Colloques en ligne

Marguerite Bordry

Une écriture « vaine » ? Les Storielle vane de Camillo Boito (1876-1895)

1Senso est une œuvre que l’on associe, en général, à Luchino Visconti. Beaucoup ignorent que le long-métrage réalisé en 1954, avec Alida Valli et Farley Granger dans les rôles principaux, est en réalité l’adaptation cinématographique d’une nouvelle publiée à la fin du xixesiècle par l’Italien Camillo Boito (1836-1914). Bien qu’aujourd’hui peu connu, ce dernier était une personnalité éminente du panorama culturel de son pays. Architecte, professeur à la prestigieuse Accademia di Brera de Milan, critique d’art redouté, expert renommé de l’art de la restauration, domaine dans lequel ses écrits théoriques sont toujours une référence, Camillo Boito eut une carrière éclectique. Frère aîné du célèbre compositeur Arrigo Boito, il fut aussi écrivain et publia deux recueils de nouvelles, Storielle vane (1876) et Senso. Nuove Storielle vane (1883). S’il s’est limité à ces deux seules œuvres littéraires, Camillo Boito n’a en réalité jamais cessé, au fil des rééditions, de reprendre ces deux recueils, entreprenant un travail constant de corrections qui alla jusqu’à la suppression de certaines nouvelles dans les éditions considérées comme définitives. Cependant, Camillo Boito est passé à la postérité comme un écrivain mineur, dont l’œuvre littéraire est restée dans l’ombre, alors même que ses activités dans le domaine des beaux-arts sont bien connues et font l’objet d’une riche bibliographie1. Seule Senso fait exception, mais moins en raison de la nouvelle elle-même qu’à cause du film de Visconti – et ce en dépit des différences importantes qui séparent le film de la nouvelle. Le titre même des deux recueils, Storielle vane, pose question : en raison du suffixe diminutif, elle, qui accentue le caractère dépréciatif suggéré par l’adjectif « vane », il peut se traduire par Petites histoires vaines, ce qui suggère qu’il s’agit de compositions aussi brèves que futiles. Par son choix d’un tel titre, l’écrivain semble donc afficher une distance ironique vis-à-vis de son œuvre et revendiquer la futilité de son entreprise littéraire, anticipant presque, de cette manière, sa relégation au rang d’écrivain mineur. L’absence de rééditions de ses nouvelles pendant une longue période après sa disparition2 semble rétrospectivement lui donner raison. Si le film de Visconti fut l’occasion pour les éditeurs et les critiques de redécouvrir Boito, on observe un déséquilibre en faveur de Senso, comme si l’attention portée à l’écrivain était vouée à passer exclusivement par le filtre du film. Pourtant, une autre lecture des Storielle vane est possible : le portrait désenchanté, parfois amer, de la société italienne de la fin du xixe siècle fait de la vanité des passions humaines leur trait distinctif. Mais la posture de renoncement et la distance critique affichée par leur auteur semblent avoir pris le pas sur toute autre interprétation, oblitérant tout son travail de corrections, d’ajouts et de suppressions. Les Storielle vane sont marquées à plus d’un titre par la décréation. En premier lieu, Camillo Boito lui-même a renié plusieurs nouvelles, qu’il a supprimées des dernières éditions de ses recueils. Les nouvelles qui leur ont été substituées éclairent les raisons de ce choix et témoignent de la relation complexe de Boito à sa production littéraire. En outre, le destin éditorial et critique de deux recueils permet d’interroger le lien entre critique littéraire et décréation : le statut d’auteur mineur attribué à Boito après sa disparition a condamné ses nouvelles à un oubli dont elles sont difficilement sorties, essentiellement grâce à Luchino Visconti, dont le film peut tout autant se lire comme une recréation que comme une décréation. Nous nous interrogerons d’abord sur la figure de Camillo Boito écrivain, avant d’étudier les reniements qui ont marqué les Storielle vane. Enfin, nous poserons la question du lien existant entre mémoire littéraire et décréation.

Une carrière littéraire en apparence marginale

2Dès sa jeunesse, la vie de Camillo Boito, fils du peintre Silvestro Boito et de la comtesse Giuseppina Radolinska, d’origine polonaise, a été placée sous le signe de l’art. Il obtint en 1856, à l’âge de vingt ans, la chaire d’architecture de l’Accademia di Belle Arti de Venise, où il avait effectué de brillantes études. Quelques années plus tard, en 1860, on lui confia la même charge à la prestigieuse Accademia di Brera de Milan : il devait l’occuper jusqu’en 1908. Boito s’est très vite distingué dans le domaine de l’art médiéval, dont il devint un spécialiste reconnu, ainsi que dans celui de la restauration des bâtiments anciens. Plusieurs des ouvrages théoriques qu’il a publiés sur le sujet – Questioni pratiche di belle arti, Conservare o restaurare – font encore date aujourd’hui. Les campagnes de restauration qu’il dirigea, à l’instar de celle de la Porta Ticinese à Milan, sont également bien documentées. Boito fut aussi architecte : parmi ses réalisations, qui s’inscrivent essentiellement dans un style néo-médiéval, la plus célèbre est la Casa di Riposo per Musicisti Giuseppe Verdi (1899), à Milan, qui est devenue le lieu de sépulture du compositeur et de son épouse. Enfin, Camillo Boito a aussi exercé, toute sa vie durant, une intense activité de critique d’art, notamment dans sa chronique « Rassegna artistica » de la revue Nuova Antologia di Scienze, Lettere ed Arti, à partir des années 1870. Significativement, il existe une riche bibliographie au sujet de la figure de Camillo Boito architecte, critique, enseignant et expert. Pourtant, celle qui est consacrée à son autre grande activité, l’écriture, est beaucoup plus limitée.

3Les deux recueils de nouvelles de Camillo Boito, publiés chez l’éditeur milanais Treves, datent respectivement de 1876, pour Storielle vane, et de 1883, pour Senso. Nuove storielle vane. En réalité, les bornes chronologiques de son activité littéraire sont beaucoup plus larges. Dans Storielle vane, seule une nouvelle, Pittore bizarro, est inédite, les six autres ayant toutes été publiées avant leur parution en volume, parfois avec des variantes, dans différentes revues littéraires. La plus ancienne, Tre romei, signée du pseudonyme Jacopo Cosmate, avait paru dès 1868, dans Il Pungolo, avec un titre différent : Gite di un artista. Un verso del Petrarca. Racconto. Le terme « storiella » fut employé pour la première fois par l’écrivain en 1870, pour la nouvelle Un corpo, dont le sous-titre était Storiella di un artista : pour la publication en volume, outre le changement de titre, Boito réécrivit la fin de la nouvelle, qu’il prolongea. Le terme de Storiella vana, destiné à devenir le pivot des publications littéraires de Boito, fut employé pour la première fois en 1871, pour le sous-titre de la nouvelle Un autunno, qui allait devenir Dall’agosto al novembre dans le recueil de 1876. En 1883, lorsqu’il publie son second recueil, Senso. Nuove Storielle vane, Boito procède de la même façon3. À l’exception de Senso, alors inédite, toutes les nouvelles ont déjà été publiées dans des périodiques, entre 1876 et 1881, parfois avec des titres différents et des modifications plus ou moins importantes selon les cas4. Il ne faut donc pas prendre en compte les seules dates de 1876 et 1883 : la carrière littéraire de Boito a en réalité commencé autour de 1868, et, au gré des rééditions successives des deux recueils, elle s’est prolongée jusqu’en 1899, soit une trentaine d’années au total.

4Les remaniements qui marquent la publication des deux volumes chez Treves par rapport aux publications précédentes peuvent être considérés comme la marque de fabrique de Boito. En effet, si de nouvelles corrections peuvent être observées d’une édition à l’autre, Boito a poussé plus loin encore son incessant travail de reprise. Deux des Storielle vane ont en effet été supprimées de l’édition définitive, la dernière à avoir été directement supervisée par l’écrivain, en 1895. Plus qu’un remaniement, il s’agit d’un cas de reniement : les nouvelles Pittore bizarro et Il colore a Venezia se trouvent exclues des Storielle vane dix-neuf ans après la première édition. Ce faisant, leur auteur les condamne à un entre-deux ambigu. Elles restent consultables dans les deux premières éditions5, mais elles n’apparaissent plus dans les éditions suivantes, sauf à être reléguées, dans les éditions critiques récentes, au statut d’annexes. Les nouvelles qui leur ont été substituées peuvent fournir quelques pistes quant aux causes de ce renoncement.

L’écriture sans cesse remise sur le métier

5Dans l’édition de 1895 des Storielle vane, qui marque l’entrée du recueil dans la collection « Biblioteca amena » de l’éditeur Treves – un signe indéniable de succès –, deux nouvelles font leur apparition. L’une a déjà été publiée, à part, en 1891, dans Nuova Antologia di Scienze, Lettere e Arti : il s’agit de Il maestro di setticlavio, qui a pour sous-titre Novella veneziana. Dans la production littéraire de Boito, cette « nouvelle » – c’est la seule fois où il utilise cette qualification – est remarquable par sa longueur, supérieure même à celle de Senso, et par la complexité de son intrigue. À l’inverse, la seconde, Una salita, qui relate l’expédition d’un groupe d’amis en montagne, est très courte. Contrairement à la première, elle est inédite et a été expressément écrite par Boito pour les Storielle vane de 1895.

6Ces deux nouvelles se substituent à Pittore bizarro et à Il colore a Venezia. La nouvelle édition comprend un « Avertissement des éditeurs » qui les qualifie – sans les nommer – d’« études artistiques plutôt que de nouvelles6 », justifiant explicitement leur mise au rebut par la nécessité de donner au recueil une plus grande cohérence interne. Il colore a Venezia paraît correspondre à la qualification d’« étud[e] artistiqu[e] » : elle est dépourvue de véritable trame narrative et comprend au contraire une succession de paysages et de scènes de la vie vénitienne, qui alternent avec des réflexions plus générales sur la peinture et sur son efficacité mimétique7. La seconde nouvelle supprimée par Boito, Pittore bizarro est également une nouvelle vénitienne. Contrairement à Il colore a Venezia, elle dispose d’une trame narrative identifiable. Il s’agit même de la seule « histoire vaine »de Boito dans laquelle la dimension autobiographique est explicite. À travers une succession de saynètes, l’écrivain y relate ses souvenirs d’étudiant à l’Accademia di Belle Arti en se concentrant sur la figure de l’un de ses condisciples, le jeune peintre Albano Tomaselli (1833-1856), disparu prématurément. L’art est donc indéniablement très présent dans chacune des deux nouvelles, au point que, pour l’écrivain, la dimension artistique s’y soit imposée, au détriment de leur valeur littéraire.

7À l’inverse, aussi bien Il maestro di setticlavio que Una salita obéissent à tous les codes du genre de la nouvelle. La première raconte les amours d’une jeune Vénitienne naïve et inexpérimentée, Nene, avec Mirate, ancien gondolier devenu ténor. Alors qu’elle est convaincue de l’amour sincère de son amant, celui-ci ne conçoit au contraire leur liaison que comme un moyen de se venger du grand-père de Nene. Lorsque Mirate l’abandonne subitement, la jeune femme ne survit pas au déshonneur qui la frappe et meurt de désespoir. Derrière cette intrigue classique, Boito manie, pour mieux les réécrire, avec une ironie manifeste, plusieurs topoï : celui de l’innocente séduite et abandonnée, qu’il subvertit en soulignant la médiocrité et la grossièreté de l’amant et la naïveté confinant à la sottise de sa maîtresse ; celui des amours vénitiennes, ensuite, soit l’un des topoï fréquemment associés à Venise dans la littérature du xixe siècle. Selon ce topos, la ville est dépeinte comme le lieu d’une sensualité exacerbée qui fait d’elle le cadre privilégié des amours d’amants illégitimes, souvent morbides. Au lieu de la Venise qui fascine et émerveille d’ordinaire les amants, la Venise de Nene et de Mirate est sale, sinistre et peuplée d’individus égoïstes et mesquins. À bien des égards, cette nouvelle se présente comme un contrepoint à Senso : alors que, en 1883, Boito explorait les hypocrisies de l’aristocratie philo-autrichienne avant l’Unité italienne, il s’intéresse dans Il maestro di setticlavio à la petite-bourgeoisie vénitienne, qui apparaît tout autant marquée par l’hypocrisie, la médiocrité et l’absence totale de scrupules.

8La seconde nouvelle introduite dans la dernière édition des Storielle vane est Una salita. Elle est importante, car, chronologiquement, il s’agit de la dernière que Boito ait écrite. Il s’agit du bref récit à la première personne d’une expédition dans les Dolomites. Les descriptions d’un paysage de montagne époustouflant alternent avec les anecdotes sur les différents membres de la compagnie. Or on trouve au centre de la nouvelle une réflexion du narrateur sur les limites de la description littéraire :

Il n’existe pas d’art capable d’indiquer ces réveils solennels et gais de la nature ; en effet, même l’âme de l’ignorant, lorsqu’il les contemple, chante intérieurement des mélodies indéterminées, mais sublimes, tout en ressentant, au plus profond d’elle-même, quelque chose du génie de Beethoven. L’art des mots a peu de valeur, celui du pinceau n’en a aucune. Comment dépeindre ou décrire, fût-ce en rimes sonores, l’Antelao8 en train de passer du noir au gris, d’un gris translucide, azuré, semblable à une perle, mais plus léger, je dirais presque plus ondoyant, avec, ici et là, des taches dorées et des zébrures argentées9 ?

9Ces lignes semblent acter le renoncement de Boito à toute activité littéraire et peuvent se lire comme un écho au titre des Storielle vane. Par le biais de son narrateur, l’écrivain affirme les limites de la description par les mots – de la description littéraire, donc. Au passage, lui qui était un critique et un historien de l’art réputé insiste tout autant sur les limites de l’art pictural.

10En mettant en lumière les limites de la description littéraire, Boito, qui affirme en creux la supériorité de la musique, qualifie donc ses nouvelles de « vaines », au sens où les mots ne lui permettent pas d’atteindre l’efficacité mimétique qu’il ambitionne. Ce doute vis-à-vis de l’art littéraire peut aussi éclairer la position à part de Boito, qui était proche des écrivains appartenant au courant de la Scapigliatura, vis-à-vis des mouvements littéraires de son temps : malgré la dimension fortement réaliste de ses nouvelles, il a toujours refusé de s’inscrire pleinement dans le mouvement vériste, restituant au contraire le réel à travers l’examen psychologique ou l’introspection, notamment.

11Ces lignes, qui peuvent être interprétées comme un constat d’échec, arrivent près de trente ans après les premières publications de ses nouvelles. Elles paraissent justifier, rétrospectivement, le travail constant de corrections mené par un écrivain à la poursuite d’un objectif qu’il ne semble finalement, de son propre aveu, pas avoir atteint. Elles peuvent aussi expliquer pourquoi son œuvre littéraire s’est limitée à deux recueils, bien que ceux-ci aient été constamment, méticuleusement, remaniés. Pourtant, ces lignes témoignent aussi d’une contradiction : au moment où il les écrit, Boito prépare avec soin les nouvelles éditions de ses nouvelles. Le renoncement de l’écrivain à l’art littéraire n’est donc pas total : s’il affirme, d’un côté, l’inefficacité – la « vanité » ? – de la littérature, il tient, de l’autre, à ce que son œuvre soit soumise au jugement de ses lecteurs, au moyen d’une publication qui implique des changements parfois drastiques, comme le prouvent les suppressions et les ajouts de l’édition de 1895. Or les deux recueils de 1895 et de 1899 eurent un succès important : on dénombre un total de sept rééditions des Storielle vane jusqu’à la disparition de Boito, et de cinq pour Senso. Nuove storielle vane, ce qui montre que le public appréciait son œuvre. Pourtant, celle-ci est rapidement tombée dans l’oubli après sa disparition. Ce paradoxe pose la question du rôle de la mémoire littéraire dans le processus de décréation.

Mémoire littéraire et décréation

12Comme le souligne Chiara Cretella en ouverture de la monographie qu’elle a récemment consacrée à Camillo Boito :

La figure et l’œuvre de Camillo Boito sont encore aujourd’hui vouées à l’oubli. Ses Storielle vane, oubliées par les critiques littéraires, n’ont pas encore acquis une identité propre dans le genre narratif de la fin du xixe siècle en Italie. Même la vie de cet écrivain, qui a vécu dans l’ombre d’un frère plus célèbre que lui, Arrigo, librettiste renommé de Verdi10, est très peu ou mal connue11.

13On peut avancer plusieurs hypothèses pour expliquer ce phénomène. La première est liée à la situation personnelle de Camillo Boito, qui ne supportait pas la solitude et qui fut frappé par plusieurs événements malheureux. Il perdit en 1866 son fils unique, Casimiro, à peine âgé de trois ans, un drame qui entraîna sa séparation d’avec sa première épouse, Cecilia, qui était sa cousine germaine. Si son remariage fut beaucoup plus heureux, il perdit sa seconde épouse, Madonnina Malaspina, après seulement dix ans de mariage. Il ressort également de sa correspondance, qui a été en partie publiée, qu’il se trouva pendant longtemps dans une situation financière difficile. À la mort de leur mère, en 1859, c’est lui qui prit en charge son frère, Arrigo, lequel vécut d’ailleurs avec lui jusqu’à sa disparition. Le manque constant d’argent dans lequel se trouvait Camillo le poussa à multiplier les activités professionnelles.

14Il n’est donc pas étonnant de voir plusieurs de ses lettres témoigner de son épuisement et de son abattement. Il écrivit ainsi en 1862 à Arrigo : « Dans les derniers mois que j’ai passés à Milan, j’ai tellement été assailli par des désagréments, parfois liés à l’architecture, parfois non, par des ennuis liés aux artistes, que je suis plus qu’heureux de jouir enfin de la paix sereine et du repos qu’offre la campagne12. » Près de dix ans plus tard, en 1871, il écrivait encore : « Ce métier de critique est un métier pour les crétins. Ajoute à ce travail abêtifiant une chaleur absolument étouffante et tu verras que l’on se trouve certainement mieux là où tu es […]13 ». Cette dernière lettre peut sembler paradoxale lorsque l’on songe que Camillo Boito a exercé une activité de critique d’art régulière pendant de longues années.

15D’autres lettres témoignent en outre d’une insatisfaction profonde et d’une mélancolie persistante. En 1862, dans une lettre à Arrigo, il justifie son projet de mariage avec sa première épouse, Cecilia, par la nécessité de préserver son état mental :

Je deviens chaque jour plus vieux et plus insupportable à moi-même. Cette solitude me paraît insoutenable et j’ai besoin de sentir que quelque chose me retient dans cette vie et me pousse à travailler. Il me semble que je suis désormais inutile à tout – toi-même, tu n’as plus et tu n’auras peut-être bientôt plus besoin de moi. Si je ne me mariais pas – et Cecilia est une jeune femme exceptionnelle – je risquerais de tomber dans cet état d’apathie et d’indifférence pour lequel j’ai depuis longtemps une grande inclination14.

16Dans une autre lettre à Arrigo, également datée de 1862, Camillo donne plus de précisions sur son état d’accablement :

Cet étrange état d’esprit est certainement dans ma nature, mais il vient surtout de la conviction que je me suis faite qu’il manque à mon intelligence et à mon esprit de quoi atteindre le pinacle de l’étude, et que ce manque me condamnera à rester éternellement dans le troupeau des médiocres. Si tu me demandais en quoi consiste cette masse extrêmement lourde que je sens attachée à mes pieds, à cause de laquelle je bats des ailes et me démène sans pouvoir m’envoler, je ne saurais te répondre clairement : peut-être mon esprit manque-t-il d’imagination, peut-être mon cœur manque-t-il de la volonté si puissante et si hardie, qui méprise et qui triomphe de chaque obstacle, grâce à laquelle peuvent jaillir les œuvres les plus belles et les plus durables. […] Le manque de confiance en soi est le pire et le plus dommageable des défauts : bien sûr, je comprends bien que j’en sais plus que beaucoup d’autres et je me sens supérieur à ceux qui se sont emparés par la ruse d’une renommée facile, mais, d’un autre côté, j’ai le malheur d’avoir la capacité d’entrevoir, grâce à l’œil de mon esprit, le but que je voudrais atteindre – et je sens que, pour l’atteindre, mes forces ne suffisent pas et ne suffiront jamais15.

17Cette longue lettre témoigne d’un sentiment d’infériorité particulièrement fort, puisque Camillo va jusqu’à se qualifier de « médiocre ». Ce manque de confiance en soi, qui se double d’un jugement négatif sur tout ce qu’il entreprend, est peut-être l’une des raisons qui l’ont poussé à sans cesse reprendre ses recueils pour les remanier, comme s’il oscillait constamment entre création et décréation. Or, après sa disparition, il semble que les doutes de Boito vis-à-vis de son œuvre aient influencé les jugements portés sur son œuvre, comme si le titre des « histoires vaines » devait être systématiquement lu de façon littérale, au détriment de toute autre interprétation.

18Arrigo Boito lui-même semble aussi avoir joué un rôle dans la relégation de l’œuvre de son frère dans l’ombre. Son biographe, Piero Nardi, reproduit une lettre d’Arrigo à son ami Sabatino Lopez, directeur de la Société des auteurs, qui lui avait transmis une proposition d’adaptation d’une nouvelle de son frère. Bien que cette lettre ne soit pas datée, elle a forcément été écrite entre juin 1914, date de la disparition de Camillo, et juin 1918, date de la disparition d’Arrigo, qui était son unique héritier16 :

Mon très cher ami,
La proposition de la Casa Cinemo-Dramma de représenter au cinématographe une nouvelle de mon regretté frère n’a pas mon assentiment. Les contours de la vie artistique de Camillo ont été délimités par les murs de son bureau et de son école. Il n’a jamais songé à la possibilité qu’une œuvre issue de son esprit pût se trouver au contact du public des spectacles. Dans sa vaste bibliographie d’art, d’histoire de l’art, de critique, de pédagogie, d’esthétique, ses nouvelles apparaissent comme des épisodes isolés. L’affection qui me lie à sa mémoire m’interdit d’autoriser qu’il puisse se manifester d’une autre façon que celles qui lui étaient habituelles et qui lui ont valu honneurs et renommée. Je prie donc mon cher ami Sabatino Lopez de communiquer cette réponse à la Casa Cinemo-Dramma17.

19Comme le souligne Chiara Cretella, ce refus d’Arrigo Boito apparaît à bien des égards « déconcertant18 », surtout si l’on songe au succès que le film de Visconti a valu, bien des années plus tard, à son frère. Si le manque d’intérêt d’Arrigo Boito pour le cinématographe peut se comprendre à une époque où il s’agissait encore d’un phénomène relativement nouveau, le jugement sévère qu’il porte sur les nouvelles de son frère, qu’il définit comme des « épisodes isolés », est plus inattendu. Arrigo Boito introduit en effet une hiérarchie très nette dans les publications de son frère, situant sans ménagement sa production littéraire au bas de celle-ci. Il est aujourd’hui difficile d’apprécier les raisons qui l’ont conduit à une posture aussi rigide. Chiara Cretella évoque une possible « jalousie19 » vis-à-vis de son frère ; peut-être Arrigo songe-t-il aussi aux lettres dans lesquelles celui-ci se considérait comme un « médiocre ». Piero Nardi avance une autre explication, liée cette fois à la personnalité d’Arrigo lui-même :

Il s’agit d’une lettre tout à fait significative. À cause de l’idée supérieure et jalouse de l’art qu’il s’était faite, et qui le rendait d’ailleurs si sévère avec lui-même, Arrigo Boito devenait injuste avec son frère lui-même, s’érigeant en gardien rigide de sa réputation, au point de vouloir que restât dans l’ombre l’activité d’un novelliste qui, s’il était redécouvert, plairait […] aujourd’hui plus qu’hier. Mais c’était là son caractère20.

20Quoi qu’il en soit, le qualificatif d’« épisodes isolés » suggère que, pour Arrigo, les nouvelles de son frère constituaient une entreprise dénuée de véritable intérêt. On retrouve d’ailleurs des jugements similaires dans la critique de l’époque : Benedetto Croce qualifie par exemple Camillo Boito d’écrivain « occasionnel21 », même s’il fait l’éloge de ses personnages féminins. De tels jugements ont indéniablement pesé sur la réception de son œuvre littéraire.

21Du point de vue de l’histoire littéraire, Camillo Boito est donc devenu un représentant de la littérature mineure, selon la définition qu’en livre Jean Bessière :

En termes d’histoire littéraire, on parle des « minores », ces écrivains, certainement identifiés par l’histoire littéraire, mais qui ne sont caractérisables par aucun courant littéraire majeur et n’ont pas de postérité littéraire. […] L’histoire littéraire est vue, à travers ces minores, comme arrêtée – ils sont comme des blocs erratiques dans le cours même de la littérature22.

22Le caractère inclassable de l’œuvre littéraire de Camillo Boito, qui était à la fois proche de la Scapigliatura et du courant réaliste, sans toutefois être réductible à l’un comme à l’autre, a effectivement pu jouer un rôle dans son absence de postérité littéraire. Parmi les critères sur la base desquels une œuvre peut être jugée comme mineure, Paul-André Claudel distingue des « facteurs de dépréciation, fondés sur la mise en relation du texte avec ce que l’on pourrait baptiser les “institutions poétiques” de son époque : l’absence d’originalité, le conformisme voire le suivisme esthétique sont également les signes d’un texte “mineur”23 ». Les nouvelles de Boito ont pu être desservies par une approche critique figée, centrée sur son absence d’originalité, qui, en retour, a certainement eu une influence non négligeable sur leur destin éditorial, puisque les œuvres de Boito n’ont pas été rééditées après sa disparition. Ce double phénomène a fait disparaître Boito du champ de la mémoire littéraire :

On peut dire que pour la mémoire, la mort est plus grave que profonde : car du point de vue de la mémoire, elle est la pure disparition. Mourir à la mémoire, c’est perdre sa visibilité. L’existence mémorable se confond, en effet, avec la visibilité. Tout ce qui existe pour et dans la mémoire est visible, est visible de telle ou telle façon. Être visible est la seule vie ou survie24.

23Cette « mort dans les lettres25 » est une forme particulière de décréation, d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas le fait de l’écrivain lui-même, mais, dans le cas qui nous occupe, de la critique. Les éditeurs, les critiques et même les proches de Boito, comme son frère, ont donc tous pris au pied de la lettre le titre des Storielle vane, comme si les doutes de l’écrivain quant à l’efficacité mimétique de son écriture étaient destinés à prévaloir et à oblitérer toute autre forme de postérité.

   

24En 1944, au moment où il publiait le refus d’Arrigo Boito d’autoriser une adaptation cinématographique de l’œuvre de son frère, Piero Nardi pressentait que celle-ci pourrait « plair[e] » davantage à la critique contemporaine qu’à celle de son époque. C’est effectivement ce qui s’est passé, un an plus tard, grâce à l’écrivain Giorgio Bassani, qui a fait sortir les nouvelles de Boito de l’oubli dans lequel elles étaient tombées grâce à sa nouvelle édition des Storielle vane. Le rôle de Giorgio Bassani a d’ailleurs été plus déterminant encore pour l’œuvre de Boito. Selon Giorgio Padoan, c’est en effet après avoir lu son édition des Storielle vane que Suso Cecchi-d’Amico avait soumis l’idée d’adapter Senso à Visconti26, qui associa Bassani à l’écriture du scénario. À la décréation a donc succédé une recréation. En ce sens, le destin de l’œuvre littéraire de Camillo Boito illustre la contingence de la valeur littéraire ; comme le souligne en effet Barbara Herrnstein-Smith :  « […] à cause du changement des circonstances et de la compétition avec des œuvres récemment produites ou reproduites, un texte continue à assurer certaines de ses fonctions […], même si ce ne sont plus les mêmes que celles pour lesquelles il était initialement apprécié (et, en conséquence, en vertu d’autres propriétés récemment mises en avant […])27 ». Il faut toutefois souligner un dernier paradoxe : en adaptant Senso, Visconti a considérablement modifié l’œuvre de Boito, notamment en ajoutant des personnages qui ne figuraient pas dans la nouvelle et en apportant des modifications à certains éléments déterminants de l’intrigue. De ce point de vue, le film est donc autant une recréation qu’une décréation.