Caserne (1947) de François Lerouvre : un roman indigne d’Emmanuel Roblès ?
1Le nom d’Emmanuel Roblès est généralement associé aux éditions du Seuil, la maison où il publia la plupart de ses œuvres et dirigea la collection « Méditerranée ». Ses romans antérieurs à 1951 furent édités à Alger. C’est là qu’il participa à la dynamique littéraire et culturelle impulsée par l’éditeur Edmond Charlot et ses amis, Albert Camus et Max-Pol Fouchet. À partir de 1936, ces artistes et intellectuels défendirent la vision d’une Algérie et, plus encore, d’une Méditerranée fraternelle, ouverte sur sa composante arabo-musulmane plutôt que repliée sur sa latinité1. Deux romans de jeunesse de Roblès parurent en feuilleton dans Alger soir2, sous pseudonyme : La Vallée du paradis et Caserne. Ils furent ensuite publiés en volume chez Charlot mais le second n’eut pas droit à la levée de pseudonymat. Pire, Roblès renia Caserne, sans doute parce que l’œuvre détonnait en comparaison des textes de la maturité, notamment Montserrat, Les Hauteurs de la ville ou Cela s’appelle l’aurore. Les problématiques fétiches de Roblès, selon les mots de Camus, sont « [l]’homme aux prises avec la femme, l’honneur des humbles, la tragédie du devoir, la passion jusqu’au sang3 », quand le roman désavoué4 fait la satire de la vie d’une compagnie basée dans la ville algérienne de B. [Blida] en 1938-1939. Conscrit bon pour le service5, « François Lerouvre », auteur, narrateur et personnage, y témoigne à la première personne de la bêtise des sous-officiers et de l’inventivité des soldats pour se venger des brimades ou pour tirer au flanc. Rien d’étonnant par conséquent si, dans le rabat droit de la jaquette, Caserne est assimilé au style de Courteline6 : Caserne est vendu comme un livre permettant de « se venger par le rire » de tous les « successeurs de l’adjudant Flick7 ». Plus tard, Roblès s’arrangea pour que Caserne fût exclu de sa bibliographie, par omission discrète ou par refus explicite8. Cependant, il ne fit pas mettre le roman au pilon9.
2On doit la redécouverte de Caserne à l’essai que Guy Dugas consacra à Roblès en 2007. En 2015, dans le Catalogue raisonné d’Edmond Charlot, fut reproduite une dédicace manuscrite de Roblès qui montre que l’auteur, au moins dans les jours suivant la parution, assuma la paternité du roman :
Pour Max Ph. Delatte, caporal d’infanterie valeureux, et qui aimait tant son capitaine, en lui affirmant qu’il méritait une sardine de sergent et avec toute ma sympathie
F Lerouvre alias E Roblès
lieutenant d’aviation
ex 2eme classe d’infanterie10
3Caserne ne fut donc assumé que dans le cadre privé des fraternités d’anciens du bataillon. Mais ce n’est pas la jeunesse de l’auteur qui est en cause : il en est allé tout autrement des « premiers écrits d’adolescence11 », conçus ou publiés avant la guerre, dont L’Action (1938) : « Ce livre », a pu dire l’auteur, « au-delà de toutes ses imperfections, est celui que j’estime le plus dans mon œuvre12. » Roblès disait avoir « définitivement remis[é]13 » ses romans juvéniles, tout en assumant leur sincérité et leur révolte brouillonnes. Il ne souhaitait pas leur réédition mais ne regrettait pas leur publication. Caserne ne bénéficia pas de la même indulgence : pour quelles raisons, justifiées ou non ? Après avoir commenté le choix initial de la pseudonymie, nous nous interrogerons sur les raisons conjoncturelles, idéologiques et esthétiques du reniement. Nous tâcherons enfin de montrer que, même si son antimilitarisme semble très daté14, Caserne mérite de réintégrer le bataillon des œuvres roblésiennes.
1. Une pseudonymie inévitable, mais une cryptonymie assez transparente
4Le recours au pseudonyme se justifie par des considérations à la fois professionnelles et réputationnelles. D’une part, Roblès est tenu au devoir de réserve en tant qu’appelé à la conscription (dans trois casernes algériennes : Blida, Alger et Oran)15. Il est encore contraint par cette règle de 1942 à 1946, années au cours desquelles il s’engage dans l’Armée de l’Air aux côtés des Alliés. Or le roman est très satirique à l’égard de l’armée, qui y a tout l’air d’un monde inversé où des bouffons mal dégrossis donnent des leçons à de jeunes gens brillants. Au chapitre XIX par exemple, le ridicule sergent Crabe recourt à la méthode syllabique pour apprendre à lire aux soldats Lerouvre, Fonsylvain et Mailloux, quand dans le civil les trois amis sont architecte, avocat et agrégé de lettres : ils ont feint de ne pas avoir le certificat d’études, afin de pouvoir préparer cet examen dans une salle chauffée, plutôt que de répéter sous la pluie un défilé prévu pour accueillir Daladier16. Dans Camus, frère de soleil (1995), son dernier livre de souvenirs, Roblès revient sur ces années 1937-1939 où débutent par ailleurs son amitié et sa collaboration avec Camus. Il précise que, grâce à son nouvel ami, il publie à l’époque des articles de presse ou écrit des sketches pour la radio, mais toujours sous pseudonymes, par exemple « Emmanuel Chênes », sa couverture la plus fréquente. La publication sous pseudonyme lui évite de devoir soumettre ses écrits à la censure militaire avant de les proposer à la publication17. Roblès est aussi tenu au devoir de réserve en tant que fonctionnaire : élève de l’École Normale de la Bouzaréah de 1931 à 1934, il exerce dans le civil le métier d’instituteur. Et même s’il reprend des études d’espagnol de 1935 à 1937, il reste bien sûr à disposition du nouveau Ministère de l’Éducation Nationale (baptisé ainsi par le gouvernement Herriot en 1932).
5D’autre part, Roblès a une jeune réputation à défendre. Avec L’Action, La Vallée du paradis et Travail d’homme, il a commencé à se forger une image d’auteur engagé et solidaire des pauvres et des ouvriers. Il est le romancier qui dénonce les injustices de l’Algérie coloniale, ou qui exalte le courage de travailleurs en Andalousie : Travail d’homme raconte la solidarité et le sacrifice exemplaires de jeunes ouvriers basques et espagnols aux prises avec la montagne pour construire un barrage. Très remarqué, ce roman paru chez Charlot obtient le Grand Prix littéraire de l’Algérie en 1943, puis, à l’occasion de sa réédition en 1945, le prix Populiste18. Or, le héros de Caserne n’est ni de la même extraction ni de la même trempe que les ouvriers syndicalistes des précédents romans : François Lerouvre est le fils d’un colonel et d’une femme au foyer ; il est diplômé en architecture. Sa seule révolte consiste à jouer de mauvais tours aux gradés19. Si le langage du trio de personnages qui est au centre du roman est cru, il témoigne surtout de leur appropriation de l’argot militaire. La seule préoccupation de François est de retrouver sa petite amie Lucette. La menace hitlérienne est le cadet de ses soucis. Par ailleurs, même si Caserne a pour cadre une base algérienne, il n’y est pas fait mention du contexte colonial ni de la population arabo-berbère.
6La vis comica de ce roman contraste tant avec la tension dramatique des précédents que Roblès a sans doute craint de déboussoler ses lecteurs en le publiant sous le même nom. Qui aurait compris que l’auteur passe du récit de luttes à une série de gags ? Le pseudonyme retenu est néanmoins facile à décrypter, puisque Roblès n’a fait que franciser son patronyme20 (robles en espagnol signifie « chênes rouvres »). On peut donc, à l’instar de Guy Dugas21, parler de « cryptonyme » : soit d’un pseudonyme assez transparent, comme c’est le cas avec la pratique de l’anagramme ou la traduction du patronyme dans une autre langue.
7En outre, « Lerouvre » est un nom bien connu du public algérien de l’époque. On le rencontre dans la presse écrite ou à la radio. Dans les années 1930-1940, Roblès signe surtout « Emmanuel Chênes », mais aussi « Emmanuel Rouvre », « Emmanuel Lerouvre », et quelquefois « Paul Jacquelin » (juxtaposition des prénoms de ses enfants, Paul et Jacqueline). Le discours d’escorte de Caserne rend le cryptonyme encore plus transparent. D’une part, l’avant‑propos non signé, aux allures de notice biographique, précise que François Lerouvre est né à Oran22. D’autre part, le rabat droit de la jaquette dévoile que Lerouvre est le « pseudonyme d’un romancier et dramaturge algérien au talent large et généreux ». Pour qui est hispanophone (la chose n’est pas rare dans l’Algérie coloniale), suit l’actualité littéraire locale et sait que Roblès est natif d’Oran, retrouver la véritable identité de l’auteur est plutôt aisé.
2. Une prise de distance compréhensible, mais dont le jusqu’au‑boutisme est étonnant
8Au fil des années, Roblès prend ses distances avec Caserne. Il ne s’agit plus alors de précaution pseudonymique mais d’un net désaveu. Les raisons en sont multiples. Tout d’abord, la veine antimilitariste23 de ce roman (écrit en 1937‑1939) n’est plus au goût du jour quand il paraît, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On sait qu’en France24 l’antimilitarisme a source dans le traumatisme du coup d’État bonapartiste de 1851, et qu’il s’est répandu, lors de la Commune de Paris puis à la Belle Époque, dans les milieux anarchistes, syndicalistes et socialistes. Selon cette idéologie, l’armée de métier serait la garde prétorienne du pouvoir, elle mépriserait le peuple et haïrait la République. Mais, face à la montée des fascismes en Europe dans les années 1930, ces discours perdent de leur influence dans la société. Certes, un nouveau courant antimilitariste surgira au début des années 1950, en réaction à la conscription pour aller combattre en Indochine ou en Algérie ; et sept ans après Caserne, Boris Vian chantera « Le Déserteur ». Mais quant à lui, comme son public, Roblès a évolué. À sa conscription succède son engagement volontaire dans les forces alliées. Il abandonne peu à peu le pacifisme de son adolescence, né des lectures de Barbusse, Genevoix et Dorgelès. Suite à son expérience au sein de l’Armée de l’Air sur le front italien, il se lance dans une trilogie, qui paraît en 1952, 1961 et 1970 : Cela s’appelle l’aurore, Le Vésuve et Un printemps d’Italie. Ces romans racontent les parcours de personnages tiraillés entre leur aspiration au bonheur et leur engagement auprès des opprimés. Tel est le cas du lieutenant français Serge Longereau, en couple avec la libraire italienne Silvia Massini, dans Le Vésuve. Silvia ne comprend pas que Serge, à peine sorti de convalescence, veuille repartir se battre contre les nazis, au lieu de rester auprès d’elle à Naples. Serge est embarrassé pour se justifier : « – Silvia ! Je reviendrai et nous serons de nouveau heureux. Nous pourrons être heureux sans… J’allais dire “sans honte”, mais la formule me parut à la fois juste et trop théâtrale25. » En revanche dans Caserne, Lerouvre et Fonsylvain, malheureux d’être séparés de leurs fiancées, n’ont que faire de tels scrupules : « Nous savions tous ce que nous devions à la Patrie, nous maudissions Hitler, mais il y a des besoins impérieux dans une vie de jeune homme26. » Plus jamais on n’entendra une telle allégation dans la bouche de personnages roblésiens.
9Un autre élément contextuel a affaibli Caserne, en réalité dès sa parution. Sur le créneau de l’antimilitarisme goguenard, des récits avaient déjà marqué les esprits, tel Cagayous à la caserne (1900)27. Musette, alias Auguste Robinet, y avait raconté les aventures militaires de Cagayous, un petit voyou de Bab‑el‑Oued qui s’exprime en pataouète. Ce personnage avait été remis à l’honneur par l’écrivain Gabriel Audisio, dans une anthologie de ses meilleures aventures en 193128. Mais c’est surtout un ouvrage paru trois ans plus tôt que Caserne qui lui a fait de l’ombre. En effet, Charlot a publié en 1944 une anthologie de brèves antimilitaristes à lire et à partager entre amis : l’ouvrage, signé Joë Berry, s’intitule Mon copain aux armées et rassemble deux cents anecdotes prétendument vécues. Exemple : « – Vous n’êtes qu’un incapable. Je me demande ce que vous ferez, la guerre finie. – Je rempilerai, mon adjudant29. » On retrouve ce genre de réparties dans Caserne, à cette différence près que Roblès les intègre à un roman qui narre la désorganisation croissante d’une caserne face à l’afflux de recrues.
10Les éditions Charlot ne firent guère d’efforts pour diffuser Caserne. Du point de vue de l’éditeur, un roman satirique était peut‑être moins assuré du succès qu’un florilège d’anecdotes au comique immédiat. Edmond Charlot avait confié en 1944 à Jean Amrouche la direction de la maison d’édition, suite au transfert du siège d’Alger à Paris. Amrouche souhaitait « imposer l’image méditerranéiste30 » de la maison. Or, Caserne ne servait pas cette stratégie. Seul l’octroi d’une jaquette illustrée31 (il est vrai exceptionnel chez Charlot) compensa le fait que l’ouvrage ne fut jamais annoncé par des placards publicitaires ni dans les catalogues de nouveautés distribués par l’éditeur32. Il est assez ironique que le roman, lui, ne se prive pas de promouvoir l’éditeur, en mentionnant des ouvrages de son catalogue. Lerouvre fait, par exemple, allusion aux Fables dites bônoises d’Edmond Brua et à La Cousine Bette de Balzac, publiés respectivement en février 1946 et mars 194733.
11Comme pour contrebalancer la discrétion de cette publication, Roblès imagina de nourrir une fausse polémique. « François Lerouvre » se disputa avec « Paul Jacquelin ». Le romancier accusa le journaliste de n’avoir rien compris à Caserne et de l’avoir rattaché à une prétendue École d’Alger autour de Charlot et de Camus. Une école méditerranéiste qu’Amrouche voulait promouvoir mais dont « Lerouvre » niait l’existence ! Roblès alimenta ainsi de son humour potache (et égocentré) la rubrique littéraire d’Alger soir, quelques semaines avant la publication du roman34. Il créa à peu de frais une sorte de teasing, faisant par là un pied‑de‑nez à Amrouche et à ses plans marketing dispendieux (qui aboutirent à la faillite des éditions Charlot en 194835). Remarquons que si la multiplication des alias dans la presse locale vise à taquiner Amrouche, elle révèle aussi la jubilation de Roblès à se mettre en scène36. Dans le roman, Roblès imagine même un second Lerouvre, homonyme de François le conscrit. Pris à tort pour le cousin de cet homme, François Lerouvre apprend qu’il s’agit d’un lieutenant37 d’aviation (grade que détiendra effectivement Roblès dans les forces alliées !). L’auteur sature donc de ses doubles le roman ainsi que son accompagnement dans les médias. Au début de Caserne figure même un prétendu « document », daté de mars 1947, où l’on apprend que Lerouvre a été accusé de pornographie. On parle d’ « une seconde affaire Miller38 ». Rien que cela ! Tropique du cancer, paru en 1934 en France, avait été jugé obscène par la censure anglophone et banni de longues années au Royaume-Uni et aux États-Unis. Mais Caserne n’a bien sûr rien à voir avec ce roman du courant de conscience... Retenons en tout cas la débauche d’énergie d’un jeune auteur qui, non soutenu par son éditeur, ne ménage pas ses efforts pour attiser le désir du public et lui vendre un roman prétendument digne de l’enfer d’une bibliothèque.
12Dans son dernier livre, Camus frère de soleil, Roblès confie que son humour lui valut des déboires. Quand il devint, en 1943, correspondant pour l’Armée de l’Air, il dut écrire de manière plus sérieuse. Son premier article « rédigé sur le mode humoristique, et consacré à un joyeux équipage yankee39 » fut refusé par la rédaction de l’hebdomadaire Ailes de France. À propos de Caserne, la fille de l’auteur, Jacqueline Roblès-Macek, nous signale qu’Audisio avait « vertement reproché [à son ami] cet écrit mineur, indigne de lui40 ». Peut‑être Roblès en déduisit‑il qu’on ne pouvait rire de tout ? Elle pense même que ce fut la raison principale du reniement du roman, car Audisio, au sein de la maison Charlot, faisait figure d’aîné. Ce grand frère goûtait l’antimilitarisme de Musette, mais non celui de Lerouvre…
13Cependant un petit frère lisait Caserne avec plaisir. Dans son dernier livre de souvenirs, Roblès rapporte que Camus, réformé pour tuberculose, était dans les années 1937‑1939 très curieux de connaître la réalité de la vie de caserne41. Mais il continue de passer sous silence son roman, et ce n’est que dans un ouvrage très récent qu’un lien entre Camus et Caserne a pu être clairement établi, grâce à la reproduction des notes préparatoires à une conférence sur Camus donnée par Roblès à Alger, en février 1967 :
[Camus] m’interrogeait beaucoup sur ma vie militaire, me croyait malheureux. Je ne l’étais pas. Les désagréments sérieux provenaient de Hitler dont les menaces provoquaient des alertes à la caserne, avec consigne de quartiers, veillées en tenue de campagne et autres facéties, surtout à l’occasion de l’Anschluss et de Munich. […] Je racontais souvent à Camus mes mésaventures les plus joyeuses de caserne, qui le mettaient en joie. Il me demanda même de les publier par écrit. Je les fis publier par E. Charlot mais […] sous un pseudo42.
14Ainsi, d’après ce document, c’est Camus qui impulsa l’écriture de Caserne. Roblès écrivit-il ce roman pour satisfaire son ami plutôt que pour se venger de sous-officiers ? Quoi qu’il en soit, le coup d’éclat médiatique qui précéda sa parution ne mobilisa que Roblès. D’une pierre, celui-ci fit donc deux coups : il offrit un cadeau à Camus et donna une leçon à Amrouche.
3. Un roman de jeunesse en résonance avec des œuvres ultérieures
15Mais, en reniant jusqu’à la fin de sa vie Caserne, n’a‑t‑il pas manqué l’occasion d’affirmer la liberté qu’a un auteur de surprendre son public, quitte à le décevoir ? « L’honneur cruel de décevoir43 ! », plaidait René Char, un autre ami de Camus. De décevoir en restant soi-même, de décliner les différentes facettes de ce moi.
16Rappelons que Roblès naquit dans un quartier pauvre d’Oran. Il eut droit, comme beaucoup d’enfants hispanophones d’Algérie, au qualificatif injurieux de « Cinquante‑pour‑cent44 », c’est-à-dire : 50 % de Français. Il raconte d’ailleurs qu’une femme, qu’il qualifie de petite‑bourgeoise française, s’était moquée de ses ambitions d’adolescent : « Et elle, goguenarde : “Un Roblès, écrivain !” […] [C]e sourire et cette repartie m’ont remis à ma place, celle d’un Espagnol pauvre et donc tout aussi méprisé qu’un Juif ou un Arabe45. » À l’instar de Travail d’homme, Caserne affirme l’ancrage du jeune auteur hispanophone dans la langue et dans la culture française. On y repère un goût de la satire burlesque, un peu franchouillarde, qui ressurgira dans des œuvres ultérieures. Signer François (prénom à l’étymon symbolique) Lerouvre (francisation de Roblès) et choisir en exergue une citation des Silences du colonel Bramble, n’était-ce pas prévenir de nouveaux sourires moqueurs ?
17Publié en 1917, ce roman d’André Maurois se compose de vingt‑quatre chapitres numérotés et titrés, dans lesquels sont enchâssés quelques poèmes. Telle est aussi la composition de Caserne. Chez Maurois, c’est Aurelle, l’interprète français auprès des officiers britanniques, qui compose des poèmes élégiaques. Les conscrits roblésiens, eux, écrivent de la poésie au kilomètre. D’un côté, insertion subtile de poèmes dans les lettres écrites par Aurelle à Josette, et de l’autre un déluge d’alexandrins puis de poèmes en prose dans les lettres ou les délires des soldats algériens. Fonsylvain, par exemple, s’attelant d’abord à la poésie métrique, compose comme on marche au pas :
– Un, deux, trois, quatre, cinq, six ! Un, deux, trois, quatre, cinq, six…
Ah ! Viens tout contre moi, ma biche, ma gazelle…
– Un, deux, trois, quatre, cinq, six ! Un, deux, trois, quatre, cinq, six…
Tes yeux sont des soleils et tes cils leurs rayons. […]
Viens donc entre mes bras ! Vogue la caravelle46 !
18Conscient de recourir à des métaphores éculées, il se lance ensuite dans des vers libres, qu’il voudrait moins affectés :
Nuage de tes seins,
Doux sorbets de ma joie
Ô lèvres sous la lune
Et chatoiement de soie
Les arrosoirs d’argent massif
Troublent les saltimbanques
Et l’amour danse sur deux pieds
Sur deux mots,
Sur deux cordes,
Sur deux hanches
Et sur ton doux ventre de biche47…
19Hélas, le retour de la métaphore cervidée montre les limites créatives de Fonsylvain. La suite du blason se fige dans la célébration du pubis :
Je caresse tes cuisses
En soie de parachute
Et l’œillet qu’elles enferment
Vient éclore en mes mains
Ô paradis secret
Des abîmes et des chutes
Et des roses et des grimes
Et des vertugadins48…
20Le mélange de fulgurances quasi‑bretoniennes (dans la lignée de L’Union libre) et d’images attendues ne convainc pas François, qui compare les vers de son ami à ceux qui « grouill[ent] […] dans un fromage49 ». Les poèmes pourris de Caserne n’étaient sans doute pas un motif de fierté pour Roblès. La revue Fontaine, dirigée par Fouchet et soutenue par Charlot, avait consacré son numéro du printemps 1941 à « la poésie comme exercice spirituel » : les vers de Caserne étaient véritablement aux antipodes d’une telle conception. Roblès tenta dans ses recueils poétiques ultérieurs – Un amour sans fin (1976) et Cristal des jours (1990) – de pratiquer une poésie amoureuse qui chante la séparation d’avec la femme aimée, mais il est clair que, dans Caserne, cette forme de poésie est très mal défendue. Pire, lorsque François évoque son ami Mailloux, il ridiculise les gens de lettres et la poésie, en les supposant déconnectés du courant de la vie : « [C]es gens‑là ne vieillissent jamais, gardent toujours le sourire et mâchonnent les plus beaux vers de notre langue comme des chevrettes blanches mâchonnant des cytises au milieu d’un grand parc solitaire et glacé50. » La phrase moqueuse réduit la poésie à un plaisir d’esthète asocial, tout en faisant écho à Hugo et à Verlaine. On recense dans le roman d’autres références, à Molière, La Fontaine, Corneille, Balzac ou encore Zola, ce qui témoigne d’une volonté d’afficher son panthéon littéraire. On peut bien sûr juger maladroit l’hommage que rend Roblès aux grands auteurs français, comme on peut juger bancale sa tentative de fusion entre l’humour de Maurois et celui de Courteline. Mais on doit aussi comprendre qu’ici l’intertextualité brouillonne a valeur d’hommage et de célébration de la littérature française dans son ensemble.
21En outre, Caserne forme un réseau avec au moins deux pièces de théâtre ultérieures : une farce et un interlude écrits dans la même veine burlesque, comme si, avec le temps, Roblès avait plus facilement assumé sa vis comica au théâtre. Ayant pour cadre une république bananière d’Amérique latine, Porfirio moque les officiers falots qui ne sont que les marionnettes de firmes calquées sur la célèbre United Fruit Company. Créée en 1953 à Alger, cette farce fut publiée la même année. Le personnage éponyme est inspiré du général Porfirio Díaz, que Pancho Villa et Emiliano Zapata renversèrent en 1911. Or, Caserne faisait déjà référence à la révolution mexicaine. En effet, devant le désordre causé par l’afflux d’appelés, François en venait à espérer que les Allemands fussent aussi désorganisés que les Français, de façon à avoir « une bonne petite guerre à la Pancho Villa51 ». Porfirio ridiculise l’armée et surtout « les officiers de pronunciamentos52 ». Le protagoniste y est qualifié de « général d’opérette53 ». Son coup d’État n’est-il pas désorganisé par un simple perroquet, Bombita, qui appelle trop tôt ses partisans à crier leur joie54 ? L’oiseau, que Porfirio veut faire fusiller, est même mentionné dans la liste des personnages. Dans Caserne également, un perroquet, le Moko, avait maille à partir avec le major Tonbidou55. Les dédicaces manuscrites de Roblès, reproduites dans le Catalogue Charlot, s’apparentent par des traits parodiques. Comme la dédicace de Caserne à un ami caporal qui, d’après Roblès, aurait mérité d’être sergent, la dédicace de Porfirio à un autre ami accorde à celui-ci le grade de colonel. L’auteur signe même « général Roblès56 », un grade significatif. Dans Jeunes saisons, il confia qu’après qu’un voisin lui eut expliqué la signification de son patronyme espagnol57, il avait été tout fier d’observer que, sur les képis d’apparat des généraux, sont brodées des feuilles de chêne, symbole de la force, d’après l’enfant qu’il était alors.
22L’autre texte burlesque dont Roblès assuma la paternité est Île déserte, pièce écrite en 1941, qui parut en revue en 1948 et ne fut publiée au Seuil qu’en 1991. Il s’agit d’une « virulente critique de l’administration58 » et de l’enfermement. Les protagonistes, Jérôme et Marie, ont fait leurs valises. Mais, le jour du départ, ils doivent obtenir un dernier document auprès de quatre fonctionnaires hostiles, désignés par des numéros. Le n° 3 est particulièrement ridicule : « Je suis un fonctionnaire modèle, monsieur ! Je n’ai pas des goûts de vagabondage, moi ! Je suis fidèle, moi59 ! » Jérôme, ballotté de guichet en guichet, renonce finalement à quitter l’île-prison, entraînant dans sa résignation son épouse. L’encasernement du couple est donc plus tragique que celui de François à Blida : Jérôme et Marie ne connaîtront jamais « les joies de “la quille”60 ». Les fonctionnaires sont ici bien pires que Messieurs les‑ronds‑de‑cuir de Courteline. Malgré tout, la comparaison de Caserne avec Porfirio et Île déserte permet d’en appréhender la portée politique, et conduit à douter de la justification de son reniement par Roblès. Le roman, loin de desservir l’image de son auteur, révèle, au même titre que L’Action, La Vallée du paradis ou Travail d’homme, comment on devient Roblès61, c’est-à-dire, en faisant ses gammes de romancier, que ce soit à visage découvert ou sous pseudonyme. Sans céder à la « tentation téléologique62 », on se doit de prendre en considération Caserne, qui, pour n’être pas l’œuvre la plus forte de Roblès, n’en est pas moins l’esquisse d’œuvres ultérieures.
Conclusion
23En définitive, le reniement tient ici à des paramètres externes et internes : une publication tardive qui n’est plus en phase ni avec la stratégie de l’éditeur ni avec le vécu de l’auteur ; une commande de Camus qui ne correspond pas à l’horizon d’attente du public ; un déséquilibre structurel entre des dialogues très vifs et des poèmes pesants. Caserne a été sacrifié par Roblès sur l’autel de la cohérence auctoriale. Mais, bien qu’il ait été écarté de sa production officielle, sa veine satirique a nourri au moins deux pièces ultérieures, Porfirio et Île déserte. Et Garche, une nouvelle inédite et non datée, a repris des personnages de Caserne (Mailloux, Fonsylvain, etc.), afin de dénoncer la brutalité de l’armée, qui transforme un brave paysan en un « gorille63 » hargneux et aviné.
24Le pseudonyme lui-même essaima puisque Catherine Lerouvre, alias Paulette Roblès, le réutilisa pour publier entre autres choses, en 1958, dans la collection « Méditerranée » de son époux, un roman humoristique. Un mot sur ce texte : Un feu d’enfer hyperbolise la jalousie maladive d’une Algéroise des années 1940, Concepcion Lopez, qui soupçonne son mari, chauffeur d’un général de caserne, de la tromper. Celui‑ci, épuisé, décide finalement de se porter volontaire pour le front d’Italie64. Un feu d’enfer prend ainsi le contrepied de Caserne : l’armée ne sépare plus les hommes des femmes, mais au contraire les en délivre. La référence commune à des anecdotes amusantes mettant en scène des adventistes et des voyantes révèle aussi la complicité intertextuelle du couple d’auteurs. Roblès n’a pas co-écrit Un feu d’enfer mais Caserne et Du soleil sur les mains65 ont inspiré son épouse Paulette. Derrière le pseudonyme de Lerouvre se cachent donc non pas un, mais deux Roblès. Les chênes rouvres ont la réputation d’avoir le bois tendre, moins résistant que celui des chênes verts. Mais tous ces arbres ne sont-ils pas de la même famille ? « [L]a création d’une œuvre est “une marche dans la forêt”66 », disait Roblès. C’est pourquoi l’équipe qui, un jour, publiera ses œuvres complètes, devrait convaincre les ayants droit de la nécessité d’intégrer à cet ensemble touffu sinon Un feu d’enfer, du moins Caserne.