Colloques en ligne

Nicolas Aude

Quand dire c'est défaire : repentirs littéraires et autocritiques staliniennes en Union Soviétique

1Dans Les Sources et le sens du communisme russe (1937), le philosophe Nicolas Berdiaev insiste sur la continuité d’une expérience intérieure, celle qui lie l’autocritique communiste et la nouvelle subjectivité de l’homo sovieticus à la tradition religieuse du repentir pénitentiel :

Aucun peuple d’Occident n’a vécu avec autant de force les motifs de la pénitence. C’est en Russie, précisément dans les classes dites privilégiées, que naît ce type si particulier du « gentilhomme repentant ». Repentant, non d’une faute qu’il aurait commise personnellement, mais de la faute, du péché social1.

2Sans tomber dans les travers essentialistes d’un Berdiaev, dont l’essai a pour visée de penser les destinées nationales du communisme en termes identitaires tout en réduisant la fameuse « idée russe » à ses seuls contenus religieux, nous voudrions suivre l’hypothèse du philosophe pour envisager l’autocritique stalinienne (samokritika) comme un genre du discours historiquement situé, au carrefour du politique, du religieux et du littéraire. Depuis la fin de l’URSS, grâce à l’ouverture partielle des archives, les pratiques d’aveu et les techniques d’introspection développées durant l’époque soviétique ont en effet été mises au centre d’un renouveau historiographique et critique lié à l’émergence du champ des « Soviet Subjectivities ».

3Comme le résume l’historienne Catherine Depretto, « les interrogations prioritaires [de la nouvelle historiographie postsoviétique] portent désormais sur la question de l’identité personnelle, de l’auto-définition du sujet par rapport au système politico-idéologique, par rapport au pouvoir2 ». Contre l’école totalitaire, l’étude des « Soviet Subjectivities » s’est constituée en s’appuyant sur l’analyse des ego-documents (lettres de citoyens soviétiques, enquêtes d’opinion et surtout journaux intimes…) ainsi que sur les réflexions du dernier Foucault portant sur la notion de subjectivation comme processus. Ces recherches ont permis de souligner, au sein du nouveau régime né de la révolution d’octobre, la centralité d’une injonction au discours sur soi, injonction mise au service d’un projet de réforme des consciences. La plupart des spécialistes considèrent que cet effort de subjectivation a connu son apogée durant la période stalinienne.Dans son ouvrage fondateur The Collective and the Individual in Russia (1999), l’historien Oleg Kharkhordin a tenté de retracer l’histoire d’une dissémination, celle des pratiques religieuses de pénitence à l’intérieur de la nouvelle société soviétique : selon lui, l’essor du rituel de la purge politique ainsi que celui de son genre du discours privilégié, l’autocritique, auraient permis d’achever la transformation du citoyen soviétique en véritable « bête pénitentielle3 ». À partir des travaux de Jochen Hellbeck sur les écrits personnels4, le chercheur israélien Igal Halfin s’est lui aussi intéressé aux mécanismes de la répression stalinienne et à la mise en pratique d’une véritable « herméneutique bolchévique5 » de l’âme à l’œuvre dans la logique d’extorsion des aveux. Il s’agit, dès lors, de nous inscrire dans la continuité de ces travaux en nous interrogeant sur la place allouée au repentir et à l’autocensure dans les autocritiques d’écrivains.

4Nous pourrions jouer indéfiniment sur une équivoque entre l’acception spirituelle et morale du terme « repentir », d’un côté, et son sens esthétique et littéraire, de l’autre, qui l’identifie à un geste de correction du trait. Néanmoins, y a-t-il jamais eu en Russie des autocritiques littéraires, comme il existe en Occident, à l’intérieur des nomenclatures génériques, des autobiographies, des confessions spirituelles ou encore des mémoires d’hommes politiques ? Peut-on faire œuvre littéraire à partir d’une telle démarche politique et éthique ? La pertinence de ces questions, qui engagent la nature même de notre corpus, mérite qu’on s’y attarde dans un premier temps avant d’aborder l’étude de deux textes : Les Carnets d’un contemporain (Zapiski sovremennika) d’Isaïe Lejnev et La Parole ressuscitée de Vitali Chentalinski. Le premier titre désigne l’œuvre autobiographique d’un des principaux critiques littéraires de son temps qui fut responsable des colonnes littéraires de la Pravda de 1935 à 1939. Le second ouvrage regroupe les enquêtes littéraires menées par l’écrivain-journaliste Vitali Chentalinski durant la Perestroïka à l’intérieur des archives du KGB. Cette œuvre occupe une position originale dans le paysage mémoriel postsoviétique : elle propose en effet une réélaboration littéraire des dossiers judiciaires du KGB, ex-NKVD, son but étant de retracer, à partir des écrits autocritiques laissés par les écrivains, la destinée de certaines personnalités littéraires victimes des repressions staliniennes durant la Grande Terreur.

Littérature et autocritique

5L’idée d’une créativité négative s’impose particulièrement au sein d’une réflexion centrée sur l’autocritique dans ses rapports avec le fait littéraire, voire dans ses rapports avec la critique entendue comme un discours littéraire au second degré. La capacité de défaire ce qu’on a fait questionne surtout les pouvoirs du langage lui-même, dans le cadre intellectuel d’une anthropologie de l’aveu6. En effet, en tant qu’acte de langage autonome, l’aveu ne fait pas partie de la classe restreinte des performatifs absolus tels que les a définis Austin. Les contenus sémantiques de l’aveu sont d’abord soumis au jugement de vérité au même titre que les autres énoncés constatifs. De plus, la parole d’aveu nous paraît se dessiner sur un horizon pragmatique bien différent de celui qu’ont en partage tous les actes de langage performatifs institutionnalisés par des rites sociaux : il ne s’agit pas, dans l’aveu, de faire quelque chose en le disant mais plutôt de le défaire, de le décréer en quelque sorte. L’aveu et le repentir s’arriment toujours à une demande de pardon qui mise sur certaines virtualités de l’action humaine, soulignées par Hannah Arendt :

Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité du processus déclenché par l’action le remède ne vient pas d’une autre faculté éventuellement supérieure, c’est l’une des virtualités de l’action elle-même. La rédemption possible de la situation d’irréversibilité – dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait – c’est la faculté de pardonner7.

6Décréer son œuvre pour racheter sa vie, remanier son identité narrative pour sauver l’œuvre et ses différentes lectures, s’assurer par une confession écrite le pardon des autorités susceptibles d’octroyer la possibilité de vivre et de créer, autant d’alternatives au milieu desquelles doivent s’orienter ces écrits ambigus, à la lisière du littéraire. Les textes que nous nous proposons d’étudier introduisent le lecteur dans un espace discursif incertain où l’autocitation et l’herméneutique littéraire du texte, la critique à proprement parler, s’entremêlent toujours à l’herméneutique de soi et à l’autoanalyse comme quête de lisibilité intérieure.

7S’il fallait situer dans la mémoire littéraire russe la scène inaugurale où se rencontrent ces deux gestes, celui d’avouer et celui de décréer, il conviendrait sans doute de nous tourner vers cette nuit du 11 au 12 février 1852 au cours de laquelle le plus grand écrivain russe de son époque, Nicolas Gogol, fit le choix de brûler le manuscrit du second volume des Âmes mortes. Attendu par le public russe depuis près de dix ans, cette deuxième partie est détruite sur les ordres du confesseur de l’écrivain, le père Matveï Konstantinovski. Gogol lègue ainsi à la postérité un manque gigantesque et une légende biographique pour combler ce manque. Les écrits personnels de l’écrivain reviennent sur l’évolution spirituelle qui l’a conduit à éprouver ses rapports avec le public, durant les dernières années de sa vie, sur le mode d’un perpétuel malentendu. Cette recherche introspective, où s’expriment à la fois le repentir littéraire et le trouble d’une vocation, dessine une sorte de ligne pascalienne dans l’histoire littéraire russe : elle mène de la scène d’immolation des manuscrits de Gogol à la lecture des écrits spirituels de Léon Tolstoï. C’est d’ailleurs à Tolstoï lui-même que l’on doit le parallèle entre Gogol et Pascal :

8Tous les deux sont rapidement parvenus à la gloire qu’ils désiraient passionnément ; tous les deux, après y être parvenus, ont immédiatement réalisé toute la vanité de ce qui leur avait semblé le bien le plus utile, le plus précieux au monde, et tous les deux ont été terrifiés par l’illusion dont ils avaient été les sujets. […] Telle est la raison du rapport passionné à la religion qui est commun à notre Gogol et à Pascal ; telle est aussi la raison qui leur a fait mépriser tout ce qu’ils avaient fait jusque-là. Tout cela avait été fait pour la gloire. Eh bien, la gloire leur était arrivée, et il n’y avait finalement en elle que tromperie, par conséquent tout ce qui avait été fait pour l’atteindre avait été inutile et vain8.

9Chez Gogol et Tolstoï, comme chez Pascal, le reniement de l’œuvre antérieure se trouve à un moment affirmé haut et fort : il résulte d’une expérience intime de conversion, généralement vécue comme une métanoïa, point de retournement venu inscrire une césure dans le temps biographique. L’œuvre et les conduites publiques du comte Tolstoï cristallisent tout particulièrement l’éthos du « gentilhomme repentant » tel que le décrit Nicolas Berdiaev, ce dernier écrivain ayant choisi de faire pénitence, au sein du peuple, pour expier le péché social de la classe nobiliaire.

10Sans doute est-ce à Tolstoï et à ses fameux récits de conversion que le réalisme socialiste emprunte ses principaux modèles. Cette filiation apparaît de manière éloquente dans un étrange récit fictionnel publié par Maxime Gorki durant l’année 1908 sous le titre Une Confession (Ispoved’). Sévèrement critiqué par Lénine, qui n’approuvera jamais les tendances mystiques du groupe d’intellectuels réunis à Capri autour de Maxime Gorki et d’Anatoli Lounatcharski9, le récit Une Confession ne connaîtra jamais l’extraordinaire diffusion d’un texte majeur comme La Mère durant la période soviétique. Pour l’historienne Katérina Clark, la mystique du collectif mise en scène dans le récit de 1908 n’en constitue pas moins l’un des principaux « sous-textes10 » de la culture stalinienne des années 1930. La dissolution du « je » narratif dans le « nous » collectif annonce en effet le schéma des grandes épopées réalistes socialistes écrites à la troisième personne. Le personnage exemplaire – et très autobiographique – du roman de Nicolas Ostrovski, Et l’acier fut trempé (1934), connaît ainsi, au milieu des affrontements de la guerre civile, la même évolution intime que le héros de Gorki :

Pavel perdit tout sentiment d’existence individuelle. Chaque jour, il était enivré par d’ardentes mêlées. Il s’était fondu dans la masse et, comme tous les combattants, il semblait avoir oublié le mot « je » ; rien ne subsistait plus que le « nous » : notre régiment, notre escadron, notre brigade11.

11Cette disparition progressive de la première personne du singulier au profit du pluriel fait l’objet d’une féroce satire, dès le début des années 1920, dans le célèbre récit d’anticipation d’Eugène Zamiatine, Nous autres (1920). Elle explique surtout les obstacles idéologiques qui s’opposent à l’épanouissement d’une authentique littérature introspective après la révolution.

12Dans un article consacré au destin de la « confession-introspection12 » [« samootčet-ispoved’ »] dans la littérature soviétique, Marietta Tchoudakova souligne l’existence d’une contradiction massive entre les orientations de la littérature soviétique officielle et les nombreuses injonctions au discours sur soi qui caractérisent de plus en plus le régime à partir de la seconde moitié des années 1920 :

À l’époque soviétique, toutes ces injonctions ont été redirigées – avec une force et une cohérence croissantes – vers la repentance des « erreurs politiques ». La pratique de la confession, qui ne s’est jamais totalement enracinée dans la littérature, s’est donc affirmée dans le discours oral de l’époque13.

13Alors que de nombreuses voix condamnent le « psychologisme », le « biographisme » et la personnalisation du fait littéraire en général, les séances d’autocritique se développent peu à peu pour culminer en URSS au moment des Grandes Purges staliniennes, à la fin des années 1930. L’ouverture des archives invite toutefois à relativiser fortement l’opposition, par trop rigide, entre littérature écrite, d’un côté, et discours oral, de l’autre. Un premier cas de confession autocritique publiée se présente dès lors à notre réflexion : celui des Carnets d’un contemporain (Zapiski sovremennika) d’Isaïe Lejnev.

Un cas d’intériorisation de la censure : Isaïe Lejnev

14Ce texte autocritique arbore la signature d’une personnalité parfaitement intégrée au champ littéraire des années 1920, Isaïe Lejnev étant à la fois journaliste, critique littéraire et éditeur. Né dans une famille juive traditionnaliste de Nikolaïev en Ukraine, le jeune Isaac Altschuler a rompu très tôt avec son milieu d’origine pour s’engager dans la première révolution de 1905. Entré à quinze ans au Parti ouvrier social-démocrate de Russie, cet autodidacte fait ensuite des études en Allemagne avant de publier, sous le pseudonyme d’Isaïe Lejnev, ses premiers articles dans la presse bolchévique durant les mois qui suivent la révolution de février. Outre ses origines sociales – Lejnev n’est pas prolétaire –, le péché politique de l’écrivain doit être recherché en 1922. Ce dernier choisit alors de participer à la création d’une revue indépendante, La Nouvelle Russie (Novaja Rossija) qui, dans le contexte de relative libéralisation du régime permise par la NEP, s’affiche comme la première revue littéraire non affiliée au Parti. Isaïe Lejnev y édite des œuvres originales dont la plus célèbre reste le roman La Garde blanche (1926) de Mikhaïl Boulgakov. La rédaction affiche aussi ses opinions réformistes en militant notamment pour une démocratisation du fonctionnement des Soviets. En 1926, la revue est néanmoins interdite, l’arrivée au pouvoir de Staline sonnant le glas de la NEP. Exclu du Parti, Lejnev s’exile en Estonie. De retour à Moscou en 1930, l’homme de lettres présente le texte manuscrit de son autocritique au Comité central dans l’espoir d’être réintégré au Parti communiste. Cette réintégration se fera finalement sur une recommandation spéciale de Staline.

15Prenant la forme d’une autobiographie intellectuelle, le texte de Lejnev est publié en 1934 sous le titre Carnets d’un contemporain. Il s’agit du premier tome, sous-titré « Les sources » (« Istoki »), d’un projet demeuré inachevé. L’écrivain tente tout d’abord de définir cet acte de contrition littéraire inédit :

Comment s’est déroulée et se déroule encore aujourd’hui la transformation idéologique de l’ancienne intelligentsia issue de la petite bourgeoise ? En quoi consiste réellement ce processus intime ? Comment, au travers d’une lutte douloureuse avec soi-même, finit-on par atteindre une nouvelle conscience de classe véridique en échange de l’illusion caduque d’être au-dessus des classes sociales ? Raconter tout cela sous la forme d’une autobiographie paraîtra plus vrai. Toute tentative délibérée de généralisation en s’appuyant sur les méthodes artistiques de la fiction, en usage dans la littérature, serait inappropriée et jugée artificielle. Une telle tâche peut être accomplie au contraire en procédant à une auto-analyse, fondée en priorité sur les méthodes de l’analyse sociale14.

16Dans la jeune littérature soviétique, le pacte autobiographique ne va décidément plus de soi. Marietta Tchoudakova montre, dans son article déjà cité, que la « confessionnalité » littéraire (ispovedal’nost’) présente aux yeux du régime une part de danger : « Ce danger, on l’identifie avant tout au fait que le lecteur puisse trop s’absorber dans les “égarements” de l’auteur15. » Il faut donc refonder les conditions pragmatiques qui encadrent la réception des confidences littéraires, les justifier à nouveau frais en explicitant le projet épistémique d’une telle démarche.

17Dès les premières pages de cette autocritique d’une génération, Lejnev procède à une critique en règle du modèle philosophique bergsonien, qu’il juge emblématique du subjectivisme tel qu’il prévaut dans la philosophie ainsi que dans les Belles Lettres occidentales :

Il en résulte un spectacle digne d’un siècle où le capitalisme est entré dans un degré ultime de pourrissement. Tous ceux-là font gonfler monstrueusement l’« homme intérieur » comme un ballon à gaz : ils ne s’occupent que des « mouvements de l’âme » de leurs héros, mouvements qui d’ailleurs sont essentiellement de nature érotique et pathologique16.

18L’auto-analyse telle que la pratique Lejnev n’a rien à voir avec une plongée dans les profondeurs de la psyché humaine. En vérité, la parole intime du sujet se fait on ne peut plus discrète dans un texte qui n’a de cesse de déplacer la culpabilité sur le milieu d’origine, d’une part, et sur l’influence corruptrice des mauvais maîtres à penser, d’autre part. Cette oscillation constante entre le discours d’auto-accusation et les saillies dénonciatrices se retrouve dans un mot d’esprit situé à la fin de l’Autocritique d’Edgar Morin. Publié à Paris en 1958, ce texte constitue en lui-même un cas d’inversion tout à fait intéressante du rite politique de l’autocritique. Exclu du PCF en 1952, le sociologue y tente d’esquisser une auto-analyse de son passé stalinien avant de revenir sur les ambiguïtés pragmatiques d’une telle entreprise réflexive :

Bien sûr je n’ai pas évité la double tentation de l’auto-accusation et de l’auto-apologie. Je n’ai pas évité la complaisance qu’elle soit justificative ou masochiste. Je n’ai pas évité quelques agressions sur papier (comme on s’amusait à dire dans le parti : – Il fait son autocritique. – Contre qui ?)17.

19En dénonçant les mauvais maîtres à penser des années prérévolutionnaires, Lejnev accomplit son travail de critique littéraire « officiel », c’est-à-dire essentiellement un travail d’idéologue et de censeur, proche de celui qu’il effectuera dans les colonnes de la Pravda à partir de 1935. Mais qu’en est-il du traitement de son propre passé d’homme de lettres, de ses « erreurs » à la fois politiques et littéraires ? Tout l’enjeu du texte de Lejnev consiste dans la mise en scène d’une dissemblance fondamentale : « On feuillette ses cahiers au pages jaunies par le temps avec des notes écrites de sa propres main et on pense : ai-je été cette personne-là ou est-ce quelqu’un d’autre ? Et l’on raconte sa propre vie comme celle d’un étranger18. » Durant toute la durée de son récit, Lejnev n’a de cesse de mettre à jour ses anciennes déviations idéologiques. Lorsqu’il évoque la fondation de la revue Novaja Rossija, l’autocritique devient résolument polyphonique :

Dans les lignes introductives de l’éditorial du premier numéro de la revue La Nouvelle Russie, j’ai écrit ce qui suit en suffoquant d’extase : « Après quatre années d’un silence de tombeau sort enfin au grand jour le premier organe de presse indépendant du parti. » C’était en mars 1922. Aucun d’entre nous, parmi les fondateurs et les rédacteurs de la revue, n’a alors voulu faire le lien entre cette sortie au grand jour et la sortie du commerçant libéral après quatre années d’anabiose. Nous le voyions tous pourtant ce commerçant mais nous ne voulions pas voir notre lien de parenté avec lui19.

20Au début des années 1930, le discours d’Isaïe Lejnev sur ses écrits et sur ses choix éditoriaux passés coïncide parfaitement avec le discours du censeur de 1926 qui a fait interdire la revue ; ces deux discours condamnent unanimement la parole jubilatoire du Lejnev de 1922 qui se réjouissait d’échapper au contrôle politique de la littérature à la faveur de la fin du communisme de guerre.

21Ce mouvement d’intériorisation de la censure, situé au cœur la dynamique autocritique, a suscité bon nombre de commentaires, parmi lesquels nous pouvons distinguer les propos de l’écrivain John Maxwell Coetzee dans l’un de ses essais sur la censure parus sous le titre Giving Offense (1996) :

Tout comme l’utopie communiste a attendu avec impatience le dépérissement de l’État, les autorités soviétiques ont rêvé d’une censure qui disparaîtrait lorsque ses désirs seraient entièrement intériorisés par les écrivains, d'où l'accent mis sur le couple kritika-samokritika – critique et autocritique – dans la régulation des écrits soviétiques20.

22L’histoire a démontré les limites de ce rêve d’assujettissement utopique censé rendre inutile toute tentative de coercition puisqu’une terreur de masse s’est bel et bien abattue sur la société soviétique au cours des années 1930. De nombreux hommes de lettres ont connu un sort bien différent de celui d’Isaïe Lejnev, la violence du pouvoir stalinien s’étant exercée aussi bien sur les corps que sur les âmes. Parmi toutes les catégories sociales touchées par les répressions, qu’il s’agisse des koulaks, des minorités nationales, des ouvriers ou encore des membres du parti, il paraît bien difficile de considérer les écrivains comme les premières victimes du stalinisme. La place que ce groupe socio-professionnel occupe dans la mémoire nationale des répressions est néanmoins tout à fait extraordinaire comme l’atteste, au début des années 1990, le succès remporté par un livre : La Parole ressuscitée de Vitali Chentalinski21.

Vitali Chentalinski devant l’irréversible : le « dossier Isaak Babel »

23Intitulé en russe Raby svobody (Les Esclaves de la liberté), le livre de Vitali Chentalinski fut d’abord un événement éditorial en Occident : la première traduction française date de 1993, l’édition russe de 1995. Journaliste, auteur de plusieurs recueils de poésie, Chentalinski passe pour l’auteur d’une seule œuvre. Sous-titré « Dans les archives littéraires du KGB », ce « récit véridique et documenté du destin de la parole russe pendant l’ère soviétique22 » débute par un récit épique relatant l’ouverture des archives de la Loubianka. En 1988, en pleine Pérestroïka, à la faveur de la nouvelle politique de « glasnost’ », Vitali Chentalinski convainc l’Union des Écrivains de le placer à la tête d’une Commission fédérale pour l’héritage des écrivains victimes de répressions. Publiés séparément au début des années 1990 dans le journal Ogonek, les essais réunis dans ce livre présentent chacun le dossier d’un écrivain – il y en a treize au total –, en superposant la voix de Chentalinski et les discours de l’inculpé, ses réponses aux différents interrogatoires, ses autocritiques manuscrites et autres dépositions. Le deuxième chapitre retrace ainsi le destin d’Isaak Babel, auteur de Cavalerie Rouge (1926) et des Contes d’Odessa (1931). Arrêté par le NKVD dans sa datcha de Peredelkino le 16 mai 1938, Babel sera fusillé à Moscou en janvier 1940.

24Comme la plupart des récits de Chentalinski, le chapitre consacré au dossier d’Isaak Babel s’avère traversé par ce que Judith Schlanger appelle le « sentiment de perte23 », sentiment qui prend parfois les dimensions d’une véritable hantise du chef d’œuvre inconnu. Le récit des perquisitions s’attarde en effet sur le détail du butin des tchékistes : vingt-quatre chemises de manuscrits, dix-huit blocs et carnets de notes, cinq cent dix-sept lettres, cartes postales et télégrammes, deux cent cinquante-quatre feuillets divers. « Nous savons aujourd’hui quelle part de [l’]héritage [Isaak Babel] finit à la Loubianka : l’équivalent de plusieurs tomes de ses œuvres24 ! » L’insistance de Chentalinski à rendre compte des contenus de ce fonds manuscrit perdu participe d’un imaginaire textologique du fait littéraire propre à l’URSS et de sa tradition philologique25. La déploration semble en effet renvoyer l’image de ces monumentales éditions d’œuvres complètes académiques réalisées par les textologues soviétiques à partir des années 1920. Ces objets éditoriaux uniques ont encore pour fonction aujourd’hui de rassembler en plusieurs tomes (quatre-vingt-onze pour la seule édition des œuvres complètes de Tolstoï !) l’ensemble de la production écrite des auteurs classiques russes. Ce sentiment d’une perte irréversible se retrouve à la fin du chapitre consacré au destin de Babel :

Je n’ai pas trouvé d’acte d’incinération dans le dossier. Mais on m’affirme toujours, à la Loubianka, qu’il n’y a pas de manuscrits de Babel.
Alexandre Soljenitsyne appelle « malheureux » le morceau de ciel que l’on voit de la cour intérieure de la Loubianka. Il est comme transpercé par un tuyau calaminé, une cheminée qui, pendant des décennies, a déversé sur Moscou les cendres des manuscrits brûlée. Combien de livres que jamais nul ne lira se sont-ils évanouis par ce tuyau26 !

25Entre ces deux déplorations, Chentalinski développe une poétique de l’archive policière visant à combler le manque du chef d’œuvre inconnu. En effet, à en croire l’écrivain-enquêteur, le dossier n° 3904-39 du KGB constitue en lui-même une sorte d’avant-texte littéraire : « Jamais [Babel] n’a écrit une telle œuvre : il lui faut s’inventer lui-même, créer de lui-même une image fantasmatique pour accéder à un salut qu’on lui a probablement promis27. »

26Plus loin, Chentalinski souligne encore : « Des notes d’une confession, des étincelles d’une réflexion intérieure profonde jaillissent à travers le mensonge forcé : ce sont des tentatives pour sortir du schéma indiqué, vers un espace de création, un récit ou une nouvelle28. » Accusé de déviation trotskiste et d’espionnage pour le compte des puissances capitalistes occidentales, par l’intermédiaire d’André Malraux, l’écrivain doit donner des gages de son repentir. L’ultime grand livre d’Isaak Babel débute ainsi par un acte d’autocritique spectaculaire où toutes les œuvres antérieures se voient reniées une par une :

Cavalerie rouge me servit de prétexte pour exprimer mon horrible humeur qui n’avait rien à voir avec ce qui se passait en URSS. De là ces descriptions accentuées de la cruauté et de l’absurdité de la guerre civile, l’introduction artificielle d’éléments érotiques, une succession d’épisodes tapageurs et choquants, ainsi que l’oubli total du rôle du Parti dans l’organisation de cette grande unité de l’Armée rouge qu’était la Première Armée de Cavalerie, formée de cosaques qui n’étaient pas encore suffisamment pénétrés de la conscience prolétarienne.
Quant à mes Contes d’Odessa, ils reflétaient sans conteste le désir de m’éloigner de la réalité soviétique, d’opposer à ce travail de construction quotidien un monde semi-mythique et pittoresque de bandits d’Odessa dont la description romantique poussait involontairement la jeunesse soviétique à l’imitation29.

27Nous voyons ici s’amplifier le phénomène d’intériorisation de la censure qui caractérisait déjà les écrits d’Isaïe Lejnev. La même oscillation entre autocritique et dénonciation des autres se retrouve, par ailleurs, au sein de ces dépositions qui écornent, entre autres, l’œuvre cinématographique de Sergueï Eisenstein, accusé lui aussi de déviation idéologique : « Obstinément, avec une perte de temps et de moyens considérable, [Eisenstein] continuait à travailler sur Le Pré de Bejine, un film débile où la mort du pionnier Pavlik Morozov prenait le caractère d’un acte religieux, dans une mise en scène digne de l’apparat de l’Eglise catholique30. » Le vrai péché d’Isaak Babel, qui n’a rien publié depuis l’année 1935, réside néanmoins dans son silence, véritable aveu de dissidence.

28Le travail de narrativisation de l’archive effectué par Chentalinski présente en définitive la prison du NKVD comme le lieu d’une ultime illumination créatrice, si ce n’est d’une conversion, où le lecteur croit retrouver les accents pascaliens qui ont auparavant traversé l’histoire littéraire russe. Aux dires de l’écrivain-enquêteur, le travail de réflexivité propre à l’autocritique est censé avoir débouché sur la résurrection d’une vocation. Babel décrit cette résurrection dans une lettre adressée au chef du NKVD, Lavrenti Béria, le 11 avril 1939 :

Citoyen Commissaire du peuple, pendant l’instruction, sans m’épargner, saisi du seul désir de purification, j’ai raconté mes crimes. […] Je vous prie aussi de m’autoriser à ébaucher le plan d’un roman relatant cet itinéraire, sous bien des aspects caractéristiques, qui m’a mené à ma perte et aux crimes contre le pays socialiste. Ce livre se présente dans ma tête avec un éclat pénible et impitoyable. Je ressens la douleur de l’inspiration et des forces qui me reviennent. La soif du travail, la soif d’expier, la soif de stigmatiser cette vie que j’ai dépensée de manière incorrecte me brûle31.

29Le travail mémoriel accorde une place déterminante à ce que Jean-Louis Jeannelle appelle l’« inadvenue32 ». Difficile pour autant d’adhérer à l’idée que le « dossier Babel » constituerait en vérité l’avant-texte d’un gigantesque roman-confession où triompherait in extremis le principe d’exemplarité cher à l’esthétique du réalisme socialiste. On se demandera en effet si la promesse de Babel, qui l’engage auprès des autorités à rompre un silence littéraire de cinq ans, n’est pas la ruse désespérée d’un homme qui se sait déjà condamné à mort. Lorsqu’elles sont définitivement perdues, les œuvres reniées ou inachevées ne cessent pas de participer au « passé présent de la mémoire33 ». Le roman qu’Isaak Babel n’a pas eu le temps d’écrire, l’enquêteur l’imagine lui-même en reconstituant la scène d’arrestation : « L’écrivain s’était incarné dans la peau de son héros. Il devait parcourir le même itinéraire, non pas sur le papier, mais dans la vie réelle. Et sans possibilité de réécrire, de corriger et de recommencer, car la vie, on le sait, s’écrit une fois pour toutes. Les brouillons sont interdits34. »

   

30À l’issue de cette réflexion, nous nous trouvons peut-être dans l’obligation de reconduire une frontière : les autocritiques staliniennes ont eu beau proliférer dans le discours social des années 1930, ont-elles donné vraiment lieu à des œuvres littéraires ? Les Carnets d’un contemporain d’Isaïe Lejnev se présentent, avant tout, comme des confessions littéraires déceptives où le « je » de l’auto-accusation ne cesse de se diluer dans le « nous » d’une génération et surtout dans le « ils » de la dénonciation. De son côté, Vitali Chentalinski s’enthousiasme pour le chef d’œuvre inconnu d’Isaak Babel en déplorant l’étendue d’une perte qu’il juge inestimable. L’autocritique tente bien de défaire ce que le sujet a fait : le geste négatif de repentance qui la fonde efface plus qu’il ne crée. Devant la mélancolie d’un tel constat, nous nous apercevons que l’irréversibilité de l’action humaine, dont parlait Hannah Arendt, au lieu d’être rédimée par le pardon, ne se trouve pas toujours du côté où l’on croit ; le caractère irréversible se situe bien ici dans la négativité du repentir qui efface, renie et défait, c’est-à-dire dans la tentative de rachat elle-même. Certaines œuvres que d’aucuns croyaient perdues connaissent pourtant des éclipses en Union Soviétique. C’est le cas du célèbre roman de Mikhaïl Boulgakov Le Maître et Marguerite, écrit lui aussi durant les années 1930, publié partiellement en 1966 avant de devenir une œuvre-culte dans les années 1980. Dans son texte, Boulgakov s’attache à réécrire la scène primitive de la destruction des manuscrits de Gogol. Dans la fiction, le diable Woland sauve néanmoins le chef d’œuvre inconnu du Maître en lui restituant l’intégralité de son roman consumé dans les flammes. À l’intérieur de l’essai qu’il lui consacre, Chentalinski cite la phrase de Boulgakov, devenue presque proverbiale en Russie : « Les manuscrits ne brûlent pas35 », manière émouvante pour l’écrivain-enquêteur de réaffirmer le maintien des œuvres effacées dans la mémoire d’une culture.