Colloques en ligne

Florian Alix

L’écriture contre-ethnographique d’Henri Lopes

1Dans un entretien qu’elle réalise en 2018, Céline Gahungu interroge Henri Lopes sur la manière dont il prépare l’écriture de ses romans et sur d’éventuelles enquêtes préparatoires. La réponse est catégorique :

« Je n’ai jamais fait d’enquêtes de manière approfondie. Le romancier doit inventer une autre réalité, sa réalité intérieure, recréée par l’écriture : c’est pourquoi il faut éviter l’exactitude1. »

2L’écrivain adopte la posture du défenseur de l’imaginaire et de la fiction contre celle de l’enquêteur, maintenant une distance forte entre les trois espaces du journalisme, des sciences humaines et de la littérature. Cette attitude doit se comprendre dans le cadre d’une réception orientée dont ont longtemps bénéficié les littératures africaines, que Lydie Moudileno nomme « la lecture systématique du texte comme témoignage sociologique, comme le miroir stendhalien que l’on promène le long du chemin2 ». D’une certaine manière, « l’exactitude », dans le propos d’Henri Lopes, apparaît comme un risque qu’il faut éviter au nom d’un impératif éthique autant qu’esthétique. On pourrait proposer de voir les soubassements de ce propos en deux directions. D’une part, l’écriture ne doit pas tendre à la vérité objective de la science et des faits. D’autre part, l’écrivain doit construire sa singularité subjective contre ce qui serait un discours du collectif, de l’extériorité. Et c’est en ce sens qu’on parlera d’écriture contre-ethnographique, puisque l’ethnographie est une pratique d’écriture scientifique qui vise à établir une vérité concernant des groupes humains.

3Pourtant, les romans d’Henri Lopes sont aussi contre-ethnographiques dans le sens où ils sont adossés à cette discipline. De manière plus ou moins implicite, la discipline de l’ethnologie est présente en filigrane et le romancier ne cesse de jouer de la pratique d’écriture qui y est attachée. Vincent Debaene a montré comment l’ethnologie naît en France à un moment où s’opère une stricte distinction entre les sciences humaines, notamment sous l’influence de la sociologie de Durkheim, et la littérature. Selon l’auteur de L’Adieu au voyage, l’ethnologue conserve une sorte de nostalgie d’une période antérieure où les deux allaient de pair3. D’une certaine manière, pour la littérature africaine, le problème serait inverse. Les romanciers auraient à se détacher d’une confusion des deux domaines qui a conduit (et conduit encore parfois) les lecteurs, professionnels ou non, et même les écrivains, à construire leurs textes comme révélateurs d’une réalité sociale à propos de laquelle ils formuleraient un savoir. Le premier concours littéraire d’Afrique équatoriale organisé sous l’égide des autorités belges en 1946, qui excluait tout texte fictionnel4, est un exemple caricatural mais en même temps révélateur de ce qu’on attendait (et attend encore parfois) des littératures africaines.

4Les liens de l’ethnologie à la littérature semblent bien étroits. Et les romans d’Henri Lopes sont pris entre d’une part l’effort pour se détacher de cet héritage ethnographique et de l’injonction au réalisme qu’il implique et d’autre part « une nostalgie des belles-lettres et des temps heureux où littérature et savoir pouvaient marcher main dans la main5 ». D’un côté construire la position singulière de l’écrivain, de l’autre ne pas renoncer à la référentialité, à une réflexion sur le groupe et la société. C’est dans cette tension que se loge ce que nous proposons d’appeler écriture contre-ethnographique. Elle procède d’un travail d’ironie et de parodie autour de certains motifs du discours ethnographique. Plus profondément cependant, elle met en œuvre une « logique métisse », assez proche de ce que décrit Jean-Loup Amselle6, mais plus nettement ancrée dans une démarche littéraire : la complexification du terrain va alors de pair avec une ambivalence construite de celui qui écrit. Pour mener à bien cette étude, notre propos portera sur quatre livres, qui jalonnent l’ensemble de la carrière littéraire d’Henri Lopes et qui actualisent de manières différentes cette tension avec le discours ethnographique : Le Pleurer-Rire (1982), Le Chercheur d’Afriques (1990), Dossier classé (2002) et Le Méridional (2015).

La description contre-ethnographique

5Dans la théorie de Bakhtine, le roman se caractérise par son plurilinguisme, c’est-à‑dire sa capacité à intégrer en son sein d’autres genres de discours, littéraires ou non. Le discours ethnographique est indubitablement l’un de ces genres intercalaires7 dans les livres d’Henri Lopes. Le texte fictionnel actualise souvent certaines caractéristiques du texte scientifique, dans les motifs qu’il traite, dans sa démarche descriptive, mais sa nature romanesque met cet autre discours en perspective. Après un préambule et un bref incipit, l’action du Pleurer-Rire commence par une scène de damuka, une veillée de cérémonie funéraire. Le roman fait écho à la description ethnographique dont cérémonie et rite sont des objets privilégiés. Le texte ne manque pas d’emprunter certains traits de cette démarche :

« La nièce du défunt parcourait la cour, un balai à la main, essuyant le ciel pour en chasser les nuages qui menaçaient de faire fuir les amis venus honorer le disparu8. »

6Cette simple phrase fait apparaître un personnage défini par des liens de parenté, dont le geste nous est décrit, immédiatement glosé dans sa visée symbolique. Mais la démarche ethnographique qui apparaît en filigrane est discrètement mise à mal. Tout d’abord, elle est incomplète. Au geste de la jeune femme fait suite une série de formules de politesse sous la forme d’un discours indirect libre, qu’on ne peut attribuer à des acteurs précis et qui ne sont par conséquent pas expliquées. Par la suite, il est fait mention d’une « grenouille sacrifiée » qu’un syntagme antéposé situe « dans un sachet de cellophane9  » : la présence de la grenouille n’est pas associée aux gestes de la nièce du défunt ni aux paroles d’invités non déterminés, plus encore elle est décrite dans une matière plastique peu traditionnelle. Ensuite, les invités sont cernés de manière plus nette : ils nous sont présentés comme un groupe d’intellectuels qui discutent des mouvements politiques en Asie (Chine et Vietnam). L’enjeu du texte bascule brutalement : on n’est plus face à une description ethnographique d’une pratique funéraire africaine mais à une discussion de politique internationale.

7À cette lecture micro-structurale, il faudrait ajouter, à propos de ce roman, un autre procédé. L’action se déroule dans un « Pays » imaginaire. Le narrateur, prévenant une demande du lecteur sur le cadre géographique du roman, annonce de manière vague « quelque part, sur ce continent, bien sûr10 », avant de se lancer dans le tracé d’un plan de vol totalement fantaisiste qui permettrait d’arriver à la Capitale. Le lecteur comprend que tout ce qu’il apprend sur les coutumes qui ont cours en ce lieu doit être lu avec circonspection : tout est fictionnel. Le roman décrit cette « autre réalité » dont le romancier parle à Céline Gahungu. Pourtant, dans l’excipit du roman, l’un des personnages féminins reproche au narrateur de n’avoir pas assez bien dissimulé l’espace de référence : « même si tu livres ça et là, dans le texte, des mots d’un dialecte imaginaire, forgé par toi seul, la plus myope des taupes reconnaîtra “Le Pays11” ». Ce persiflage du personnage peut s’entendre comme une mise en garde au lecteur. Si l’ethnographie du roman est une fiction, son arrière-plan politique a quelque chose de clair pour qui sait lire, même si, comme le propos est tenu par un personnage, tout est là aussi sujet à caution.

8Henri Lopes adopte donc différentes stratégies pour faire apparaître le discours ethnographique, tout en invitant le lecteur à ne pas s’y fier entièrement. Le romancier peut créer un terrain entièrement fictif, inventant une population, des coutumes et même une langue. Il peut aussi jouer d’effets de ruptures et disséminer des éléments d’ethnographie au sein d’autres discours intercalaires. Enfin un même signifiant peut renvoyer à des espaces culturels apparemment disparates.

9Dans Dossier classé, le narrateur Lazare Mayélé, journaliste aux États-Unis, revient dans le pays de sa naissance, le Mossika fictif, pour y effectuer un reportage sur les changements politiques des années 1990 et leurs suites. Il retourne alors sur la parcelle de la sœur de sa mère adoptive, après s’être fait passer pour mort auprès de sa famille. Son arrivée donne lieu à une fête impromptue. Le personnage se laisse entraîner par la danse :

« Envoûté par le claquement des mains, emporté par la cadence et l’accent du pays, j’ai dansé sans cavalière ; je dansais seul, pour moi seul ; je dansais seul avec les autres ; je dansais seul comme les autres ; impudique, je dansais du ventre et des reins ; je dansais pour enraciner mes pieds dans le sol de la parcelle. J’ai mimé l’accouplement ; la tribu me récupérait12. »

10On semble bien retrouver les traits d’un motif important de l’écriture ethnographique : celui de la fête, et plus encore d’un rite qui prend des allures de transe ici. C’est au premier abord, dans le jeu de répétitions et de mises en confrontation du « je » et des « autres », un rite d’initiation qui marque l’intégration du personnage au sein du groupe. Ce travail sur la répétition donne au texte un rythme percussif qui semble conforter un stéréotype de l’environnement musical des rites de transe en Afrique subsaharienne. Plus encore le personnage paraît retrouver son identité alors que lui reviennent les gestes de la danse. On tend là au poncif : avoir la musique dans le sang13.

11Pourtant on peut lire le passage tout autrement. La parataxe règne dans ces deux phrases et vient contredire l’union affirmée. La mise en valeur de l’adjectif « impudique » connote un jugement négatif de la part du narrateur qui rend compte d’un écart par rapport à ce qu’il vit. Et, à la conclusion, l’emploi du verbe « mimer » indique assez que c’est là une forme de théâtre, aussi inspiré qu’en soit le comédien. Quelques pages auparavant les danses de ses cousines autour de lui rappellent au narrateur un opéra nigérian vu à New York14 : l’emploi du terme « opéra » et le contexte américain souligne la théâtralité et l’éloignement du personnage par rapport à son expérience. Surtout, dans la suite du roman, le narrateur ne parvient pas à se sentir chez lui au Mossika et la distance qui s’établit avec sa famille porte justement sur son refus de prendre une seconde épouse, sur sa volonté de demeurer « sans cavalière » mossikanaise. La cérémonie n’en est donc doublement pas une. D’une part, c’est une fête improvisée qui n’a rien de rituel et qui ne vaut que pour la trajectoire singulière du personnage narrateur. D’autre part, elle prend place dans un espace entièrement fictif et ne peut pas littéralement être prise pour une pratique sociale existante.

12Dans Le Méridional, la première partie du roman relate l’installation d’un historien sur l’île de Noirmoutier et la manière dont il mène une enquête sur les habitants de l’île et plus précisément sur l’un d’entre eux, surnommé « le Méridional » du fait de sa peau noire.

« Le Méridional m’expliqua que le bleu des maisons de l’île correspondait à la couleur naguère utilisée par les pêcheurs de Noirmoutier pour peindre la coque de leurs bateaux ; qu’en revanche les portes et les volets de l’île d’Yeu étaient verts comme, également, la coque des bateaux de ses pêcheurs. Je m’étonnais que ce nègre fût à ce point imprégné de la culture de l’île ! Je doutais qu’il fût africain15. »

13Le procédé général n’est plus celui de la construction d’une Afrique fictive, mais relève d’un « regard ethnologique inversé, qui “indigéniserait” ironiquement la France16 », pour reprendre les termes d’Anthony Mangeon. C’est l’un des enjeux de ce passage, comme de bien des moments de la première partie du roman. Le narrateur, quittant Paris pour trouver refuge sur l’Île de Noirmoutier, porte un regard distancié sur les habitants tout en se mêlant à eux pour les comprendre. Ici un informateur lui explique les raisons d’une pratique sociale à la dimension pratique et symbolique17.

14On pourrait rapprocher de cette description ethnographique inversée les passages portant sur le carnaval de Nantes dans Le Chercheur d’Afriques. Pourtant il s’agit moins de renverser la perspective, sous la forme du « voyage à l’envers18 » ou de « l’ethnologie à rebours19 », que de révéler la complexité d’une pratique sociale, l’impossibilité de la penser comme relevant d’un unique espace culturel.

« C’était la première fois que je voyais des chars de carnaval. Abondamment fleuris, évoquant des décors tantôt du Moyen Âge, tantôt de la mythologie gréco-romaine, peuplés de personnages géants, échappés d’un monde de Walt Disney, ils avançaient au ralenti20. »

15Le narrateur est mis face à une réalité qu’il découvre et qu’il tente immédiatement de décrire. Cette description cherche la symbolique des formes qui se présentent à lui. Mais cette quête herméneutique est orientée vers une diversité culturelle maximale. Elle projette le lecteur en des espaces différents – la Méditerranée, l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord – en des époques différentes – l’Antiquité, la période médiévale, le contemporain – et vers des formes culturelles de légitimités très variées – de la culture classique à la culture de masse internationale. Ce moment qui a été annoncé en amont comme spécifique à la ville de Nantes21 apparaît finalement dans la bigarrure de formes culturelles diverses et reconfigurées.

Une logique métisse : politique, histoire et géographie dynamiques

16L’écriture d’Henri Lopes est contre-ethnographique parce que les traits du discours ethnographique qu’elle intègre à la trame romanesque sont en même temps mis en perspective par la fiction. Elle les fait entrer dans une forme de théâtralité, de « parades identitaires », pour reprendre le terme de Lydie Moudileno, qui construisent

« tout un univers artificiel où l’imaginaire fonctionne à de multiples niveaux, attestant non seulement de la créativité des auteurs, mais également du potentiel dramatique des acteurs postcoloniaux à mettre en scène leur(s) identité(s) sans plus prétendre à un dévoilement définitif22. »

17La dimension ethnographique des romans d’Henri Lopes est donc critique et politique. Elle se rapproche d’une conception dynamique, et non fixiste, des cultures, telle que la pense Jean-Loup Amselle, pour qui « elles prennent place dans un ensemble mouvant qui est lui‑même un champ structuré de relations23 ». Selon l’anthropologue, il faut considérer les cultures comme la résultante de rapports de force entre des groupes humains qui se sont historiquement distingués au sein d’un espace donné. Ainsi, le terrain de l’ethnographe ne peut être approché sans en considérer l’histoire et les rapports de pouvoir qui animent cet espace. La dimension politique et historique est essentielle dans les romans d’Henri Lopes, qui mettent en scène la dramatisation de ces catégories et la manière dont les « parades identitaires » les construisent et les essentialisent tout en les mettant à distance.

18Dans Le Pleurer-Rire, le romancier met en scène une opposition entre les Djabotama, dont est issu Bwakamabé Na Sakkadé, et les Djassikini, un autre groupe social, lui aussi fictif, du Pays. On voit apparaître ce mot pour la première fois lorsque la sœur du dictateur vient lui relater un cambriolage assez sordide, aggravé de sévices physiques sur elle et son mari. Furieuse, elle accuse les voleurs, qu’elle n’a pas vus, d’être « sans doute des Djassikini24 ». L’ethnie existe surtout dans une axiologie : des actes mauvais induisent immédiatement une représentation en termes ethniques. Plus loin dans le roman, le dictateur Bwakamabé Na Sakkadé subit une tentative de coup d’État organisé par un officier de son armée. Aussitôt une répression vise toute l’ethnie dont ce personnage est issu, accusée, dans une ironie tragique, de tribalisme. Le narrateur reprend la substance d’un discours du dirigeant :

« Et il nous expliquait encore quoi-quoi-là, si c’est quoi-quoi-là, avec des mots en isme et en iste en pagaille, qui s’entrechoquaient et sonnaient bon à l’oreille. Et il insultait encore. Et il déclarait que tous les Djassikini étaient des voleurs et leurs femmes toutes des trottoires25. »

19De nouveau, l’ethnie djassikini est construite par le pouvoir politique comme la figuration collective d’une opposition. C’est d’autant plus ironique que le dictateur favorise les membres de son groupe social – au début du roman, cela vaut au narrateur d’être nommé Maître d’hôtel au palais présidentiel. Cette construction dramatique d’un autre, d’une identité, est ici déconstruite par le discours narrativisé : les injures mais aussi les répétitions d’expressions vides sur le plan sémantique témoignent de la vacuité de cette construction identitaire.

20L’identité ethnique finit par devenir une construction langagière. Elle repose sur une invention, une fiction. L’ironie ici a une fonction d’attaque contre certaines stratégies politiques, elle peut aussi être de défense contre un discours essentialiste négatif26. Dans Le Chercheur d’Afriques, Vouragan explique à un patron de café la différence entre une langue et un dialecte en accumulant les approximations historiques. Il s’appuie sur le célèbre anthropologue allemand Frobenius, en déformant son nom et en le changeant en « voyageur vénitien du xvie siècle27 ».

« - ‘‘Civilisés jusqu’à la moelle des os’’, dit de nous Frobenium ! C’est la colonisation qui…
Et Vouragan développait une théorie sur l’aptitude des langues bantoues à exprimer les concepts de physique nucléaire. Je reconnaissais, presque au mot près, la réponse que j’avais fournie, lors de ma conférence à la section nantaise de la Fédération, réponse qu’au demeurant j’avais moi-même empruntée à Cheikh Anta Diop, sans, je le confesse, le citer28. »

21La définition de soi est un enjeu politique. Celui-ci est double, et il apparaît ici dans sa contradiction. D’un côté, il s’agit de se définir essentiellement sur le plan anthropologique – ce qui se fait à travers la fausse citation, vague (« civilisés jusqu’à la moelle des os »). De l’autre, on se réinscrit dans une continuité historique : l’âge d’or précolonial est détruit par la colonisation. Or cet agencement ethno-idéologique est un enchâssement de paroles, dont ce passage souligne la dimension théâtrale. Le discours ne fait qu’emprunter à l’ethnologie car la visée de Lopes n’est pas tant de mettre au jour ce que serait la « civilisation » de ses personnages, mais bien plutôt d’interroger « l’intrication des fondements de légitimité avec des régimes de narration29 », de mettre à l’épreuve des stratégies de discours dans une manière de se définir par rapport à d’autres que soi.

22L’écriture d’Henri Lopes peut être qualifiée de contre-ethnographique parce qu’elle est centrée sur la mise en question du rôle de l’écriture même dans la définition des identités. Et cette interrogation est portée par l’ironie. Dans Dossier classé, Lazare Mayélé a emmené avec lui pour son séjour au Mossika le Voyage au Congo d’André Gide. Ce texte s’inscrit dans un horizon ethnographique, en ce qu’il actualise la tradition du récit de voyage à laquelle des ethnologues ont pu puiser des matériaux, mais aussi dans un horizon politique et historique, dans sa dénonciation des politiques coloniales en Afrique subsaharienne. Dans le roman, ce livre fait figure d’embrayeur référentiel. Dans le Mossika fictif, il renvoie le lecteur au Congo bien réel qui lui sert de modèle, à tel point que cette lecture suscite chez le journaliste « l’envie de terminer [s]a tournée africaine par un crochet dans ce pays30 ». Or dès la première mention de l’opus, le narrateur affirme : « Gide m’inspirait. Nos tropiques n’avaient pas changé depuis sa tournée31. » On pourrait lire dans un premier temps une forme de sentence annihilant l’histoire et inscrivant une identité fixe au terrain de Lazare, judicieusement nommé par un terme géographique (« tropiques »). Cependant le texte de Gide est surtout reçu pour sa dénonciation des rapports de pouvoir et de l’injustice qui régissent les espaces colonisés. L’emploi du mot « tournée », qui appartient à une pratique administrative coloniale, indique cette dimension à la fois politique et historique. Derrière le possessif de la première personne du pluriel se loge toute l’ironie de la phrase : ce que Gide a dépeint n’est pas une identité culturelle africaine, mais une situation politique inique dont l’Afrique indépendante hérite de la période précédente.

23Le terrain ethnographique ne prend donc sens qu’ancré dans un contexte historique et politique. Cette inscription ne se fait pas dans un simple renversement où la description est réinscrite dans une narration32 ; elle transite par l’ironie. Celle-ci chez Henri Lopes doit être comprise comme la mise en miroir de différents discours. Le terrain du contre‑ethnographe lopesien est avant tout le langage. Dans Le Méridional, les observations du narrateur sur les Noirmoutrins portent majoritairement sur des particularités lexicales, tandis que les dialogues marquent en italiques ces spécificités33. Le narrateur, le Méridional ne sont pas les deux seuls personnages africains à côtoyer l’île vendéenne : le personnage d’Assanakis hante lui aussi les lieux. Lorsqu’il entend parler la première fois de lui, le narrateur commence par demander s’il est un « indigène » de l’île34. Son interlocuteur lui répond :

« Assanakis, lui, venait d’Afrique, mais, à force de vivre dans l’île, on ne faisait plus cas de sa couleur. Surtout que le bougre maniait couramment le patois maraîchin35. »

24L’identité du personnage est complexe. Elle est prise entre deux lieux, l’un vague, aux dimensions continentales (l’Afrique), l’autre ponctuel et précis (« l’île »). Surtout la maîtrise du langage semble l’emporter pour définir son identité puisque la connaissance du « patois » est primordiale. Pour autant, ce rapport au langage ne fait pas tout. Le personnage conserve une forme d’extériorité, simplement on ne la remarque plus, comme pour un acteur qui, maîtrisant parfaitement son texte et son phrasé, ferait oublier qu’il n’est pas un personnage.

25Inscrire une identité dans une histoire, chez Henri Lopes, revient à penser une géographie complexe et dynamique. André Leclerc est situé entre l’Afrique et la France, Lazare Mayélé entre les États-Unis et le Mossika, Assanakis, tout comme le Méridional et le narrateur, sont quant à eux pris entre Noirmoutier et le continent africain. Comme l’indique Catherine Mazauric,

« un ou des personnages se réinventent ailleurs qu’en leur lieu de vie initial. Plus tard, d’autres se lancent sur leurs traces pour tenter de reconstituer à travers leur itinéraire, un portrait disloqué. Ainsi s’affirme la dissémination de l’Afrique en elle-même comme en toute part du monde36. »

26L’identité n’existe qu’à travers une quête qui concernent plusieurs espaces, éloignés les uns des autres. Le terrain est disséminé. Si l’on peut dire que le narrateur du Pleurer-Rire traite de son pays natal, il le fait après s’en être exilé, depuis un point de vue extérieur. Lazare Mayélé semble être construit comme le voyageur qui découvre un pays où il ne se sent pas bien et dont il souligne à de nombreuses reprises l’inconfort ; pourtant il est accueilli dans la parcelle de Tante Élodie comme un enfant du pays. Si André Leclerc découvre le carnaval, c’est parce qu’il ne connaît pas Nantes puisqu’il a vécu auparavant à Paris et à Chartres. De même pour le narrateur du Méridional, qui découvre Noirmoutier en Parisien : le premier chapitre le met en scène au café de Flore, en habitué du Quartier Latin ; par ailleurs, il doit sans cesse interrompre son séjour vendéen pour se rendre à Paris ou même aux États-Unis. Pour chacun des personnages, l’identité et l’espace africains ne font sens que dans la densité d’une histoire et la perspective d’un autre lieu. Cette dissémination du terrain implique de le reconfigurer par le langage.

L’autorité contre-ethnographique : l’investissement subjectif et affectif

27C’est en effet l’un des choix notables de l’écriture d’Henri Lopes : aucun de ses narrateurs n’est ethnographe. La question pourrait sembler non pertinente – après tout, pourquoi diable un romancier devrait-il inventer des narrateurs anthropologues ? Mais elle peut devenir intéressante si l’on se penche sur l’écart de ces narrateurs par rapport à ce qui serait un positionnement ethnographique.

28Le Pleurer-Rire est narré en majeure partie par un maître d’hôtel. Rien ne paraît le rapprocher de la posture de l’ethnographe. Henri Lopes joue aussi de la polyphonie puisque le récit consigne un certain nombre de lettres adressées au narrateur premier par un personnage exilé lui aussi du « Pays ». Celui-ci est présenté comme un opposant, caractérisé comme un intellectuel. Il intervient à de nombreuses reprises pour intimer au narrateur premier de centrer son propos sur les questions politiques et de laisser de côté les intrigues amoureuses trop personnelles. Par rapport à ce qui serait des exigences de sciences sociales, ces passages sont en effet des excursus, mais ils font le caractère contre-ethnographique du roman. La fiction intègre dans sa trame une dimension affective, exclue normalement des protocoles scientifiques.

29Dans Dossier classé, Lazare Mayélé a quitté le monde académique : il a abandonné un poste d’enseignant en littérature à l’université pour devenir journaliste au sein de la revue africaine-américaine African Heritage37. Le personnage procède à une enquête qui n’a rien d’ethnographique, alors même qu’il se distingue de cette pratique et par la discipline, et par son départ du champ académique38. Elle est contre-ethnographique en deux sens. Tout d’abord, sa recherche est historique et politique. Lazare Mayélé met en forme son enquête dans un reportage, dont il est fait plusieurs fois mention de la publication au cours du roman. La dimension strictement culturelle n’intéresse pas la démarche du personnage. S’il l’aborde, c’est de biais, il vient officiellement pour observer l’ouverture au multipartisme et en réalité pour comprendre l’assassinat politique dont son père a été victime des décennies auparavant. C’est en ce sens qu’il faudrait envisager ses entretiens. Il s’agit de réveiller le passé. Il conclut ainsi chacune de ses entrevues avec des hommes politiques mossikanais par l’évocation de la disparition de son père. Plus encore que politique, l’enjeu est personnel. De plus, Lazare Mayélé nourrit le projet d’écrire un roman. L’enquête journalistique n’est pas suffisante, en quelque sorte : elle ne peut prendre en charge la dimension personnelle et intime de cette quête du père. Alors qu’il est question de ce projet, M. Babela, son ancien professeur, encourage Lazare en le mettant en garde contre

« l’écueil contre lequel butent la plupart des écrivains africains de cette décennie. Ils veulent convaincre, ils veulent informer, ils veulent… […] Le roman, poursuivait-il, n’a pas pour objectif d’informer mais de former. Je lis pour me construire, pour m’amender. La lecture, c’est ma prière39. »

30Plutôt que de documenter et de représenter le réel, le roman est contre-ethnographique en ce qu’il adosse l’enquête à un enjeu personnel pour l’auteur, qui rejoint une dimension affective et subjective dans la pratique de la lecture.

31On pourrait comparer ce schéma à celui qui se tisse dans Le Chercheur d’Afriques et dans Le Méridional. André Leclerc enseigne l’histoire ancienne à ses élèves de Chartres40, le narrateur du second roman est l’auteur d’un ouvrage sur les « soldats noirs d’Afrique centrale au cours de deux guerres mondiales européennes41 ». Tous deux sont historiens. Or dans les deux cas, l’Histoire est un discours qui entre en tension avec la dimension ethnographique, sourdement, et la complexifie. Selon Johannes Fabian, l’anthropologie a pendant longtemps reposé sur un présupposé qui consistait en une conception spatialisée du temps, ce qu’il appelle un « déni de co-temporalité42 ». Selon les espaces du monde, ce n’était pas la même époque, plus encore le même rapport au temps qui était actualisé dans les sociétés. De là, l’idée de sociétés primitives ou traditionnelles. La distance de l’anthropologue à la société qu’il étudiait était creusée par ce rapport distinct à la temporalité. Dans les romans d’Henri Lopes, les contre-ethnographes au contraire instaurent une co-temporalité.

32Dans Le Chercheur d’Afriques, le discours ethnographique est plutôt situé du côté du père du narrateur, César Leclerc. Invité à donner des conférences sur son expérience africaine, celui-ci semble doté de l’autorité de l’administrateur colonial, dont un certain nombre ont produit des études sur les sociétés qu’ils administraient. Le narrateur cite d’amples passages de ses Carnets de voyage43, soulignant l’intérêt du texte sur le plan de la précision des données qu’il apporte : « À travers sa description des lieux et de la vie, c’est tout le Congo d’aujourd’hui qui revit44. » Le texte est une description de modes de vie, suivant une logique spatiale, qui paraît rendre caduque la prise en compte de la durée : on en arrive à une équivalence entre le Congo d’hier et celui d’aujourd’hui. Mais la véritable révélation d’André Leclerc devant ce texte est paradoxale : « De cette lecture date sans doute mon premier intérêt pour l’histoire45. » Alors que le texte de César Leclerc semble établir la permanence d’un Congo sur lequel le temps n’a pas prise, la lecture de son fils la réinscrit dans une dynamique historique. Or ce mouvement est contre-ethnographique ici encore dans les ressorts intimes qui le motivent. Le livre de César est un outil dans une enquête du narrateur sur son père. L’implication est personnelle. La dimension contre‑ethnographique vient de cette tension entre le discours de savoir et la manière dont il est investi subjectivement d’enjeux non scientifiques.

33Dans Le Méridional, les choses sont encore plus ambiguës. Tout tourne autour de la vie insulaire et de la manière dont le personnage éponyme s’est entièrement fondu dans la société locale, au point que le narrateur ne peut rien savoir de son passé. Même si le récit est fait au passé, les chapitres brefs et la succession strictement chronologique des événements rappelle l’écriture diariste. La temporalité est simple. Pourtant, au milieu du roman, on apprend qu’un crime a été commis dont le Méridional est le principal suspect. Le narrateur lui rend alors plusieurs fois visite en prison, après avoir appris son vrai nom, Gaspard Libongo, retrouvant ainsi quelqu’un dont la renommée a marqué sa jeunesse au Congo. Son oncle n’avait jamais cru à la mort annoncée de ce personnage et avait souvent demandé au narrateur s’il avait retrouvé sa trace en France46. Il y a cette fois une rupture chronologique forte, qui éloigne l’univers insulaire pour plonger le lecteur dans la vie de Brazzaville après les Trois Glorieuses. Or cette rupture n’est pas entièrement « déni de co‑temporalité ». Tout d’abord, le creusement historique se fait en direction de l’Afrique. Tout se passe comme si la France rurale se caractérisait par une temporalité simple et anhistorique, scandée par le passage de saisons tandis que l’Afrique est représentée à travers une modernité urbaine. Ensuite, et surtout, le narrateur tout comme le Méridional connaissent les deux espaces. Cependant la position du Méridional est problématique puisque les deux temps sont profondément disjoints en lui. En témoignent les deux noms qu’il porte : le Méridional, surnom énigmatique à Noirmoutier, Gaspard Libongo, dans le récit de ses mésaventures congolaises.

34Dans ce roman qui met en regard sans cesse les espaces et les personnages, ce travail de la dualité souligne l’investissement affectif de plus en plus grand du narrateur dans son propos. L’enquête sur Noirmoutier pouvait prendre l’apparence d’un travail désintéressé, en marge de son livre d’Histoire. Mais en se liant de plus en plus au Méridional, il marque un écart de plus en plus grand avec l’ethos de l’ethnographe au fur et à mesure qu’il se lie à lui – et découvre combien il lui est lié, à quel point il lui ressemble. Cette ambivalence se ressent aussi sur le plan énonciatif. En effet, alors qu’il commence à rendre visite à son ami incarcéré, le narrateur lui apporte, sur sa demande, des « cahiers d’écolier » ainsi que des « bloc-notes de papier parcheminé47 ». Le lecteur s’attend donc à une délégation de la parole, qu’elle transite par la citation de passages de mémoires du personnage et/ou de discours direct rapportant ses propos lors de leurs échanges. Mais tout sera traduit dans un récit majoritairement fait à la troisième personne par le narrateur, qui conserve la parole, mais en même temps la fond avec celle de « l’enquêté », à rebours de toute démarche d’objectivité, à laquelle est préférée la relation amicale.

35Les romans d’Henri Lopes intègrent le discours ethnographique à la trame de leur plurilinguisme – au sens bakhtinien. Pourtant l’enjeu n’est pas de faire la critique de l’ethnologie, ce n’est pas en ce sens qu’on doit les lire comme contre-ethnographiques. Cette critique est d’ailleurs déjà menée par les ethnologues eux-mêmes au sein d’une discipline qui ne cesse d’évoluer. Même si Henri Lopes peut retrouver certains des débats qui animent la discipline, comme le rapport à la temporalité ou l’implication subjective du chercheur dans son enquête, ce n’est pas là la visée du romancier. L’enjeu est d’abord de défaire l’idée d’un terrain en faisant coexister plusieurs espaces au sein d’un même lieu. Cette dynamique de démultiplication spatiale prend sens dans le creusement que le temps opère au sein des textes. La description d’identités culturelles est finalement au cœur de passages plutôt légers et ludiques tandis que les drames se logent dans l’histoire et la politique, qui sont source de dissension, de conflit et de rupture. Le roman, dans sa polyphonie ou dans la pluralité de ses points de vue, permet d’adopter plusieurs positions en même temps, ce que ne permet pas l’ethnographie. Par le biais de la fiction, le romancier expérimente des possibles en maintenant l’ambiguïté. Il ne construit pas un savoir, il joue entre la définition d’une identité en construction et son impossible découverte. Les derniers mots de Il est déjà demain définissent ainsi le rôle de l’écrivain : « Sa double tâche est d’étaler son ressenti et de poser des questions. Bien formulées ce sont peut-être des réponses48. » L’écriture est à la fois question et réponse, une invention très intime et personnelle où l’on peut chercher des réalités collectives.