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Clément Sigalas

« Renier un premier reniement » ? Le fantôme de La Corde raide dans La Route des Flandres et Le Tramway de Claude Simon

1Si Le Tramway (2001), dernier livre publié par Claude Simon, a pu passer à sa sortie pour son testament littéraire, c’est moins parce que le roman constituerait « l’ultime expression de l’art1 » simonien que par sa façon de faire retour sur l’enfance au terme de l’œuvre. Il s’organise autour de deux axes : le séjour du narrateur, adulte ou vieillard, à l’hôpital, et le souvenir de son enfance perpignanaise, marquée par la longue agonie de sa mère. Le roman opère la jonction entre le premier et le dernier âge et concentre en une centaine de pages l’évolution d’une vie à l’image de l’hôpital, « univers en réduction […] offrant comme en raccourci (ou en condensé) les successifs états de la machine humaine de la naissance à l’agonie.2 »

2Le passage qui a inspiré ma réflexion traite, lui aussi, d’une évolution au long cours, celle de la ville de Perpignan3, et peut se prêter à une même lecture autoréférentielle :

Époque où après la deuxième guerre mondiale une certaine évolution culturelle des conseillers municipaux (ou des conseillers des conseillers) et des patrons de café les poussa à renier leur premier reniement au profit d’une réhabilitation de ce qu’ils savaient maintenant (ou pensaient savoir) être les vraies valeurs artistiques de la ville4.

3Le narrateur désigne par là le rejet récent, dans les années 1950, de l’architecture moderniste, qui avait elle-même supplanté l’architecture traditionnelle perpignanaise à la Belle Époque5. « Reniement d’un premier reniement », donc : la formule est marquante si on l’applique à la trajectoire de Claude Simon. Le terme de « reniement » renvoie en effet chez lui à un phénomène aisément identifiable : la façon dont il écarta ses premiers livres de son « œuvre véritable ». Simon a toujours considéré que celle-ci commençait en 1957, avec la publication du Vent : 1957, année où il rejoint les Éditions de Minuit, où Butor publie La Modification (prix Renaudot) et où Jean Blanzat propose l’expression, appelée à durer, de « Nouveau Roman »6. L’œuvre de Claude Simon naît ainsi en même temps que le Nouveau Roman. Pour faire coïncider les deux actes de naissance, Simon a détruit les manuscrits de ses deux premières œuvres publiées (Le Tricheur, 1945, La Corde raide, 1947), empêché leur réédition et exclu les quatre premiers livres de l’édition de la Pléiade de 2001 (les deux précités ainsi que Gulliver, 1952, et Le Sacre du printemps, 1954). La raison invoquée est qu’ils ne correspondaient pas à la pratique ultérieure de Simon, donc aux canons du Nouveau Roman : pour le dire vite, les premières œuvres seraient encore « l’écriture d’une aventure », quand le reste du corpus constituerait « l’aventure d’une écriture »7.

4Le premier reniement est donc manifeste. Quel serait le deuxième ? Ce serait, après la période plus radicalement formaliste des années 1970, ce qu’Anthony Cheal Pugh nomma le « retour du référent8 », puis l’inflexion vers des formes plus autobiographiques comme L’Acacia puis Le Tramway. La meilleure incarnation  de ce « reniement » pourrait être la façon dont S., dans Le Jardin des Plantes (1997), raille la rigidité formaliste de Robbe-Grillet au cours du colloque de Cerisy de 19719.

5En réalité, les deux phénomènes sont dissymétriques : Simon a bien renié ses premiers livres et l’édition de la Pléiade les a littéralement effacés de l’œuvre. Mais il serait faux de dire que Le Tramway renie le tournant formaliste : Le Tramway compose un véritable « texte », forme un tissu de fragments arrangés, permutés, combinés, selon la manière qui rendit célèbre Claude Simon. La formule « renier un premier reniement » ne doit donc pas se lire comme une mise en abyme transparente de la dynamique de l’œuvre simonienne. Mais elle signale l’importance des allers-retours (toujours le tramway) dans son œuvre, la présence persistante de l’ancien dans le nouveau. Rien de surprenant ici, tant il est clair que chaque nouveau roman de Simon réécrit un texte passé, mais le constat est différent si l’on s’avise que Le Tramway réécrit en partie l’une des œuvres reniées par son auteur. Le dernier roman de Claude Simon est en effet, de toute l’œuvre, celui qui ressemble le plus à La Corde raide, son deuxième livre. Au début et au terme du parcours se font écho « deux autobiographies partielles et fragmentaires10 », les deux seules de l’œuvre. Un narrateur sans nom (anonymat qui explique que l’autobiographie ne soit que « partielle ») y raconte à la première personne des épisodes de sa vie passée, épisodes dont on sait rétrospectivement qu’ils sont arrivés à Claude Simon.

6Ce qui s’observe donc dans Le Tramway, plutôt qu’un double reniement, c’est la reprise, au terme de l’œuvre, d’une forme autobiographique déjà envisagée à ses débuts, mais barrée alors par les principes fondateurs du Nouveau Roman. Autour de ce roman qui met en parallèle un vieil homme et l’enfant qu’il fut, je voudrais donc aussi tracer le parallèle entre l’écrivain nobélisé et le jeune écrivain qu’il fut, entre l’œuvre reconnue et l’œuvre exclue, comme si celle-ci n’avait jamais cessé de hanter son auteur. On suivra donc le fantôme de La Corde raide dans Le Tramway, pour les raisons mentionnées ci-dessus, et La Route des Flandres (1960), premier roman de l’œuvre « canonique » à reprendre la matière de La Corde raide. En cherchant ainsi les traces, ensuite effacées par Simon, des commencements, on tâchera de comprendre le rôle matriciel de la matière exclue dans la dynamique de l’écriture et d’interroger la construction par l’auteur de son œuvre. Cela implique d’envisager, dans un premier temps, ce qui, des premiers textes, disparaîtra à jamais de la suite de l’œuvre, avant d’éclairer, d’un livre aux autres, les permanences et les mutations du texte premier et renié.

I. Le négatif de l’œuvre à venir

7Relire La Corde raide à la lumière des textes ultérieurs, c’est tout d’abord comprendre ce contre quoi le reste de l’œuvre s’est écrit, donc faire apparaître la fécondité (négative) du « ratage ». Dans le livre de 1947, trois traits d’écriture ne peuvent que frapper le lecteur habitué à la « manière » Claude Simon : la présence d’un Je fixe garant de l’unité du récit, l’affirmation de vérités générales assumées par le narrateur, et un ton agressivement polémique – autant d’éléments qui disparaîtront de l’œuvre par la suite.

A. « Je me rappelle »

8La Corde raide se présente comme un « livre de souvenirs11 » structuré autour de quatre thèmes principaux : trois souvenirs à proprement parler (un voyage en Ukraine qui donna lieu à une brève passion amoureuse, la guerre d’Espagne à Barcelone en 1936 et la débâcle de mai-juin 1940 suivie de l’expérience de la captivité) et un ensemble de réflexions sur la peinture. Le lien entre ces éléments hétérogènes est assuré par un Je se souvenant, qui se met en scène dès la première phrase de l’incipit : « Autrefois je restais tard au lit et j’étais bien12 ». Le foyer de la remémoration est ainsi posé : un lit d’où l’on se souvient, ou, à d’autres moments, un lit dont on se souvient.

9À partir de là, les souvenirs affluent, s’engendrent les uns les autres, s’associent même parfois de façon incongrue, mais le risque de dispersion est conjuré par la stabilité du Je. Après un long passage sur l’expérience de la guerre, la cinquième section s’ouvre ainsi sur le syntagme le plus répété du livre (quatorze occurrences), véritable pivot de la narration : « Je me rappelle les cris de cette femme qui enfantait dans la nuit13 ». De façon plus surprenante encore pour le lecteur familier de l’œuvre de Simon, le début de la onzième section prend soin d’ordonner l’espace et la temporalité :

Je n’explique pas, je constate, et je me borne à raconter ce que j’ai vu. […] Quand tout ceci commença, je me trouvais dans un petit port du Midi de la France où je passais l’été. Les affiches qui portaient mon numéro de mobilisation furent posées dans l’après-midi du 26 août14.

10Autant de clarifications dont Simon se débarrassera à partir de la fin des années cinquante. La fin du récit opère un retour à la chambre du début, dans un mouvement circulaire qui dit bien la tension vers l’unité. « Immobile, dans la nuit », le Je s’ « emplit de mémoire, du souvenir des jours qui viennent » et file (à travers le double sens des « feuilles ») la métaphore de l’arbre, appelée dans l’incipit par la mention de l’acacia visible depuis la fenêtre15.

11Tout au long du récit, pourtant, le Je ne cesse de mettre son lecteur en garde contre l’illusion de la fixité et d’insister sur l’inconstance des choses (« Je ne suis jamais le même pendant dix minutes à la file »16). Dans une formule percutante, il célèbre la « leçon » de Cézanne, figure centrale de la dernière partie du livre, gratifié d’avoir su peindre un « univers pour la première fois démuni de poteaux indicateurs17 ». Mais dans l’économie du livre, le Je fonctionne bien comme un poteau indicateur, garant de la cohésion de l’ensemble. En 1947, et contrairement à ce que suggérera La Route des Flandres en contestant de différentes manières l’identité du Je, le sujet est encore loin d’être mort.

B. « Je pense »

12L’omniprésence de réflexions à la première personne est le corollaire de cette confiance maintenue dans le Je. Elle s’incarne dans la répétition de la séquence « Je pense que » (onze occurrences), inenvisageable dans la suite de l’œuvre, tant seront alors déconsidérées l’identité du sujet et la validité de la pensée. La surprise du lecteur est redoublée par le fait qu’un bon nombre de ces pensées se révèlent pour le moins banales : « Je pense que chaque homme est seul » ; « Je pense que la technique, le culte de la technique, mènent tout droit à des œuvres vides et académiques »18. Il est clair qu’en 1947, à des années-lumière de ce qu’il affirmera plus tard, le jeune Simon « a quelque chose à dire19 » : que ces choses nous paraissent bien peu singulières importe moins que le désir alors puissamment éprouvé par le Je d’affirmer sa singularité.

13Quel est l’objet de ces pensées ? Le fil directeur du récit pourrait être la métaphore de la débâcle : La Corde raide superpose une débâcle historique (la campagne de 1940), une débâcle sentimentale (elle-même double : le souvenir douloureux d’une passion impossible et celui d’une femme disparue) et une débâcle, si l’on veut, « métaphysique », celle du sens de la vie. S’il y a donc un fil directeur dans La Corde raide, il pourrait consister en l’absence de fil directeur possible, en l’effondrement de tous les « poteaux indicateurs », selon la formule appliquée à l’œuvre de Cézanne. Tous les éléments susceptibles de produire un ordre se voient disqualifiés : la rhétorique et la syntaxe, qui ordonnent le discours20 ; les équations, qui ordonnent le grand livre du monde ; les manuels, qui apprennent à « se bien conduire dans la vie et avancer en équilibre »21. Le titre même de La Corde raide dit précisément la difficulté à trouver l’équilibre et le risque de l’abîme.

14On voit ici l’impasse dans laquelle s’est alors trouvé Simon. Alastair B. Duncan l’a très justement écrit : « Contrairement à ce qui se passera dans les romans des années 1960, Simon n’expose pas le lecteur à cette confusion potentielle. Les images se suivent dans l’ordre chronologique, et l’ordre est garanti par le garde-fou d’une syntaxe énumérative22 ». Si La Corde raide plaide pour une forme nouvelle qui incarnerait la débâcle, la présence continue d’un Je pensant le protège de la menace de l’incohérence.

C. « Je vous emmerde »

15Le troisième et dernier trait caractéristique de La Corde raide est sa dimension extrêmement polémique, qui passe tout d’abord par une série d’attaques ad hominem contre un certain nombre d’écrivains contemporains. Les deux auteurs les plus visés sont Gide, « qui démontre par l’algèbre que l’ineffable pédérastie est la véritable gardienne de la sainte famille) », et Aragon, « maintenant qu’il est spécialisé dans les distributions de prix à la fin desquelles les petites filles reniflantes viennent apporter à sa dame des bouquets tricolores »23. L’ironie frappe également les admirateurs de Barrès ou « le style d’Anatole » [France], tandis que la critique de la notion d’absurde vise, implicitement cette fois, Camus et Sartre24. Se trouvent ainsi rejetées avec fracas des positions intellectuelles aussi distinctes que le réalisme socialiste, l’existentialisme, la défense par La NRF d’une littérature pure, le « génie français » début de siècle ou encore le lyrisme nationaliste droitier. La Corde raide porte le fer de tous les côtés et sans s’embarrasser de nuances.

16La guerre ne se réduit pas au champ littéraire, d’ailleurs. Le narrateur de La Corde raide s’en prend à toutes les forces politiques dominantes de l’époque : au communisme, accusé de fourvoyer la littérature et de ne faire aucun cas de la liberté individuelle ; au socialisme – rare considération politique lorsqu’est évoquée la mairie socialiste de Perpignan, qui a trahi sa vocation populaire en expulsant les gitans des anciens remparts pour en faire un lieu de promenade respectable25 ; et à la droite conservatrice, dont sont moqués l’irrépressible goût de l’ordre et la dévotion catholique.

17Plus largement encore, le Je épingle à de nombreuses reprises « les Français », voire « les gens » : « Je sais pourtant qu’un tas de gens trouveront ça horrible et dégoûtant. Je m’en fous »26. La grossièreté est l’ultime symptôme d’un état de belligérance généralisée, en même temps qu’une façon de suivre les pas de Cézanne, décrit comme répondant « Je vous emmerde » aux passants désireux de voir ses tableaux27. Il y a quelque chose de très adolescent dans cette agressivité, autant que dans l’apologie du génie incompris – à cet égard encore, la célébration du mystère de la création et le rejet de la technique sont absolument contraires à l’éloge de « l’artificiel » que constituera le Discours de Stockholm. C’est d’ailleurs l’argument de l’âge qu’invoque Claude Simon, dans un entretien de 1972, pour expliquer le ton de La Corde raide :

Quant à ce que je pense de ce texte en soi, voici : il m’agace par un ton d’assurance et de provocation qui tient aux circonstances dans lesquelles il a été écrit et à l’âge que j’avais alors. Lorsque l’on est jeune, on n’est pas très sûr de soi ni des choses, et l’on éprouve le besoin de se rassurer en affirmant28.

18En reniant La Corde raide, c’est ainsi avec une double image de lui-même que Claude Simon semble avoir voulu prendre ses distances : celle du jeune écrivain ambitieux qui « se paye » ses contemporains les plus illustres pour se frayer une place dans le paysage littéraire ; et celle du jeune individualiste réfractaire à la poussée collective de l’époque. C’est en 1947 un positionnement éthique fort, qui a de claires implications politiques, et qui de ce fait l’éloigne radicalement des positions tenues par le Nouveau Roman en cours de constitution dans les années 1950.

19Ce que Simon a donc tenu à effacer, c’est son cheminement personnel et l’inscription de son œuvre dans les débats de l’immédiat après-guerre29, soit deux formes d’historicité. Lire La Corde raide permet de comprendre à quel point Simon a protégé la cohérence de son œuvre ultérieure à partir des préceptes du Nouveau Roman et des idées en vogue dans les années soixante (la stricte séparation du littéraire et du politique, le doute jeté sur les notions de sujet et de rationalité). Le reniement du livre de 1947 constitue un bel exemple, d’une part, de la façon dont un auteur singulier s’est arraché à son passé et s’est agrégé à un groupe en cours de constitution pour exister dans le paysage littéraire ; d’autre part, de la façon dont un phénomène éditorial a défini le canon d’un écrivain30.

II. De La Corde raide à La Route des Flandres : vers l’œuvre canonique

20L’œuvre initiale n’a pourtant pas disparu corps et biens. Une bonne partie de la matière de La Corde raide se retrouve dans La Route des Flandres (1960), qui installe Claude Simon comme écrivain majeur et incarne la « manière » qui le rendra célèbre. Dans l’entretien de 1972 avec Ludovic Janvier, Simon ne niait d’ailleurs pas la parenté entre les deux œuvres : « D’une certaine façon, bien sûr, La Corde raide annonce La Route des Flandres, Le Palace, Histoire et même Pharsale, mais plutôt à la façon d’un répertoire, d’un inventaire des thèmes (je dis bien thèmes et non pas sujets) dans lequel j’ai ensuite puisé »31.

21Quels sont donc ces « thèmes » communs aux deux œuvres ? Globalement, le récit de la débâcle et de la captivité, qui s’absente des romans de Simon entre 1947 et 1960. Dans le détail, bien des scènes, descriptions, images, circulent d’un livre à l’autre : parmi tant d’autres, la vision de l’officier au buste raide, vertical dans la débâcle, se détachant sur un décor bucolique et printanier, avant de se faire abattre par une balle ennemie ; la sensation de vivre la guerre à distance, comme enfermé sous une cloche ou derrière un masque32 ; la scène du train de prisonniers, quand le narrateur a la jambe bloquée par ses compagnons d’armes entassés dans le wagon. S’observent également dans La Route des Flandres de pures reprises textuelles de La Corde raide :

— Laisse-moi monter sur le cheval, dit-il.
— Il n'y a pas de selle, dis-je, tu ne pourras pas tenir si on trotte. (La Corde raide, p. 163)
  
« Laissez-moi monter sur le cheval », et Iglésia qui tenait la bride de ce sous-verge de la mitraille aux harnais coupés ne lui répondant pas plus que de Reixach, ne semblant pas plus le voir, et alors j’ai dit : « Tu vois bien qu’il n’a pas de selle, tu ne pourras pas tenir si on trotte ». (La Route des Flandres, p. 256)

22Mais si les mots sont parfois les mêmes, l’écriture est différente. L’évolution la plus évidente est l’avènement d’une écriture habitée par le trauma, lancinante, où se fondent passé et présent sous l’effet de la répétition des participes présents.

23C’est cependant sur deux autres types de mutations, largement moins commentées, que je voudrais m’attarder : l’une concerne le mode de composition du texte, l’autre a trait au passage à la fiction. Les deux nous obligent à reconsidérer l’idée de rupture, ou plutôt les modalités de cette rupture, entre l’œuvre reniée et l’œuvre canonique.

A. Composition

24La Corde raide donne à voir deux types de structuration. Pour la quasi-totalité du texte, on pourrait parler d’une progression « au fil des idées ». Prenons l’exemple de la première section, longue d’environ douze pages. Dans les premières lignes, le narrateur évoque ses longues matinées d’autrefois et se souvient qu’il pouvait apercevoir un dôme depuis la fenêtre de sa chambre. Ce dôme appelle l’évocation d’autres dômes, entrevus au réveil depuis des chambres d’hôtels à l’étranger. S’ensuivent plusieurs souvenirs d’Espagne, de Grèce, de Russie, puis d’Ukraine. Le narrateur raconte la liaison amoureuse qu’il eut, à Odessa, avec une certaine Vera. Le récit de leur séparation débouche enfin sur des considérations à propos de l’inéluctable solitude de chacun, transition vers le début de la deuxième section, consacrée à l’agonie solitaire de l’oncle. Malgré l’hétérogénéité des souvenirs, les épisodes s’enchaînent au fil des idées qui semblent passer par la tête du narrateur. Ce mode de composition, réaliste en ce qu’il se donne comme fidèle au mouvement de la rêverie, sera ensuite abandonné par Simon.

25Mais une autre formule est ébauchée dans le livre de 1947, une progression par mots-carrefours, ou mots-embrayeurs. Alastair B. Duncan a bien noté que « Claude Simon expérimente [dans La Corde raide] la transition par analogie qui structurera les romans à venir »33. Le critique juge timide cette ébauche, mais à y regarder de plus près, certains passages se révèlent tout de même très ambitieux. S’il y a timidité, elle réside dans le fait de limiter ce mode de composition à quelques rares passages, non dans la facture elle-même, assez radicale. Qu’on en juge par cet extrait :

— Hé, tu roupilles ?
J’ouvris les yeux et je vis de nouveau la silhouette raide et noire du colonel, son buste de bois pincé à la taille, toujours devant nous, bien droit, se détachant en noir devant le poudroiement de lumière ocre, un mannequin, […] un mannequin tragique aux omoplates osseuses saillant sous le drap de la tunique, un os avançant immobile dans la nuit rousse au-devant de moi, posé sur un plateau, l’osseuse carcasse d’un bœuf mort avec les deux trous vides des orbites et Suzanne et Lena à genoux auprès de la table rongeaient les lambeaux de chair pourrie arrachés à ces ossements énormes, cet amas déchiqueté aux longues dents jaunes découvertes, aux ailes tordues…
— Ah merde ! Tu te rends compte !
Je regardais, stupide, la carcasse de l’avion abattu, écrasé contre les décombres qu’il avait noircis en brûlant34.

26Plus d’arrière-plan réaliste ici. Le passage superpose, à travers le réseau des mots-embrayeurs, cinq épisodes différents. « Tu roupilles » renvoie, deux pages plus loin, à la scène dans le train de prisonniers (« Tu dors ? »). Le colonel et son buste osseux, eux, sont au cœur du récit de la débâcle. Mais l’adjectif « osseux » mène aussi la narration dans deux directions différentes : d’une part, vers le souvenir, très partiel et laissé à l’état de fragment incertain dans le livre, d’un repas servi dans un pays lointain, une carcasse de bœuf dont ont été retirés les yeux ; d’autre part, vers la scène du wagon, quand le Je sent l’os de sa jambe bloqué sous le poids des autres corps. Les deux « trous vides » sont par ailleurs associés à un souvenir tragique, une femme aimée décrite plusieurs fois disparaissant en bateau sur la Seine35. La « chair pourrie » ne peut que renvoyer à son cadavre. Enfin, l’« amas déchiqueté » du bœuf ramène aux « ailes tordues » de l’avion abîmé, donc de nouveau à la débâcle. Cette écriture-là préfigure très largement celle de La Route des Flandres, et pas seulement comme « thème » : c’est une écriture du trauma, figuré sous la forme d’images à la fois fulgurantes et confuses. Avec la longueur de ses phrases, ses troublants effets de juxtaposition et la répétition de ses participes présents, un tel passage se révèle extrêmement fécond pour l’œuvre à venir.

B. Fiction

27« S’il y une évolution sur ce plan dans mon œuvre, elle se fait par la disparition progressive du fictif », affirme Claude Simon en 1989, à l’occasion de la publication de L’Acacia. Simon aurait ainsi peu à peu abandonné les matières purement inventées, celles qui ne sont pas « à base de vécu36 ». Le constat est irréfutable : du Tricheur au Vent (inclus), Simon construit des intrigues pleinement fictionnelles – même si on reconnaît bien des éléments personnels dans les personnages du Tricheur, par exemple –, jusqu’à ce que la matière biographique devienne centrale à partir de L’Herbe (1958). Mais que faire alors de La Corde raide ? Le deuxième livre de Claude Simon s’inspire directement du vécu de son auteur et demeure l’une de ses rares œuvres à ne pas porter la mention « Roman » en couverture. Cela, l’écrivain l’ignore systématiquement lorsqu’il revient sur les grandes lignes de son parcours.

28Ce qui s’observe, c’est donc un mouvement qui n’est paradoxal qu’en apparence : pour trouver sa voie, Simon s’est peu à peu détourné des histoires purement inventées ; mais en même temps, si l’on s’en tient à son expérience de la Deuxième Guerre mondiale et aux deux premières œuvres qui la transposent, l’écrivain est passé du « livre de souvenirs » au roman proprement dit. Ce mouvement vers la fiction a fait évoluer l’œuvre dans deux directions peu appréciées des néo-romanciers : il a été le vecteur d’un développement de l’intrigue et des personnages.

29Concernant la première, il faut reconnaître que La Corde raide nous tombe souvent des mains. Cette suite de souvenirs et de réflexions au fil des idées manque à la fois d’incarnation (les images sont bien moins présentes, les analogies moins fulgurantes) et de tension narrative pour captiver son lecteur. La Route des Flandres, à l’inverse, contient tous les éléments d’une intrigue en bonne et due forme, comme le suggère la quatrième de couverture de l’édition de 1982 :

Le capitaine de Reixach, abattu en mai 40 par un parachutiste allemand, a-t-il délibérément cherché cette mort ? Un de ses cousins, Georges, simple cavalier dans le même régiment, cherche à découvrir la vérité. Aidé de Blum, prisonnier dans le même camp, il interroge leur compagnon Iglésia qui fut jadis jockey de l’écurie Reixach. Après la guerre, il finit par retrouver Corinne, la jeune veuve du capitaine…

30Un héros et son adjuvant, un drame familial, une enquête à mener, une mort à élucider, une jeune veuve à interroger (assez jeune pour être désirable, assez veuve pour être disponible…) : le texte promet un roman à mi-chemin du policier, du roman d’aventures et du roman sentimental. Pour employer les termes de la narratologie, l’intrigue repose sur les modalités du suspense (que va-t-il se passer ?) et de la curiosité (que s’est-il passé que je ne sais pas ?37), autant d’éléments qui font défaut à La Corde raide. Bien sûr, le roman se charge d’empêcher toute immersion du lecteur par la relance incessante et désordonnée de la phrase, l’éclatement de la narration ou le travail de déchronologisation. Il n’en reste pas moins que c’est au jeu avec les normes de l’intrigue et la tension narrative, et non à leur absence (comme c’est le cas dans La Corde raide), que La Route des Flandres doit sa puissance de fascination.

31Du « livre de souvenirs » au roman se pose aussi la question du personnage. La Corde raide est entièrement centré sur le Je, et les figures évoquées ne sont pas suffisamment développées pour marquer véritablement. Pourtant, sous une forme minimale, on reconnaît déjà les personnages que mettra en scène La Route des Flandres. Outre le Je, qui deviendra Georges, le colonel sans nom qui se fait abattre et l’oncle au maintien impeccable composent une première ébauche du capitaine de Reixach38. Plus intrigant encore, la femme disparue, s’éloignant irrémédiablement sur la Seine, pourrait préfigurer Corinne. Les passages de La Corde raide où elle apparaît suivent ou précèdent toujours la mention des « os », qu’il s’agisse du dos osseux du colonel ou de la jambe bloquée du narrateur dans le wagon. Connotée extrêmement positivement, elle se présente comme un pur fantasme qui arrache le Je aux circonstances : le texte la dit à chaque fois « ravie », mais c’est bien elle qui ravit le Je et le transporte hors de la guerre. Ce sera exactement le rôle attribué dans La Route des Flandres à Corinne, image fantasmatique du désir et du savoir.

32Ainsi, alors que La Corde raide tourne inlassablement autour du Je, La Route des Flandres met en scène, de la part de Georges ou du narrateur, une projection fascinée vers des figures marquantes. Les personnages ne sont certes pas pourvus d’un état-civil balzacien, mais ils sont très largement étoffés : Reixach et Corinne ont un passé, une gamme de comportements identifiables, et Blum s’exprime dans une langue particulière (d’un cynisme ravageur et très drôle) qui produit un effet de réel. Le grand intérêt de relire l’œuvre reniée, c’est ainsi de corriger l’effet d’optique engendré par la naissance conjointe du Nouveau Roman et de « l’œuvre » de Claude Simon : la grande œuvre s’est construite, certes, par un arrachement aux premiers livres, dont la forme était jugée conventionnelle, mais aussi par la radicalisation de certaines ébauches ambitieuses et par le déploiement des personnages et de l’intrigue : la chose pouvait difficilement s’entendre à l’époque, tant elle entrait en contradiction avec les préceptes des néo-romanciers et leur désir affiché de rupture.

III. De La Corde raide au Tramway : quel retour à l’origine ?

33Plus de quarante ans après La Route des Flandres, on pourrait croire le fantôme de La Corde raide définitivement envolé. Ce serait oublier l’importance du circulaire chez Simon. La majorité des critiques a d’ailleurs remarqué que la boucle s’imposait comme la figure majeure du Tramway39. Jean-Yves Laurichesse a montré en particulier comment, dans Le Tramway, Simon partait à la recherche de ses origines : de son enfance, de sa mère, de son père (dont les dernières pages décrivent une photographie prise en juillet 1914), du Perpignan de la Belle Époque enfin, voire du Perpignan médiéval. Le critique voit là un imaginaire de la ville première, dans son unité et sa simplicité originelles, qu’il interprète ainsi : restituer le Perpignan de 1914, ce serait rejoindre le père et la mère dans leur jeunesse, au temps du désir et de la (pro)création40. Ce retour aux origines doit également se lire, à mon sens, comme un retour à l’origine de la création littéraire, c’est-à-dire aux premiers livres reniés, en l’occurrence à La Corde raide. Comment Le Tramway s’en souvient-il ?

34Si Claude Simon lui-même n’a jamais évoqué ce rapprochement, certains critiques l’ont fait à sa place : Geir Uvsløkk considère les deux œuvres comme « deux de ses livres les plus autobiographiques41 », et Joëlle Gleize écrit à propos du Tramway que « jamais en effet, et malgré le sous-titre (“roman”), l’écriture de Simon ne s’est faite aussi autobiographique », ajoutant en note : « Depuis La Corde raide en 194742 ». Six parallèles peuvent être dressés entre les deux œuvres :

351) Ce sont deux œuvres courtes, ce qui est très rare chez Simon : La Corde raide fait 187 pages, Le Tramway, 141. À titre de comparaison, La Route des Flandres et Le Jardin des plantes en contiennent 378.

362) Un Je anonyme apparaît dans les deux textes comme l’unique voix énonciatrice : ce sont les deux seules fois dans toute l’œuvre.

373) Le texte est organisé par fragments, et non par parties numérotées, comme dans tout le reste de l’œuvre.

384) Le récit se resserre sur le biographique et l’intime : l’agonie de la mère et les souvenirs d’enfance dans Le Tramway ; l’agonie de l’oncle ou l’histoire de Vera dans La Corde raide.

395) La référence à Proust n’est jamais aussi forte que dans ces deux livres. L’incipit de La Corde raide (« Autrefois je restais tard au lit et j’étais bien43 ») joue avec celui de la Recherche. Le Tramway contient plusieurs réflexions sur Proust et dresse le portrait, tantôt d’une fillette que le narrateur compare à Andrée, à Balbec, tantôt d’une bonne qui rappelle irrésistiblement Françoise44.

406) On retrouve dans La Corde raide et Le Tramway une série d’éléments précis : la description de prisonniers de guerre fumant dans le vestibule de la baraque45, celle d’une publicité pour le cirage Éclipse46 (qui n’apparaît que dans ces deux œuvres), l’image d’un vieil homme s’acharnant dérisoirement à garder son « maintien extérieur » (l’oncle atteint d’un cancer dans La Corde raide, le voisin de chambre du narrateur à l’hôpital dans Le Tramway). Mais le point de convergence le plus saisissant est sans doute la référence à la Belle Époque et au modernisme architectural, que ce soit à Barcelone (dans La Corde raide) ou dans cette ville non nommée qui ressemble tant à Perpignan (Le Tramway).

41Sur ce point, c’est plus largement l’œuvre tardive de Claude Simon qui doit être envisagée par rapport aux œuvres du début, car elle revient sur des souvenirs peu traités depuis Le Tricheur et La Corde raide. On a vu que la Belle Époque dans Le Tramway renvoyait à la passion des parents, à leur mariage et à leur séjour heureux à Madagascar, que suivit un brutal retour à la réalité (la mort du père dès les premiers jours de la Grande Guerre, le deuil puis l’agonie de la mère). Les années d’avant-guerre donnent lieu au même type d’imaginaire dans le livre de 1947. L’année 1900 y apparaît deux fois : pendant l’été 1936 à Barcelone, à propos de Gaudi (« 1900 était une esthétique de l’extase ») et dans la chambre de Vera à Odessa, décorée de « cartes postales parisiennes 1900 »47. Autrement dit, La Corde raide articule sans le dire, autour de l’embrayeur « 1900 », l’amour tragique des parents et celui que le narrateur a connu avec Vera, passion elle aussi condamnée à mourir. À quoi il faut ajouter une autre liaison trop tôt rompue, figurée dans le livre par la femme « ravie », disparue sur la Seine, à laquelle sont associées des « îles merveilleuses »48. Elle renvoie probablement à la fois à la mère de Claude Simon (que L’Acacia dit plusieurs fois « ravie » par son époux et emmenée sur l’île de Madagascar) et à son épouse, Renée, qui mit fin à ses jours en octobre 1944. Simon opérera le même type de parallèle au moment d’écrire L’Acacia, puisqu’on lit dans ses carnets, à propos du voyage à Odessa : « Mort du couple éphémère (de même que mort du couple parents (4 ans de bonheur puis…)) »49. La biographie de Mireille Calle-Gruber nous apprend enfin qu’après Le Tramway, Simon songeait à écrire quelque chose sur son voyage en URSS et son histoire d’amour avec Vera50 : voilà qui confirme la façon dont ses dernières œuvres reviennent, sinon à l’écriture, du moins aux thèmes des débuts. Le mouvement qui ramène le vieux Claude Simon vers son enfance dans Le Tramway l’amène du même coup à réécrire ses œuvres de jeunesse51.

42On peut ainsi interpréter la série de ressemblances formelles entre La Corde raide et Le Tramway comme une façon discrète, ou inconsciente, de reconnaître une dette envers les premiers livres, même reniés. « Renier un premier reniement » n’implique pas de revenir à la case départ, et l’écriture de Claude Simon a radicalement évolué de La Corde raide au Tramway ; mais cela oblige l’homme comme l’écrivain à reconnaître qu’on ne s’arrache jamais entièrement à son passé.