Colloques en ligne

Jean-Louis Jeannelle

Post-scriptum. L’œuvre à discrétion

« Walt Kuhn a détruit plus de toiles qu’il n’en a conservé. Il lui était absolument impossible de signer un tableau s’il ne le trouvait pas parfait. »
(Éric Watier, « L’Inventaire des destructions », Éditions Incertain Sens, 2012).

1Deux destins littéraires ont donné corps à la terreur (au sens paulhanien du terme) qui règne sur la modernité. D’une part le suicide symbolique d’Arthur Rimbaud, dont on connaît la postérité paradoxale – Jean-Yves Jouannais a identifié comme autre père symbolique possible de nombreux artistes restés sans œuvre la figure plus mystérieuse encore de Bartleby, le « scribe » de Melville1. D’autre part Mallarmé, dont les œuvres existantes ne semblent que les fragments épars du Livre rêvé mais inaccessible, au point de se renverser chez ses héritiers proches ou lointains en haine de la littérature – à la suite de Paulhan, Laurent Nunez ou William Marx ont ausculté les manifestations de cette haine2. Convoquons ici une nouvelle figure, plus secrète, plus inattendue (il s’agit d’un personnage de roman), mais tout aussi radicale peut-être dans sa disqualification de toute entreprise artistique.

2La IVe partie de La Condition humaine se situe le 11 avril 1927, soit une vingtaine de jours après le soulèvement déclenché à Shanghaï par les communistes, alliés à ce stade encore à l’armée nationale du Kuomintang. Une courte et fascinante scène y réunit Clappique, averti de la répression qui se prépare et lui-même visé par les autorités, Gisors, angoissé par la menace qui pèse sur son fils Kyo, et le vieux peintre Kama, dont l’art empreint de sérénité éveille l’hostilité du premier, exaspéré de voir ces « paradis à la porte desquels il devait rester3 ». À Clappique qui lui demande si, atteint d’une maladie incurable, il poursuivrait son art, Kama répond par l’affirmative – il « peindrait mieux », précise-t-il, « mais pas autrement »4. Gisors, qui ne trouve pour sa part de sérénité que dans l’opium, désarçonne néanmoins le peintre en rectifiant la question de Clappique : que ferait-il si le médecin condamnait sa femme ? Devant la réticence de son interlocuteur, Gisors insiste : « Et si elle était morte ? »

3À nos yeux, cette scène ne fait que prolonger la dichotomie déjà mise en évidence par l’écrivain en 1926 dans La Tentation de l’Occident entre culture asiatique, pour laquelle « [o]n peut communier même avec la mort5 », et culture occidentale, où la fin de vie est non-sens absolu, que chacun s’emploie à nier de manière frénétique. Cette scène cache toutefois une version préalable plus « féroce6 ». Le manuscrit de La Condition humaine révèle en effet qu’initialement Clappique avouait à Gisors avoir dans sa jeunesse désiré devenir peintre et passé d’interminables journées au Louvre, terrassé par son impuissance face aux tableaux contemplés. Ces longues stations lui avait fait comprendre qu’en art, on ne s’exprime nullement : « Personne ne s’est jamais exprimé. On se conquiert. On imite ; on isole le dixième qui n’est pas imité ; et on met patiemment, peu à peu, et ça dure des années, le reste d’accord avec ce dixième isolé7. » Cette révélation l’avait toutefois conduit à se demander si le jeu valait la chandelle :

« – Bref, au lieu de se créer comme personne, comme talent… »
Au mot talent, il fit tourner son carré de soie, en fronde, ricanant comme pour s’excuser.
« Ne vaut-il pas mieux – comme personne, toujours – se détruire ? Moins fatigant. Beaucoup moins absurde. Plus voluptueux. Grands plaisirs, mon bbon !
– Est-ce au suicide que vous pensez ?
– Diable non ! Quelle plaisanterie ! Loin de moi… Voici : le théâtre n’est pas sérieux (bien que… enfin !) ce qui l’est, c’est la course de taureaux. Le roman n’est pas sérieux, ce qui l’est c’est… »
Pourtant il hésita.
« La mythomanie ? demanda Gisors.
– Bien entendu. Je suis d’avis d’appliquer à la vie les moyens de l’art, mais certes pas pour en faire de l’art. Pour en faire davantage de la vie. […] Au revoir, mon bbon. Le seul homme de Shanghaï qui n’existe pas – pas un mot : qui n’existe absolument pas – vous salue. »
Il sortit8.

4Mettre tout son art à disparaître, tel est précisément ce que Clappique fera lorsque, dans la VIe partie du roman, il s’enfuira déguisé en marin sur un paquebot à destination de la France, émerveillé de voir l’« habituel interlocuteur de sa mythomanie […] devenu la foule9 » On le voit, la version manuscrite du roman ancrait la mythomanie en tant qu’alternative à l’art au cœur même de la biographie du personnage, présenté comme un artiste raté, que son échec aurait convaincu de délaisser la création au profit d’une forme de dandysme extravagant et irresponsable, sans considération pour les torts causés à ceux qui lui sont proches10. Si Clappique apparaît plus radical encore que les descendants de Bartleby ou de Mallarmé, c’est que cet homme choisit, face aux efforts nécessaires pour parvenir à une expression personnelle de son talent, de tirer jouissance d’une esthétique de l’existence placée sous le signe du farfelu (ce qu’il nomme : « se détruire ») – vocation dévoyée qui a pour contrecoup le trafic d’œuvres d’art, entre autres négoces louches aussi lucratifs que périlleux. Plus intéressant encore, cette version de Clappique, apprenti artiste dont le talent est entièrement passé au service de la mythomanie, n’existe en réalité qu’à la faveur de quelques pages manuscrites de La Condition humaine, bref à peine plus que ce peintre que le personnage aurait pu devenir.

5L’étrange volupté qu’éprouve Clappique à se détruire soi-même peut nous servir de répère pour ces deux journées. Non que le personnage de Malraux nous offre un modèle achevé des multiples modalités de décréation dont il a été question dans ce numéro : cette version potentielle ou plus précisément génétique de Clappique incarne en réalité la limite extrême des modalités négatives de la création artistique et à ce titre un symbole pour penser la nature des œuvres ou des projets littéraires dont nous avons traité, ou peut-être même un contre-modèle, puisque la réalité destites œuvres ou desdits projets est, quant à elle, bien attestée, même si leur identité s’avère problématique.

L’acte de décréation

6La réflexion sur la décréation, déployée dans ce numéro, s’inscrit dans un domaine de recherche actuel, extrêmement fécond bien qu’hétéroclite, qui a pour objet la notion de « possible ». Genette avait, il est vrai, d’emblée placé la poétique sous l’invocation de Valéry et de Borgès, et Todorov souligné en 1968 que toute œuvre peut être considérée comme « la manifestaiton abstraite d’une structure beaucoup plus générale, dont elle n’est qu’une des réalisations possibles11 ». Toutefois la notion n’est devenue centrale qu’avec le tournant amorcé par Michel Charles réinvestissant la tradition rhétorique afin de développer une théorie de la lecture, et à travers elle du commentaire, dont a découlé au milieu des années 1990 le concept de « textes possibles »12. De multiples travaux en ont résulté, conduits par Marc Escola, Christine Noille, Sophie Rabau, ou Frank Schuerewegen13. Ces tenants de la théorie des textes possibles ont en commun avec Pierre Bayard le développement d’une « critique créatrice »14 reposant sur l’exploitation systématique des possibles inscrits dans un texte, en particulier de ceux qui s’avèrent les plus contraires à la doxa et les plus stimulants pour une lecture renouvelée des œuvres. Même si la notion de « possible » n’y occupe pas une place aussi centrale, d’autres approches se situent même dans le même domaine, en particulier la génétique des textes, attachée dès son orgine à l’étude des virtualités coprésentes des textes15, ainsi que le développement, sous l’impulsion de Marielle Macé, d’une conception de la lecture et du style ouverte aux possibles existentiels16.

7Qu’ont en commun toutes ces approches ? L’idée, formulée dans les termes les plus précis en 1967 dans le premier tome des Lettrines, qu’existent des « fantômes de livres successifs que l’imagination de l’auteur projetait à chaque moment en avant de sa plume, et qui changaient, avec le gauchissement inévitable que le travail d’écrire imprime à chaque chapitre », mais que l’activité critique, appliquée aux manuscrits, aux textes eux-mêmes, ou à l’acte individuel de lecture, parvient à restituer, déployant ainsi la richesse herméneutique de l’œuvre. Car, ainsi que l’écrivait Julien Gracq : « À chaque tournant du livre, un autre livre, possible et même souvent probable, a été rejeté au néant. [...] Et ces livres dissipés à mesure, rejetés par millions aux limbes de la littérature […], ces livres qui n’ont pas vu le jour de l’écriture, d’une certaine manière ils comptent, ils n’ont pas disparu tout entiers17. »

8Toutefois, les travaux dont il vient d’être question constituent une face lumineuse de la théorie littéraire, attachée à valoriser les innombrables possibles que recèlent les textes. Sa face plus sombre reste, en revanche, moins fréquentée, ou ne l’est encore pour le moment qu’à la marge, à travers les premier travaux ouvrant un second champ de recherche, étroitement lié, celui des œuvres « inadvenues », autrement dit des œuvres disparues, détruites ou oubliées. Trois essais marquants, mentionnés dans le texte de présentation de ce numéro, en ont posé les jalons : Présence des œuvres perdues (2010) de Judith Schlanger, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare (2011) de Roger Chartier et Le Tombeau d’Œdipe (2012) de William Marx traitent de tout ce qui, au sein de notre mémoire de la littérature, n’existe qu’en tant qu’il nous manque – plus précisément sur les raisons ou les effets de ce manque. Toute œuvre, au sens d’œuvres complètes, comporte des rebuts : projets restés inaboutis, publications irrémédiablements caviardées, textes devenus inaccessibles, créations ayant sombré pour cause d’opprobre ou d’indifférence (du fait, par exemple, d’un changement des goûts esthétiques ou de la disparition d’un genre littéraire)…

9À la suite d’André Malraux dans L’Homme précaire et la littérature (1976), Judith Schlanger avait rappelé dans La Mémoire des œuvres que notre savoir de lettres échappe au déterminisme de la chronologie, puisque les textes s’y déploient non pas en fonction de leur inscription objective dans le temps mais en fonction de l’intérêt que nous investissons en eux, obéissant ainsi à un jeu de coexistence focalisée entre œuvres plus ou moins distantes selon leur pertinence à nos yeux. Or si l’existence des œuvres dépend de notre capacité à en entretenir la visibilité (ici confondue avec la lisibilité), ainsi que Schlanger l’écrivait en 1992, on peut en déduire que la « mémoire lettrée inclut et implique en son centre un tombeau, un grand Saint-Sépulcre (vide bien sûr) au destin fascinant18 » – un tombeau avant tout symbolique, puisque ce tombeau de la littérature se situe plus concrètement tout autour de la prunelle de notre admiration ; elle est en la part d’excès. C’est dans Présence des œuvres perdues qu’en 2010, Judith Schlanger a expliqué pour quelle raison « la mémoire culture est faite, comme la matière, de plus de vide que de plein » et s’est interrogée sur « notre expérience littéraire ou philosophique commune de ce qui a disparu », plus précisément sur la « sorte d’existence » que « gardent les œuvres et les noms dont la réalité est anéantie ». « Peut-on réfléchir, se demandait-elle, sur ce qui nous échappe tout en s’imposant à nous19 ? »

10Une première étude de cas fut fournie en 2011 par Roger Chartier commentant une pièce représentée à la cour d’Angleterre durant l’hiver 1612-1613, vraisemblablement intitulée Cardenio, et tardivement attribuée à Shakespeare (en collaboration avec Fletcher) mais dont le texte ne subsiste pas – peut-être même n’a-t-il d’ailleurs jamais existé –, ce qui ne l’a pas empêchée d’être maintes fois mise en scène en Angleterre ou aux États-Unis depuis une vingtaine d’années, bien plus souvent même qu’elle ne le fut « lorsque les King’s Men en possédaient le manuscrit20 ». Fascinante enquête sur le statut d’une œuvre parfaitement secondaire à sa naissance, mais que le prestige rétrospectivement accordé à son auteur a rendue nécessaire et dont nous tentons de pallier l’absence textuelle par tous les moyens, au risque de multiplier les éditions d’une pièce en toute objectivité inexistante21.

11Si Roger Chartier se proposait de montrer que l’absence n’est aucunement un obstacle à ce que nous jouissions d’une œuvre (tout juste nous oblige-t-elle à adapter nos procédures d’établissement et de transmission), William Marx s’est fixé quant à lui pour objectif de remonter plus haut encore, à une époque où le degré de raréfaction était considérable. Le Tombeau d’Œdipe, paru en 2012, explore la tragédie antique comme un objet au second degré, c’est-à-dire comme le lieu de production d’un nombre incalculable de commentaires philologiques, philosophiques et esthétiques, issus d’un corpus limité à trente-deux pièces en tout et pour tout. Le Tombeau d’Œdipe porte sur notre propension à faire parler des fragments dont les principaux critères d’interprétation nous font irrémédiablement défaut, à commencer par le fait que les Grecs ne voyaient pas la tragédie à travers ce qui est devenu notre principal et inévitable filtre : l’idée de littérature elle-même. L’inscription géographique, le rapport au corps, l’expérience du sacré : aucun de ces éléments constitutifs de leur expérience ne nous est plus accessible. La question n’est donc plus de savoir ce que sont les tragédies, a fortiori ce qu’est le tragique. Comme Judith Schlanger et comme Roger Chartier, William Marx déconstruit ce processus de sélection par l’histoire littéraire que nous avons l’habitude d’imaginer comme un écrémage – sans bien savoir d’ailleurs de quelle manière – afin de le remettre sur pieds, autrement dit à l’envers, puisque c’est avant tout par défaut (oubli, destruction, falsification, désintérêt…) que s’effectue la sélection dont résulte le corpus d’œuvres érigées en canon. C’est néanmoins William Marx qui semble aller le plus loin dans les conséquences à tirer de notre état d’ignorance en proposant de suspendre l’implacable mécanique interprétative grâce à laquelle nous intégrons sans cesse les œuvres échappées à l’oubli afin de les faire entrer en littérature22. Le garant du passé lettré s’y voit assigner pour nouvelle tâche de ressaisir « la littérature par ce qui lui échappe totalement23» : mission impossible à réaliser de manière parfaitement exhaustive ou continue, mais qui doit aller bien au-delà de simples correctifs ponctuels.

12Aussi avons-nous, au sein du continent des œuvres inadvenues (proche mais distinct néanmoins du domaine des possibles), choisi de distinguer trois modalités particulières, rendues plus mystérieuses et plus fascinantes du fait de la responsabilité de l’auteur lui-même dans le processus de décréation, trois gestes que nous avons qualifiés de négatifs : l’abandon d’une œuvre en cours d’écriture, le remodelage, par remaniement structurel ou réorientation idéologique, enfin le reniement d’une œuvre conduite à son terme mais que l’auteur a choisi d’écarter par la suite.

Un pouvoir discrétionnaire

13L’inadvenue n’est pas un objet théorique cohérent et nettement délimité ; elle est plutôt une sorte de défi à la méthodologie des historiens de la littérature, une limite fixée aux règles qu’ils appliquent et au savoir qu’ils visent. L’inadvenue est ce qui, tout en mettant en défaut notre désir de maîtrise, donne accès à des espaces de production jusqu’alors ignorés ou délaissés. En cela, elle est inséparable de la face positive et ensoleillée de l’histoire littéraire.

14Aucune de ces modalités, esquissées dans la « Présentation » de ce numéro, n’est donc aisément identifiable. Comme pour l’abandon, un reniement qui ne prendrait pas la forme d’une destruction systématique vaut-il réellement en tant que tel ? Ne nous faut-il pas tenir compte, pour penser l’acte de création littéraire ou artistique, de son envers fait de destruction sans lequel n’existerait peut-être aucune œuvre publiée, uniquement des textes adoptant la forme de ce que Francis Ponge a nommé une fabrique (au sujet de La Fabrique du pré en 1971) – envers dont Nathalie Kremer a entamé l’exploration dans un livre à paraître : La Création par destruction : les tableaux-fantômes de la littérature. Bien plus, les catégories ici distinguées peuvent se confondre : le cas du Démon de l’absolu (longue reconstitution de la double épopée, politique et littéraire, de Lawrence d’Arabie) relève-t-il du simple abandon ou d’un reniement ? Malraux jugeait-il ce projet simplement inabouti, dépassé, faux ? Plus peut-être que de véritables modalités, nettement distinctes les unes des autres, abandon, remodelage et reniement font partie d’un continuum, désignable à l’aide du terme de « décréation ».

15Leur examen témoigne d’un phénomène paradoxal. Qu’il s’agisse d’une simple lassitude à l’égard d’un projet ou d’une volonté avérée de destruction, les formes de création négative ici repérées manifestent étrangement, au moment même où elles relèguent, soustraient ou effacent, l’intention d’un écrivain dans tout ce qu’elle a de plus arbitraire certes, mais aussi de plus souverain. Contrairement au mot d’ordre théorique que fut la « mort de l’écrivain », qui supposait un effacement de l’instance créatrice, notre enquête sur les modes de décréation saisit le processus d’écriture à la fois comme acte de déprise et en même temps témoignage de la maîtrise totale de l’écrivain sur sa production. Aussi variées soient-elles, ce que ces modalités de décréation font apparaître, c’est donc le pouvoir discrétionnaire de l’auteur.

16Un pouvoir discrétionnaire dont les écrivains ne font état, le plus souvent, qu’à condition d’avoir surmonté la part de négativité à laquelle ils s’étaient confronté. L’un des principaux chapitre de L’Amour fou a pour origine une longue promenade nocturne dans Paris, qui fait resurgir à sa mémoire, peu de temps après, un poème autrefois paru sous sa signature («Ce poème avait ceci de particulier qu’il ne me plaisait pas, qu’il ne m’avait jamais plu, au point que j’avais évité de le faire figurer dans deux recueils ») et que Breton avait fait paraître « tout de premier jet ou si peu s’en fallait », en 1923 dans Clair de terre :

Pour tout critiqué et peut-être obscurément renié qu’il eût été par la suite, je ne vois guère pourtant le moyen de parler des citations involontaires, haletantes, que je m’en faisais tout à coup, autrement que de ces phrases du pré-sommeil dont j’ai été amené à dire en 1924, dans le Manifeste du surréalisme, qu’elles « cognaient à la vitre »24.

17Précisément parce qu’elles insistent et obsèdent l’écrivains, ces citations imparfaites trouvent peu à peu leur sens dans les associations qui naissent dans l’esprit du poète de la rencontre d’une femme « scandaleusement belle » le 29 mai 1934, conduisant à une réévaluation radicale du poème, entièrement cité (en quelque sorte republié25) puis commenté, en sorte que chaque vers s’y pare d’une aura quasi-prophétique, à verser au compte de l’inconscient et de cette magie dont se pare chez les surréalistes l’expression du désir. La négativité initiale se renverse en source de mystères au point que Breton regrette de ne plus disposer du manuscrit où quelques ratures apportées au premier jet l’auraient éclairé sur la formulation originelle, par conséquent la plus authentique. Dans les corrections apportées à ce qu’il considérait autrefois comme les « faiblesses » ou les « lacunes » « [s]ous le rapport de l’expression »26 de ce poème automatique, Breton, désormais convaincu par la puissance d’inspiration intiale de son texte, ne voit plus dans ces légers remaniements que des fautes, dues à une activité critique totalement coupée de la source poétique initiale.

18Plus frappante sera dès lors la destruction pure et simple, forme de négativité sans concessions, dont Marguerite Yourcenar montra plusieurs fois l’exemple, elle qui fut toujours soucieuse ne donner accès qu’à la forme parfaitement achevée de ce qu’elle jugeait être digne de figurer dans la liste de ses œuvres complètes. Ainsi des « diverses formes » prises entre 1924 et 1929 par les Mémoires d’Hadrien – « Tous ces manuscrits ont été détruits ou méritaient de l’être27 » –, ou de l’avant-propos à ses Œuvres romanesques publiées en 1982 :

J’ai écarté du présent volume un roman, La Nouvelle Eurydice, pour cause de médiocrité, l’artifice, dans ce récit publié en 1931, m’ayant vite semblé trop visible. […] Du second volume, et également pour cause de médiocrité, un hâtif essai critique et biographique sur le grand lyrique grec Pindare sera de même éliminé, remplacé qu’il est par la brève étude sur ce même Pindare dans La Couronne et la Lyre. Il n’est pas exclu que ces deux ouvrages reparaissent un jour, pour le bénéfice des curieux, avec d’autres textes oubliés ; pour l’instant, j’ai préféré m’en tenir à ceux auxquels me paraît convenir la devise « Als ikh kan » des frère Van Eyck, qui signifie qu’on croit avoir fait de son mieux. C’est aussi ce qui m’a fait exclure pour le moment quelques Juvenilia sans valeur. N’employons pas plus de pâte à papier qu’il n’en faut28.

19Reste que des dispositions testamentaires rédigées en 1986 ont permis à Gallimard de faire figurer Pindare et La Nouvelle Eurydice dans un nouveau tirage des Œuvres romanesques de l’écrivaine. Il s’agit en quelque sorte d’une victoire de la philologie sur le pouvoir décisionnaire de l’écrivain, partielle néanmoins. En effet, la damnatio memoriae décidée par l’écrivaine se signalait à la fois par cette réduction typographique (ayant pour effet de rétrograder les textes en question au rang d’annexes ou de brouillons, autrement dit d’en annuler de manière symbolique la publication initiale) mais également par un interdit formel de reprendre ces deux titres en édition séparée.

Décevance

20« Décevance » : c’est par ce terme baroque, précieux, et pourtant si juste, si approprié que Charles Péguy (sous la plume de quel autre écrivain un tel mot pouvait-il renaître ?) décrivait un auteur – n’importe quel auteur – au moment où celui-ci pense avoir enfin achevé son œuvre. Au moment où, retiré dans son atelier, il désire « jouir (en paix) d’une paix qu’il croit avoir gagnée » : « Décevance : dans cet atelier fermé nous sommes tous perpétuellement toujours » – nous les lecteurs, présents avant même que le manuscrit soit soumis à l’éditeur. Car nul auteur n’a temporellement le moyen de fermer sa porte ; nulle œuvre n’est « temporellement jamais close dans un atelier » :

[C]’est un des mystères les plus inquiétants peut-être de la destination temporelle, un des plus pleins, des plus bourrés d’inquiétude, que nulle œuvre, si achevée soit-elle, et qu’elle nous paraisse, et peut-être qu’elle ait paru à l’auteur son père, nulle œuvre pourtant n’est temporellement si achevée, n’a temporellement si complètement reçu son chef qu’elle ne doive encore en un autre sens (et peut-être au fond en le même sens, car tous les hommes sont hommes, et cet auteur est homme, et nous aussi, petits, nous sommes hommes, et quoi que nous en ayons nous continuons l’auteur même en un sens) être perpétuellement achevée comme inachevée, au titre d’inachevée, qu’elle n’ait à recevoir et qu’elle ne reçoive et qu’elle ne doive recevoir perpétuellement un chef, un couronnement lui-même perpétuellement inachevé29.

21Il est vrai qu’il s’agit là du sort commun à tout être temporel, la loi même du temporel. L’application en art n’en paraît pas moins d’autant plus rigoureuse que notre rapport aux œuvres implique que nous les imaginions closes sur elles-mêmes, auto-suffisantes. Notre aveuglement à leur inachèvement consubstantiel est précisément lié à ce désir de les envisager comme l’aboutissement définitif d’un processus de création, qui contiendrait en lui-même ses causes aussi bien que ses effets. Il n’en est rien pourtant. Au moment même où un auteur aimerait tourner la page pour se consacrer à un autre projet débute cette interminable succession d’achèvements et de dégradations, de couronnements et de déperditions dont est faite toute lecture. En art, en littérature tout particulièrement peut-être, il n’est d’achèvements que « perpétuellement inachevés » et d’inachèvements que « réellement achevés »30, note Péguy.

22L’intuition de Péguy appelle, pour être éclairée, la pensée de la création développée par Étienne Souriau dans une conférence présentée le 25 février 1956 et publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie. Ce spécialiste d’esthétique, aujourd’hui redécouvert grâce à Bruno Latour, s’y donnait pour objet « l’inachèvement existentiel de toute chose31 ». Avançant que rien, « pas même nous », ne nous est donné « autrement que dans une sorte de demi-jour, dans une pénombre où s’ébauche de l’inachevé, où rien n’a ni plénitude de présence, ni évidente patuité, ni total accomplissement, ni existence plénière », Souriau accentuait la perspective ainsi tracée en faisant de l’œuvre non pas un idéal ou un projet dont l’artiste posséderait le plan, mais un processus toujours en péril :

J’insiste sur cette idée que tant que l’œuvre est au chantier, l’œuvre est en péril. À chaque moment, à chaque acte de l’artiste, ou plutôt de chaque acte de l’artiste, elle peut vivre ou mourir. […] D’un côté l’œuvre à faire, encore virtuelle et dans les limbes ; d’un autre côté, l’œuvre dans le mode de présence concrète où elle se réalise ; enfin l’homme qui a la responsabilité de tout cela, qui, par ses actes, tente de réaliser la mystérieuse éclosion de l’être dont il a pris la responsabilité32.

23La création est une « instauration » : rien de ce qui s’y accomplit n’était prévisible. Aussi les notions de liberté et d’efficacité qui caractérisent ce geste n’ont-elles de sens que complétées par celles, essentielles d’« errabilité » ou de « faillibilité ». À ne voir l’œuvre que comme réalisation aboutie d’un projet, on en supprime la découverte, l’exploration et l’échec, autrement dit tous les risques qu’implique l’acte d’instauration. L’accent mis sur la possibilité constante de l’échec permet, à l’inverse, de considérer comme un facteur essentiel de la création la possibilité même de son inaboutissement. Non afin d’y voir une sanction automatique : l’inachèvement dans ce cas suffirait à prouver que l’œuvre ne méritait pas d’être accomplie. En réalité, l’évaluation esthétique que nous pourrions en proposer importe moins que l’analyse même du processus créatif : si l’œuvre échouée nous est précieuse, c’est par ce qu’elle révèle de ce qu’un écrivain envisageait en tant qu’« œuvre à faire ».