Colloques en ligne

Corinne Saminadayar-Perrin

1848. La Révolution française, entre mémoire et histoire (Michelet, Dumas, Sand)

« Un nouveau 89 se prépare ! »
Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869

1Les temps de révolution ne sont guère favorables aux éditeurs non plus qu’aux libraires : journaux et périodiques en tout genre envahissent l’espace public, entraînant leurs lecteurs dans le rythme effréné de l’actualité. Quoiqu’immédiatement ressentie comme « littéraire » par les contemporains, avec toute l’ambiguïté que suggère l’adjectif, la révolution de 1848 ne fait pas exception, ainsi que le remarque Sainte-Beuve avec une lucidité trempée d’amertume : « Toute littérature était, pendant l’année 1848, une de ces industries de luxe qui furent frappées, à l’instant, d’interdit et de mort provisoire1. » La crise qui frappe simultanément la librairie et le théâtre2 entame considérablement les revenus des hommes de lettres, qui, pour beaucoup, réagissent en s’investissant dans le secteur plus porteur du journalisme ; mais, là encore, le marché de la fiction se porte mal, l’intérêt du public se portant plus volontiers sur l’actualité politique et sociale. Même des personnalités aussi célèbres que George Sand ou Balzac subissent le contrecoup de cette récession ; quant à Dumas, criblé de dettes, il est finalement contraint de s’exiler à Bruxelles pour échapper à ses créanciers.

2Peu favorable à la fiction comme au support-livre, le moment 1848 apparaît en revanche propice à une ressaisie du passé par la mémoire et l’histoire — en privilégiant l’événement dont l’actualité se pense comme le prolongement ou l’accomplissement : la Révolution française. Du point de vue historiographique, l’élan avait été donné dès l’année précédente : en 1847, Lamartine fait paraître l’Histoire des Girondins (qui s’impose immédiatement comme best-seller), le socialiste Louis Blanc le premier volume de son Histoire de la Révolution française, Alphonse Esquiros l’Histoire des Montagnards ; Jules Michelet, dont les cours au Collège de France rassemblent les jeunes militants républicains des Écoles, publie le premier tome de son Histoire de la Révolution française.

3Cette même année, George Sand commence l’Histoire de ma vie, et Alexandre Dumas Mes mémoires ; à partir d’octobre 1848 (Chateaubriand est mort en juillet), les Mémoires d’outre-tombe paraissent en feuilleton dans le journal de Girardin, La Presse — où les lecteurs découvriront l’autobiographie de Dumas à partir de décembre 1851, et celle de Sand à partir de 1854. La Révolution française, dont Chateaubriand fait une traversée des Enfers, constitue au contraire pour Sand et Dumas un événement fondateur, expliquant à la fois leur trajectoire individuelle et un demi-siècle d’histoire de France ; comme Michelet, ils posent une question décisive : comment accomplir la Révolution ? comment fonder une République durable et juste, authentique héritière des idéaux de 1789 et 1793 ?

Fils et filles de la Révolution

4L’entreprise historiographique de Michelet, qui le rappelle souvent, s’appuie certes sur un important travail d’archives, mais aussi sur la mémoire collective, et notamment celle des anonymes dont les souvenirs comptent autant que ceux de personnages plus importants, et que l’historien consulte chaque fois qu’il en a la possibilité. Parmi ces témoins voire ces acteurs, dont le passage du temps éclaircit impitoyablement les rangs, figure le père de l’historien, Furcy ; sa mort, au moment où son fils commence l’Histoire de la Révolution française, est vécue comme l’extinction d’une mémoire vive, intime et irremplaçable :

[Michelet] perd un ami, presque un frère, mais aussi un témoin direct : « Avec lui bien des choses ont péri, non seulement pour le fils, mais pour l’historien même […]. Il était la tradition. Il l’était spécialement pour le xviiisiècle et la Révolution. » L’imprimeur installé à Paris en 1792 est en effet pour Michelet le premier et le plus cher des contemporains de la Révolution, incarnation de la source orale où saisir vivant l’esprit d’un passé qui s’éloigne3.

5Chez Sand et Dumas, la périodisation provocante qu’adopte le récit autobiographique définit les deux écrivains comme enfants de la Révolution. Au lieu d’un retour rapide et synthétique sur le passé familial, aboutissant à la naissance de l’auteur (c’est la dispositio adoptée par Rousseau et Chateaubriand), Sand consacre toute la première partie de son œuvre, ainsi qu’une séquence non négligeable de la deuxième, à l’histoire de son père, officier dans les armées de l’Empire, en s’appuyant sur sa correspondance dont elle reproduit d’abondants extraits. Cet ensemble considérable, presque autonome, paraît si disproportionné que certains lecteurs reprochèrent à l’auteur d’écrire l’« Histoire de sa vie avant sa naissance »… Quant à Dumas, il consacre les quinze premiers chapitres de ses Mémoires à la légende épique de son père, dont l’héroïque destinée d’officier forme un parallèle avec celle de Bonaparte — le général Dumas, par sa loyauté et sa fidélité républicaines, est à la fois le double et l’antagoniste de Napoléon, qui l’a impitoyablement effacé de l’historiographie officielle.

6Cette illustre filiation fait du romancier un démocrate et un humaniste « de naissance », malgré la souche aristocratique dont il aurait pu se réclamer au titre de son grand-père. Une scène allégorique et symbolique souligne le choix délibéré de cet héritage républicain. À la Restauration, alors que l’orphelin Dumas, âgé de douze ans, grandit à Villers-Cotterêts dans une relative pauvreté, sa mère lui explique les possibilités que lui offre le retour des Bourbons :

Veux-tu t’appeler Davy de la Pailleterie, comme ton grand-père ? Alors tu es le petit-fils du marquis Davy de la Pailleterie, gentilhomme de la chambre de M. le prince de Conti, et commissaire général d’artillerie ; on obtient pour toi une bourse, ou bien tu entres dans les pages, et en tout cas, tu as une position faite auprès de la famille régnante. — Veux-tu t’appeler Alexandre Dumas tout simplement et tout court, comme ton père ? Alors tu es le fils du général républicain Dumas, et devant toi toute carrière est fermée4.

7L’adolescent choisit de porter le nom de son père : la scène vaut comme affirmation républicaine et profession de foi, décidant de toute une destinée. Comme le rappelle cette séquence, l’écrivain réunit et réconcilie en lui les deux Frances de l’Ancien Régime, l’aristocratie et le Tiers-État, si bien qu’il incarne l’avenir démocratique de la nation. Il en va de même pour Sand, descendante d’une dynastie européenne illustre, mais aussi petite-fille d’un humble oiseleur exerçant sur les quais de Paris : « Le sang des rois se trouva mêlé dans mes veines au sang des pauvres et des petits5. » Or, c’est cette filiation populaire que l’écrivain met en avant ; de son grand-père l’oiseleur, elle hérite sa sympathie spontanée pour le peuple aisé des oiseaux, ces vivantes métaphores de l’artiste6 :

On n’est pas seulement l’enfant de son père, on est aussi un peu, je crois, celui de sa mère. Il me semble même qu’on l’est davantage, et que nous tenons aux entrailles qui nous ont portés, de la façon la plus immédiate, la plus puissante, la plus sacrée. Or, si mon père était l’arrière-petit-fils d’Auguste II, roi de Pologne, et si, de ce côté, je me trouve d’une manière illégitime, mais fort réelle, proche parente de Charles X et de Louis XVIII, il n’en est pas moins vrai que je tiens au peuple par le sang, d’une manière tout aussi intime et directe ; de plus, il n’y a pas de bâtardise de ce côté-là7.

8Goût pour la musique, imagination immersive, premiers romans improvisés entre quatre chaises : si la petite Aurore est devenue George Sand, elle le doit aux dons reçus de sa mère, laquelle incarne l’inspiration populaire dans toute son immédiateté. Quant au roman d’Alexandre, il continue dans le champ littéraire les combats pour la liberté menés par son père, l’Hercule républicain ; la bataille romantique, où s’illustrent les héros chevelus de 1830, est le pendant culturel des glorieuses campagnes d’autrefois : « Qui s’étonnerait encore que ces images militaires renvoient à l’épopée révolutionnaire […] ? Les fils reprennent par la plume l’œuvre de liberté que les pères ont entreprise par l’épée. Ils fondent, aux derniers feux de la monarchie expirante, une République idéale où règnent égalité et fraternité8. »

9Ces idéaux légitiment aussi pour Sand l’entreprise autobiographique, fondée sur un « pacte solidaire9 » à la fois horizontal et vertical. Sept ans avant la célèbre préface des Contemplations, la romancière interpelle son lecteur : « Écoutez ; ma vie, c’est la vôtre10 ». Nul ne parle de soi sans être, du seul fait de cet effort introspectif, utile à autrui, en vertu de la solidarité intrinsèque qui lie l’ensemble du genre humain : « La source la plus vivante et la plus religieuse du progrès de l’esprit humain, c’est, pour parler la langue de mon temps, la notion de solidarité11. » La fable animalière qui suit immédiatement, et met en scène les deux petites fauvettes Agathe et Jonquille, a une portée politique et sociale évidente : l’ouverture d’Histoire de ma vie, écrite avant les traumatismes de mai et de juin 1848, défend ouvertement les valeurs humanistes et l’universalisme démocratique caractéristiques de l’engagement républicain contemporain.

10Le projet mémorialiste s’inscrit ainsi au cœur d’un dispositif complexe où il soutient et conforte l’activité politique : dans les premiers mois de la Deuxième République, Sand s’impose comme Muse activiste du nouveau gouvernement, cependant que Dumas, fondateur et rédacteur unique du journal Le Mois, présente sa candidature aux élections d’avril12. La scénographie auctoriale des deux écrivains a une portée démocratique et militante, d’autant plus que Dumas compose parallèlement sa tétralogie révolutionnaire des Mémoires d’un médecin : à partir du troisième volume, Ange Pitou, il suit de très près Michelet, fictionnalisant, avec un léger différé, l’Histoire de la Révolution française en cours de publication13.

Miroirs magiques. 1791 / 1848

11L’année 1848 voit paraître le cinquième livre de l’Histoire de la Révolution française à la mi-octobre, cependant que le livre VI, qui complète le tome 3, est publié en février 1849. L’ensemble couvre la période qui s’étend des lendemains de la fuite à Varennes (été 1791) à la veille du 10 août 1792. L’historien précise : « [Cet ouvrage] est, on peut le dire, plein d’actualité, quoique l’auteur se soit abstenu de toute allusion au temps présent14. »

12De fait, l’Histoire de la Révolution française, dont les premiers tomes paraissent alors que les cours de Michelet au Collège de France s’imposent comme le point de ralliement de la jeunesse républicaine, a une vocation militante affirmée, quoique soucieuse d’éviter toute forme d’amalgame ou d’anachronisme. Si le livre I s’ouvre sur les élections de 1789, que l’historien présente comme une fondation et un élan universel, « ce choix n’est pas étranger à la discussion sur le système électoral de la Monarchie de Juillet, qui prend un tour particulièrement animé en 1846-1847. Le scrutin législatif d’août 1846 n’a-t-il pas donné à Guizot une majorité absolue sur une base composée de moins de 200 000 électeurs15 ? » Lorsque, à la fin du livre V, l’historien évoque les résultats discutables des travaux de la Constituante, frappée de mort cérébrale (et politique) avant même sa dissolution, le lecteur contemporain ne peut manquer d’établir un parallèle avec l’Assemblée nationale constituante entrée en fonction en avril 1848 — notamment en ce qui concerne la problématique conservation d’un exécutif fort, incarné dans la personne du roi (1791) ou du président de la République (1848) : « Le projet de constitution discuté en septembre et novembre […] afflige Michelet par la disposition qui selon lui rétablit la monarchie en instituant un Président de la République élu au suffrage universel16. » Deux mois après la publication du livre V, Louis-Napoléon Bonaparte est élu président, et prête serment comme l’avait fait avant lui Louis XVI.

13À cette menace pesant sur la démocratie, s’ajoute la timidité des législateurs de 1848, lesquels, comme en 1791, risquent de se montrer impuissants pour n’avoir pas révoqué les magistrats et les fonctionnaires en place pour leur substituer un personnel authentiquement républicain. Le texte de Michelet souligne explicitement le rapport direct avec l’actualité : « Tel est le sort d’un État imprévoyant qui n’a su organiser ni l’action, ni la répression […]. Malheur à ceux qui, comme nous, par un respect superstitieux pour l’inamovibilité, laissent [le glaive de la justice] à leurs ennemis17. »

14Plus grave : au retour de Varennes, l’Assemblée a laissé passer une bonne occasion d’abolir la royauté, et de fonder une république humaniste et durable. Cette réflexion sur l’occasion manquée prend toute sa valeur au moment où l’élan de Février 1848 menace de s’enliser, miné notamment par les menées réactionnaires qui travaillent les campagnes : la première République s’est abîmée dans l’idolâtrie et le bonapartisme, sa jeune sœur risque le même sort si elle ne prend pas en compte les leçons du passé. « Cette préoccupation apparaît clairement dans le bilan que Michelet dresse de l’Assemblée au dernier chapitre du livre V : il reproche à celle-ci d’avoir négligé l’éducation et l’information du peuple, qui sont à ses yeux les armes les plus décisives pour contrer l’influence du clergé18. » D’où l’investissement de l’historien dans la question de l’éducation populaire, seul gage de survie pour une jeune démocratie.

15Après les émeutes d’avril 1848 à Rouen, puis le traumatisme de Juin, la question sociale et ses manifestations insurrectionnelles sont au cœur du débat républicain. Ces événements modifient en profondeur la place accordée par Michelet aux antagonismes de classe dans son Histoire de la Révolution française. En 1847, dans l’exposé intitulé « De la méthode et de l’esprit de ce livre » qui termine le tome 2, Michelet refuse les parallèles selon lui injustifiés qu’établissent Buchez et Roux entre les clivages sociaux contemporains, nées de l’industrialisation moderne, et la période 1789-1794 :

C’est à tort que les auteurs de l’Histoire parlementaire […] ont placé en première ligne dans l’histoire de la Révolution, les questions qu’on appelle sociales, questions éternelles entre le propriétaire et le non-propriétaire, entre le riche et le pauvre, questions formulées aujourd’hui, mais qui dans la Révolution apparaissent sous d’autres formes, vagues encore, obscures, dans une pièce secondaire19.

16Ainsi, on ne peut accuser la garde républicaine d’avoir défendu l’ordre capitaliste et écrasé les insurrections par solidarité de classe : en province, affirme l’historien, « de juillet 1789 à juillet 1790, la garde nationale, c’était tout le monde20 ». Cet exposé méthodologique, cette déclaration de principe ont été rédigés à la fin de l’année 1847 ; au contraire, l’affaire de Nancy, évoquée au livre IV, est définie comme symptôme des « luttes sociales » en phase émergente : « Le livre IV contient une vive mise en cause de la bourgeoisie dans le prolongement des propos critiques développés deux ans plus tôt dans Le Peuple21. »

17L’actualité du printemps et de l’été 1848 accentuent la sensibilité sociale de Michelet ; l’historien est désormais bien conscient de la misère croissante qui, en période de troubles, frappe les artisans, les ouvriers et les petits commerçants exerçant dans les grandes villes : ils sont les premières victimes de la récession, de la fuite des capitaux et la contraction des activités. La journée insurrectionnelle du 20 juin 1791, par certains aspects, est une émeute de la faim :

[La misère] de Paris allait croissant, malgré le bon marché du pain, tout travail ayant cessé, tout commerce, ou à peu près, il y avait nombre de personnes littéralement affamées. Tout cela, cependant, ouvriers sans ouvrage, pauvres ménages dénués, mères chargées d’enfants, cette masse immense d’infortunes, s’était levée avant jour de la paille ou du grabat, avait quitté les greniers du faubourg, sur le vague espoir de trouver dans cette journée quelque remède à leurs maux22.

18À cette misère croissante, à ce blocage politique répondent l’aveuglement et la paralysie de l’Assemblée, les hommes de gouvernement (ceux que Marat qualifie avec mépris d’« hommes d’État ») perdant de vue l’essentiel au profit des rivalités personnelles et des tactiques parlementaires. Cet anti-parlementarisme de Michelet, jusque-là latent, s’exprime avec vigueur dans le livre VI, en réaction à l’évolution de l’Assemblée à partir de mai 1848 : « Il ne faut pas de finesse en révolution. Le génie, pour embrasser les grandes masses, doit être grand, simple, grossier, si j’ose m’exprimer ainsi23. » Les élus de 1791-1792, étrangers à la philosophie comme à l’instinct populaire, se contentent de « l’éloquence et de la rhétorique, la stratégie révolutionnaire, la tactique des assemblées24 » ; les clubs ne peuvent remédier à ces défaillances, puisque le plus influent d’entre eux, celui des Jacobins, se perd dans un sectarisme inquisitorial très éloigné de l’élan spontané des masses. L’idole des Jacobins, Robespierre, concentre en lui des insuffisances rédhibitoires — qui marquent aussi, sans doute, certaines grandes figures d’écrivains engagés en politique en 1848 : « Il était bellétriste (pardonnez ce mot allemand), tout culture et tout art, à cent lieues de la nature, de l’instinct, de l’inspiration25. » Comme les élus de 1848, la Constituante en 1791 n’a su ni prendre en compte la dimension économique et sociale de la crise, ni résorber la séparation entre une bourgeoisie instruite, aux opinions modérées, et le peuple des villes et des campagnes privé d’instruction républicaine et, souvent, de moyens d’existence.

19Cette tension provoque de brusques accès de violence, comme le massacre de la Glacière que Michelet évoque très longuement au livre VI (il est le seul historien de la période à accorder autant d’importance à cet événement). Sanglant, traumatisant, l’épisode préfigure d’après l’historien d’autres violences encore à venir : « La fatale affaire d’Avignon […] produisit d’avance, en petit, comme en un miroir magique, l’image des scènes sanglantes que la France allait présenter. Septembre était en ce miroir, la Vendée et la Terreur26. » Juin 1848 aussi, à y bien regarder.

Démocratie directe : le droit à l’insurrection

20Le livre V s’ouvre sur le massacre du Champ-de-Mars, en juillet 1791 : une foule pacifique, réunie autour de l’autel de la Patrie pour signer une pétition réclamant la déchéance du roi, est impitoyablement mitraillée par la garde nationale, sous couvert du drapeau rouge et de la loi martiale. La Constituante a versé le sang des innocents, montrant à la fois son impuissance face aux menées des royalistes, et sa violence dans la répression des mouvements populaires ; en quelques heures, l’Assemblée et les autorités municipales ont perdu une large part de leur autorité et de leur légitimité. S’ensuit une longue période de paralysie qui amène, au 20 juin 1792, une insurrection populaire envahissant les Tuileries, en réponse aux trahisons de la Cour dans un contexte très menaçant (guerre civile et guerre extérieure) : là encore, l’élan des masses supplée à l’incapacité de la Constituante, ranimant l’énergie révolutionnaire et sauvant la patrie en danger (livre VI). La structure même du tome 3amène Michelet à aborder frontalement la question de la légitimité de l’insurrection populaire face aux pouvoirs constitués, fussent-ils issus de l’élection — dans quelle mesure les représentants du peuple ont-ils le droit d’écraser dans le sang les protestations de ceux-là mêmes dont ils sont les mandataires ?

21Question d’actualité, évidemment, après le choc de Juin 1848 et ses conséquences politiques immédiates — de même que l’affaire du Champ-de-Mars, en 1791, a profité aux royalistes, les réactionnaires de 1848 ne peuvent que se féliciter d’une émeute qui conforte les partisans de l’Ordre et ampute la gauche républicaine. Paule Petitier a montré que Michelet construit l’épisode du massacre du Champ-de-Mars comme une image de substitution :

L’historien substitue un événement pensable à un événement impensable, et […] le massacre du Champ-de-Mars constitue une sorte d’image-écran, réparatrice, par rapport aux journées de Juin. Le conflit de juillet 1791 est moins déchirant que celui de juin 1848 : le peuple défend l’idée de république contre une Assemblée qui vient de prendre une décision favorable à la monarchie27.

22Précisons que la Constituante de 1791 n’a pas été élue au suffrage universel, et que, à la différence des insurgés de Juin, le peuple présent au Champ-de-Mars était pacifique et désarmé : le droit est indéniablement du côté des pétitionnaires républicains. L’allusion aux événements de Juin 1848 affleure clairement lorsque Michelet évoque la sidération (le traumatisme) qui suit le massacre : « La terrible fusillade, trop bien entendue, avait serré tous les cœurs. Tous, de quelque parti qu’ils fussent, eurent un pressentiment funèbre, une sorte de frissonnement, comme si, du ciel déchiré, une lueur des futures guerres sociales eût apparu28. »

23L’enjeu d’actualité est décisif, ce qui explique que Michelet et le socialiste Louis Blanc s’opposent diamétralement sur l’interprétation de l’affaire du Champ-de-Mars. Pour le premier, la question de la légalité républicaine est liée à celle de l’éducation : un gouvernement révolutionnaire, s’il renonce à la pédagogie et abandonne les masses à l’ignorance, est obligé de faire usage de la violence, et « se dénatur[e] par là même en régime d’autorité29 ». Pour Louis Blanc au contraire, dans cet épisode tragique, on ne peut disculper la bourgeoisie au pouvoir, que ce soit la municipalité, la garde nationale ou les députés : tous ont montré, par la violence de leur réaction, leur incapacité à comprendre (et à admettre) une révolution authentiquement populaire. La brutalité de la répression, au Champ-de-Mars, divise irrévocablement les classes populaires parisiennes et les hommes politiques au pouvoir, qu’il s’agisse de la Constituante ou de la jeune Législative :

Le massacre du Champ-de-Mars, plus encore que celui de Nancy, fit fermenter dans l’âme du peuple un impérissable levain de haine et de vengeance. D’avance, il donnait aux journées du 20 juin et du 10 août le caractère d’une revanche. C’est que de tels événements ne passent point sur une société sans y laisser des traces. La portée de celui-ci […] fut incalculable, elle fut terrible30

24Écrivant ces lignes en 1853, Louis Blanc songe à l’inertie des quartiers ouvriers parisiens au moment du coup d’État de décembre 1851 : saignés à blanc par la répression et la déportation, les faubourgs ne tiennent nullement à se sacrifier pour sauver la République bourgeoise qui les a écrasés en juin 1848.

25Lorsque, à peu près au même moment, Dumas réécrit Michelet dans La Comtesse de Charny, il radicalise les propos de l’historien, et multiplie les allusions à la Deuxième République désormais défunte. En juillet 1791, la Constituante a subi la même dérive réactionnaire et autoritariste que l’Assemblée élue en 1848 : « Le grand malheur des assemblées est de s’arrêter toujours au moment où elles ont été élues, de ne pas tenir compte des événements, de ne point marcher avec l’esprit du pays, de ne point suivre le peuple où il va31. » Au Champ-de-Mars, le peuple revendique avec la République la souveraineté dont la trahison du roi lui assure la pleine possession ; le montage fictionnel qu’opère le romancier32 fait de la pétition l’expression directe et légitime d’une aspiration républicaine conforme aussi bien à la Déclaration des Droits de l’homme (« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation ») qu’à l’élan révolutionnaire et démocratique qu’il incarne. Aussi la répression apparaît-elle comme le premier acte d’un conflit politique susceptible de se traduire en « guerre sociale ».

26Les derniers mois de l’année 1848 confirment l’inflexion réactionnaire et autoritariste de la jeune République ; les conséquences en sont sensibles dans la manière dont Michelet présente l’épisode du 20 juin, défini comme une insurrection essentiellement populaire33, dépourvue de meneurs (comme au 14 juillet et au 5-6 octobre), et répondant légitimement à la paralysie de la Législative comme à la trahison du roi34 : « Il ne faut pas envisager le 20 juin comme une émeute, un simple accès de colère. Le peuple de Paris y fut l’organe violent, mais le légitime organe du sentiment de la France. Il fut à l’avant-garde du mouvement général35. » Une scène éminemment symbolique met en scène un « homme en veste », venu du faubourg Saint-Antoine pour rappeler aux Jacobins le caractère inaliénable de la souveraineté du peuple face à la trahison de ses représentants : « Ainsi fut posé, au sein même des Amis de la Constitution, le droit de la briser, l’imprescriptible droit du peuple de reprendre, au besoin, la souveraineté par l’insurrection36. » Michelet reprend les termes mêmes de la Constitution de 1793, dont Eugène Sue s’inspire en exergue des Mystères du Peuple37 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré et le plus indispensable des devoirs. »


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27L’écriture mémorialiste et le récit historiographique constituent, en 1848, deux manières de répondre aux questions que pose l’actualité politique et sociale : comment accomplir la Révolution française, en fondant une république authentiquement humaniste, démocratique et solidaire ? Plus encore que des œuvres, Dumas, Sand et Michelet élaborent des dispositifs destinés à réfléchir l’actualité et à intervenir dans l’espace public. Les Mémoires de Dumas, qui font de l’auteur un républicain « de naissance », dialoguent avec le diptyque romanesque que le romancier consacre à la Révolution, en réécrivant Michelet dans Ange Pitou et dans La Comtesse de Charny ; Sand inscrit explicitement les traumatismes du printemps 1848 dans son récit38, en écho, entre autres, à la préface de La Petite Fadette (1849). Si, par scrupule historiographique, Michelet se défend de pratiquer le parallélisme ou l’anachronisme, la marque des temps se lit à vif dans le troisième tome de l’Histoire de la Révolution française : en quelques mois, s’impose une réévaluation de l’insurrection populaire face aux pouvoir constitués, en réponse à la dérive droitière sensible dès le printemps 1848.