L’impuissance de créer, ou la leçon de Frenhofer
1. L’éponge de Protogène
1Au livre XXXV de l’Histoire naturelle, Pline l’Ancien aborde le problème du geste créateur dans une histoire devenue célèbre. Ayant presque fini un chef-d’œuvre auquel il avait apporté le plus grand soin, mais ne parvenant pas à achever la figure d’un chien dont il voulait peindre la bave, le peintre Protogène jeta par rage et désespoir son éponge sur la toile. À en croire Pline, ce geste destructeur fit miracle : l’impact de l’éponge transforma l’œuvre ratée en chef-d’œuvre.
2Voici l’extrait dans la traduction proposée par Stéphane Schmitt dans la « Bibliothèque Pléiade »1, avec quelques variantes en note tirées de la traduction de Jean-Michel Croisille parue aux Belles Lettres2 (pour les énoncés en italiques) :
« Parmi ses tableaux, celui qui remporte la palme est son Ialysus qui se trouve à Rome, consacré dans le temple de la Paix. […] Il y a sur ce tableau un chien réalisé de manière singulière, car il a été exécuté tout autant par le hasard que par le peintre. Ce dernier estimait qu’il n’exprimait pas bien dans ce chien l’écume du halètement, alors qu’il était satisfait de lui pour tout le reste – qui était très difficile. C’est en fait l’art lui-même qui lui déplaisait : il n’avait pu en réduire l’apparence, et il lui semblait excessif et trop éloigné de la vérité, car on voyait que l’écume était peinte et n’était pas produite par la gueule du chien3. L’esprit inquiet et tourmenté, car il voulait qu’il y eût dans sa peinture du vrai, et non du vraisemblable, il avait à de nombreuses reprises effacé son travail et changé de pinceau, sans se contenter d’aucune manière. À la fin, emporté contre l’art qui se laissait déceler, il jeta une éponge vers l’endroit du tableau qu’il n’aimait pas. Mais celle-ci remit en place les couleurs effacées4, de la manière qu’il avait souhaité obtenir par son travail, et le hasard réalisa ainsi sur la peinture l’effet de la nature. »
3Pline attribue la réussite artistique au « hasard » autant qu’au travail du peintre. Et la tradition critique s’est largement servie de cette histoire pour illustrer la dimension irrationnelle, ou transcendantale, de l’acte de création, qui ne tient pas seulement à la maîtrise technique de l’art. L’idée devient un topos traversant les siècles : le talent ne suffit pas, il faut au génie aussi cette part de hasard ou de grâce divine qu’on a appelée inspiration, idéal, « je ne sais quoi », ou encore — pour le rapprocher au plus près de la capacité humaine — un « faire », en rapportant donc sans cesse la question de l’art à un mystère dans lequel s’abîme le savoir.
4Je voudrais ici mettre en lumière un autre aspect de l’histoire que les commentaires ont laissé dans l’ombre et qui n’est pas moins essentiel pour une théorie de la création. Littéralement, Protogène crée — au sens où il mène à l’achèvement — son travail à travers l’intention de le détruire. Le geste qu’il accomplit avec la force de la colère et du dépit est un mouvement contraire à tous les autres qui, avant l’acte destructeur final, lui avaient permis de réaliser patiemment, obstinément, son œuvre. On y reconnaît évidemment la fureur, qui est traditionnellement associée à l’acte de création : mais cette furor poetica est ici exécutée à la lettre, dans un moment où le geste créateur tourne en rage destructrice. Or cette intention de destruction figurée par le coup d’éponge de Protogène a pour effet d’amener l’achèvement même de l’œuvre, dans les deux sens du mot « achever » : détruire (au sens de tuer) et finir. On pourrait qualifier cette intention destructive de façon oxymorique comme une intention involontaire, puisque le geste procède d’un moment d’aliénation, où l’action se produit comme malgré elle : car il est évident que Protogène veut et ne veut pas détruire son œuvre lorsqu’il lui porte cette atteinte. C’est dans l’instant où il abandonne son désir de créer, dans l’instant donc où il s’abandonne à cet abandon qui est impuissance, qu’il achève l’œuvre. On observe ainsi une tension dans le processus de création, qui en serait constitutive : le désir créateur incorpore une part d’impuissance œuvrant dans le travail du créateur même.
5L’idée que je propose d’examiner ici, en privilégiant l’exemple bien connu du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, concerne le détachement du créateur à l’égard de son œuvre : pour que celle-ci parvienne à sa pleine réalisation, il faut que l’artiste cède à une forme d’impuissance dans la puissance volontaire même de créer, qui l’amène à pouvoir couper, pour ainsi dire, dans le flux créateur, et « achever » son œuvre.
2. L’incendie de Frenhofer ou l’abondance destructrice
6Le geste ultime de Protogène est bien plus heureux que celui du peintre de Balzac. On se souvient de la fin de la nouvelle : à la dernière ligne nous apprenons que Frenhofer « était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles. » (p. 54)5 Cet acte de destruction final et volontaire de son œuvre n’est toutefois pas une péripétie, et ce pour trois raisons au moins. Premièrement, parce que l’intention de brûler sa toile avait été exprimée plus tôt dans l’histoire par Frenhofer : « Oui, j’aurai la force de brûler ma Belle Noiseuse à mon dernier soupir » (p. 47). Certes, c’était par un sentiment de vanité et de désir de possession exclusive que l’artiste formulait cette déclaration, alors qu’à la fin du récit, c’est bien suite à la prise de conscience de l’échec de son travail, et donc non par vanité mais par désespoir qu’il brûle le tableau. Pourtant l’affirmation a une valeur proleptique, puisque la destruction finale est programmée dès le début de la nouvelle par le fait même du travail destructeur de l’artiste.
7En effet, c’est la deuxième raison, la « fin » de la nouvelle n’est que l’issue logique et inévitable d’un processus de décréation involontaire de l’artiste tout au long de son travail. Le narrateur souligne d’ailleurs que le travail du peintre était « une incroyable, […] lente et progressive destruction » (p. 55). Aussi le moment d’éclatement final du tableau par l’incendie est précédé d’un long temps de destruction de l’œuvre : « Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petites années quand il s’agit de lutter avec la nature ? » (p. 38), déclare l’artiste. Le travail est un travail infini : sans cesse le peintre croit en voir la fin (« Hier, vers le soir, dit-il, j’ai cru avoir fini », p. 36), sans cesse les espérances nocturnes sont avortées à l’aube : « Hélas ! s’écria le vieillard, j’ai cru pendant un moment que mon œuvre était accomplie ; mais je me suis, certes, trompé dans quelques détails » (p. 45).
8Dans ce laps de temps de création-destruction de l’œuvre, un moment décisif est celui de l’exhibition du tableau lors de son achèvement présumé. « Entrez, entrez », dit le vieillard à Porbus et Poussin, impatients de découvrir enfin ce chef-d’œuvre encore inconnu. « Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. » (p. 50). Ce moment de l’achèvement présumé de l’œuvre correspond donc à celui de son exhibition, et du coup de théâtre que nous réservait Balzac : car l’œuvre dite « parfaite » s’avère n’être qu’un tas de « couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture » (p. 51). Le moment de (dévoilement de) la perfection correspond donc au moment de (dévoilement de) l’échec complet de l’artiste. Tout se passe comme si en déclarant l’œuvre achevée, Frenhofer prononçait la sentence du meurtre définitif de sa figure : on peut y voir un troisième temps d’annonce, ponctuel, de la « fin » de l’œuvre.
9La destruction du chef-d’œuvre de Frenhofer s’effectue donc graduellement, dans un processus en trois étapes, où la lente et totale disparition de l’œuvre s’avère d’abord involontaire puis, en dernière instance, intentionnelle. On retrouve ici le double sens de l’« achèvement » de l’œuvre, que Frenhofer détruit alors que c’est pourtant bien à sa réalisation qu’il œuvrait. Mais justement, c’est là où le bât blesse : obnubilé par la recherche de la « perfection », Frenhofer identifie la perfection au fini — à une fin qui serait intrinsèque à l’œuvre, comme un aboutissement ultime et total de ses efforts conjugués. Refusant initialement de montrer son tableau à ses deux confrères, Porbus et Poussin, il déclare de manière significative : « Non, non, je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j’ai cru avoir fini. » (p. 36, nous soulignons). Et au début de la deuxième partie du récit, lorsque le peintre jubile en ouvrant la porte interdite de son atelier aux deux peintres, il proclame qu’il peut montrer son œuvre parce qu’elle est désormais jugée « parfaite » (p. 50). Pour Frenhofer, l’œuvre parfaite est donc bien une œuvre finie : sa conception de la création est sous-tendue par la conviction qu’il existe une « fin » au travail de l’œuvre qui serait donnée par une « touche finale », apogée du « dernier coup de pinceau »6 menant l’ouvrage à son degré de perfection ultime, pour l’achever en chef-d’œuvre.
10L’histoire de Frenhofer montre toutefois que le dernier trait ne cesse de se soustraire à l’idéal poursuivi. À mesure que le peintre avance dans son travail en ajoutant, étalant des couches de couleurs, celles-ci font disparaître les formes, couvrant davantage, cachant dans l’obscur, dans ce qui se soustrait à la connaissance et au regard, cet idéal7 qui lui resterait obstinément inconnu. Dix années durant, l’œuvre est ainsi sans cesse recommencée, nourrie par l’espérance de l’ultime qui transforme l’avancée du travail en une lente destruction de l’œuvre. Dans L’Œuvre, que Zola écrivit en écho à la nouvelle de Balzac, le peintre Claude Lantier n’échappe pas plus que Frenhofer à la vanité de cet idéal de la fin, avançant en effaçant, « gâta[n]t le bien pour le mieux »8 : ce « mieux » ou idéal du fini qui se dérobe infiniment à l’œuvre en cours. Balzac lui-même avait explicité dans une lettre à Mme Hanska écrite en 1837 que sa nouvelle illustre l’idée de « l’œuvre et [de] l’exécution tuées par la trop grande abondance du principe créateur »9. Cette abondance destructive concerne entièrement la question du rapport entre l’idée et la réalisation, l’idéal et le faire donc, qui devient problématique à l’époque romantique.
3. L’idéal néoplatonicien à l’époque romantique
11En effet, si la folie destructrice de Frenhofer se caractérise par l’excès dévastateur du travail, nombre de peintres dans la littérature romantique restent pris à l’inverse dans ce que Paolo Tortonese appelle une « puissance sans acte », c’est-à-dire une activité paralysante, infertile, dont Berklinger, le peintre d’Hoffmann dans La Cour d’Artus, donne un exemple emblématique. Au visiteur qui pénètre dans l’atelier de ce grand-maître comme dans un « sanctuaire », le fils de l’artiste explique qu’il reste immobile, depuis des années, devant une toile qu’il n’a pas même commencé à peindre : « Il reste, durant des jours entiers, les yeux fixés sur ce fond intact ; il appelle cela peindre »10. Le visiteur ne perçoit qu’une toile blanche, tandis que Berklinger y voit l’image parfaite de son tableau, qu’il décrit à son visiteur en commentant les personnages, animaux, fruits, fleurs qu’il croit y avoir représentés. L’œuvre est donc entièrement achevée, mais dans le for intérieur de l’artiste seulement, dont la vision est si intense qu’elle a évincé tout acte d’exécution : « l’idée arrête l’image et empêche [la réalisation technique] » de l’œuvre, explique P. Tortonese11. Combien d’artistes ne sont-ils pas restés ainsi devant leur chef-d’œuvre qui n’est autre qu’une toile blanche ? « Je ne pourrais pas dessiner un trait, et cependant je ne fus jamais plus grand peintre »12, déclare ainsi le Werther de Goethe, dont P. Tortonese nous rappelle fort à propos qu’il fut peintre. Dans La Madone de l’avenir de Henry James, le peintre Theobald est emprisonné dans le même idéalisme paralysant que nombre de ses confrères allemands13. Tous ces artistes se sentent « au sommet de l’expérience artistique », pris dans un sentiment de complétude virtuelle, mais incapables de donner forme à une œuvre, de verser dans l’activité, dans un poiein qui donnerait une forme matérielle aux images divines qu’ils contemplent.
12Comme l’a montré P. Tortonese, la puissance sans acte ou l’abondance d’activité sont deux manifestations d’un même idéal néoplatonicien qui resurgit à l’époque romantique14 et enferme l’art dans une idée d’absolu, incompatible avec sa réalisation matérielle, toute création étant ressentie comme inévitablement dégradante. « Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres », répète à l’envi Frenhofer à ses deux confrères (p. 30) : il ne s’agit pas de peindre des « effets », des apparences, mais de rendre l’essence même des choses sur la toile. Emprisonné dans le désir d’atteindre l’idéal absolu de l’art, les artistes se réfugient dans une métaphysique, accumulant un savoir qui finit par tuer leur savoir-faire. L’activité abondante ou l’activité sans acte mènent à l’échec de l’œuvre parce qu’elles s’encombrent d’une métaphysique contre-productive15.« [T]rop de technique méditée a abouti à une destruction », résume Pierre Laubriet16, en analysant la façon dont Le Chef-d’œuvre inconnu est (comme aussi Louis Lambert), un roman sur « la force destructrice de la pensée ». Et Frenhofer le sait bien, qui termine l’une de ses longues harangues par ce mot découragé : « le trop de science, de même que l’ignorance, arrive à une négation. » (p. 38).
4. Le relais littéraire
13L’échec de l’œuvre de Frenhofer est donc un échec à l’œuvre tout au long d’un récit qui s’attache à en raconter l’histoire, comme si la trame de celle-ci se composait sur la progressive décomposition de la toile du tableau. En racontant l’histoire de la destruction d’une œuvre désormais irrécupérable, la littérature fonctionne comme un relais : elle replace l’échec, l’impossible création artistique dans sa perspective temporelle et verbale de l’histoire de l’échec. Les romans d’artiste forment ainsi la parole-témoin de ces œuvres ratées, jamais réalisées ou détruites. Ils déplacent, autrement dit, l’impossibilité de la quête vers la possibilité d’en raconter l’histoire... tout en se ressentant de cette impossibilité dont ils tirent leur existence. Ainsi, dans un entretien recueilli dans Le Roi vient quand il veut, Pierre Michon affirme que les narrateurs de ses récits sur des peintres célèbres (Watteau, Goya, Piero, Lorrain), manifestent un évident « échec à écrire », et que cet échec peut-être « jett[e] une lueur indirecte » sur « l’échec à peindre » de ces grands artistes, « dont la postérité il est vrai a fait une réussite »17.
14Le propos paraît surprenant : comment parler d’un échec à écrire dès lors que le récit existe et se nourrit des ruines de l’art ? Mais justement, de quel récit parle-t-on lorsqu’on se pose la question ? On sait que Balzac n’a cessé de remanier son texte entre la première version parue dans la revue L’Artiste, durant l’été de 1831, et la dernière publication dite de Furne, en 1845, qu’il continue à corriger encore en 1847 de façon manuscrite, de sorte que l’état final de la nouvelle de Balzac consiste en deux versions parallèles, qui produisent un clivage sémantique dans l’histoire, jusqu’à un changement de titre : car durant un mois inconnu de 1847, Balzac revoit et corrige le texte du Furne qu’il place sous le titre Gillette au tome II du Provincial à Paris, tandis que le texte était aussi prévu en tête d’une trilogie sur l’art, comprenant les nouvelles Gambara et Massimila Doni. Entretemps Balzac ajoute aussi la fameuse dédicace « À un Lord », où des lignes de pointillés en lieu et place des mots viennent figurer un irreprésentable verbal.
15Tout se passe comme si le tableau incendié formait l’image même de la genèse perturbée du texte. C’est du moins la thèse de Susi Pietri qui, confrontant minutieusement les multiples versions du texte dans son enquête sur la genèse du récit, constate que « les deux chefs-d’œuvre, le tableau et le récit, s’illimitent ainsi ensemble par des mouvements obliques réciproques, comme deux asymptotes destinées à ne jamais se rejoindre. »18 En allant jusqu’à produire plusieurs versions concurrentielles de l’histoire, Balzac nous offre à lire un « tableau stratifié et toujours multiple, qui prend et perd sa forme » entre les différentes versions du texte que l’on peut considérer comme autant de tâtonnements de Balzac, dont le récit ne parvient pas à en « finir » avec l’œuvre, à en dire ou en avoir « le dernier mot ». Balzac aurait-il été habité du même mirage esthétique que Frenhofer, celui du « mot de la fin » ?
16« Le Chef-d’œuvre inconnu avait posé la question à rebours, dans la perspective d’une dialectique négative, de l’inachèvement comme processus, sinon de l’inachevable comme valeur », affirmait à juste titre Claude Duchet dans des « Notes inachevées sur l’inachèvement »19. Racontant l’inachèvement impossible de l’œuvre en achevant (au sens de détruisant) le tableau, le texte s’inachève nécessairement, comme s’il s’enlisait dans les fantômes20 des versions que le feu a fait éclater. En déplaçant l’analyse à l’échelle de La Comédie Humaine, Claude Duchet observe que celle-ci est également « un exemple massif de l’inachèvement créateur, qui relance l’écriture et redistribue l’économie des textes, comme s’il s’agissait d’en concrétiser successivement tous les possibles dans un mouvement de totalisation sans totalité »21. L’étude de Lucien Dällenbach a bien montré que le cosmos de La Comédie Humaine n’est à y regarder de près qu’un « chaosmos »22, ou faudrait-il dire une « muraille » de mots (en lieu et place de couleurs), muraille ou tour de Babel dont Zola observait déjà le défrichement ?
« C’est comme une tour de Babel que la main de l’architecte n’a pas eu et n’aurait jamais eu le temps de terminer. Des pans de muraille se sont déjà écroulés de vétusté, jonchant le sol de leurs débris énormes. » […] « Du dehors, je l’ai dit, c’est Babel, la tour aux mille architectures, la tour de plâtre et de marbre que l’orgueil d’un homme voulait élever jusqu’au ciel, et dont des murs entiers couvrent déjà le sol. Il y a des trous noirs, dans cette série d’étages superposés sans ordre ; çà et là, une encoignure a disparu ; les pluies d’hiver ont suffi pour ronger le plâtre que la main pressée et brutale a trop souvent employé. Mais tout le marbre est resté debout, toutes les colonnades, toutes les corniches sont là, intactes, à peine noircies par le temps. »23
17Frank Schuerewegen qui cite ce texte de Zola le commente ainsi :
« Et l’auteur des Romanciers naturalistes en arrive alors à la conclusion que je reprends volontiers à mon compte : quelle chance pour nous que Balzac n’ait pas pu terminer son œuvre ! Quel heureux hasard, si c’est bien d’un hasard qu’il s’agit ! Imaginons une Comédie humaine complète, exhaustive, finie, sans lacunes, sans trous, achevée… Si cela avait pu exister, Balzac aurait tout fait pour la détruire, pour l’anéantir car le génie balzacien est dans le recommencement, la reformulation, la non-acceptation de soi, le refus de ce qui est, le rêve de ce qui pourrait être. Balzac est l’écrivain qui n’a délibérément et stratégiquement jamais cessé de se mettre en cause ».24
18La leçon du Chef-d’œuvre inconnu porte ainsi sur le regard paradoxal que l’artiste autant que l’auteur doivent jeter sur leur œuvre : le tableau n’était un « chef-d’œuvre » pour Frenhofer que durant les dix années de son travail, que tant qu’il était œuvre en devenir. Comme l’énonce à juste titre Marc Escola, « Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac est sans doute la plus belle allégorie de la tâche proprement ‘infinie’ qui est celle de l’artiste : quand donc un peintre ou un poète peuvent-ils dire leur œuvre […] parfaitement achevée ? ».25
5. Couper court : le kairos du créateur
19La perfection qui obsède Frenhofer et qu’il assimile à l’idée d’une fin intrinsèque de l’œuvre s’oppose au sens proprement artistique de la notion de perfectus telle que la concevaient les artistes antiques. Comme l’explique Pedro Duarte, la perfection dénotait à l’Antiquité « la qualité d’une œuvre qui a atteint le moment d’achèvement, sans tomber dans l’un ou l’autre défaut, du manque de travail ou d’excès de travail »26. Or ce « moment de l’achèvement » se rapportait dans la perspective esthétique hellénistique au « kairos » de l’artiste. En effet, le kairos qui signifie l’opportunité, l’à propos ou encore la juste mesure, désigne en art la capacité de l’artiste de savoir mettre un terme à son œuvre. Dans son étude sur le concept de kairos27, Monique Trédé montre que le sens étymologique du terme doit être rattaché à la racine grec *ak- « qui désigne l’action de ‘couper’ pour ‘partager, séparer’ ou ‘ajuster, adapter, proportionner’ »28. L’idée de l’équilibre et de l’harmonie qui définit l’œuvre classique est donc inséparable de celle du partage, de la coupure, sans laquelle l’assemblage équilibré des éléments ne peut être obtenu. L’analyse littéraire et linguistique de M. Trédé montre bien que le kairos en tant que « point d’équilibre » doit se comprendre comme jointure et séparation, mesure et limite.29
20Les bas-reliefs qu’on a conservés représentant le dieu Kairos30 sont emblématiques de cette idée de jointure, comme ce qui est à la fois coupé et ajusté. En effet, le dieu est représenté en tenant dans la main gauche un rasoir, qui soutient une balance. Le rasoir symbolise le pouvoir de couper, d’arrêter, et la balance symbolise l’équilibre. De la main droite, le dieu tire la balance vers un côté : traditionnellement ce geste est interprété comme celui du kairos qui assure l’équilibre31 ; toutefois M. Trédé argumente32 que la main droite tirant la balance vers le bas ne symbolise pas tant l’équilibre en lui-même que le mouvement vers l’équilibre : le kairos n’étant pas un moment statique mais le résultat d’une action, d’un travail des mains, l’une qui coupe et l’autre qui « ajuste, adapte, proportionne » les choses. Ainsi, le moment de l’achèvement de l’œuvre n’est autre que le moment où la main de l’artiste met fin au flux créateur, comme en œuvrant à contre-courant du désir créateur, pour couper dans le travail en cours. Toute œuvre achevée n’existe alors que comme une suspension, un flux arrêté, dont le début, la fin et les contours ont été taillés dans le monde imaginaire des idées, des souvenirs, des possibles ainsi arrêtés. Achever c’est, comme le soulignait Claude Duchet, « parfaire, porter à l’incandescence de l’accompli, mais aussi arrêter le mouvement des mots, le geste de l’écrire, imposer le silence, mettre fin. »33 Pour mener une œuvre à son terme il faut donc aussi pouvoir arrêter l’activité créatrice : la création implique l’acte de non-création, qui est le pouvoir (actif) d’arrêter l’œuvre, de mettre en suspens la puissance de création.
6. La création entre puissance et impuissance
21Tout travail créateur s’élabore ainsi sur une tension de forces contraires, où la force agissante est traversée d’une force contrariante, c’est-à-dire qui la contrarie dans son avancée, qui retient le geste et le souffle comme pour sauver l’acte de l’excès. La thèse est, comme on sait, celle de Giorgio Agamben dans Le Feu et le récit, où il avance que toute puissance créatrice incorpore sa part d’impuissance et de décréation :
« Contrairement à une équivoque répandue, la maestria n’est pas perfection formelle, mais, au contraire, précisément, conservation de la puissance dans l’acte, sauvegarde de l’imperfection dans la forme parfaite. Dans la toile du maître, ou dans la page du grand écrivain, la résistance de la puissance-de-ne-pas, s’inscrit dans l’œuvre comme le maniérisme intime présent dans tout chef-d’œuvre. »34
22La résistance interne qui réfrène l’impulsion productive se manifeste même très concrètement, pour G. Agamben, à travers un « léger tremblement, imperceptible » de la main de l’artiste. Agamben se réclame d’un vers du Paradis de Dante : « l’artiste qui a l’usage de l’art a la main qui tremble »35. Le tremblement de la main exprime précisément « la double structure de tout processus créatif authentique, intimement suspendu entre deux poussées contradictoires, élan et résistance, inspiration et critique », explique Agamben.36 Le chef-d’œuvre naît ainsi dans le tremblement de la main de l’artiste, dans la tension même de l’élan et de la retenue, du vouloir et du non-vouloir. Pierre Michon semble très proche de cette pensée lorsqu’il confie, en parlant de la création littéraire, que l’œuvre aboutie est toujours celle qui était prête à échouer, comme une vision ‘à portée de mains’, quelque chose qui est pourtant toujours « tremblant, prêt à disparaître »37.
23Ce « prêt à disparaître » qu’il s’agirait de saisir, ou d’atteindre, dans le tremblement de l’élan et de la retenue, se situerait comme sur une ligne infime entre le trop ou le trop peu, l’excès et le manque, qui d’un côté comme de l’autre de cette crête invisible produit l’échec de l’œuvre. C’est une idée sur laquelle Diderot est plusieurs fois revenu dans ses écrits sur l’art et la peinture38. Dans un article nécrologique sur le sculpteur Bouchardon dans la Correspondance littéraire, il s’interroge encore sur cette limite fragile de la réussite :
« Où est la ligne que la poésie ne saurait franchir, sous peine de tomber dans l’énorme et le chimérique, ou plutôt qu’est-ce que cette lisière au delà de la nature, sur laquelle Le Sueur, le Poussin, Raphaël, et les anciens, occupent différents points ; Le Sueur, sur le bord de la lisière qui touche à la nature, d’où les anciens se sont permis le plus grand écart possible ? Plus de vérité d’un côté, et moins de génie ; plus de génie de l’autre côté, et moins de vérité. Lequel des deux vaut le mieux ? C’est entre ces deux lignes de nature et de poésie extrême que Raphaël a trouvé la tête de l’ange de son tableau d’Héliodore ; un de nos premiers statuaires [Jean Goujon], les Nymphes de la fontaine des Innocents ; et Bouchardon, les Génies de son dessin de l’Ombre de Tirésias évoquée. »39
24Raphaël, le Poussin, Bouchardon avaient le kairos que Frenhofer et Berklinger n’ont plus. À la démesure désastreuse de Frenhofer s’oppose la retenue productrice de l’artiste qui achève son œuvre dans et à travers la résistance intime du désir créateur. Le geste créateur est avant tout celui de l’artiste qui doit décider d’en finir avec l’œuvre, de dé-créer l’œuvre en comprenant que sa perfection n’existera que dans l’inachèvement de sa propre impuissance. La nouvelle de Pierre Michon Je veux me divertir illustre parfaitement cette conception de la puissance comme ce qui contient l’impuissance de créer. L’écrivain a écrit sur la quatrième de couverture du livre :
« Qu’est-ce qu’un grand peintre, au-delà des hasards du talent personnel ? Ce peut être un homme qui a cru assouvir par la maîtrise des arts la toute-puissance du désir, à ce divertissement noir a voué son œuvre, jusqu’à ce que son œuvre, ou sa propre conscience, lui dise que l’art est là justement où n’est pas la toute-puissance : j’ai appelé cet homme par commodité Watteau. »40
25Ces mots sont l’écho exact de ceux d’Agamben dans son étude sur Bartleby ou la création, où il affirme : « Ce n’est qu’au moment où nous parvenons […] à faire l’expérience de notre impuissance même que nous devenons capables de créer, que nous devenons poètes »41. Encore une fois : cette impuissance est logée dans la puissance de créer, celle-ci est une tension de contraires. Paul Valéry pour sa part recourt à une métaphore sexuelle pour expliquer la création comme une tension entre « puissance et résistance », qui est aussi rencontre des contraires, des différences extrêmes :
« Qu’y a-t-il de plus admirable que le passage de l’arbitraire au nécessaire, qui est l’acte souverain de l’artiste, auquel un besoin, qui peut être aussi fort et préoccupant que le besoin de faire l’amour, le pousse ? Rien de plus beau que l’extrême volonté, l’extrême sensibilité et la science, (la véritable, celle que nous avons faite, ou refaite pour nous), conjointes, et obtenant, pendant quelque durée, cet échange entre la fin et les moyens, le hasard et le choix, la substance et l’accident, la prévision et l’occasion, la matière et la forme, la puissance et la résistance, qui, pareil à l’ardente, à l’étrange, à l’étroite lutte des sexes, compose toutes les énergies de la vie humaine, les irrite l’une par l’autre, et crée. »42
26Ici encore, nous pouvons recourir utilement à l’image de l’éponge de Protogène pour comprendre cette conception de la création, selon laquelle toute œuvre naît d’une série de gestes arbitraires et même involontaires, qui ensemble avec le désir et le travail fondent une nécessité. L’arbitraire tient du travail (qui est lutte, échange, effort) et du miracle : l’œuvre finale est obtenue « par miracles et par efforts volontaires combinés », soutient Valéry43. Ce miracle de l’arbitraire que symbolise l’éponge de Protogène est donc marqué par la volonté aveugle qui contient en elle cette puissance destructrice autant que le travail, l’effort persévérant. Toute œuvre achevée fixe, arrête la tension non-achevée, le moment d’échange entre « la puissance et la résistance », le désir et le rejet d’achèvement de l’œuvre.
27Dans tous les cas, l’idée que j’ai voulu explorer ici est aux antipodes de l’intuition ordinaire selon laquelle la création est une production positive, une opération d’amplification, antinomique à la destruction. J’ai tenté de montrer au contraire que la création est un processus de travail qui comprend une part de destruction, au sens large d’effacements ou – le terme est révélateur en peinture – de repentirs, de retours en arrière, d’abandons, d’accès de désespoir ou de rage, de peurs et d’hésitations, bref de toute une série d’actions qui vont à l’encontre d’une progression vers un résultat fini. La création incorpore, autrement dit, la part négative de non-création. Celle-ci seule permet d’achever une œuvre dans les deux sens du mot que nous avions relevés : détruire et finir, ou plutôt : finir et détruire. Comme le déclare Étienne Souriau dans « Du mode d’existence de l’œuvre à faire » : l’homme qui crée se tient « à l’intersection de deux modes d’existence », « car il y a toujours une dimension d’échec dans toute réalisation quelle qu’elle soit. »44 En thématisant la destruction d’une œuvre d’art (que ce soit en conséquence de l’échec ou de l’abandon, d’un conflit, d’un méfait ou autre), la littérature moderne, celle qui commence avec Balzac, donne les contours de sa propre impuissance à créer.45