Inadvenue possible, consommée, révoquée : autour de trois prépublications du ‘grand incendie de londres’ de Jacques Roubaud
1« En traçant aujourd’hui sur le papier la première de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, définitif, à ce qui, conçu au début de ma trentième année comme alternative à la disparition volontaire, a été pendant plus de vingt ans le projet de mon existence1. » Par le chassé-croisé pragmatique dont elles sont le siège, entre abandon et mise en train, ces premières lignes de l’« Avertissement » placé en tête du ‘grand incendie de londres’ de Jacques Roubaud disent assez les affinités de cette œuvre avec une logique de « décréation », rendue manifeste par le dynamisme paradoxal qu’elle imprime à l’écriture. Rappelons quelques faits2. En 1961, année du suicide de son frère Jean-René, l’auteur s’était lancé dans une grande entreprise décidée à la suite d’un rêve « prophétique3 » intervenu dans la nuit du 4 au 5 décembre, jour de son anniversaire. Présentée comme un moyen d’échapper au démon de l’« à quoi bon4 » qui avait emporté son frère, cette entreprise répondait à une ambition unifiante et totalisante : celle de conjoindre les deux activités principales de l’auteur que sont la poésie, reconnue comme objet d’une vocation depuis les années 1940, et les mathématiques, pratiquées en tant qu’enseignant-chercheur depuis la fin des années 1950 à l’université. Projet double, donc, et même triple, puisqu’un roman annoncé par le rêve devait, « sous le vêtement d’une transposition dans l’imaginaire d’événement inextricablement mélangés de réel, en […] marqu[er] les étapes, dévoil[er] ou au besoin dissimul[er] les énigmes, éclair[er] la signification5 ». Un tel Projet, au moins sous sa forme première et plénière, a été abandonné autour de 1978 après avoir été plusieurs fois délaissé puis relancé au gré d’« illuminations » rejouant celle de 1961, dans un même élan de « mégalomanie intellectuelle prospective6 ». En 1978 donc, le 24 octobre, lors d’une « autre illumination nocturne, réellement noire celle-là », Roubaud constate « l’échec du Projet et du Roman7 ». Il jette alors sur le papier les quelques lignes de l’« Avertissement » évoqué plus haut, lequel, prenant acte de l’échec, inaugure le nouveau (grand) projet d’en faire le récit : là où Le Grand Incendie de Londres, titre du roman formulé à l’issue du rêve, devait rapporter la genèse du Projet, ‘le grand incendie de londres’, tout en minuscules, en racontera les atermoiements et la ruinification. « Mais l’ironie générale de mon existence redouble alors, raconte Roubaud. Car, ayant immédiatement entrepris le récit de mon échec, fort de l’illumination (noire) et de la décision, j’ai été incapable de continuer8 ». En 1980, à la faveur d’une relation amoureuse et d’un mariage avec Alix Cléo Blanchette, le projet du ‘grand incendie de londres’ est réengagé, mais ce nouveau départ est rendu caduc par la mort prématurée de celle-ci en 1983. Il faut attendre 1985 pour que, sortant d’une longue aphasie dans laquelle l’avait jeté le deuil, commence pour de bon la composition du récit projeté en 1978, dont six « branches » ont paru entre 1989 et 2008, passant les deux mille cinq cents pages.
2Plutôt que d’aborder frontalement cette étrange monumentalisation de l’inadvenue9 qu’offre ‘le grand incendie de londres’, sorte d’envers du grand roman proustien de l’œuvre advenue10, je voudrais contourner ce massif déjà bien documenté en m’intéressant à trois prépublications dont il a fait l’objet dans des revues ou recueils collectifs entre les années 1980 et 1990. Parce que l’essentiel de ces textes se trouve aujourd’hui disséminé dans les volumes du ‘grand incendie de londres’ et que chacun a d’emblée, semble-t-il, été écrit dans cette perspective, il en va bien là de prépublications11. Mais celles-ci, à la différence des « bonnes feuilles » signalées comme telles et souvent à l’initiative des maisons d’édition, sont le fait de l’auteur lui-même et entretiennent un rapport plus souterrain et retors à son œuvre. C’est qu’elles sont chacune impliquées dans un double régime de paratextualité : relatives, prospectivement, au ‘grand incendie de londres’ dont elles sont des espèces d’avant-textes publics12 ; relatives, rétrospectivement, au Projet abandonné en 1978 dont la grande prose roubaldienne se veut la « biographie ». C’est en tout cas ce qu’il nous est permis de dire en un nouveau mouvement rétrospectif, au risque de donner une vue simplifiée de ces fragments, et peut-être aussi de ce type incertain (faiblement marqué) de prépublication dont ils relèvent. Pour mieux en rendre compte, je m’appliquerai successivement à chacun d’eux en considérant leur contexte médiatique, en les situant à l’égard de la genèse du ‘grand incendie de londres’ et en suivant leur transfert depuis ces revues ou ouvrages collectifs vers les volumes de la collection « Fiction & Cie » du Seuil. Mon hypothèse est que ces prépublications, par leur support, par leur situation à la marge du domaine consacré de l’œuvre, modalisent d’une façon particulière la narration de l’inadvenue qui occupe l’auteur du ‘grand incendie de londres’, redoublant l’inadvenue consommée du Projet de 1961-1978 d’une inadvenue potentielle menaçant l’œuvre en train. S’il est vrai que la publication, comme processus et comme geste, vaut d’être intégrée dans une conception élargie de l’œuvre et de l’activité littéraire13, on gagne à considérer ces prépublications en tant que telles : non pas comme des documents faisant commentaire à l’œuvre éditée en volume, mais comme des gestes éditoriaux discrets, qu’il convient d’abord d’interpréter pour eux-mêmes si l’on veut mesurer leurs place et rôle dans la formation de l’œuvre dont ils sont partie prenante.
« Programme de prose infinie » (1982)
3Le premier des trois textes qui m’intéresseront ici14, « Programme de prose infinie », paraît en septembre 1982 dans le quatrième et dernier numéro de La Chronique des écrits en cours, revue d’avant-garde à la brève existence (1981-1982), dirigée par Philippe Hardoin et dont le titre semble être un hommage à la Chronique des événements en cours, grande revue samizdat parue sous Brejnev entre 1968 et 1982. Animée par un collectif où l’on trouve notamment Jean Ricardou, Marc Avelot, Mireille Calle-Gruber, Michel Falemin, Daniel Fleury, Claudette Oriol-Boyer et Benoît Peeters, la revue de création a pour vocation de publier des textes en projets et à documenter (à chroniquer) le travail des écrivains. Non contente, toutefois, de publier des ébauches ou des fragments d’œuvres en cours, La Chronique des écrits en cours les soumet à un dispositif particulier : chaque « écrit » est associé à un commentaire auctorial (plus rarement allographe), qui revient sur ses conditions de production, sur les procédés et problèmes techniques qu’il engage15. Très marqué par l’empreinte de Ricardou, ce dispositif est également ajusté à l’écriture à contraintes pratiquée par Roubaud au sein de l’Oulipo.
4Quant au « Programme de prose infinie » confié par Roubaud à la jeune revue, il n’est autre que la première annonce publique du ‘grand incendie de londres’, dont le premier volume allait paraître seulement sept ans plus tard. À considérer les dates de rédaction mentionnées sous le titre, « novembre 1980-avril 1982 », c’est de fait en des années productives, années de relance du ‘grand incendie de londres’, que Roubaud compose le texte qu’il confiera à La Chronique des écrits en cours. On aura beau jeu d’y voir une entorse au principe de « clandestinité programmatique16 » auquel l’écrivain dit s’être tenu depuis qu’en 1979, il a publié dans la revue Mezura du Cercle Polivanov une Description du projet, vaste programme de travail que l’on peut lire comme une ultime et vaine tentative de « sauver » le Projet de 1961 par une opération de « remodelage par remaniement structurel17 ». N’était que la valeur d’annonce de ce « Programme » confié à La Chronique des écrits en cours est justement rendue problématique. Dans un ordre bouleversé, le texte de Roubaud reprend le récit du rêve fondateur de 1961 ainsi qu’une grande partie des « assertions » et des « axiomes » de son projet de prose, que l’on retrouvera, cités in extenso et commentés, dans La Destruction18. Là, dans cette première branche du ‘grand incendie de londres’, on apprend que le rêve et ces assertions ont été rédigées à l’automne 198019 (ce qui coïncide avec les dates de composition du texte paru dans la Chronique). Tout en cultivant le mystère sur plusieurs points, ces notations entrent dans le détail du projet entrepris en 1961, et fixent le programme de la grande prose que Roubaud est alors en train de remettre sur le métier. Les fragments qui en sont repris dans « Programme de prose infinie » suffisent à se faire une idée du projet qui est alors celui de Roubaud :
1. Il y a trois choses claires : un rêve ; une décision ; et un Projet. ces trois choses s’enchevêtrent : le rêve suppose que la décision est prise, car ce qu’il annonce est contradictoire avec son contraire. la décision implique le Projet : car elle ne peut prendre effet que si le Projet est décidé.
1. 1 la décision, donc, est distincte du Projet.
1. Le rêve, enfin, suppose le Projet : pas seulement parce qu’il suppose la décision prise qui implique le Projet, mais parce qu’il annonce quelque chose qui est au Projet comme l’ombre est au mur. je vois ces trois choses clairement. presque tout le reste est obscur.
2. ce qu’il y a de clair dans le rêve est ceci : il y a deux ans, en commençant cet écrit, j’ai écrit le rêve :
2.1 « dans ce rêve, je sortais du métro londonien. j’étais extrêmement pressé, dans la rue grise. je me préparais à une vie nouvelle, à une liberté joyeuse. et je devais élucider le mystère, après de longue recherches. je me souviens d’un autobus rouge à deux étages et d’une demoiselle (rousse ?) sous un parapluie. en m’éveillant, j’ai su que j’écrirais un roman, dont le titre serait Le grand incendie de londres, et que je conserverais ce rêve, intact. je le note ici pour la première fois ; c’était il y a dix-sept ans. »
2.2 dès que j’ai écrit ce rêve, j’ai cessé de m’en souvenir.
2.3 or, quand j’ai rêvé le rêve, quand je me suis réveillé d’avoir rêvé ce rêve, m’en souvenant, et découvrant ce qu’il annonçait, le roman que j’allais écrire, j’ai aussi pensé que je ne l’oublierais pas. il en a été ainsi ; du moins c’est ce dont je me souviens :
2.3.1 parfois, en ces années, j’ai revu ce rêve.
1.2 or, pendant ces années, je n’ai pas remis en cause ma décision. et j’ai vécu comme si ce quelque chose qu’annonçait le rêve, le grand incendie de londres, allait être écrit, comme si le Projet allait être mené à bien.
2.4 ; 1.3 c’est pourquoi et après coup, après le renoncement au Projet, après l’abandon du grand incendie de londres, l’effacement du rêve me les montre solidaires, me persuade de leur entrelacement.
3. par quelles ruses la décision, bien qu’entrelacée au Projet, au rêve, au roman, échappe à leur destruction, je ne le dirai pas.6. Cela devra se voir.
2.5 la première de trois choses claires, le rêve, est dite. la deuxième, la décision, ne le sera pas. reste la troisième, le Projet, dont le grand incendie de londres devait être l’ombre romanesque.
[…]
5.1 le grand incendie de londres, fiction du Projet, aurait enfermé la solution de l’énigme.
7. dans le Projet, son énigme.
8. or, maintenant, ici : le « grand incendie de londres » (un autre, celui que j’écris) doit dissimuler dans sa narration la solution, non de l’énigme du Projet, mais l’énigme de ce qu’aurait été le Projet, s’il avait été, et donc aussi la fiction révélatrice du Projet, le grand incendie de londres originel20.
5Le propos est retors et les relations entre le projet, le rêve et le roman sans doute peu évidentes pour des lecteurs découvrant avec ce texte le projet roubaldien, mais l’essentiel est là, et se précise encore dans la suite du texte : un premier projet conçu à la suite d’un rêve où le nom d’un roman à écrire apparaît, son abandon, un « écrit » commencé voilà deux ans prenant pour objet cette genèse avortée, démarche gardant en elle quelque chose de la décision inaugurale, le tout soumis à un régime d’énigme lui-même bien énigmatique… Frappe, en revanche, la numérotation perturbée de ces assertions, qui suggère un ordre perdu, une structure défaite, lors même que la lecture, sans cela (et malgré cela), suit sans trop de peine la succession des items. À raison, les lecteurs de Roubaud auront tôt fait de subodorer l’exercice d’une contrainte. Celle-ci constitue précisément l’unique objet du commentaire proposé par l’auteur dans la rubrique « Réflexions faites », sous le titre « Indication21 », texte à nouveau numéroté et hiérarchisée, mais cette fois de façon continue. On y apprend que l’auteur, « suivant une idée initiale de Claude Berge, […] a recour[u] à des séquences particulières qui refusent toute espèce de répétition immédiate contiguë. Ce sont les séquences à la Morse-Heglund » :
5. le programme de prose infinie présenté ici part d’une séquence de Morse-Heglund d’ordre 19.
5.1 les dix-neuf événements de base sont les paragraphes de prose numérotés de 1 à 19 dans le texte.
5.2 la séquence est en expansion potentiellement infinie dans deux dimensions :
5.2.1 d’une part les événements initiaux réapparaissent dans l’ordre imposé par la séquence de Morse-Heglund d’ordre 19 choisie, et ceci à l’infini.
5.2.2 d’autre part, chaque événement initial est commenté, prolongé, explicité, en paragraphes nouveaux, numérotés de 1.1 à 19.19 eux-mêmes à nouveau étendus, de 1.1.1à 19.19.19, ceci jusqu’à la profondeur 6 (1.1.1.1.1.1 à 19.19.19.19.19.19) ; chaque étage de tels paragraphes sera également en mouvement de récurrence non-périodique suivant une séquence de Morse-Heglund transformée de la première22.
6Malgré l’érudition mathématique, exposée sans souci apparent de vulgarisation, le titre du texte commenté trouve à s’éclaircir : la prose ici ébauchée procède de la redistribution mathématiquement programmée et infinie d’un nombre fini d’éléments soumis à différents commentaires et prolongements. Or, il est assez évident que ce programme en oblitère un autre : celui-là même dont il est question dans le texte et qui donnera lieu à cette autre « prose infinie » qu’est ‘le grand incendie de londres’. Ainsi, dans le même mouvement, Roubaud annonce le grand projet de prose qui l’occupe alors et chiffre23 cette annonce sous la forme d’un autre programme, soumis à la contrainte mathématique retorse que je viens d’évoquer. De ce programme, l’aspect discontinu et tendanciellement mécanisé contraste avec l’écriture journalière (sous la forme de « moments de prose »), réputée non anticipée ni révisée, qui sera adoptée dans La Destruction et les branches suivantes. Au moment même où il s’ouvre, pour la première fois si explicitement, de son Projet de 1961, de son abandon et de la nouvelle œuvre entreprise, Roubaud euphémise, maquille sa démarche, par un geste qui semble au plus loin de l’opération de narration et d’explicitation pratiquées dans le ‘grand incendie de londres’. À moins qu’il y ait là une autre version, sérieusement envisagée, du projet roubaldien ? Il semble plutôt que l’Oulipien de l’« Indication », exhibant fièrement la composition de cette pièce donnée à la revue, voile et dévoile un autre auteur, autrement inquiet et mal assuré : celui pour qui, à part trois choses claires, comme il dit, « presque tout le reste est obscur24 ».
« Débris d’un projet commun maintenant sans objet » (1984)
7À peine deux ans plus tard, Roubaud publie un second avant-texte de son projet de prose, dont la rédaction remonte à la même période que le premier (1980 en l’occurrence). Le contexte de cette publication dans le second numéro de la revue Change international25 est néanmoins tout différent, puisqu’Alix Cléo Roubaud est morte le 28 janvier de l’année précédente, et que ‘le grand incendie de londres’ est une nouvelle fois abandonné. Roubaud, qui traverse alors une phase de dépression et de mutisme dont il rendra compte dans Quelque chose noir (1986), se fait alors l’éditeur du Journal d’Alix, lequel paraît dans la collection « Fiction & Cie » cette même année 1984. Intitulé « Débris d’un projet commun maintenant sans objet26 », composé de quatre colonnes occupant une double page de la revue, ce texte constitue donc une forme indirecte de tombeau, en même temps qu’il sanctionne publiquement l’abandon d’une œuvre en cours. Celle-ci, en effet, était placée sous le signe d’un biipsisme amoureux : « Le monde d’un seul, mais qui aurait été deux, un double : pas un solipsisme, un biipsisme », pour le dire dans les mots d’un poème de Quelque chose noir, repris presque tel quel dans le 82e moment de prose de La Destruction. Dans deux paragraphes additionnels que l’on trouve seulement dans le texte de 1989, Roubaud précise :
Dans ce monde la double langue, palindrome de la pensée et du miroir, la même langue comprise doublement, et nous, toujours, traduisant,
Dans ce monde ses images ; mes mots. Le biipsisme des images et de la langue. Montrer, dire27.
8D’un tel « projet commun » associant photographie et écriture, les « débris » publiés dans Change international témoignent de façon explicite, puisqu’ils consistent en la description ou traduction de deux photographies dues à Alix Cléo Roubaud, réalisées dans une chambre d’hôtel à Fès, à quelques heures d’intervalle, à partir du même angle de vue. Reproduites dans l’espace supérieur de la double page comme elles l’étaient dans le « journal photographique » du couple, ces images illustrent elles-mêmes, par leur sujet identique et leurs variations d’éclairage, la logique du double caractéristique du biipsisme roubaldien. Dans ce texte de 1980, la double image, en effet, n’est pas seulement rapportée au temps de la prise de vue photographique, mais également à celui du couple, et à celui de l’écriture : du couple, d’abord, parce que ces photographies de Fès sont prises depuis le lit partagé et qu’à travers ces différences d’éclairage, se trouve représentée une durée « implicite de toute la nuit sous-entendue ». De l’écriture, ensuite : parce qu’à l’égard du projet littéraire de Roubaud, cette double photographie de Fès doit également servir « d’exemple et de modèle, en même temps que de souvenir et de soutien » : d’une part, parce que cette même durée renvoie au temps de l’écriture, à « ces sections répétées de nuit finissante à l’intérieur desquelles, écrit Roubaud, j’ai choisi de m’enfermer pour écrire ». D’autre part, parce que ces photographies, dont rien n’indique qu’elles sont prises à Fès (sinon la présence à l’image d’une représentation de la ville où apparaît le nom de celle-ci), permettent d’illustrer le contrat de véridicité et le régime d’ironie adoptés par Roubaud dans ‘le grand incendie de londres’.
9À tout prendre, cette double page de Change international relève ainsi moins de la prépublication proprement dite que d’un tombeau indirect d’Alix et de l’œuvre biipsiste elle-même, dont ces fragments en forme de chutes témoignent, traces d’un potentiel dans le passé devenu irréel dans le présent. Oui, mais c’est sans compter la reprise, presque à l’identique, de ces quatre colonnes dans les toutes premières pages de la première branche du ‘grand incendie de londres’ en 1989, soit neuf ans après la rédaction de ces fragments et cinq après cette publication en revue. Rétroactivement donc, les « Débris d’un projet commun maintenant sans objet » s’offrent bien comme une prépublication de La Destruction, et donnent à lire, tout comme les deux photographies évoquées dans le texte, de menues différences auxquelles il est loisible de prêter à notre tour une valeur emblématique. Une fois rentoilés dans la prose du ‘grand incendie de londres’, ces « débris » n’en sont plus : moyennant quelques interventions dans le choix et la concordance des temps, Roubaud transforme et déporte leur contexte d’énonciation : ce qui, en 1984, était présenté comme l’avant-texte d’un projet annulé par la mort d’Alix le 28 janvier 1983, apparaît alors comme un texte pris dans le deuil présent de celui qui, en juin 1985, vient de remettre sur le métier son grand projet de prose. Dans ces conditions, l’année 1980 ne date plus la composition du texte mais seulement la double photographie qu’il décrit. En sorte que l’objet du déictique inaugural – « hier au soir, avant de me coucher » – fait un bon de cinq années en avant et renvoie, si l’on s’en tient au métadiscours de l’auteur et au contrat mis en place dans les premières pages de La Destruction, au troisième jour de la rédaction de cette première branche, soit le 13 juin 1985.
10À considérer ces deux « moments de prose » postdatés, on est tenté de mettre en rapport pareille interpolation28 avec le régime d’ironie évoqué dans le second de ces textes par Roubaud à propos des deux images et de sa propre œuvre en prose – quand bien même cet effet d’exemplification est bien entendu ultérieur à la première genèse de ces fragments, ce qui ne l’empêche pas d’être potentiellement délibéré. De même que la double photographie, affirme Roubaud, « pourrait avoir été prise à peu près n’importe où, dans le port de Concarneau par exemple », de même ce couple de textes pourra-t-il se dire écrit à différents moments et recevoir différents éclairages. D’un fragment de projet abandonné, il devient pièce d’une œuvre aboutie. D’un discours pris dans l’actualité et l’activité du biipsisme amoureux, il devient parole de deuil. Ceci, il faut y insister, est rendu possible par la grande continuité qui existe entre le dispositif inauguré en 1978 et ses relances en 1980 puis en 1985. À ceci près que l’inadvenue finalement mise en récit se dédouble, étant à la fois celle du Projet de 1961 et celle du projet biipsiste : « ‘le grand incendie de londres’ avait été commencé dans un état de biipsisme, maintenant et à défaut, son tombeau29. »
« D’un projet » (1996)
11Pour finir, j’évoquerai une dernière prépublication du ‘grand incendie de londres’, parue douze ans plus tard, en 1996, alors que les deux premières branches du ‘grand incendie de londres’ ont déjà vu le jour dans la collection de Denis Roche. Sans, là non plus, expliciter d’emblée sa destination, ce texte, intitulé « D’un projet », sera bientôt ventilé en divers endroits de Poésie :, quatrième branche du ‘grand incendie de londres’ (2000). Son premier cadre de publication n’est plus une revue mais un ouvrage collectif, Le Projet littéraire et sa traduction, édité par la Maison des écrivains et des traducteurs de Saint-Nazaire à l’issue de rencontres tenues en novembre 1995 : « Le projet littéraire. Traduire dans le projet30 ». Coordonné par l’universitaire Werner Wögerbauer, spécialiste de littérature allemande et autrichienne, le collectif rassemble, outre celui de Roubaud, des textes de Giuseppe Conte, Florence Delay, Patrick Deville, Claude Ollier, Gilles Ortlieb, Yves Roullière et Juan José Saer. Tout à l’opposé de ce que l’on a observé dans La Fabrique des écrits en cours, l’ouvrage délaisse le domaine de la technique au profit d’un travail auto-herméneutique proposé aux écrivains : « Que ferait l’écrivain qui voudrait, sans recourir aux secrets de fabrique, identifier le mouvement inaugural dans ce qui est devenu son œuvre ? […] Son projet littéraire est-il une construction rétrospective ou préexiste-t-il à l’œuvre31 ? » se demande ainsi Wögerbauer dans son éditorial. De fait, malgré leur diversité, la plupart des contributions témoignent d’un même « besoin de dépasser la question du “comment” et de revenir au “pourquoi”32 », comme l’affirme Giuseppe Conte dans son texte, en une formule qui faisait florès dans la critique et la pratique littéraires en ces années 1980 et 199033.
12Discrètement, Roubaud marque un pas de côté à l’égard de la ligne générale du collectif. D’une part, parce que la simple mention d’un titre singularise sa contribution au sein de l’ouvrage, où la plupart des textes sont seulement signalés par le nom des auteurs : façon de suggérer que ceux-ci répondent directement à la question posée par Wögerbauer dans son éditorial, et que ces textes énoncent bel et bien le « projet littéraire » de leur auteur, ou du moins ce qu’il peut en dire ou en traduire34. D’autre part, parce que le texte roubaldien ne traite pas directement de son projet créateur, de ce « pourquoi » mis en avant au sein du collectif, mais seulement « d’un projet35 », celui qui l’occupe au moment où il écrit. Qui l’occupe, tout de même, depuis longtemps. C’est justement là tout l’enjeu du passage où Roubaud, alerté par sa « raison numérologique36 », repère un effet de symétrie dans le temps de son œuvre, entre la période consacrée au premier Projet de 1961 et celle inaugurée par l’« Avertissement » d’octobre 1978 : « De part et d’autre du 24 octobre 1978, en remontant jusqu’au 5 décembre 1961 d’une part, en avançant jusqu’au 12 septembre 1995, avant-hier, de l’autre, les durées (en ans, mois et jours) sont égales37 ». Symétrie renforcée par ceci que, ce même 12 décembre, Roubaud en est aussi parvenu à son 588e moment de prose, soit la moitié des fragments que devront comporter les six branches de son ‘grand incendie de londres’. Méditant sur les différentes façons de faire jouer les rapports instaurés par cette « coïncidence numérique38 », Roubaud se justifie en rappelant le mode d’écriture sans préparation ni retouches adopté pour sa prose : « n’ayant aucun plan préalable pour guider, et contraindre ma progression, c’est de telles considérations que se nourrit l’imagination, l’anticipation de ce que je vais écrire39 ». À cette interprétation « optimiste », Roubaud en ajoute une autre, plus sombre, au moment de conclure :
Constater que j’avais déjà passé autant de temps à me débattre avec ce qui est, entre autres choses, le constat post-mortem d’un Projet abandonné par échec m’a plongé très vite dans la désolation. […]
J’ai passé tant d’années occupé, occupé exclusivement d’une chimère, d’un projet. Et j’ai déjà plus d’années encore été occupé de sa ruine. En un sens tout s’annule. La somme fait un « zéro pur ».
À cela il y aurait un remède. Cesser. Mais serait-ce un remède ? Non. Il n’y a aucun remède40.
13Maintenir l’écriture dans une telle exploration obstinée de sa propre impossibilité présente quelque chose de tragique et de vain, souligné par la symétrie des chiffres enregistrant et mathématisant le temps de la genèse. L’atténuation apportée par l’indéfini disait déjà l’essentiel : soit-il projet total, projet de toute une vie, le projet d’écrire n’est jamais qu’un projet, un parmi d’autre, inessentiel à son auteur à proportion que celui-ci s’éprouve lui-même comme inessentiel. Du moins est-ce là ce que suggère cette prépublication dans le cadre de ce collectif, dont elle mine souterrainement les présupposés, témoignant, notamment par la mise en avant de sa « raison numérologique », d’un souci persistant du comment dont on comprend qu’il est la matière et le conducteur, chez Roubaud, de toute enquête sur le pourquoi. Enfin, cet indéfini permet aussi d’instiller une forme d’indétermination ou de flou référentiel, qui suggère une continuité, sinon une sourde identité, entre les grands projets successifs entrepris par l’auteur41.
14En reprenant ces pages dans ‘le grand incendie de londres’, l’auteur ne sera pas si pessimiste :
À cela il n’y aurait qu’un remède. Cesser. Mais serait-ce un remède ? Non. Il n’y a aucun remède. Autant continuer.
Je reprends mes calculs42.
15Cet ajout, ce changement de registre me permettront de conclure. Tout se passe en effet comme si le format court proposé à Roubaud l’incitait à dramatiser davantage encore que dans l’espace du livre la tentation de l’abandon, l’arbitraire ou la vanité de sa démarche d’écrivain. Ainsi extraites du chantier en cours, ces quelques pages ne mettent pas seulement en récit l’inadvenue du Projet (de 1961), elles se confrontent aussi à l’inadvenue possible du ‘grand incendie de londres’, des branches restant à écrire – phénomène également sensible dans les deux premiers textes que j’ai commentés. L’évanescence de l’œuvre abandonnée, la fragilité de l’œuvre à venir sont ici redoublées par la nature du médium revuistique (ou du collectif), dont l’inscription dans un régime d’actualité et de collectivité tranche avec l’imaginaire de la postérité associé au livre43. Hors de l’espace consacré de l’œuvre, la question de l’inadvenue potentielle ou consommée se pose ainsi de façon d’autant plus vive que le geste de publication ici en jeu se sait lui-même adressé « à peu d’hommes et peu d’années » (comme disait Montaigne de ses Essais) et qu’il est fréquemment soumis, qui plus est, à l’hétéronomie de la commande. Il reste que de cette fragilité du support, l’auteur peut aussi bien tirer parti. On l’a vu dans le « Programme de prose infini » publié dans La Chronique des écrits en cours, où Roubaud, par le jeu de la contrainte et pour se conformer au cahier des charges de la revue, se saisit du matériau de l’œuvre à venir pour en exposer et brouiller les ambitions. On l’a vu, également, dans la reprise et la ré-énonciation des « Débris d’un projet commun maintenant sans objet » publiés dans Change international en 1984. Autant dire que si l’œuvre en marche paraît ici particulièrement fragile et révocable, il en va de même des déclarations d’inadvenue dont elle peut être frappée. Chose sans doute valable pour tous types de support, mais que la revue et l’ouvrage collectif, par leur rapport au temps de la genèse et de la publication, par leurs modalités de diffusion, rendent particulièrement saillante et pour ainsi dire allégorisent.