Colloques en ligne

Fanny Audibert

Claude Lantier : portrait de l’artiste en flâneur

Introduction

1S’intéresser à la flânerie du peintre Claude Lantier, héros du Ventre de Paris et surtout de L’Œuvre, revient à s’intéresser à une pratique par laquelle le personnage se signale auprès du lecteur en tant qu’artiste. La promenade revêt donc des enjeux esthétiques, mais également des enjeux sociologiques. Il ne saurait en être autrement dans deux romans qui, en plus d’être de véritables manifestes artistiques, opposent l’art véritable (le souci du vrai, du réalisme au naturalisme) et la bourgeoisie, celle qui règne dans les Halles comme celle qui réagit aux tableaux du Salon des Refusés : on vérifiera que, si la flânerie appartient vraiment à l’artiste – ou à ceux qui ne sont pas (encore) des bourgeois –, c’est la promenade qui concerne surtout ces derniers.

2Il faut pointer d’emblée une dissymétrie entre les deux romans. Claude Lantier, dans Le Ventre de Paris, apparaît essentiellement comme un flâneur ; presque toutes ses marches dans les Halles se rattachent à cette caractéristique. Dans L’Œuvre, en revanche, le parcours dans la ville – et, plus rarement, à la campagne – est loin d’obéir uniquement à cette logique. D’autres motivations rendent plus complexe la relation à la ville, laquelle apparaît plus éclatée, moins unie : les Halles étaient une cité en miniature, se suffisant à elle-même, mais le Paris de L’Œuvre offre plusieurs endroits, de Montparnasse à Montmartre (malgré le recentrement progressif du regard sur son « berceau » qu’est la Cité). Plutôt que d’examiner les raisons d’êtres de tous les déplacements du peintre, nous aurons l’occasion de relever par plusieurs biais que le rapport de Claude à la ville et à la peinture se modifie radicalement, d’un roman à l’autre : dans le premier, la peinture est un medium, la ville étant le véritable objet de ses efforts ; mais dans le second, c’est l’inverse qui s’est produit, à l’image d’un habitus urbain qui est devenu moins harmonieux et moins heuristique.

3Nous verrons donc en quoi la flânerie, avec les enjeux esthétiques et sociologiques qui lui sont inhérents, traduit aussi la relation heureuse que peuvent tisser le peintre et la ville.

4Nous rappellerons d’abord que la flânerie – telle qu’on la voit chez Zola – se définit par les « rencontres de hasard » qu’elle permet et qui l’organisent ; ce en quoi elle s’oppose à la « promenade », plutôt bourgeoise. Nous en viendrons enfin à ce que la flânerie dit de l’artiste chez Zola, et particulièrement de son rapport à la ville et à la peinture (elle permet un regard esthétique, fait surgir le vrai, la réalité, la beauté, et consacre surtout une grandeur paradoxale de l’artiste).

« Un flâneur habitué à toutes les rencontres de hasard »

5Zola est sans équivoque : s’il existe une distinction entre les flâneurs et les promeneurs, Claude Lantier appartient aux premiers. Non que la « promenade » ne le concerne jamais : seulement, nous verrons ailleurs que soit cette promenade annoncée contient, heureusement, une flânerie qui ramène Claude à son être ; soit elle s’invite de façon importune dans la trajectoire d’un artiste dévoyé, qui ne sait plus habiter la ville en peintre, et qui est proche de sa fin (c’est ce que montrent les derniers chapitres de L’Œuvre).

6Dans Le Ventre de Paris, toutes les apparitions de Claude voient aussi l’apparition de l’idée de flânerie. C’est en « flâneur1 » que Claude observe Florent, qu’il vient de rencontrer, avec intérêt ; ce qui fait son identité, pour l’ancien bagnard, c’est d’être « le flâneur insouciant » des Halles, de jour et particulièrement de nuit2. Ceux qui marchent avec lui se livrent d’ailleurs à la même activité, soit parce que c’est dans leur nature (Marjolin et Cadine3), soit parce qu’ils sont « entraînés » à sa suite4. Et, dès les premières lignes de L’Œuvre, le lecteur est invité à reconnaître en Claude Lantier cet « artiste flâneur, amoureux du Paris nocturne » qu’il aura déjà rencontré. L’identité avec le personnage du Ventre se vérifie encore lorsque Claude, dans le deuxième chapitre, marche avec Sandoz, puis avec leurs amis, dont le désir d’une « bonne flânerie » va prolonger celle à laquelle ils s’adonnaient5, mais aussi lorsqu’il se livre, avec Christine, à des « flâneries » le long des quais6.

7Il ne suffit pas de constater que Claude « flâne » ; encore faut-il comprendre ce dont il s’agit. La définition que cette attitude reçoit chez Zola est d’autant plus intéressante qu’elle va en partie à l’encontre de ce que l’on tendait alors à ranger derrière ce vocable : les partis pris de l’écrivain, résolument favorables à une marche que l’on pourrait qualifier de « bohême », tendent à éliminer les connotations négatives qu’elle traîne avec elle, ou bien à les retourner contre ceux qui la définissent comme une anomalie ou un dévoiement : en d’autres termes, la bourgeoisie.

8En effet, la définition qu’en propose le Grand dictionnaire universel du xixe siècle ne s’applique pas pour chacun de ses points à ce que montre Zola. Selon le dictionnaire, est flâneur d’abord celui qui « erre sans but »7. Or, tel n’est jamais parfaitement le cas dans les textes que nous avons évoqués : non seulement les Halles sont parfois le but avoué de toutes les déambulations de Claude et de ses compagnons8, mais les moments où le peintre erre « sans but » et « sans idée nette »9, et qui sont assez rares, ne reçoivent, eux, aucune dénomination précise. (On verra par ailleurs qu’il leur manque une caractéristique essentielle pour rejoindre la cohorte des « flâneries »). Flâner, chez Zola, n’est donc pas si flou ou si désorganisé qu’on ne pourrait le croire.

9Il est juste de dire que, à la flânerie, un but défini fait défaut. Les « flâneries » coutumières avec Marjolin et Cadine ont des points de départ fixés par l’habitude, mais le symétrique n’est pas vrai10 ; Claude erre autour des Halles11 ; plus tard, alors que Claude a admis qu’il ne savait pas où il menait les membres de sa bande12, ils s’étonnent, finalement, de constater qu’ « ils allaient chez Baudequin »13. Ici, un but se présente, mais il n’est pas désiré, mais ce n’est pas lui qui a aimanté la marche : surgissant en raison de la configuration propre au lieu traversé, il fait lui-même l’objet de ces « rencontres de hasard » dont nous serons amenée à reparler. En d’autres termes : non, la flânerie n’est pas « sans but » ; elle en rencontre un, en raison de la trouvaille qui lui est inhérente. Insistons-y : la flânerie n’est nullement anarchique ou même inquiétante pour qui recherche un sens ; seulement, celui-ci lui vient d’autre part que de la rationalité moyenne et bornée qui domine peut-être parmi les habits noirs. (Non qu’elle interdise l’habitude, ou une certaine fréquence quant à son trajet ou au temps qu’elle emploie : mais on verra que ces caractères sont bien plus prononcés dans la promenade.)

10A l’absence de but précis correspond, bien sûr, une errance (terme dont Zola n’use pas ici, mais auquel nous donnons une connotation positive), celle d’une vie de bohême. On « s’attarde »14, on « rôde »15, on « bat » les quartiers, les rues ou les pavés16, on « traîne les talons »17 ; dans L’Œuvre, on « vague », on « vagabonde »18. Cette errance, autrement dit ce déplacement dont la raison d’être n’est pas réglée, a l’imprévisible – pour la trajectoire et pour la durée – comme composante inévitable. Or, cet imprévisible vaut autant pour celui qui la fait que pour ceux qui le voient passer. Dans Le Ventre, parce que Claude n’est pas le personnage principal, il est toujours le sujet d’apparitions puis de disparitions soudaines et inattendues. C’est sa voix forte qui signale inopinément sa présence dans les premières pages du roman ; il va ensuite « disparaître », quittant Florent « comme il l’avait pris, au bord d’un trottoir »19. Sa présence elle-même tient de ces « rencontres de hasard » si importantes à la flânerie ; il ne vient devant le lecteur que par le biais d’au moins un autre personnage dont on suit le parcours : lorsque la narration nous raconte l’histoire de Cadine et de Marjolin, on découvre simplement qu’ « il était là »20 lorsqu’ils ont l’habitude de se rendre à la triperie. A ce sujet, il est intéressant d’examiner ce qui encadre la description de la journée à Nanterre : deux récits concernant le moment où le peintre s’est séparé de Florent, le soir21. Le premier se substitue logiquement à celui de son arrivée : nous ne verrons le peintre qu’apparu brusquement au côté de Florent, comme il s’était matérialisé « tout au côté » de Mme François dans les premières pages du livre. Mais ces deux versions du départ de Claude ont surtout la particularité d’être différentes, Claude ne disant pas la même chose « en s’en allant ». Par conséquent, la répétition brouille le départ du peintre, de la même manière que le silence entourait sa venue. L’errance, sans conclusion, sans commencement aux contours nets : voilà ce qui définit Claude, particulièrement dans Le Ventre de Paris.

11Le flâneur subit des « rencontres de hasard » : deux termes qui, de façon redondante, connotent l’imprévu, le coup de dé. Le flâneur, dont le temps n’est pas ordonné, peut se laisser « amuser »22 (verbe qui indique encore, alors, la perte de temps) par certains endroits de la ville et par ce qu’elle présente à ses regards disponibles. Il « s’arrêt[e] fréquemment », en bon « oisif » qu’il est, comme l’admet le dictionnaire. Son regard attend une occasion, et c’est lui qui organise son temps ; Claude est donc « arrêté »23, « retenu »24 : tantôt il s’immobilise « des heures »25, tantôt il réagit « brusquement »26 à ce devant quoi ses pas le mènent. Toutefois, il n’est pas seulement passif : c’est activement qu’il se montre « curieux, intéressé profondément »27 par ce que la ville recèle, et partant, prêt à voir de près, et longuement, et sous tous ses angles, ce qui excite cet intérêt. La flânerie est donc mise à disposition de soi, mais mise à disposition active : son regard cherche qu’on vienne le prendre, ses pas vont vers une « rencontre » dont il sait seulement qu’elle aura lieu.

12Que rencontre-t-on ? Tout, ou presque : une vision préparée pour tous les passants et pour toutes les heures, comme un monument, une place ou une perspective (le Corps législatif, la place de la Concorde et l’enfilade des quais28), ou bien une composition architecturale inattendue que donne un point de vue qui n’a fait l’objet d’aucune pensée dans l’aménagement de la ville (une vision de Saint-Eustache sous les Halles29) ; l’ordre régulier du travail et des heures (la vie ordinaire des Halles), mais aussi la modification qu’y introduit un effet de soleil (le lever du jour sur les « gredins de choux », ou bien les « têtes colorées des marchandes »30) ; une rue dans son ensemble (la rue Pirouette31) ou bien dans son détail (enseigne ou vitrine32) ; une personne qui œuvre dans un endroit, lui appartient, lui donne sa vie particulière (ceux qui chargent les paniers dans les camions rue Berger33), mais aussi un passant qui ne fait qu’y passer (une nourrice vêtue de couleurs vives34). Ce qui est grand, ce qui est petit ; ce qui a été fait pour être vu, et ce à quoi nul n’a pensé ; ce que l’homme a bâti, et ce que donne la marche des heures ; ce qui définit un endroit, et ce qui le traverse sans rien lui donner : tout ce qui est au même lieu que le flâneur, quelle qu’en soit l’origine, est digne de ses regards.

13Cet errant qui « vagabonde », dont le parcours et la durée ne sont enclos par aucune limite définie, dont le regard peut être attiré par tout ou presque, a naturellement son ennemi : c’est l’ordre bourgeois. On peut rappeler, naturellement, que c’est à Claude que Zola confie l’expression finale de son dégoût devant l’ordre triomphant du Ventre (« Quels gredins que les honnêtes gens »), et que cette expression était déjà annoncée par des commentaires assez proches à l’intérieur du roman (« ce qui est exaspérant, ce qui n’est pas juste, c’est que ces gredins de bourgeois mangent tout ça ! »35) ; ou que, naturellement, l’ « imbécillité bourgeoise »36 est la cible des railleries mais aussi des audaces de cet artiste visionnaire. Mais, en vérité, sa marche apparemment désorganisée le désigne déjà comme échappant à l’ordre du Second empire. Il est bien ce flâneur dont le Dictionnaire fait un « libertin » (suivant une étymologie irlandaise douteuse), mais aussi « un homme oisif », « une variété du paresseux », « ce type inutile » qui est « répugnant » à l’ordre et à l’honnêteté bourgeois. Claude, se perchant à son gré sur les bancs37, allant « sifflant » et « les mains au fond des poches » ou même « ballantes »38, est un pied-de-nez ambulant à la « vie plate » [PB]. Il est même, comme le dénonce le dictionnaire, celui « qui encombre les rues des grandes villes, et y gêne la circulation » : n’est-il pas répété que, tantôt avec les enfants des Halles, tantôt avec ses confrères, il parvient à occuper le trottoir, « forçant les gens à descendre »39, ou à « sembl[er] tenir la largeur du boulevard des Invalides »40 ?

14Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que notre flâneur ait l’occasion de susciter l’incompréhension, la colère, voire l’effarement des bourgeois qui le voient aller et ne comprennent pas son attitude. Il y a notamment la scène où les discussions animées des artistes, boulevard des Invalides, attirent des bourgeois « inquiets » qui « finissaient par s’attrouper autour de ces jeunes gens », s’attendant à une querelle, avant de s’en aller « vexés, croyant à une farce », lorsqu’un objet d’admiration commun réconcilie d’un seul coup toute la bande41 : la flânerie reçoit son caractère de ce qu’elle rencontre, versatilité qui apparaît inconciliable avec le bon sens des « passants » ordinaires.

« En promenade »

15Nous avons dit que la promenade touchait assez peu Claude Lantier. Dans Le Ventre de Paris, elle n’est mentionnée qu’une fois le concernant, et de façon assez surprenante : lorsque celui que l’on a appris à connaître en éternel flâneur fait sa dernière apparition dans l’œuvre, il « promenait sa flânerie dans l’arrivage des légumes »42. Il faut comprendre que « promener » est ici synonyme de « transporter »43, mais que c’est le terme de « flânerie » qui est le plus important des deux : il correspond à un état d’esprit, à une véritable disposition de Claude pour ce qui l’entoure. Claude vient en flâneur, pour flâner : ce n’est pas la promenade, ici, qui définit son être.

16Mais alors, que faire de la promenade, et de quoi est-elle le nom ? Elle revient dans L’Œuvre, d’abord pour désigner uniquement un lieu ou une trajectoire, conformément à l’une de ses définitions44. Lieu ou trajectoire qui n’en sont pas moins susceptibles d’accueillir la flânerie. Ainsi, lorsque Claude et Sandoz cheminent de la place de l’Observatoire jusqu’au boulevard du Montparnasse : « C’était leur promenade ordinaire, ils y aboutissaient quand même, aimant ce large déroulement des boulevards extérieurs, où leur flânerie vaguait à l’aise »45. Ici, le mot « promenade » semble devoir désigner, soit un lieu, soit un parcours, pourvu de limites ou du moins de contours établis : dans de telles conditions, il reste possible d’y « flâner », d’y « vaguer », pourvu que les marcheurs y conservent disponibilité et absence d’ordre.

17Néanmoins, il arrive que la promenade devienne le nom que prend l’activité du peintre. Ces occasions permettent de proposer une définition, forcément fragmentaire, de ce que peut être la promenade chez Zola, par opposition à la flânerie. Tout d’abord – comme le suggérait déjà l’exemple précédent –, elle implique que le parcours soit quelque peu enserré. Claude et Christine « flânent » à Bennecourt, mais pas quand ils marchent « le long de la Seine, au milieu des prés, jusqu’à la Roche-Guyon » : alors, c’est une « promenade »46. On peut évidemment penser que Zola a avant tout souhaité éviter de répéter les mêmes termes à l’intérieur de son texte : en effet, pour décrire leurs déplacements multiples, il donne successivement « flâneries », « grandes courses », « promenades », « explorations », « voyages ». Mais il n’en reste pas moins que le terme de « promenade » ne lui a pas paru contre-indiqué ici, lorsque le trajet des deux héros est forcément limité sur un côté par le fleuve, et qu’il a un terminus ad quem, qui est la Roche-Guyon.

18Un autre exemple en est fourni par les « promenades »47 de Claude et Christine lorsqu’il la raccompagne le long des quais. Mais elles contiennent un autre enseignement, en soulignant le caractère de régularité temporelle qui peut (qui doit ?) être attaché à la promenade. Non seulement la jeune femme vient et repart chaque lundi, mais elle doit aussi avoir regagné ses quartiers pour onze heures : lesdites « promenades », en plus de se produire dans un lieu délimité et à un intervalle fixe, ne peuvent pas excéder une certaine durée. Cette fois, il est interdit de « s’oublier ».

19Une troisième caractéristique – qui n’est, pas plus que les deux autres, ni systématique, ni suffisante – de la promenade est que celle-ci peut recevoir un objectif ou une raison d’être précis. On le voit lorsque, vers la fin du roman, Sandoz essaie d’arracher Claude à sa toile qu’il s’épuise à manquer : l’écrivain « inventa des motifs de promenade »48 pour le forcer à sortir. On remarque, au passage, que le peintre, ne sortant plus, ne flâne plus, n’habite plus la ville en artiste comme il le faisait dans Le Ventre de Paris ; le fait que la promenade s’y substitue est un indice net de la dégradation de son état.

20En outre – corollaire du précédent – la promenade peut connoter le besoin, et, parfois, la santé. Claude et Christine, devenus parents, éprouvent parfois un « besoin » de « promenade »49 (alors que la « flâne », elle, aiguillait le désir ou « l’appétit »50) : il ne s’agit pas de se rendre disponible au paysage, mais, en reparcourant les quais, de retrouver l’atmosphère perdue du bonheur d’autrefois, et, pour l’artiste surtout, de se convaincre que la réussite est encore à portée. Enfin, lorsque Sandoz, sur la prière de Christine, fait sortir le peintre obsédé par son tableau, c’est par considération pour sa santé physique autant que pour sa santé mentale.

21Enfin, il est indifférent, dans la promenade, que l’on prête ou non attention à ce qui est autour de soi. On voit une autre distinction essentielle avec la flânerie. Ainsi, dans ses promenades hivernales à Bennecourt (pour prendre l’air alors que Christine, enceinte, reste chez eux), le peintre ne regarde pas le paysage ; il médite seulement sur son ménage : c’est sa rêverie qui est « attachée à des pensées vagues », son regard, lui, n’erre nullement ; et ce sont ces pensées qui déterminent le rythme de ses pas, puisque, « repris de tendresse, il se hâtait de rentrer » auprès de Christine51. Ce n’est donc pas d’abord ce que l’on rencontre qui définit la promenade. Il en est un autre exemple très net : celui de Florent lui-même, dont la « longue promenade le long des quais », qui visait à calmer ses nerfs, n’offre prise à aucune description52. On retrouve ici la circonscription dans l’espace, mais aussi dans le temps (la longueur était un objectif, non le fruit du hasard), et même une raison d’être identifiable. Le contraste avec Claude est d’autant plus frappant que cette indication suit le récit d’une rencontre avec le peintre au cours d’une de ses errances nocturnes sous le couvert des Halles. La promenade, par conséquent, n’exige pas qu’on fasse attention au paysage, alors que c’est indispensable pour la flânerie. (C’est pourquoi les errances sans but de Claude dans L’Œuvre ne reçoivent pas ce nom : alors, il ne voit rien.) On en trouve un autre indice dans le fait que ses « promenades » avec Christine le long des quais, au temps où elles ont cessé d’être des flâneries, ne lui ont pas permis de voir que là était le véritable sujet de son tableau longtemps cherché. Ainsi qu’il le dira lui-même : « Que de fois j’ai regardé sans voir ! »53

22Ainsi, la promenade tend à être circonscrite dans l’espace, et dans le temps ; elle peut recevoir une raison d’être précise, qui prend parfois la forme d’un besoin ou d’une considération sanitaire. Surtout, elle ne réclame nulle disponibilité du regard et de l’attention, et ne reçoit pas son rythme de la moindre « rencontre de hasard ».

23Toutefois, il faut encore remarquer que la promenade, dans certaines situations, accueille la flânerie. Ainsi, s’il est vrai que la marche de Claude et Christine le long des quais, au début de leur histoire, reçoit cette désignation de façon répétée, le lecteur découvre aussi que ce sont pour eux des « flâneries » : on doit donc comprendre que les deux amants ont réussi, dans la marge étroite qui leur était laissée, à y ouvrir un espace de liberté, en s’intéressant à la vie le long de la Seine, comme Claude autrefois s’intéressait à la vie des Halles.

24Il est un être cependant pour laquelle la promenade ne sort pas de ce qu’elle est – limite, et refus de se laisser prendre à ce que l’on voit – : c’est le bourgeois, bien entendu. C’est sans doute tout le sens implicite qu’il faut lire dans l’expression « trois bourgeois en promenade » qui surgit inopinément lorsque Claude et Christine profitent des environs de Bennecourt54. Cette locution, « en promenade », ne s’applique jamais aux artistes et aux bohêmes : il est à peine besoin de souligner son caractère discrètement risible et ironiquement sérieux, avant l’attaque bien plus cruelle que constitue la description des trois promeneurs (« tous les trois laids et pauvres du sang vicié de la race »). La « promenade » participe déjà d’un portrait-charge, parfaitement à sa place dans un roman qui montre l’hostilité réciproque des bourgeois et des artistes, et qui, bien sûr, donne le meilleur rôle à ces derniers. Les réactions des uns et des autres sont très emblématiques. La plainte de Claude manifeste un souci de jouir esthétiquement de ce qui l’environne (« ils gâtent le paysage, ces monstres ! »). Les « bourgeois en promenade », eux, choqués d’avoir vu Claude et Christine s’embrasser, « exaspérés de ce baiser libre, demand[e]nt s’il n’y avait plus de police dans nos campagnes » : ils réclament l’ordre, la règle, se déclarent contre la liberté et la « vie de la terre ». La liberté et la vie, au contraire, sont du même côté que Claude et Christine, qui n’ont pas besoin d’être identifiés ici comme des « flâneurs » pour que l’on sache bien que c’est une notion inséparable des deux autres.

Portrait du flâneur en artiste

25Que le héros flâne, et ce sera quasiment toujours en artiste. Ces deux idées vont de pair, suivant la définition du dictionnaire : le flâneur, quelque désagréable qu’il soit, a « un côté original, artistique ». Encore n’est-ce qu’un « côté », qui semble correspondre à une facette de son caractère, sans en donner la composante la plus importante ; et qui ne suffit pas, naturellement, à racheter cette figure que l’auteur de l’article juge décidément nuisible à la bonne marche (si l’on nous passe l’expression) de la cité. Chez Zola, il en va tout autrement. D’une part, il y a des flâneurs qui ne sont pas artistes, tels Marjolin et Cadine, ou encore Christine. Florent, lui, est, certes, « un rêveur dans [son] genre », mais son sujet est la politique, et il ne prend part à la flânerie du peintre que parce que celui-ci l’entraîne à sa suite55. D’autre part, Claude flâne bel et bien en artiste : c’est particulièrement visible dans Le Ventre de Paris, où le jeune homme apparaît au lecteur en tant que flâneur, et en tant que peintre : non seulement ce sont ces deux qualités qui définissent son rôle à l’intérieur du récit, mais il les présente de façon simultanée, l’une étant indissociable de l’autre. Dans L’Œuvre, les artistes qui l’entourent – peintres, sculpteur, musicien, écrivain –, ont une flânerie qui présente les mêmes caractères que la sienne.

26Les affects suscités par la vision de la ville sont, indéniablement, des émotions esthétiques : Claude et ses pairs sont « ravis »56, ont « l’œil pâmé »57 ressentent de l’« enthousiasme »58 ou de l’ « admiration »59, sont en « extase »60 ou « émerveillés »61 ; on crie ou on rit d’aise62, parfois en battant des mains63. Le jugement que l’on verbalise après de telles émotions est sans équivoque : les légumes, « extravagants, fous, sublimes », font un spectacle qui est « crânement beau »64 ; « rien n’était plus beau »65. Il arrive aussi que, au contraire, ce soit l’indignation qui prévale : le Corps législatif, néo-classique, est un « sale monument »66 ; deux fois, la vulgarité d’un étalage indigne Claude67.

27Il n’y a pas seulement affect esthétique : on sait bien que les sentiments du flâneur Claude – ce qui n’est pas dit aussi nettement pour les autres artistes qui l’entourent – comportent une composante érotique. Le lecteur du Ventre connaît « son grand amour pour ce débordement de nourriture »68 , souvent redit. Le début de L’Œuvre le présente encore comme un « amoureux du Paris nocturne »69. Cependant, il faut remarquer que, à mesure que le temps passe, ce n’est plus Paris qui est l’objet d’un tel sentiment, mais bien la peinture. Une seule fois, dans Le Ventre de Paris, on voyait l’artiste – plus que le flâneur – en amant (impuissant) : c’est lorsque, ayant échoué, après deux ans d’efforts, à peindre Cadine et Marjolin, il continue à les fréquenter, « par une sorte d’amour sans espoir pour son tableau manqué »70. Le modalisateur « une sorte de » vient toutefois nuancer ce raccord direct entre la peinture et le peintre, d’autant que cet amour se vit (et, paradoxalement, se satisfait ?) à travers la marche dans la ville, comme si c’était cette dernière, in fine, qui en était, à travers la toile, le véritable objet.

28Dans L’Œuvre, au contraire, le rapport s’inverse. Certes, les premières lignes, on l’a vu, disaient que Claude était amoureux de Paris. Mais on apprend assez vite que Claude, lorsqu’il échoue à réaliser son œuvre, éprouve une « exécration d’amant trahi »71 : l’amant est bien le peintre, cette fois, et il le restera. Il est vrai qu’il espère se remettre de sa déception en parcourant la ville ; néanmoins il n’y a plus d’ « amour » mentionné dans ses flâneries : ce n’est plus à elle qu’il confie ses espoirs de réconfort, mais à la compagnie de ses amis qu’il a poursuivie toute la journée. Certes, il flâne, mais d’abord parce qu’il les cherche72, ensuite parce qu’il est avec eux73. La flânerie, par elle-même, n’a plus la même valeur qu’autrefois. Dans les Halles, Claude se consolait de son tableau absent en côtoyant la réalité ; autour de la Seine, ce qui parvient à ranimer les esprits de Claude, ce sont les discussions, les rejets, les admirations communs, que la marche dans Paris permet et accueille. Ceux qui flânent ne sont pas décrits comme des amants de ce qu’ils voient. Christine ne s’y trompe pas : elle sent bien que sa rivale, c’est la peinture (« une femme, adorée »74), davantage encore que la ville. Vers la fin du livre, elle s’attriste et s’inquiète de voir que, sur le pont des Saints-Pères, Claude l’a oubliée75 ; mais c’est de son tableau qu’elle « souffre déjà »76, et c’est la femme peinte qui est « l’autre » qu’elle exècre. Nous ne reviendrons pas ici sur la pulsion érotique qui anime le peintre, et qui a déjà fait l’objet de plusieurs études77. En tout cas, à en juger par ce dont la flânerie – plus rare, et n’ayant plus la même valeur – n’est plus le nom dans L’Œuvre, on pourrait dire que la ville y est devenue ce qui doit permettre à Claude de réaliser l’union tant souhaitée avec la peinture, et non l’inverse : on le reverra à la fin de cette étude.

29Bien entendu, pour les artistes, la flânerie présente une autre valeur, et non des moindres : celle de la conquête. Celle-ci est évidente dans L’Œuvre, mais non dans Le Ventre de Paris, où le peintre, jeune encore, jouit des Halles sans beaucoup penser à ses tableaux. (Autre indice du changement de la place qu’occupent, dans ses désirs, la ville et la peinture.) L’une des raisons pour lesquelles ses amis et lui-même aiment tant « la flâne »78, c’est que, grâce à elle, ils arpentent Paris comme s’ils en « prenaient possession ». Battre les pavés et parcourir les rues permettent une victoire tant désirée : « ils empoignaient Paris d’une main et le mettaient tranquillement dans leurs poches ». Cette conquête s’élargit même à « toute la terre », qui ne serait plus occupée que par des artistes79, à l’image du lieu où l’on « flâne » avec assurance. Ce rêve, qui éloigne de la considération du lieu qu’on foule, est un aboutissement étonnant pour une « flânerie » que l’on doit trouver impure. En voilà un autre : c’est que dès lors que ce type de marche favorise les discussions esthétiques, alors elle favorise aussi les disputes, et celles-ci ont une conséquence inattendue. En effet, « la querelle devint si violente, qu’ils s’arrêtèrent. » Cette fois, l’arrêt est motivé, non plus par ce qu’ils voient, mais par ce qui est dit. On aurait tort de croire que la flânerie a pris fin : l’instant d’après, une nourrice qui passe avec des couleurs qui les « ravissent » montre qu’ils n’ont en rien perdu leur capacité de « s’émerveiller ». Seulement, dans la flânerie entrent désormais des propos, des idées, qui prennent quelquefois la place du spectacle de la ville. Que celui-ci y soit intimement mêlée – grâce aux boulevards dont les rangées d’arbres « paraissaient être faites pour leurs disputes » – ne change rien au fait que, décidément, dans les flâneries de L’Œuvre, Paris n’est plus seulement un objet, et elle n’en est plus le seul objet.

Voir la vie, voir le vrai

30Nous avons énuméré ailleurs quelques objets de la « rencontre de hasard » inhérente à la flânerie – monuments, travailleurs, lumières. A travers eux, qu’est-ce qui est réellement visé, par les artistes surtout ? « La vie », tout simplement. C’est la vie des Halles qui intéresse Claude, comme, plus tard, c’est « la vie de la Seine » qui les retiendra, Christine et lui. Tout au contraire de la flânerie, la promenade ne saisit pas la vie : c’est pourquoi elle concerne la bourgeoisie, classe improductive et menacée de déchéance.

31Voir la vie, voilà une qualité essentielle de l’artiste flâneur. Il doit être, en même temps, capable de la faire voir à d’autres : d’où ce geste, récurrent dans Le Ventre de Paris, de « montrer »80 une rue, un marché, ce qu’on aperçoit par un soupirail ; sans compter les fréquents appels (« Tenez…, regardez »81) par lesquels le peintre « force son compagnon à admirer »82 quelque chose, quand il ne lui en explique tout simplement pas l’histoire ou l’intérêt83. Une telle attitude est moins visible dans L’Œuvre, puisque ses amis peintres n’ont pas besoin qu’on leur désigne ce qu’ils remarquent aussi bien que lui ; elle subsiste néanmoins avec Christine, quoique l’ignorance de cette dernière soit plus profonde que celle d’un Florent, par exemple (« il dut lui nommer Notre-Dame »84).

32Cette « vie » importe au peintre de Zola, puisque c’est elle qui est l’objet de son art. Le credo de Claude Lantier ne dit pas autre chose : « Ah ! la vie, la vie ! la sentir et la rendre dans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie, éternelle et changeante, ne pas avoir l’idée bête de l’anoblir en la châtrant… »85. Vie, réalité, et beauté, sont transitives les unes en direction des autres : elles sont, aux yeux du peintre, strictement équivalentes. Par conséquent, « rendre [la vie] dans sa réalité », c’est montrer la vie telle qu’elle est, déjà « superbe sujet de tableau »86, et même, déjà tableau. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, dans les deux romans, le regard et le geste de Claude introduisent à répétition, pour le lecteur, de véritables œuvres picturales. Il est le porte-regard pour de longues descriptions87 qui doivent beaucoup à l’art de la peinture, et que nous jugeons inutile de toutes relever ici : nous mentionnerons le lever du jour sur les légumes (dont le « gris très doux » « d’une teinte claire d’aquarelle », est la première d’une suite de notations de couleurs88), la perspective depuis la Concorde89, ou encore les visions parisiennes que le peintre rentré de Bennecourt prend successivement pour sujets de ses toiles90. Mais, à vrai dire, le tableau est déjà dans la réalité, comme le peintre en convient souvent dans Le Ventre de Paris (où, on se le rappelle, la peinture était un moyen d’atteindre la ville, et non l’inverse). Il arrive ainsi que Claude montre à Florent « un tableau tout fait » : il « clignait des yeux, cherchait le bon point de vue, afin de composer le tableau dans un bon ensemble »91.

33Cette vie digne d’être peinte, réelle, réaliste, s’oppose par elle-même à toutes les « idées bêtes » des artistes romantiques et des académiques. Aussi contient-elle, sans qu’il y faille la main du peintre, de véritables « manifestes », contre les mensonges esthétiques et en faveur de l’art sincère : les marchandes de soupe feraient un tableau « plus humain que leurs sacrées peintures poitrinaires »92, les grands mous de bœufs rendent Claude plus heureux « que s’il eût vu défiler les nudités grecques et les robes de brocart des châtelaines romantiques »93.

34Si le peintre peut déceler les manifestes contenus dans la vie même, cela signifie qu’il peut porter sur elle un regard attentif au symbole. On sait que c’est lui qui énonce la plupart des vérités symboliques qui sont à retirer du Ventre de Paris94, comme lorsqu’il voit « toute l’époque » dans le « colosse de fonte »95. Il faut encore préciser que c’est dans la recherche du symbole que la « rencontre de hasard » remplit sa fonction la plus haute – particulièrement du fait que, selon le peintre, elle ne mérite peut-être pas ce nom. On le voit lorsque Claude vient d’avoir un nouvel aperçu de Saint-Eustache sous les Halles, où il voulait « trouver un symbole » : 

C’est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d’église encadré sous cette avenue de fonte… […] Est-ce que vous croyez au hasard, vous, Florent ? Je m’imagine que le besoin de l’alignement n’a pas seul mis de cette façon une rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles centrales. Voyez-vous, il y a là tout un manifeste : c’est l’art moderne, le réalisme, le naturalisme, comme vous voudrez l’appeler, qui a grandi en face de l’art ancien…96

35Le flâneur rencontre la réalité / la vie et avec elles, le symbole, parce que ses rencontres ne sont pas réglées ni ordonnées ; parce qu’elles s’abandonnent au hasard, mais que, ce faisant, elles découvrent pleinement une réalité / une vie qui n’en comporte pas, qui sera toujours pourvue d’un sens, et qui attend simplement d’être vue. On comprend donc, une fois de plus, que le flâneur par excellence puisse être l’artiste, et vice versa.

36Cependant, la capacité à voir simultanément la vie, la beauté et la vérité, ne signifie pas que Claude soit à même de le reproduire : son échec en tant que peintre devant la réalité, est déjà évident dans Le Ventre de Paris97. C’est ainsi que le peintre opte pour la flânerie au côté de Marjolin et de Cadine « par une sorte d’amour sans espoir pour son tableau manqué »98. C’est de cette façon que les œuvres – avec leur signification – se réalisent sous les yeux du peintre, et sous ceux du lecteur. Seulement, il faut renoncer à une exécution proprement picturale.

37Dans L’Œuvre, en revanche, l’artiste n’est plus celui qui déchiffre la ville et ce qu’il y a à y voir. Aucun sens ne nous est transmis. C’est le moment, rappelons-le, où la peinture est le véritable objet de son attention, la ville n’en était que le medium : lorsque, en traversant la ville, « il découvrait des tableaux partout »99, rien ne nous en est donné, parce que ces tableaux parisiens non faits par lui ne l’intéressent pas ; il ne cherche que le sujet de la toile qui révèlera sa force. C’est le moment où il vise la peinture, non plus la ville. Il ne peut donc plus être question d’une flânerie, qui signalerait le renoncement à la peinture au profit du spectacle du vrai. (Quant au symbole, il prend une autre dimension, intérieure et là aussi tragique100, que nous ne ferons qu’effleurer.) Le fait que la flânerie est bien moins présente dans l’habitus de Claude Lantier à l’intérieur de L’Œuvre n’est pas la cause de son problème ; elle en est néanmoins un symptôme. Le peintre que Sandoz emmène à Bennecourt ne voit plus le paysage ; il emporte partout l’obsession de la Cité à peindre. Il n’est plus ce peintre attentif, et donc soumis, à la ville, à la réalité, au vrai, à la beauté.

Oubli de soi et violence urbaine

38Claude, cherchant et trouvant ce qui relève de l’art, néglige ce qui relève du corps ou des nécessités pratiques. On sait bien que lui qui se lève pour admirer le lever de soleil sur les légumes « ne songeait même pas que toutes ces belles choses se mangeaient », alors que, par ailleurs, il serre sa ceinture « d’un mouvement qui devait lui être habituel » : indice de la faim dont il souffre, mais qu’il tâche d’ignorer101, bien qu’il n’y parvienne pas toujours, comme lorsque l’odeur de la triperie le « trouble » et le « creuse »102. Le peintre qui flâne doit être celui qui « s’oublie »103, et pas seulement dans le temps : il doit être indifférent à ce dont son corps est travaillé de l’intérieur, mais aussi à ce qui le sollicite, parfois violemment, de l’extérieur. Dans les Halles, il est « bousculé », a « les oreilles cassées », « mais il ne sentait même pas les coups de coude »104, signe, cette fois, d’une résistance victorieuse aux forces étrangères à ce qui fait sa principale préoccupation.

39Or, dans L’Œuvre, le peintre n’en est pas moins en bute aux dangers qu’il y a de courir la capitale, mais que ceux-ci prennent une signification très différente. D’abord, ce n’est pas lorsqu’il flâne que Claude se heurte à eux, mais lorsque ses pas prennent une direction bien précise, surtout au moment où il cherche à voir ses amis. Il se déplace, il n’est pas à l’arrêt ; il participe au mouvement et à l’agitation de la grande ville, il ne les contrarie nullement ; et ces dangers, au lieu d’être l’inévitable et prévisible châtiment d’une halte sans nécessité pratique, lui tombent dessus sans crier gare, lorsqu’il tourne une rue, qu’il entre dans une cour ou qu’il ouvre une porte. Pour une fois, il use consciemment de ce que la cité lui présente pour y ordonner son déplacement : il ne la parcourt pas pour l’admirer, il circule comme le commun des mortels ; on doit donc dire que Claude n’a rien fait pour s’attirer les ennuis, bien au contraire. Surtout, ces ennuis portent une charge plus dramatique que dans Le Ventre de Paris. Aux Halles, les risques étaient somme toute minime ; l’artiste indifférent au mouvement collectif était un flâneur oublieux, mais qui demeurait égal à lui-même dans le flot battant de la foule : en d’autres termes, sublime dans son genre. Sur la rive gauche, il y a péril en la demeure : après une « tempête » d’insultes effroyables qui le font pâlir, Claude est successivement menacé d’être « écrasé », « inondé » (et écrasé encore une fois), « éborgné »105. Rappelons que la première apparition de Claude dans le roman le voit tout de suite subir une averse (« Claude passait… quand l’orage éclata ») qui le frappe immédiatement comme un péril : « les gouttes tombèrent si larges, si drues, qu’il prit sa course, galopa dégingandé, éperdu »106. Or, là non plus, Claude n’est plus un flâneur : on nous apprend qu’il l’a été dans les Halles (où il s’est, comme de juste, « oublié ») ; mais c’est à présent qu’il s’en revient chez lui, donc qu’il a un but défini, que l’environnement l’agresse.

40On peut donc en conclure que son statut de flâneur, malmené quelque peu par l’agitation citadine, participait du portrait de l’artiste en un être doué d’une certaine grandeur, le mettant à l’écart du reste de ses congénères, qui passent en le souffletant mais sans le blesser vraiment. En revanche, dans L’Œuvre, les évocations de Claude dans la capitale concourent à en dresser un portrait pathétique et tragique : celui d’un peintre que sa ville107 attaque, et dont elle sera in fine victorieuse. Ces moments consacrent donc un divorce entre Paris et lui : non seulement ces déplacements fréquents ne sont pas des flâneries – il ne l’admire pas, il ne la voit pas, ou pas autant –, mais elle le menace et l’attaque.