Colloques en ligne

Corinne Saminadayar-Perrin

La littérature au corps. Histoire de ma vie de George Sand

« Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore. » Victor Hugo, préface de Cromwell, 1827.

1La révolution romantique élabore et diffuse un imaginaire de la création ancrée dans le corps et investie dans l’oralité, sous la forme de l’improvisation ou de la performance. L’art « en chair et en os » incarne une utopie de l’immédiateté ; lié à l’originel, il cristallise les valeurs essentielles du naturel, de l’authenticité et de la transparence. Cet idéal est indissociablement esthétique et politique. La littérature savante trouve une fontaine de jouvence dans les cultures orales1, transmises par les traditions populaires et mêlées aux gestes du quotidien ; en témoigne, entre autres, l’intérêt pour le légendaire2 ou les chansons populaires, l’un et l’autre liés à l’oralité et à la performance. Ce retour aux sources vaut non comme recommencement, mais comme nécessaire préalable à l’invention d’une littérature authentiquement moderne et démocratique. Un tel idéal de refondation vaut comme mythologie compensatoire, en une période où la médiatisation du champ culturel fait de l’écrivain un simple producteur de textes, voire un objet marketing à promouvoir : les logiques de la célébrité et de la visibilité3 exhibent le corps de l’artiste sur les tréteaux médiatiques – ces dérives histrioniques apparaissent comme l’envers grimaçant de la littérature-corps originelle.

2Lorsque George Sand rédige Histoire de ma vie, entre 1847 et 1855, l’idéal romantique de la « littérature au corps » est radicalement contesté : la crise du lyrisme et la promotion d’une écriture impersonnelle opèrent une mise à distance (voire une mise à mort) symbolique de l’auteur, désormais absenté de son texte. Comme Mes mémoires de Dumas ou Les Contemplations de Hugo, l’entreprise autobiographique de Sand revêt dans ce contexte de crise une dimension militante ; l’œuvre propose une apologie du projet romantique, dans toutes ses dimensions poétiques et politiques. Le récit défend une éthique de l’art incarné, où l’individu s’engage tout entier – cette immédiateté garantissant la dimension solidaire de la création, la vie de tous venant se dire dans la voix de chacun.

3Dans Histoire de ma vie, le chant est le premier mode d’expression artistique de l’enfant ; fusionnel et organique, il renvoie à une forme de poésie naturelle qu’incarne la mère – à cet égard, l’entreprise autobiographique de Sand constitue un contrepoint démocratique à Chateaubriand et à Rousseau : l’enfance de l’art s’origine dans le corps, la voix, l’héritage populaire. L’écriture elle-même est d’abord fiction en acte, invention vécue, avant de se faire improvisation, réalisant un idéal de communion immédiate entre création et réception. Dans un contexte polémique, Histoire de ma vie problématise avec acuité la question des liens entre l’invention littéraire, l’improvisation et la performance ; le corps de l’autobiographe fait l’objet d’une scénographie offensive dénonçant les logiques médiatiques de la publicité, cependant que l’écriture renoue avec les pouvoirs et les effets du discours.

« Il chante comme il respire »

4Histoire de ma vie, comme toute autobiographie d’écrivain, raconte l’origine et le développement d’une vocation. La création féminine étant traditionnellement considérée, au xixe siècle, comme plus naturelle et spontanée que celle des hommes, produit d’une culture savante et d’un rapport intellectualisé au monde, le public pouvait légitimement s’attendre à ce que George Sand accorde une place centrale à la sensibilité et à l’improvisation dans son récit de formation. Histoire de ma vie remplit apparemment cet horizon d’attente, par l’importance accordée au chant, premier mode d’expression poétique de la petite Aurore (la bien-nommée). Mais le dispositif narratif empêche de considérer cette particularité comme la marque du féminin. La trajectoire individuelle de l’artiste reprend, en miniature, celle de l’humanité tout entière, qui s’est éveillée à l’art par le chant : « Sa première parole n’est qu’un hymne. Il touche encore de si près à Dieu que toutes ses méditations sont des extases, tous ses rêves des visions. Il s’épanche, il chante comme il respire […] Voilà le premier homme, voilà le premier poète. Il est jeune, il est lyrique4. » De même, l’enfant jase comme l’oiseau chante ; de ce rapport incarné et indistinct au monde naît toute authentique poésie : « Le murmure de l’enfant, c’est plus et moins que la parole ; ce ne sont pas des notes, et c’est un chant ; ce ne sont pas des syllabes, et c’est un langage ; ce murmure a eu son commencement dans le ciel et n’aura pas sa fin sur la terre5. »

5Ces moments de grâce, où le corps et le monde fusionnent dans la poésie chantée, transfigurent l’enfance d’Aurore ; la musique fait partie intégrante des travaux et des jeux quotidiens :

C’était là mon instinct et ma vocation. Je trouvais un soulagement extrême à improviser en prose ou en vers blancs des récitatifs ou des fragments de mélodie lyrique, et il me semble que le chant eût été ma véritable manière d’exprimer mes sentiments et mes émotions. Quand j’étais seule au jardin, je chantais toutes mes actions pour ainsi dire : Roule, roule, ma brouette6 !

6S’esquisse l’idéal d’une poésie immédiate, improvisée, qui prolongerait les gestes du corps et exprimerait un rapport au monde naïf, quasiment primitif : « Le chant est du côté du fusionnel et même de l’organique7. » Contrairement aux exclusions sociales et intellectuelles que provoque la culture savante, la voix chantée est un instrument d’échange égalitaire et de solidarité démocratique. Aurore et sa cousine Clotilde, qui ne possède que « les talents et la science du cœur, préférable à celle des livres », communient par la musique,

[…] nous apprenant l’une à l’autre ce que nous savions un peu, moi lire, elle dire. Sa voix, un peu voilée, était d’une souplesse extrême et sa prononciation facile et agréable. Quand je me mettais avec elle au piano, j’oubliais tout (t. 2, p. 183).

7Cet enthousiasme pour le chant, source et origine de la créativité littéraire, est un hommage rendu par la mémorialiste à sa mère et, à travers elle, à ses origines populaires – monde englouti des cultures orales, dont les chansons seules portent le fragile témoignage de génération en génération. Histoire de ma vie construit un système bipolaire où le chant et l’improvisation s’opposent à la culture lettrée transmise par la grand-mère. Spontanément, l’enfant s’oppose à « la versification, qui était comme une camisole de force opposée à [s]a poétique naturelle » (t. 1, p. 436) ; quant à sa mère, elle n’apprécie guère les devoirs soignés composés par sa fille : « On envoya à ma mère une de mes descriptions pour lui faire voir comme je devenais habile et savante ; elle me répondit : Tes belles phrases m’ont fait bien rire, j’espère que tu ne vas pas te mettre à parler comme ça » (t. 1, p. 442-443). Aurore se rend facilement à ce verdict et renonce aux fleurs desséchées de la rhétorique classique, comme le jeune Alexandre Dumas, à qui les jeunes paysannes de Villers-Cotterêts donnent une première leçon de littérature (romantique) :

Interrompue au deuxième acte, la lecture des Vêpres siciliennes ne fut jamais finie, en société du moins.
Notre auditoire avait naïvement avoué que Montfort, Lorédan et Procida l’ennuyaient à mourir, et qu’il leur préférait de beaucoup le Petit-Poucet, le Chat botté, et l’Oiseau bleu couleur de temps8.

8La culture savante, textuelle, abstraite et intellectuelle, dénature et aliène ; voici la petite Aurore amputée du langage « incisif, comique et pittoresque de l’enfant de Paris » parlé par sa mère, inépuisable source d’« éclairs de poésie, de choses senties et dites comme on ne les dit plus quand on s’en rend compte et qu’on sait les dire » (t. 1, p. 226). À cette créativité du parler populaire urbain désormais interdite à l’enfant, répond la poésie spontanée des campagnes, à laquelle Aurore entend rester fidèle – elle refuse obstinément l’héritage (pourtant rousseauiste) de la botanique, lequel trahit l’authentique sentiment de la nature :

Que m’importait de savoir le nom scientifique de toutes ces jolies herbes des prés, auxquelles les paysans et les pâtres ont donné des noms souvent plus poétiques et toujours plus significatifs : le thym de bergère, la bourse à berger, la patience, le pied de chat, le baume, la nappe, la mignonnette, la bousette, la repousse, le danse-toujours, la pâquerette, l’herbe aux grelots, etc. Cette botanique à noms barbares me semblait la fantaisie des pédants, et de même pour la versification […] Je me répétais tout bas ce que j’avais entendu dire souvent à ma mère : « À quoi ça sert-il, ces fadaises-là ? » (t. 1, p. 407-408).

9Histoire de ma vie construit le mythe d’une vocation artistique reçue en héritage de la mère – patrimoine immatériel transmis par la filiation, par le corps, par le chant : Sand introduit ainsi un écart significatif avec le précédent de Rousseau (les romans légués par la mère9) et de Chateaubriand (le goût des belles-lettres comme marque d’appartenance familiale10). Sophie Delaborde n’appartient pas à la civilisation de l’écrit ; son talent pour le chant est spontané, comme celui des oiseaux dont elle est sœur :

Elle ne connaissait seulement pas les notes, mais elle avait une voix ravissante, d’une légèreté et d’une fraîcheur incomparables, et ma grand-mère se plaisait à l’entendre chanter, toute grande musicienne qu’elle était. Elle remarquait le goût et la méthode naturelle de son chant11 (t. 1, p. 224-225 – on notera l’oxymore « méthode naturelle »).

10Comme la tante Suzon des Confessions12, la mère d’Aurore connaît un riche répertoire de chansons populaires, dont le refrain bien connu de l’œuf d’argent, qu’elle chante à la petite fille « de la voix la plus fraîche et la plus douce qui se puisse entendre » (t. 1, p. 144) : première et décisive initiation à la poésie, que Sand juge préférable aux Fables de La Fontaine et autres classiques de la littérature enfantine. Le chant, incarné dans le corps et la voix de la mère, porte en lui toutes les richesses et les promesses de la culture populaire orale – l’enfance de l’art, dans tous les sens du terme.

La littérature en action

11À l’âge des chansons succède l’ère des fictions ; cette préhistoire de l’écriture littéraire se définit comme prolongement de la culture populaire, engageant la créativité du corps. Aux « beaux livres d’images » offerts par sa grand-mère, Aurore préfère les jeux que lui montre sa demi-sœur Caroline : « [Elle] me faisait des pigeons avec ses doigts, ou, avec un bout de fil que nous passions et croisions dans les doigts l’une de l’autre, elle m’apprenait toutes ces figures et ces combinaisons de lignes que les enfants appellent le lit, le bateau, les ciseaux, la scie, etc. » (t. 1, p. 284). L’enfant lui-même se métamorphose en personnage de fiction, et s’engage tout entier dans le monde imaginaire qu’il a créé :

Pour les enfants ces jeux-là sont tout un drame, toute une fiction scénique, parfois tout un roman, tout un poème, tout un voyage, qu’ils miment et rêvent durant des heures entières, et dont l’illusion les gagne et les saisit véritablement. Pour moi, il ne me fallait pas cinq minutes pour m’y plonger de si bonne foi, que je perdais la notion de la réalité, et je croyais voir les arbres, les eaux, les rochers, une vaste campagne... (t. 1, p. 230).

12Cette puissance d’illusion, ces capacités d’immersion accompagnent Aurore jusqu’à l’adolescence, avec notamment l’« éternel poème de Corambé » (t. 1, p. 586). Durant ses années de couvent, une étape supplémentaire est franchie ; nuit après nuit, l’enfant vit avec ses amies les innombrables épisodes d’un « roman en action13 », dont l’intrigue décalque les romans noirs alors à la mode – il s’agit d’aller délivrer une prisonnière maintenue captive dans de profondes oubliettes, dissimulées dans les souterrains du couvent14 (on songe à l’héroïne de Northanger Abbey15…) Explicitement, la narratrice présente ces romans vécus comme les substituts et les relais de l’initiation à l’art par la musique : « Je devenais bien plus artiste pour le roman que pour la musique, car quel plus beau poème que le roman en action que nous poursuivions à frais communs d’imagination, de courage et d’émotions palpitantes ? » (t. 1, p. 531). La littérature s’épanche dans la vie réelle : le roman s’abolit comme texte et s’étend aux dimensions du monde, fiction matérielle habitée par le corps de l’enfant.

13Le goût pour les « romans en action » se double très tôt d’une pratique dramaturgique enthousiaste, mais, là encore, c’est la mise en scène (jeu des acteurs, costumes, accessoires) qui intéresse prioritairement l’enfant. Très jeune, Aurore interprète un premier petit spectacle pour la fête de sa grand-mère, sur une « espèce de théâtre de marionnettes » (t. 1, p. 245) ; par la suite, au couvent, l’adolescente affirme ses talents de dramaturge : « Je fus l’auteur de la troupe. Je choisis mes acteurs, je commandai les costumes […] Nos premiers essais furent comme le début de l’art à son enfance » (t. 1, p. 52). La remarque finale est révélatrice : la mise en scène est une étape décisive dans l’initiation artistique, laquelle passe d’abord par le corps, le geste, la matérialité des accessoires. La littérature est originellement performance ; elle vaut pour projection agrandie, partagée, des fantasmagories nées de la fiction16 et des rêveries de l’artiste, qui « porte en lui le don de poétiser les moindres choses » (t. 2, p. 290).

14Aussi les débuts dans l’art romanesque, chez la petite Aurore, sont-ils antérieurs à la maîtrise de l’écriture et même de la lecture. Les « romans entre quatre chaises » (la formule fait sens : une création ancrée dans le quotidien, l’exact inverse de la retraite studieuse ou de la tour d’ivoire…) annoncent d’emblée l’originalité du futur écrivain : abondance, goût pour les digressions, « laisser-aller invincible ». Le naturel dans la composition et le style sont les dons de l’enfance, préservés et continués :

Je composais à haute voix d’interminables contes que ma mère appelait mes romans. Je n’ai aucun souvenir de ces plaisantes compositions, ma mère m’en a parlé mille fois, et longtemps avant que j’eusse la pensée d’écrire. Elle les déclarait souverainement ennuyeuses, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions. C’est un défaut que j’ai bien conservé, à ce qu’on dit (t. 1, p. 156).

15Dans la logique narrative de l’autobiographie, ces improvisations appartiennent pleinement à la culture populaire ; elles ont d’ailleurs pour « trépied » la chaufferette de la mère, « ce meuble prolétaire banni des habitudes élégantes » (t. 2, p. 284). Autres performances, les prières qu’invente l’adolescente durant ses années de couvent : « Je ne priais plus que d’inspiration et par improvisation libre » (t. 2, p. 120). Là encore se manifeste l’inspiration maternelle et populaire :

Ma mère portait de la poésie dans son sentiment religieux, et il me fallait de la poésie : non pas de cette poésie arrangée et faite après mûre réflexion, comme on essayait d’en faire alors pour réagir contre le positivisme du dix-huitième siècle, mais de celle qui est dans le fait même et qu’on boit dans l’enfance sans savoir ce que c’est et quel nom on lui donne. En un mot, j’avais besoin de poésie comme le peuple, comme ma mère (t. 1, p. 335).

Le corps, la voix, l’écriture

16Le chant, les romans en action, les improvisations narratives ou poétiques sont autant d’étapes préparant, dans la dynamique de l’autobiographie, la naissance de l’écrivain. Pour autant, il ne s’agit pas de dépasser ces stades successifs, mais bien de les intégrer à l’invention d’une forme personnelle de création littéraire, liée à l’oralité et à l’improvisation. Histoire de ma vie, comme beaucoup d’œuvres de Sand, revendique l’héritage des contes et légendes transmis oralement par la culture populaire ; certaines scènes ont à cet égard une valeur symbolique forte : la veillée des chanvreurs, où l’enfant entend une « foule d’histoires merveilleuses et saugrenues » (t. 1, p. 473), ou les légendes racontées par les pasteurs réunis la nuit autour de grands feux – la fiction déborde dans le réel, les petits bergers ayant « l’étrange faculté de voir avec les yeux du corps tout ce que leur imagination leur représente17 » (t. 1, p. 468). Les « longues histoires de guerre […] pittoresques et saisissantes » racontées par James Roëttiers (t. 2, p. 213) ont inspiré, à en croire la narratrice, « quelques passages du roman de Jacques » : l’écriture recueille l’écho des voix qui se sont tues, et en tire une vitalité renouvelée. Certains écrivains, comme Delatouche, seraient d’ailleurs les auteurs d’une œuvre entièrement parlée, improvisée, dont les admirables qualités s’évanouissent en mode texte18 – littérature fantôme, envolée avec la voix qui l’a portée, tout entière réalisée dans le partage de la parole.

17Histoire de ma vie garde en outre la trace de formes de poésie orale plus rustiques encore, comme la « chanson des porchers » (qu’évoquera Vallès en 1869, dans Pierre Moras) :

C’était un chant étrange qui doit, comme celui des bouviers de notre pays, remonter à la plus haute antiquité. On ne saurait le traduire musicalement, parce qu’il est entrecoupé et mêlé de cris et d’appels au troupeau, qui relient entre elles des phrases sans rythme fixe et d’une intonation bizarre. Cela est triste, railleur et d’un caractère effrayant comme un sabbat de divinités gauloises (t. 1, p. 453).

18Ce chant monstre est à l’image du corps du porcher, « une sorte de diable entre l’homme et le loup-garou, entre l’animal et la plante ». Cet être fantastique, allégorie réelle du terroir qu’il incarne, fait songer au Marche-à-terre des Chouans19, et trouve son double positif dans le personnage de Boudoux, l’ogre au grand cœur qui, dans Mes mémoires, initie le petit Alexandre à l’art de la pipée : « Il n’y avait pas une langue, pas un jargon, pas un patois ornithologique qu’il ne parlât, depuis la langue du corbeau jusqu’à celle du roitelet20. » Le peuple des campagnes est médiateur des voix de la nature ; il porte le chant du monde : dans la mythologie littéraire romantique, il représente pour le futur artiste le premier intercesseur et initiateur.

19Par son ambition mémorialiste comme par l’idéal littéraire qu’elle défend, l’Histoire de ma vie21 accorde au corps de l’autobiographe une place essentielle : l’écriture s’origine dans le corps, prolonge la voix, et crée un espace de communication immédiate et solidaire. Cependant, à l’âge médiatique, l’autoportrait cristallise des enjeux décisifs en matière de scénographie auctoriale ; la position spécifique de George Sand radicalise ces contraintes : « [Elle] a existé dans l’espace public, à travers ses nombreux portraits et caricatures, comme un corps bien particulier et reconnaissable, aussi célèbre, voire davantage, que ses écrits et ses idées22. » D’où une nécessaire négociation avec ces logiques marchandes de circulation de l’image : le corps de l’autobiographe joue un rôle central dans la scénographie auctoriale destinée à valider la conception de la littérature défendue par Histoire de ma vie.

20Or, les marques d’élection qui consacrent la future artiste se traduisent par des symptômes physiques paradoxaux : « L’habitude contractée, presque dès le berceau, d’une rêverie dont il me serait impossible de me rendre compte à moi-même, me donna de bonne heure l’air bête » (t. 1, p. 129). Quant aux traits du visage, ils n’ont rien de cette vivacité spirituelle propre aux Muses des salons : « Je ne songeai jamais à leur donner la moindre expression » (Ibid.) Le corps de l’écrivain porte, comme celui des paysans ou des artisans, les marques du travail : « À l’âge où la beauté fleurit, je passais déjà les nuits à lire et à écrire […] Se priver de travail pour avoir l’œil frais […] voilà ce qu’il me fut toujours impossible d’observer » (t. 1, p. 128-129). Enfin, la mention « Signe particulier : aucun » garantit le « pacte solidaire23 » qui fonde le projet de Sand :

Le projet de raconter, dans son autobiographie, l’histoire intime que l’humanité a en chaque homme s’oppose à la recherche de cet effet d’enseigne, et impose de minorer les différences, différence sexuelle comme différences singulières. Le refus des effets de drapé ne vient pas (que) de la difficulté de poser au grand homme quand on est une femme, il est aussi refus d’ériger le sujet de l’écriture en être exceptionnel ou en personnalité exemplaire, dans la recherche d’un noyau commun d’expérience qui puisse fonder la solidarité de l’humanité24.

21Cette présence insistante du corps de l’écrivain dans le texte sous-tend des effets énonciatifs inventifs et innovants. De brusques passages au discours direct brisent le récit ; la voix de l’autobiographe interpelle le lecteur : « Ami lecteur, t’en souviens-tu ? Car, à toi aussi, pendant des années, on a promis cet œuf merveilleux qui […] te semblait, de la part de la bonne poule, le présent le plus poétique et le plus gracieux » (t. 1, p. 144-145). Victor Hugo expérimente de telles prises de parole dans Les Contemplations : « Oh ! la belle petite robe / Qu’elle avait, vous rappelez-vous25 ? » L’injonction « Écoutez » qui ouvre « Melancholia », tout comme la célèbre préface du recueil de 1856, trouvent un écho chez Sand :

Écoutez ; ma vie, c’est la vôtre ; car, vous qui me lisez […] vous êtes des rêveurs comme moi. Dès lors tout ce qui m’arrête en mon chemin vous a arrêtés aussi. Vous avez cherché, comme moi, à vous rendre raison de votre existence, et vous avez posé quelques conclusions. Comparez les miennes aux vôtres. Pesez et prononcez26.

22Le texte habité par la voix appelle l’échange, le dialogue, l’investissement personnel du lecteur dans l’interlocution, selon un modèle horizontal et démocratique que le récit représente autant qu’il le fait advenir.

23L’oralité, l’improvisation, la performance ont une importance décisive dans la trajectoire d’écrivain qu’esquisse Histoire de ma vie. En tant que formes premières de la créativité, elles incarnent l’enfance de l’art, au niveau individuel comme à l’échelle de l’humanité ; comme expressions immédiates du rapport à la nature et à autrui, elles définissent un idéal esthétique autant que politique. L’engagement physique, matériel, entier dans la création littéraire fonde le pacte solidaire que revendique Sand, et réactive vigoureusement, au temps des effondrements et des reniements, le projet romantique d’une littérature transparente à soi, aux autres et au monde – une littérature authentiquement démocratique et intensément dialogique.