleur de frontières entre ce qui est et ce qui n’est pas mais aurait pu être, mais est peut‑être.

Archaïsmes & néologismes subtilement discordants

25Les termes inusités ou néologiques qui parsèment le récit peuvent être aussi compris dans cette perspective : il s’agit de saisir au mieux une réalité que les mots rendent trompeuse et que peut‑être le néologisme — ou le paléologisme, faux néologisme qui est en fait un archaïsme — permet de ressaisir différemment, un instant. Ou inversement, par ce biais du mot inusuel, il s’agit d’amener le lecteur à une perception elle‑même biaisée du réel. Nous en trouvons quelques spécimens dans le roman. Le mot « riotement » ainsi apparaît à deux reprises (p. 108 et 145) :

Un ricanement lui échappa.
Ce riotement amer, cette éructation pleine de ressentiment, elle les répéta non sans un acide plaisir […] (p. 108)

[…] comprenait‑elle dans un riotement intime et goguenard (p. 145)

26C’est un néologisme formé sur la base « rioter », verbe vieilli et familier, lui‑même diminutif de « rire » signifiant « rire à demi », à connotation moins familière, hypocoristique, que péjorative, et que nous pouvons comprendre contextuellement comme une forme de rire inabouti et non franc, mais non dénuée de conflit intérieur, comme teintée du sens médiéval de « rioter » : se quereller, chercher querelle.

27Nous trouvons également un « hantement », mot vieilli, issu du lexique des Goncourt, en lieu et place de « hantise » :

Il lui semblait pouvoir pardonner plus aisément les pires bassesses de Mme Pujol envers sa bonne que les menues saloperies d’une Principaux.
Mais, de son hantement, elle ne voulait pas que Sharon se rendît compte. (p. 100)

28Il me semble qu’ici, outre sa connotation littéraire, « hantement » se distingue de « hantise » par son genre masculin et sa longueur, certes, mais aussi par le fait que le suffixe -ise de « hantise » marque davantage une caractéristique, tandis que « -ement » souligne le processus en cours. Le mot acquiert en quelque sorte une vitalité et une viralité plus forte, à la démesure des obsessions de Me Susane.

29De même, « rancuneux, rancuneuse » surgit à deux reprises (p. 131 et 156), là où l’on attendrait aujourd’hui le plus usuel « rancunier ». Le terme là encore est ancien, signalé vieilli, régional ou littéraire par le TLFi7, on le trouve dans le lexique médiéval ; pour signifier « qui éprouve de la rancune » ou qui « dénote la rancune ». Le terme se comprend parfaitement, mais il introduit lui aussi un léger « biais » dans le discours, un léger inconfort dans la lecture, une forme d’anomalie en parfait accord avec ce que ressent Me Susane dans le premier exemple, et avec le regard décalé de Principaux dans le second :

Elle se découvrait émue au-delà de ce qu’elle avait estimé acceptable et décent d’éprouver à l’endroit des Principaux.
C’est pourquoi, rancuneuse, presque vindicative, après un long silence qui aurait paru anormal et, de ce fait, embarrassant à quiconque se jugeant sain d’esprit, mais qui ne parut pas troubler Principaux, elle lui demanda d’une voix basse, étouffée (p. 131‑132)

Mais ce qu’il inspectait de son œil rancuneux, méfiant ne se rapportait nullement au visage abîmé de Me Susane, qu’il ne voyait littéralement pas, comprit‑elle. (p. 156)

30De même, « glamoureusement » (p. 153) est un néologisme forgé sur l’emprunt à l’anglo‑américain, « glamoureux », attesté en 1966 par la Base Historique du Vocabulaire Français. Il semble un remarquable mot‑valise, trop clinquant pour être honnête :

Elle avait alors choisi, ce matin‑là, de lui apparaître, s’il venait au cabinet, comme une femme aux talons pointus, autoritaire, glamoureusement despotique dans sa démarche retentissante.
Elle ne voulait pas le séduire, mais l’intimider, non le charmer mais le réduire [...] (p. 153)

31Surgit encore « remembrance » à côté de « réminiscence », etc. Il y a quelque chose de gracquien dans le rapport de NDiaye au lexique, qu’il s’agisse de néologismes ou d’archaïsmes. Ces mots que nous croyons connaître mais qui n’existent pas ou plus, tout en nourrissant ce climat d’inquiétante étrangeté, servent proprement une « langue de magie et de sortilège, langue incantatoire, réseau de mailles apte à draguer les profondeurs8 ». Ici, ce que drague la langue de NDiaye, ce sont les profondeurs des « marécage[s] » (p. 97) de la psyché des personnages, les « sentiments inexprimés » (p. 207), les « douleurs informulée[s] » (p. 208), « les profondeurs de leurs égarements » (p. 142).

32Au demeurant, les noms propres eux‑mêmes ne tiennent pas, ou semblent mal, maladroitement ajustés aux personnages, comme autant de quiproquos.

Noms propres instables & coupables

33Il y a Me Susane dont jamais le prénom ne sera indiqué — mais dont le nom est presque un prénom : il ne s’écrit pas comme le prénom : il lui manque un n. Avocate comme par erreur, est‑elle victime ou coupable ? Il y a Marlyne Principaux : son prénom semble avoir perdu lui aussi une lettre — cette fois une voyelle, le i de Marilyne. Cette mère infanticide, rêvant de la mort de son mari (ou de son effacement, de son absence soudaine et définitive dans [s]a propre existence » (p. 78), en vient peut‑être à tuer à la place leurs trois enfants.

34Et il y a plus largement les Principaux, dont le nom de famille est trompeur dans la mesure, d’une part, où ils n’occupent pas la première place du roman puisque ce qui se joue n’est pas tant situé à l’extérieur de Me Susane qu’en elle‑même, dans son théâtre intérieur, et dans la mesure, d’autre part, où ils sont davantage le prétexte à l’émergence de souvenirs enfouis chez Me Susane, que leur cause avérée. Si le roman s’ouvre sur la certitude absolue et fulgurante qu’a Me Susane d’avoir « déjà rencontré, longtemps auparavant et en un lieu dont le souvenir lui revient si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front. » (p. 9) l’homme qui se présente à son cabinet sous le nom de Principaux, l’incertitude pèse tout du long quant à l’identification qu’elle fait, et se pose tout du long la question de connaître « le nom du garçon de Caudéran qui n’était peut‑être pas Principaux » (p. 39). S’agit‑il bien de Principaux ? Pour les lieux qu’elle cherche à retrouver comme pour les noms, « Rien n’était certain » (p. 41) encore une fois. La mère de Me Susane ne se rappelle pas davantage leur nom, et mue par la requête obsessionnelle de sa fille, sa recherche en devient obsédante. Ce qui donne lieu au courrier suivant du père de Me Susane à celle‑ci :

[…] ta mère est très perturbée, ce qui me perturbe grandement aussi. Elle passe son temps à chercher un nom. Elle veut te donner le nom que tu cherches mais elle ne le peut pas, c’est pourquoi elle invente. Elle ne le sait pas mais elle invente, des noms lui arrivent en rêve et elle les lance vers toi comme si c’était réel. Majuraux, Ravalet, un autre encore qu’elle m’a dit et que j’ai oublié – quelque chose comme Robineau, tu le vois, c’est proprement ridicule. Elle se refuse à citer Principaux puisqu’elle a compris que c’est celui que tu veux entendre et qu’elle commettrait un faux témoignage en cédant à ta demande implicite, presque ta prière – elle sait qu’elle assouvirait ta faim au prix d’un mensonge insensé et dangereux : elle ne connaît pas de Principaux, n’en a jamais connu. […] Ne lui réclame plus de nom, ne la force plus à se rappeler je ne sais quoi qui n’a sans doute jamais existé, ne la contraint plus de te satisfaire en bâtissant en elle‑même un épouvantable théâtre qu’elle prend maintenant pour la vraie vie. (p. 188‑189)

35Et Me Susane elle‑même s’interroge :

Mais qui était Principaux pour elle ?
Y avait‑il eu des Majuraux, des Ravalet ?
Y avait‑il eu, entre elle et tous ces noms, quoi que ce fût ?
 (p. 170)

36In fine, dans une sorte de réversibilité de la problématique du nom propre, elle pourra parler dans sa plaidoirie de « ce Principaux aux noms multiples » (p. 226). La formule est curieuse : elle pourrait laisser penser que cet homme a vécu sous des identités multiples, ou bien que Gilles Principaux exemplifie tous les maris abusifs de mères infanticides — et devra payer dès lors de manière exemplaire. Mais la formule signifie encore les incertitudes intimes de Me Susane, pour qui l’adolescent à qui elle a eu affaire, enfant, s’est vu, au cours du roman, doté de multiples noms, on l’a vu. Enfin, cette formule de transferts étrange et assez élaborée traduit aussi l’esthétique du nom chez NDiaye : le pluriel en -aux dont semble porteur le nom propre (comme un pluriel de l’adjectif « principal ») prend alors tout son sens : le nom véhicule ainsi son instabilité première, princeps et de principe chez NDiaye ; il n’est jamais univoque, mais toujours susceptible d’être pluriel, en quelque sorte déstabilisé dans le procédé du baptême linguistique qui normalement confère leur assise et leur stabilité référentielle inéluctable à tous les noms propres.

37Il y a toujours, dans les romans de NDiaye, un nom incomplet ou absent. Prénom, nom du père, nom du lieu. Le nom propre dit une lacune, un défaut onomastique9 qui exemplifie comme une tâche ou un trou la faute jamais dite, jamais nommée, jamais identifiée dont nombre de personnages des romans de NDiaye sont frappés. Ainsi Me Susane s’interroge‑t‑elle :

Je ne suis pas propre à ses yeux, mais, mon dieu, qu’ai‑je fait qui m’aurait souillé au point que Sharon le renifle […] et me voue de ce fait une détestation pleine de crainte et de répugnance ? (p. 97)

38Ce « manquement » est étroitement associé chez les personnages de NDiaye à une culpabilité sourde, un oubli ou un déni de mémoire, qui semble les ronger au point de leur faire perdre parfois l’usage des mots :

Toute mémoire du vocabulaire la quitta.
Que voulait‑elle dire ?
Elle n’en avait plus la moindre idée. (p. 172)

39Un personnage l’incarne encore remarquablement, c’est le client de Me Susane, dont le nom n’est pas donné et qui véhicule la problématique du nom mal ajointée : en effet, il « aspir[e] âprement à changer de nom » (p. 176), arguant de sa certitude qu’un de ses ancêtres avait participé à la traite d’esclave.

Je vous paye pour que vous trouviez et vous devez trouver. Ce nom est celui de l’abjection, je le sais, j’ai entendu des choses dans ma famille. C’est vrai, c’est réel, il y a donc forcément des traces. (p. 176)

40Et là encore ses recherches s’avèrent incertaines, mais l’intime conviction de son client l’emporte sur toute autre considération :

Elle avait trouvé mention, dans une parenthèse d’un très ancien article sur la traite négrière à Bordeaux, d’un certain personnage dont le patronyme n’était pas sans quelque similitude avec celui de son client — deux consonnes et une voyelle différaient toutefois, ce qui, s’autorisait à dire Me Susane dans son courriel, ne laissait guère préjuger d’une authentique relation entre cet individu et son client.
À peine eût‑elle envoyé son message que la réponse lui parvint :
« Creusez, Maître, creusez encore, mais, avant tout, merci ! Je me sens déjà lié à ce N..., terriblement. Quelques lettres dissemblables n’y changent rien, vous savez comme moi que l’orthographe des noms, dans une même famille, pouvait être changeante autrefois. Merci, Maître. Je ne renoncerai jamais à ma foi dans la culpabilité de tous les N... de cette ville. » (p. 226)

Polyphonie

41J’ai parlé tout à l’heure de l’importance du discours indirect libre dans le roman qui efface l’origine énonciative du discours rapporté, en le détachant syntaxiquement de son ancrage dans le récit. Or, puisque nous sommes tout du long en focalisation interne, la plupart des discours rapportés par Me Susane le sont donc au filtre de sa subjectivité. Dès lors, qui ici régit le discours en style indirect libre attribué à Marlyne s’adressant à Me Susane, avons‑nous là le prisme de Me Susane ou celui de l’instance narrative ? Voire celui d’autres personnages qui auraient été présents au moment des interrogatoires ?

Se sentait‑elle bien dans ses vêtements ?
Pas exactement mais au moins elle ne se sentait pas, ce qu’elle avait désiré pour échapper à l’affolement de savoir qu’elle croissait en largeur et ne pouvait rien contre ce phénomène.
Car il était impensable de cesser d’allaiter Julia.
Oh, mon dieu !
Marlyne aurait presque ri, peut‑être.
Compromettre la santé de bébé pour une affaire aussi dérisoire !
Comment l’envisager ?
Elle pouvait tout aussi bien se mettre à boire, se droguer, négliger et battre ses enfants ! (p. 63)

42Si le discours dans sa globalité semble constituer un condensé des interrogatoires de Marlyne (« elle dirait qu’elle ne se permettait jamais de nourrir ses enfants de produits qu’elle n’avait pas elle‑même transformés […] », p. 62) lus par Me Susane ; l’assignation des énoncés interrogatifs et exclamatifs soulignés, dépourvus d’actualisation verbale, est ici beaucoup moins certaine. Outre leur subjectivité propre, que marquent exclamation et interrogation, le possessif de « mon Dieu » permet de supposer qu’il s’agit d’un discours direct libre attribuable à Marlyne ; de même que l’hypocoristique « bébé » employé sans déterminant. Mais « rien » de « certain ». On pourrait tout aussi bien avoir là le point de vue de Me Susane très impliquée dans sa lecture des interrogatoires. La disposition du discours laisse la place à d’autres prises en charge et reconstitutions subjectives. Et quelques lignes plus bas, nous avons la confirmation du processus de fictionnalisation du discours :

Me Susane n’avait lu dans la presse que le déroulement probable des faits, la découverte de ceux‑ci par la police, le compte‑rendu des premiers mots de Marlyne.
Tout le reste, elle l’inventait, le supposait, mais constaterait‑elle plus tard, avec quelle déroutante clairvoyance ! (p. 63‑64)

43Ailleurs, le travail de reconstitution du discours rapporté est souligné dans l’incise :

(se disaient les sœurs et la mère selon Me Susane) (p. 69)

44Cette dimension incertaine, fictive, sujette à caution, du discours rapporté reconstitué est au demeurant aussi portée par le conditionnel.

L’un des deux dirait encore qu’elle avait le regard légèrement effaré.
Cependant les voisins, les amis diraient de Marlyne qu’elle avait toujours, malgré la pondération de ses mouvements, de ses propos, les yeux inquiets, extrêmement mobiles comme ceux des oiseaux à l’affût du danger – comme, dirait une voisine, le regard qu’on voit aux mésanges quand elles volent d’une branche au nid d’où les appellent les petits affamés. (p. 58)

45Il semble que nous ayons là des conditionnels temporels, qui marquent le futur dans le passé, ils sont paraphrasables par « allait + infinitif » (ici « allai(en)t dire », plus tard, après les événements). Cependant, ce même conditionnel apparaît aussi lorsque Me Suzane lit les faits dans la presse et c’est alors que le point de repère de l’ultériorité dans le passé se révèle tout à fait flou :

Elle avait voulu être une mère de famille de haut niveau, comme une athlète, se dirait Me Susane. (p. 67)

46Le conditionnel semble gagner, comme par contamination, la pensée même de Me Susane reconstituant ces discours, elle aussi jetée dans une temporalité incertaine, dans le temps même de l’incertitude. Car, jusque‑là, nous avions le passé simple ou l’imparfait pour rendre compte des pensées de Me Susane durant sa lecture des journaux et témoignages :

Seule la haine, se dit Me Susane, peut faire supporter une telle atrocité à l’auteur de celle‑ci. (p. 61)

Que voulait dire tout cela ? se demandait Me Susane. (ibid.)

47Si bien que la pensée elle‑même, voire les dires mêmes des personnages, semble sujets à caution, incertains, et ce conditionnel prend une teinte de conditionnel « de projection », par lequel le locuteur présente le procès comme émanant d’un point de vue distinct du sien (tierce personne ou dédoublement), mais tenu implicite. On l’appelle aussi conditionnel « d’altérité énonciative » ou « évidentiel10 » — l’évidentialité concernant la source de l’information directe, indirecte rapportée ou inférée — il se trouve dans les emplois « journalistiques ». Il s’identifie par une paraphrase en « paraît‑il », qui souligne bien la modalisation portant sur le dire. Chez NDiaye, le conditionnel participe à la défaite des repères ; sa signification se charge de multiples nuances, puisque l’incertitude porte autant sur le moment (quel futur dans quel passé ?) que sur l’instance de prise en charge du discours rapporté que sur le fait lui‑même. Ainsi, lorsque nous lisons :

J’ai essayé de ne pas me tromper, murmurerait Marlyne en souriant humblement (p. 59)

48« Murmurerait » peut‑il bien signifier autant, dans l’esprit de Me Suzane d’abord, et dans celui du lecteur ensuite, « allait murmurer plus tard » que « avait murmuré, paraît‑il », et encore « avait peut‑être murmuré ». Il en va de même pour le « se dirait » de Me Suzane. « Rien n’était certain »...

49À ce phénomène de reconstitution enchâssée et incertaine des discours et de leur origine, il faut ajouter d’autres marqueurs de « flouification » de l’origine du discours et de son énonciation même, ainsi comme fictionnalisée. En effet, à maintes reprises, un doute est émis quant à la réalité de la prise de parole, si bien que le lecteur en vient à interroger la validité de ce que vit véritablement Me Susane, peut‑être enfermée dans « un épouvantable théâtre qu’elle prend pour la vraie vie » (p. 189). Ainsi les prises de paroles sont‑elles souvent assorties des incises suivantes ou des propositions encadrantes suivantes, qui toutes viennent modaliser la valeur de vérité de l’énoncé restitué, par l’interrogation et divers outils modalisateurs qui touchent au discours d’autrui ou au propre discours de Me Susane : l’incertitude portant tantôt sur le dit, tantôt sur le dire lui‑même :

Il lui avait probablement dit quelque chose comme : (p. 36)

Lui avait‑il dit : […] ? (p. 38)

Elle lui trouva mauvaise mine.
Elle le lui dit peut‑être, feignant la sollicitude, ou simplement le pensa et se figura le lui dire en jouant la sollicitude. (p. 125)

Elle croyait s’entendre demander à Rudy : Veux‑tu bien essayer de les joindre tout de même ?
Elle ne pouvait distinguer si elle parlait en rêve ou véritablement […] (p. 194)

[…] elle ne parvenait pas à distinguer si elle s’exprimait à voix haute ou intérieurement […] (p. 199)

50Souvent, la négation s’empare de l’incise et vient désactualiser la parole retenue de Me Susane :

[…] ne pouvait lui dire Me Susane (p. 46)

Ces mots, Me Susane se contraignait à ne pas les prononcer, ayant l’intuition que Sharon leur ferait exprimer le contraire [...] (p. 47)

Je t’aime beaucoup, ne lui avait jamais dit Me Susane […] (p. 90)

Ne vois‑tu donc pas que je suis blessée ? Que je saigne ?
Cela, Me Susane n’osa pourtant le lui dire. (p. 135)

Car nous souffrons, Principaux, car nous souffrons, ne lui dit pas Me Susane. (p. 170)

Elle avait parlé muettement, aussi Principaux ne réagit‑il point. (p. 225)

51Cette dernière incise oxymorique souligne ce qui se joue et lutte en Me Susane, « habituellement » occupée à retenir « les voix de son for intérieur » (p. 194).

« Car » et « mais »

52Enfin, on ne peut pas manquer de noter la forme singulière des discours des Principaux, Gilles et Marlyne. Singulière en ce que totalement mécanisée et stylisée par la systématisation de deux marqueurs : les conjonctions de coordination « mais », pour le discours de Marlyne (p. 113‑123), et « car » pour celui de Gilles (p. 158‑170), l’un et l’autre adressés à Me Susane. Elles sont placées sur tous les points d’articulation de la pensée, en tête de proposition ou de phrase, comme des ponctuants obsessionnels sur une dizaine de pages pour chacun :

Mais je ne lui ai rien demandé. Mais non ! Mais je ne veux pas être défendue au mieux, mais je veux ne pas être défendue du tout. Mais je suis heureuse ici. Mais j'aimerais n'avoir plus rien à faire avec M. Principaux, mais je sais que ce n'est pas possible, mais il sera toujours le père des enfants que mon acte a... Mais je ne veux pas être défendue. Mais j'ai posé mon acte, mais je savais que je n'aurais pas la tête tranchée. Mais cet acte, mais je l'ai accompli. Mais je ne peux pas le regretter, mais ce serait indécent. Mais c'est accompli, mais je l'ai fait. (p. 117)

[…] car, Maitre, oui, car oui je suis arrivé et ma vie a pris une autre tournure car je n'aurai plus jamais d'enfant avec qui que ce soit car je pourrais bien sûr procréer de nouveau car je ne le veux pas car cette simple hypothèse me fait horreur car je ne veux plus d'enfant, jamais, arrivé devant notre chère maison, devant mon épouse chérie car j'ai alors avisé le véhicule de police et j'ai pensé oh non mon amour, oh non je ne veux pas que tu sois morte car je ne pensais qu’à Marlyne car je ne m'étais jamais vraiment tracassé pour les enfants qui jouissaient grâce à Marlyne d'une santé formidable, car je suis arrivé, car je suis entré et j'ai trouvé ma chère Marlyne assise sur le canapé car les policiers l'avaient installée là car Marlyne était une femme obéissante car à l'excès car parfois je lui disais qu'elle devait se défendre au travail et ne pas se laisser maltraiter par un principal de collège tyrannique car ainsi me permettrais-je de qualifier ce monsieur du collège de Pauillac qu’elle affirmait respecter et apprécier […] (p. 162)

53Comment expliquer cela ? Il me semble que chacune des conjonctions met au jour une obsession du personnage. Chez Gilles Principaux, la conjonction « car », qui est là pour expliquer ou justifier ce qui vient d’être énoncé, manifeste aussi bien un constant besoin de se justifier qu’une logique implacable, un enchaînement inéluctable, moins des faits que de la pensée de Gilles Principaux. Dans sa plaidoirie, Me Susane parlera d’un homme machiavélique qui « exploite l’obscurité », « nourrit son obsession, travaille à son plan » (p. 231), « aux décisions irrévocables » (p. 232). L’origine du mal semble donc être sa parole même, performative, en ce qu’elle conduit sa femme à l’infanticide, à l’irrévocable. Ce « car » souligne cet irrévocable de la manipulation de Principaux sur sa femme :

[…] car elle l’avait fait, oui, Maître, […] car on ne pouvait en aucune façon rêver ou envisager de le défaire ou de le modérer ou d’en atténuer le résultat […] (p. 167)

54Cet homme étrange rêve pourtant que Me Suzane le « délivre » du « songe », du « cauchemar » (p. 13) dans lequel il est pris et qui ressemble beaucoup à la vie ; car le caractère inéluctable de son acte est souligné d’entrée de jeu, dès la page 13 :

Mais en cas précis, le cauchemar ne résultait d’aucune confusion, d’aucun malentendu, il était la vie même de cet homme et les actes qui brisaient cette vie avaient eu lieu et ne pouvaient être défaits puisque les morts n’allaient pas s’extraire de son rêve pour naître une seconde fois. (p. 13)

55Chez Marlyne Principaux, l’anaphore de la conjonction « mais » manifeste aussi une lutte intérieure. Par rapport à l’orientation argumentative sous‑entendue du premier élément, jamais énoncé dans sa bouche, et que l’on pourrait adjoindre à nombre de ses propositions commençant par « mais », à savoir « j’ai tué mes/nos enfants », cette conjonction prend une valeur légèrement concessive, qui peut être explicitée par « pourtant ».

Mais les surveillantes me traitent bien également, oui. Mais je me sens bien. Mais je suis bien tranquille, oui. Mais la nourriture est excellente, je ne laisse jamais rien dans mon assiette. (p. 114)

56La conjonction manifeste une réaction de Marlyne à une situation dont elle refuse telle ou telle conséquence ou telle ou telle conclusion qu'on pourrait en tirer. Ce qui se dégage du discours reconstruit par le point de vue de Me Susane, pourrait être une culpabilité foncière de Marlyne aussi bien qu’une tentative quelque peu désespérée d’aller là encore contre le cours inéluctable des choses. Elle semble prise, comme chacun des personnages du récit dans cet « épouvantable théâtre intérieur » (p. 189) qu’elle a elle‑même forgé de ses « pensées funestes » (p. 175), ou dans un « songe » cauchemardesque, dont elle voudrait être tirée.

***

57« Où se cré[ent] les pensées funestes […] ? » (p. 175), s’interroge Me Susane. Marie NDiaye fait ici la magistrale démonstration, au travers de ses personnages, que la réponse est dans leurs rêves ou leurs cauchemars. C’est ainsi que l’on peut comprendre le titre du roman « La vengeance m’appartient ». Chacun semble avoir dû, à sa façon, « répondre à cet ordre que lui donnait ses propres songes » (p. 175), qu’aucun fait tangible, réel, ne semble jamais pouvoir déconstruire, ni même vérifier. « Et si je me trompais ? » se demande Me Susane. Il n’empêche ; des mots seront inéluctablement prononcés, qui poseront sur les événements une étiquette définitive, ou du moins les teinteront définitivement d’une marque ineffaçable. La vérité est toujours ailleurs, chez NDiaye, dans les failles du langage, le creuset de la fiction.

img-1.jpg