Colloques en ligne

Romain Enriquez

Une maladie de la promenade : la dromomanie dans l’œuvre de Maupassant

Introduction

1La dromomanie désigne l’impulsion à se mettre en marche sans but précis, dans un état de semi-conscience, et à vagabonder en cet état durant un temps indéterminé. Dans ses formes les plus graves, l’impulsion se mue en une véritable « manie », poussant ceux qui s’y adonnent à errer de plus en plus loin de leur domicile et de plus en plus longtemps. Cette pathologie, qui fut isolée comme une nouvelle entité nosologique au XIXe siècle, a déjà été brillamment étudiée par Ian Hacking1 ; cependant, à notre connaissance, elle n’a jamais fait l’objet d’une étude spécifique sur l’œuvre de Maupassant. Pourtant, l’écrivain normand lui consacra beaucoup d’attention dans trois récits parus en six ans, de 1883 à 1889, soit de son premier grand roman Une vie à son « roman-synthèse »2 Fort comme la mort, en passant par la nouvelle « La Nuit », contemporaine du « Horla » (1887). On y voit Maupassant mêler intimement ce que l’histoire littéraire a coutume de distinguer entre réalisme et fantastique, et que nous proposerons d’appeler « réalisme psychique », à partir du cas exemplaire de la dromomanie.

I. Un thème de recherche marginal

2Les fous voyageurs sont connus de la littérature psychiatrique, mais pendant longtemps, ils étaient confondus avec d’autres types de folie3. On doit probablement à Achille Foville, aliéniste et fils de l’aliéniste du même nom, la première étude concrète de la dromomanie. En 1875, il lit devant la Société médico-psychologique un mémoire intitulé « Les aliénés voyageurs ou migrateurs. Étude clinique sur certains cas de lypémanie »4. Avec ce sous-titre, Foville indique qu’il n’entend pas créer une entité nosologique distincte, mais qu’il rattache la dromomanie à une sous-espèce, une variété de « lypémanie ». La notion de lypémanie vient d’Esquirol et occupe une place cruciale dans sa nosographie, puisque son traité fondateur de 1838, Des maladies mentales5, repose sur la division de l’ancienne mélancolie en deux entités distinctes, lypémanie et monomanie ; elles correspondent respectivement à ce qu’on appellerait aujourd’hui la dépression et la psychose délirante. Foville propose une typologie en cinq branches – imbéciles, folie instinctive, épileptiques, déments – auxquelles vient donc s’adjoindre la ramification des aliénés voyageurs, dont la particularité tient à ce que leur acte est « réfléchi et parfaitement conscient »6. Mais le mémoire de Foville reste assez anecdotique, car le mot « dromomanie » ne figure pas, en 1885, dans le grand Manuel pratique de médecine mentale7 du docteur Régis ; et une seule mention en sera faite dans la réédition augmentée du Manuel de 1892.

3Dans l’intervalle est paru un ouvrage sur la dromomanie par le docteur Tissié8, en 1887, mais son approche n’a rien non plus de bien original. Il propose une typologie qui est en partie fondée sur celle de Foville entre les délirants, les hallucinés, les impulsifs, les déments et les captivés. La fugue provient, selon lui, de l’image fournie par la sensation. Tissié se contredit cependant en attribuant le caractère inconscient tantôt au groupe des déments, tantôt à celui des impulsifs ou des épileptiques ; bien qu’il appartienne au groupe des « captivés », le célèbre fou voyageur Albert serait, lui aussi, inconscient. Telle est la principale différence apportée par Tissié, par rapport à Trélat ou Foville, de mettre en avant le caractère inconscient – caractère qui sera impliqué dans le concept d’« automatisme ambulatoire » que forgera Dubourdieu dans sa thèse de médecine9, parue un an après la mort de Maupassant. Du vivant du romancier, on peut donc conclure que la dromomanie constituait un sujet de recherche encore neuf.

4Partant, c’est du côté du récit littéraire qu’il faut chercher les aperçus les plus suggestifs. Il existe alors dans le récit de fiction deux exemples types de dromomanes, que nous pouvons appeler schématiquement les criminels et les rêveurs. Les premiers forment la matière de romans policiers qui exploitent l’association stéréotypée entre vabagondage et criminalité ; nous en avons aussi repéré un cas chez une femme inconsciemment criminelle dans une nouvelle de jeunesse d’Anatole France, Jocaste (1879). Les seconds inspirent les personnages de « dormeurs éveillés », notamment chez Daudet, avec le personnage de M. Joyeuse dans Le Nabab (1877), un roman bien étudié par les psychologues de l’époque10, ou encore avec l’héroïne de L’Évangéliste (1883). On peut adjoindre à ces deux types un cas annexe, celui du Juif errant, qui abonde dans les romans populaires du XIXe siècle. Toutefois, aucune de ces entrées thématiques n’est plus convaincante que les catégories de la psychiatrie ; aucune ne pourrait accueillir les trois personnages de Maupassant auxquels nous allons maintenant accorder notre attention.

II. Elle et lui : deux cas de dromomanie

5Nous n’adopterons pas une perspective chronologique, mais une approche qui permette de comprendre que le fantastique est, chez Maupassant, essentiellement d’ordre psychique. Comme son nom l’indique, la nouvelle « La Nuit »11 semble centrée sur la nuit plus que sur la marche. Bernard Demont compare ainsi le héros-narrateur à « une manière de docteur Jekyll, dont le Mister Hyde se contenterait d’être un nyctophile impénitent »12. En effet, il chérit la nuit, il l’aime avec passion, et en particulier les marches dans la nuit, qui allument en lui un « impétueux, un invincible désir d’aimer ». Or « ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer »13. Si la cause finale de la mort du personnage est l’appel de la nuit, la cause matérielle est donc cette force inconnue, intrusive, qui le met en branle, et se présente comme idéo-motrice : sitôt qu’il est pris par « une exaltation de ma pensée »14, le protagoniste sent qu’« une force me poussait, un besoin de marcher », qui le mène à une longue errance décrite sur un mode réaliste, peut-être même calquée sur la description des Halles par Zola dans Le Ventre de Paris. Mais cette longue errance dans le noir ressemble à celle d’un « aveugle », car l’objet de sa marche n’a pas été prémédité : « Et tout à coup, je m’aperçus que j’arrivais aux Halles »15. Le personnage perçoit aussi le tic-tac d’une horloge « avec une joie inconnue et bizarre » : on verra plus loin que le personnage semble avoir l’idée de sa mort prochaine. Un surcroît d’exaltation le pousse bientôt à courir et sa course prend fin au bord de la Seine vers laquelle il descend, non sans pressentir qu’il n’aura « plus jamais la force de remonter… et que j’allais mourir là… »16.

6Henri Mitterand admirait ce « merveilleux texte […] où se déploie une sorte d’andante, fait à la fois des sensations de la mer et des réminiscences venant de la poésie »17. Il est cependant très bref et son sous-titre « Cauchemar », s’il ménage une liberté d’interprétation, oriente le lecteur vers le régime du conte fantastique. Aussi bien Louis Forestier soulignait-il sa filiation naturelle avec « Le Horla » : « Cette plongée dans les ténèbres est conscience d’atteindre un au-delà (ou un hors-là) sans retour. »18

7Nous passons donc au roman Une vie19, et plus particulièrement au chapitre XIII, l’avant-dernier, le seul où Jeanne contracte la manie de l’errance, avant de ne plus pouvoir faire de mouvement au chapitre XIV. On pourrait dire que ce chapitre est la première nouvelle de Maupassant sur la dromomanie, mais que ce point extrême de mobilité constitue aussi, dans l’économie du roman, le dernier degré avant l’immobilité absolue. Claudine Giacchetti observe ainsi ce paradoxe que « le déplacement, loin d’ouvrir la perspective spatiale, réitère au contraire la thématique de l’enfermement », et qu’il est « principalement un facteur d’isolement et de rupture »20. En effet, le monde extérieur ou référentiel, conformément à la philosophie subjectiviste de Schopenhauer, n’est jamais que la représentation que s’en fait Jeanne.

8Lorsqu’elle s’adonne au vagabondage, Jeanne est-elle consciente ou inconsciente ? À cette question qui gênait visiblement les aliénistes Foville et Tissié, le début du chapitre XIII nous apporte un début de réponse :

Elle sortait pour faire un tour, gagnait le hameau de Verneuil, revenait par les Trois-Mares puis, une fois rentrée, se relevait, prise d’une envie de ressortir comme si elle eût oublié d’aller là justement où elle devait se rendre, où elle avait envie de se promener.21

9La différence entre ce voyage mental et un voyage traditionnel est que Jeanne passe et repasse par les mêmes endroits, elle ne découvre rien. Au touriste désireux de faire en peu de temps le tour de la question s’oppose le fou voyageur qui fait le tour de son univers mental, dans lequel il est irrémédiablement enfermé : « Et cela, tous les jours, recommençait sans qu’elle comprît la raison de cet étrange besoin. » La manie de l’errance prend place, avec le lapsus et le tic, parmi les signes multiples de la présence d’un inconscient au quotidien : « Mais, un soir, une phrase lui vint inconsciemment qui lui révéla le secret de ses inquiétudes. Elle dit, en s’asseyant, pour dîner : Oh ! comme j’ai envie de voir la mer ! »

10Il est remarquable que le moment de la dromomanie soit l’envers de celui du conte « La Nuit » : c’est l’autre crépuscule, le moment où le jour paraît. On y voit une première manifestation de ce fantastique diurne, de ce fantastique de la vie ordinaire qui caractérise les romans dits réalistes de Maupassant : « à mesure qu’approchait le jour, la pensée de Paul l’envahit ; et elle s’habilla dès que le crépuscule parut »22. Notons que le chien Massacre est, lui aussi, extrêmement agité « aussitôt que venait la nuit ». Mais à la différence du héros de « La Nuit », Jeanne ne marche pas d’abord sans but : elle part à la recherche de Paul. Sa quête n’est pas non plus tout à fait solitaire et silencieuse, puisqu’elle s’enquiert auprès de tous les gens qu’elle rencontre s’ils ont croisé Paul.

11Néanmoins, plusieurs signes concordent pour révéler au lecteur que cette intention première se brouille et devient de plus en plus floue, voire spectrale : « Elle repartit, s’égara, erra […]. Affolée, elle marchait maintenant presque au hasard » ; et bientôt : « Elle se remit à marcher sans s’inquiéter où elle allait. […] Elle se hâtait comme pressée par une course importante. »23 Le modalisateur est esssentiel car il signale une discordance interne. La façon dont elle gagne les différents endroits sur sa route a quelque chose de proprement fantastique : « Tout à coup elle se trouva dans un jardin. » Comme l’a noté Mariane Bury, la prolifération des espaces parcourus s’accompagne d’une spectaculaire accélération du temps, les saisons « se succédant à une allure vertigineuse »24 dans ce chapitre. L’errance de Jeanne prend des proportions maniaques, et bientôt, « elle n’osait même plus demander sa route aux passants » ; on passe alors à un imparfait itératif : « elle passait ses jours à errer, attendant la réponse de sa bonne, ne sachant que faire, où tuer les heures lugubres, les heures interminables »25. L’association de la marche au temps peut aussi s’éclairer dans Une vie par le début du roman, lorsque Jeanne rêvait à son prochain époux, précisément au moment du crépuscule :

Quand elle fut rentrée le soir, dans sa chambre, elle se sentit étrangement remuée et tellement attendrie que tout lui donnait envie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petite abeille battait à la façon d’un cœur, d’un cœur ami ; qu’elle serait le témoin de toute sa vie, qu’elle accompagnerait ses joies et ses chagrins de ce tic-tac vif et régulier.26

12On retrouve ainsi l’idée, entrevue dans « La Nuit », que la marche est censée tuer le temps, mais qu’elle tue aussi l’agent de la marche – une idée qui va s’avérer cruciale dans Fort comme la mort27.

III. Le mot de la fin

13L’épisode de dromomanie intervient, cette fois, dans le tout dernier chapitre de ce qui est aussi le dernier grand roman de Maupassant. Le héros, le peintre Olivier Bertin, a enfin pris conscience de son amour pour la fille de sa maîtresse Any – amour qualifié d’« irrésistible », « destructeur » et surtout « plus fort que la mort »28. Cette proposition qui gauchit le Cantique des cantiques (« L’amour est aussi fort que la mort ») est empreinte de fantastique, car elle apparaissait déjà sous cette forme dans le conte La Morte amoureuse de Théophile Gautier29, puis à l’orée de « Véra » (Contes cruels) de Villiers de l’Isle-Adam.

14La maîtresse de Bertin, Any, se montre compréhensive ; elle exhorte cependant son amant à chercher des distractions afin d’oublier sa fille. Suit un curieux échange avec Olivier Bertin :

– Alors, je m’en vais.
– Qui vous presse tant ?
– J’ai besoin de marcher.

15La formule paraît anodine, mais Any use à nouveau de la tournure classique en « qui » au lieu de « qu’est-ce qui ». Le lecteur de l’époque perçoit l’ambiguïté : il semble qu’une force obscure se cache derrière la décision de marcher. Any ne s’y oppose pas et répond : « C’est cela, marchez beaucoup, marchez jusqu’à la nuit, tuez-vous de fatigue et puis couchez-vous ! »30 Elle ne croit pas si bien dire en lui indiquant le même programme qu’au héros de « La Nuit ».

16Malheureusement, Bertin n’entend pas les restrictions et les circonstants ; il ne retiendra qu’une seule chose : « marchez beaucoup […], tuez-vous ». Car au cours d’une longue promenade, il va se faire renverser par un omnibus. Or cet accident mortel ne prend pas tant l’aspect de la fatalité que celui d’un acte manqué dans la manière dont Bertin l’expose : « Je n’ai pas regardé autour de moi… je pensais à autre chose… à toute autre chose… oh ! oui… et un omnibus m’a renversé et passé sur le ventre… »31 Accident ou suicide ? Any lui pose cette question décisive « si près du visage qu’elle semblait lui souffler les mots sur la peau », comme pour rendre visible, sur un mode réaliste, la noire pulsion qu’elle a devinée en Bertin :

– C’est vous qui vous êtes jeté sous cette voiture ?
Il répondit en essayant toujours de sourire :
– Non, c’est elle qui s’est jetée sur moi.
– Ce n’est pas vrai, c’est vous.
– Non, je vous affirme que c’est elle.32

17La responsabilité de l’omnibus ne sera pas pleinement élucidée, parce qu’on ne peut déterminer dans quelle mesure a joué la pulsion de mort du personnage. Any s’en veut : « Dire que je vous a laissé partir, que je ne nous ai pas gardé ! » Cependant, le véritable coupable est peut-être la dromomanie, cet état d’inconscience motivé que Daudet rapprochait du rêve dans Le Nabab mais que Maupassant, lui, associe au cauchemar :

Dans l’hôtel tout était muet, tout semblait mort, sauf la haute horloge flamande de l’escalier qui, régulièrement, carillonnait l’heure, la demie et les quarts, chantait dans la nuit la marche du Temps, en la modulant sur ses timbres divers33.

18On entend donc encore carillonner l’horloge, à la dernière page de ce roman crépusculaire où Maupassant lui-même est en marche vers la nuit.

19Dans les deux romans et la nouvelle que nous avons parcourus, la dromomanie est envisagée de façon très sombre comme une réponse manquée à l’angoisse du temps, une réponse qui amène le personnage à précipiter le moment de sa propre mort. Il n’est pas impossible que des considérations d’ordre personnel aient favorisé la mise en évidence de ce qu’on peut appeler une pulsion de mort dans le bien nommé Fort comme la mort. En effet, au moment où Maupassant l’écrivait, son frère Hervé était interné en clinique où il allait mourir après la publication, tandis que Guy sentait les premières atteintes du mal qui allait l’emporter. Mais ces circonstances funestes n’ont sans doute joué qu’à la marge, et les trois récits sont surtout exemplaires de ce que l’on pourrait appeler la fiction-science – un récit littéraire qui dialogue avec les sciences contemporaines et contribue, sous forme fictionnelle, à élaborer un savoir sur un objet.