Colloques en ligne

Bernard Mouralis

Henri Lopes, romancier « provincial » ?

1Lorsqu’il commence à écrire et publier ses premiers textes, Henri Lopes se propose de tracer une sorte de chronique de l’Afrique au tournant des années 1960-1970, comme on le constate dans les huit nouvelles de Tribaliques (1971), ainsi que dans les trois romans qui suivent : La Nouvelle Romance (1976), Sans Tam-Tam (1977), Le Pleurer-Rire (1982). Ce projet se traduit par une opposition – ou, si l’on préfère – un contrepoint entre l’espace africain et l’espace européen.

2Mais cette opposition, lisible dans le trajet effectué par un(e) protagoniste ou un narrateur ou une narratrice, n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle est l’objet d’un certain nombre de transformations et disjonctions que l’analyse littéraire a définies par des termes devenus classiques : Province vs Capitale, Centre vs Périphérie, Brousse vs Ville, Capitale vs Métropole, etc. L’œuvre d’Henri Lopes illustre de façon particulièrement significative ce processus de métamorphose de la relation que l’écrivain établit entre les différentes parties de son espace romanesque. Ce mouvement se retrouve sans doute chez d’autres écrivains africains, mais il y a chez lui une fascination pour cette instabilité, qui paraît ainsi consubstantielle à son travail de romancier et atteint son point culminant dans Le Méridional (2015). Instabilité au demeurant paradoxale puisqu’elle réside tout autant dans l’espace « immuable » de la Province que dans la Ville, théâtre supposé d’une incessante nouveauté.

Situation postcoloniale et espace romanesque

3Le monde social dans lequel évoluent les personnages des premiers textes de Lopes renvoie à deux moments de l’histoire : la période coloniale et celle qui s’ouvre avec l’indépendance du Congo Brazzaville et, à l’intérieur de cette deuxième période, on notera la césure que constitue la révolution des « Trois glorieuses » mettant fin au régime de Fulbert Youlou et conduisant à l’instauration d’un régime marxiste-léniniste. Cette focalisation a pour conséquence d’organiser l’espace romanesque de manière sensiblement différente de celle que l’on pouvait observer dans des œuvres comme Karim (1935) et Mirages de Paris (1937) d’Ousmane Socé, Maïmouna (1954) d’Abdoulaye Sadji ou Ville cruelle (1954) de Mongo Beti. En effet, ces romans ont en commun de montrer des héroïnes ou des héros persuadés que la grande ville (Dakar, Paris, Fort-Nègre) sera un jour pour eux le cadre d’une nouvelle vie, à la mesure de leurs aspirations. Souvenons-nous par exemple des dernières lignes de Ville cruelle :  

« Un jour, il lui faudrait bien aller à la conquête de Fort-Nègre. Il ne pouvait pas s’arrêter à mi-chemin. Et la voix, sa voix, dont il aimait à entendre les inflexions, toutes les intonations, ne cessait de lui susurrer : “Banda qu’attends-tu donc pour partir ? Est-ce que tu n’as pas honte ? Lève-toi, prends ta femme et va-t-en…1” »

4Cette attitude est relativement absente chez les personnages de Lopes même si leur insatisfaction est fréquemment évoquée, mais, à la différence des exemples cités à l’instant, le romancier, par principe, ne semble pas enclin à établir une coupure essentielle entre l’espace urbain (notamment Brazzaville), la brousse, la « Métropole » (ou l’ancienne Métropole). Cette option tient me semble-t-il, au fait que, en raison de son itinéraire politique et des responsabilités qui ont été les siennes depuis les années de la Fédération des étudiants d’Afrique noire de France (FEANF) jusqu’aux différentes fonctions gouvernementales, Lopes entend se situer dans la perspective d’une « éthique de responsabilité » et qu’il ne peut par conséquent établir un lien logique entre le sentiment d’insatisfaction éprouvé par ses personnages et leur localisation dans l’espace national. En d’autres termes, on pourrait dire qu’il existe une antinomie entre politique de développement et bovarysme.

5Cette antinomie apparaît en particulier dans Sans Tam-Tam. Ce roman se présente sous la forme d’une suite de cinq lettres écrites par Gatsé, enseignant dans un collège d’enseignement général de brousse, et adressées à un ami haut placé dans le système politique et qui vient de lui proposer un poste de conseiller culturel à l’ambassade à Paris. Après avoir décliné cette affectation au début de sa première lettre, Gatsé continue son échange épistolaire avec son ancien condisciple et chacune de ses lettres devient une sorte d’essai, librement construit, sur tel ou tel aspect de la situation du pays et de son avenir, avec en outre de nombreux développements autobiographiques. Pour justifier son refus, Gatsé utilise trois arguments principaux. Tout d’abord, il ne se sent ni la compétence ni le goût pour occuper une telle fonction : « Conseiller culturel à Paris ? Le titre est en lui-même prestigieux, alléchant. Encore que mes supérieurs attendront de moi des tâches administratives quand j’y verrai, moi, un abri de luxe où je pourrai lire tout mon saoul2. »

6Par ailleurs, Gatsé insiste longuement sur la nécessité pour un pays qui veut construire son indépendance d’avoir des acteurs compétents à tous les niveaux de la hiérarchie sociale et dans tous les secteurs de l’espace national. Or, il n’en est rien : tout le monde recherche des protections et des sinécures, l’argent facile et les privilèges. Gatsé constate qu’il y a un abîme entre l’idéologie « révolutionnaire » prônée par le pouvoir politique et la réalité sociale qu’il observe. D’où, chez lui, une volonté de réagir à cette situation en considérant tout simplement son travail de professeur de lettres dans un établissement de brousse comme une contribution efficace aux transformations dont le pays a besoin : « Moi, j’avais cru que le véritable révolutionnaire trouvait dans le travail le plus modeste, satisfaction et un univers riche d’actions qu’il n’arrivait même pas à accomplir avant la retraite3. »

7Le troisième argument, qui est peut-être le plus convaincant aussi, est davantage d’ordre personnel. Il renvoie à deux composantes essentielles de la personnalité de Gatsé : goût de la lecture dans la solitude et goût pour le dialogue véritable, comme on peut le constater dans chacune de ses lettres :

« J’aime bien la ville, mais je m’y sens toujours comme à un divertissement, comme en situation de trahison, de tir-au flanc [sic], par rapport à la vie réelle du pays. […] Souvent, je le concède, lorsque je ferme la porte aux visiteurs importuns pour mieux m’adonner à mon vice, je me dis ne valoir guère plus qu’un vulgaire fumeur de chanvre. Je n’avais pas demandé à être affecté en brousse. Mais j’ai accepté d’autant plus facilement que j’ai toujours fui les foules. Ne t’en étonne pas. J’exerce un métier qui oblige à la retraite. On ne peut bien animer un cours sans l’avoir préparé dans la solitude, sans une forte vie intérieure4. »

8Dans ces propos prêtés à son protagoniste, Lopes définit ainsi un espace dans lequel la relation que l’on établit habituellement entre la ville et la brousse se trouve renouvelée. On sait en effet que cette relation se présente traditionnellement selon deux schémas : soit on établit une opposition qui valorise la « brousse » au détriment de la « ville », en vertu du principe selon lequel seule la première représenterait le pays « réel » ; soit on fait de la ville l’espace rêvé d’une régénération de l’individu étouffant jusqu’alors dans le cadre étroit de l’espace rural, attitude bovaryste qu’illustrent de nombreux personnages de romans. Or, comme on le notera, Lopes s’écarte de ces deux schémas dans la mesure où il postule une sorte d’homogénéité de l’espace national qui, dans son principe, ne peut comporter ni centre ni périphérie, ni « pays réel » ni « pays superficiel », ni « profondeur » ni « surface », marquée par l’influence de l’Occident colonisateur.

Différenciations de l’espace

9Quelle que soit la signification qu’on lui donne, le double schéma qui oppose, d’une part, brousse et chef-lieu de la colonie et, d’autre part, territoire de la colonie et territoire de la métropole est inhérent à la situation coloniale et il ne peut fonctionner qu’à la condition de se fonder sur une conception globale des différents espaces pris en compte. Ce schéma antinomique informe les premiers récits de Lopes, comme on peut le voir dans Tribaliques, La Nouvelle Romance et peut-être plus encore dans Sans Tam-Tam. Mais, très vite, l’écrivain semble désireux d’introduire des éléments de différenciation qui viennent complexifier cette structure initiale, au demeurant assez classique dans l’histoire du roman africain. Ces dispositifs sont de divers ordres et on pourrait suggérer à cet égard une classification sommaire. Ainsi, les uns font éclater la conception coloniale de l’espace en insistant sur les liens et les circulations existant entre les diverses parties de l’Afrique centrale : Congo‑Brazzaville, Centrafrique, Zaïre. Ils soulignent notamment la fragilité des frontières dont se jouent si souvent les différents protagonistes et la difficulté de leur assigner une origine. Dans le même ordre d’idées, on notera le parallèle qu’établit Lopes entre les deux grandes métropoles de l’époque coloniale, puis postcoloniale : Paris, d’un côté, Bruxelles, de l’autre. Mais ces métropoles ne sont pas des entités fermées sur elles-mêmes. C’est le cas de Bruxelles, cadre d’une grande partie de l’existence de Bienvenu dans La Nouvelle Romance et qui se combine avec l’espace de l’autoroute Bruxelles-Lille : « Bienvenu avait essayé d’éviter la fouille, par réflexe. Mais lorsqu’ils revenaient de France, ils n’avaient jamais rien. C’était lors du trajet dans l’autre sens, Bruxelles-Lille qu’ils couraient des risques5. » On n’oubliera pas non plus une dernière modalité de la circulation dans ce roman lorsque Wali s’installe à Paris.

10Ce schéma spatial antinomique peut se diversifier également par l’introduction dans le récit romanesque d’une temporalité qui contribue à le faire éclater. Cette temporalité peut apparaître de façon explicite chaque fois que le narrateur opère un retour dans le passé. C’est le cas de la nouvelle « Ancien combattant6 » de Tribaliques dans laquelle le trajet du protagoniste fait éclater la stabilité apparente de cette antinomie initiale ; ou de la lettre 2, la plus autobiographique de Sans Tam-Tam :

« Dans la suite, je continuerai cette autobiographie malsaine. C’est que je parie sur ton indulgence. On ne raconte jamais tout. Sinon une encyclopédie ne suffirait pas pour une semaine de la vie la plus plate. On choisit toujours. Pour le cas, il s’agira de tout ce qui permet de reconstituer la trajectoire qui mène à ce refus. Résumerais-je cela en disant que mon père ayant senti d’une part le prestige de la vie de l’esprit et son pouvoir de domination, d’autre part mon inclinaison pour cette voie, ne cessa jamais de m’inoculer de quoi critiquer l’état intellectuel7? »

11La temporalité peut également apparaître sous une forme implicite, comme une sorte d’interprétation incombant au lecteur. J’en vois un exemple subtil dans Le Pleurer-Rire, lorsqu’on prend en compte l’identité du narrateur. Celui-ci, qui est le maître d’hôtel du Palais présidentiel, dit tout au long le roman le pouvoir cruel et bouffon dont il est à chaque instant le témoin. Signe des temps : hier, Ferdinand Oyono, dans Une vie de boy (1956), dévoilait le monde colonial à travers le regard que le boy d’un commandant jetait sur lui au fil de son journal. En 1982, nous retrouvons le même procédé d’écriture, mais, cette fois, c’est à travers le discours que tient le maître d’hôtel d’un président africain. Double promotion : de l’administrateur obscur, on passe au président et du boy au maître d’hôtel. On peut lire dans ce processus toute une philosophie politique où se laisse deviner une dialectique de la permanence et du changement de l’Afrique…

12Un autre facteur de différenciation de l’espace est constitué par les langues dont la pluralité retient fréquemment l’attention du romancier. Cet intérêt ne répond pas à un souci de réalisme ou de pittoresque comme ce fut parfois le cas chez des auteurs comme Ousmane Socé, Abdoulaye Sadji, Birago Diop ou Ousmane Sembène. Le regard que Lopes jette sur cette question aboutit souvent à une interrogation sur la place des langues dans le devenir des individus, qu’il s’agisse du père de Gatsé, dans Sans Tam-Tam, qui s’humiliait devant le Blanc, qui préférait le français, même approximatif, à sa propre langue et qui « ne cessait de répéter que Dieu était grand de l’avoir mis entre les mains de Monsieur Gensac8 » ; ou qu’il s’agisse de Youang Yu Tien dans Le Lys et le flamboyant qui, condamné à une lourde peine de prison pour un crime passionnel, avait su mettre à profit ce séjour pour améliorer sa connaissance des langues parlées dans la colonie :

« La prison fournit à mon père l’occasion d’améliorer son français et d’apprendre les deux langues véhiculaires du pays : le mounoukoutouba et le lingala. Encore qu’il faudra toujours tendre l’oreille et prêter grande attention à l’élocution de son français tant sa prononciation était sur certains mots fantaisiste. […] Les témoignages sont en revanche unanimes sur la qualité tant du mounoukoutouba que du lingala de Vincent Houang Yu Tien. Il maniait les deux langues à la perfection, hormis, une fois encore, sa prononciation. Dans une colonie où les Européens affichaient un souverain mépris pour les idiomes locaux, cet élan vers autrui valut à mon père l’affection des indigènes9. »

13En insistant sur la coexistence et l’interférence des langues dans le devenir de ses personnages, Lopes réintroduit ainsi une dimension historique, que le ton parfois autobiographique de ses récits pouvait faire oublier et il le fait en montrant qu’aucune subjectivité ne peut se concevoir en dehors d’un contexte – social, politique, linguistique, mémoriel, etc.

À l’Ouest de la Métropole : que de nouveautés…

14Ce processus de différenciation ne se limite pas à l’espace de la colonie. Il concerne aussi l’espace de la métropole ou de l’ex-métropole. Certes, comme de nombreux autres écrivains africains, poètes ou romanciers, Lopes a souvent évoqué Paris ou Bruxelles. Mais on a l’impression que ces deux villes, notamment Paris, ne sont que des étapes dans l’itinéraire des protagonistes. Tout se passe comme si le Paris de l’époque de la FEANF, dans les années 1950, et le Paris devenu, dans les années 1960-2000, une sorte de capitale, régionale sans doute, du monde noir, se transformaient peu à peu en espace littéraire convenu.

15Très tôt, Lopes remet en cause deux principes au demeurant liés : d’un côté, le rôle de Paris comme centre de l’espace métropolitain ; de l’autre, l’homogénéité de celui-ci. Cette double remise en cause s’opère à partir de l’Ouest de la métropole et plus particulièrement du littoral vendéen. Un premier exemple apparaît dans Sans Tam-Tam lorsque le romancier évoque M. Chantreau, professeur d’histoire qui faisait vibrer ses élèves en leur parlant de la Révolution française et que les autorités coloniales avaient rapatrié rapidement pour « idées communistes » et qui est maintenant « depuis dix ans directeur d’une école communale quelque part en Vendée » : « Je ne lis jamais dans ses lettres, ni un sentiment d’insatisfaction ni celui d’être un raté, mais une foi inébranlable dans un travail dont la dignité n’est pas moindre que celle des carrières illustres10. » En somme : l’excellence dans un coin perdu. Cette région est également évoquée dans Le Lys et le flamboyant, à propos du séjour que fait Monette, qui deviendra par la suite la célèbre chanteuse Kolélé, à Noirmoutier. Elle mène alors une vie nouvelle et procède à « la naturalisation de son âme » : 

« Vêtue d’un bleu de chauffe […], elle apprit à manier la truelle, et Jeannot disait, pour égayer la tâche, qu’elle était son boy-maçon. […] Avec les commères du bourg, elles concouraient à qui ramènerait le plus de palourdes. Elle avait le coup d’œil, la Monette, pour distinguer les deux trous qui trahissent la présence de coques dans la vase. Deux trous apparemment identiques à ceux où se nichent les rigadeaux ou simplement les vers de terre. Aucune méprise pourtant chez elle. Elle s’accroupissait et, d’un coup de lame, extrayait les coques gris anthracite11. »

16Le narrateur précise encore qu’elle « avait acquis la maîtrise du patois maraîchin  ».

17Mais cette île de Noirmoutier, qui n’était qu’un moment de la vie de Kolélé dans Le Lys et le flamboyant, devient, dans Le Méridional, paru en 2015, un cadre essentiel, aussi bien pour le narrateur que pour le protagoniste. On notera tout d’abord que ce récit à la première personne se met en place à partir d’un double déplacement : du Quartier latin que fréquentait autrefois le narrateur à l’époque de ses études vers Saint-Germain-des-Prés, notamment le premier étage du Café de Flore ; puis de Paris vers l’île de Noirmoutier où il se rend sur les conseils d’un peintre rencontré au Flore, M. Labernerie, afin de rédiger un livre sur « les tirailleurs d’Afrique centrale » : « apprenant que j’étais en quête d’une retraite à bon marché pour rédiger mon sujet, M. Labernerie me vanta l’île de Noirmoutier »  et « m’y recommanda un hôtel, dit de charme, à portée de mon budget12. » Ce déplacement spatial se combine en outre avec un déplacement dans le temps : le Quartier latin n’est plus ce qu’il était, les commerces y sont de plus en plus affligeants, l’écrivain adulte succède à l’étudiant.

18À Noirmoutier, le narrateur est donc venu chercher une retraite pour finir un ouvrage et, sur ce plan, nul doute qu’il ait trouvé dans cette île vendéenne qu’il ignorait et où il effectue un premier séjour au mois de février un cadre stimulant : travail le matin et longues promenades l’après-midi. Le roman donne des indications sur l’avancement de la rédaction et la relation avec l’éditeur. Mais cette île n’a rien d’une thébaïde coupée du monde, même quand on y séjourne en dehors de la saison touristique – le narrateur précise qu’il est le seul pensionnaire de l’hôtel –, car, loin d’être un espace replié sur lui-même, l’île révèle assez vite un certain nombre de relations qui l’unissent au reste du monde, à commencer par le pont construit en 1971 et la chaussée qui, déjà bien avant, la reliait à marée basse au continent ; si bien que le narrateur, dont la formation est faite d’ « internationalisme » et de « cosmopolitisme », se définit comme métis, à l’encontre de l’hôtelier qui préfère le rattacher aux OCNI, c’est-à-dire aux « objets colorés non identifiés13 ».

19Tout le roman peut se lire ainsi comme une découverte progressive par le narrateur de ces multiples relations et le processus s’opère à travers toute une série de personnages que ce dernier rencontre ou dont il entend parler. Parmi ceux-ci, on notera d’abord l’hôtelier : il n’a pas toujours exercé cette profession car il est en réalité « un professeur de collège défroqué » :

« Un jour, il avait tout jeté par-dessus bord et, cassant sa tirelire, il avait franchi son Rubicon, en l’occurrence le Gois, pour s’installer, avec armes et bagages, dans son île où il avait recouvré sa liberté et s’adonnait à sa passion, la cuisine. Des propos qui ne me laissaient pas indifférent. Quand sauterais-je le pas ? Quand donc ferais-je, moi aussi, ce que j’aime, uniquement ce que j’aime, sans le souci de rendre des comptes à un patron ? En fait, je formule mal mes questions. Il faudrait dire : quand pourrais-je me libérer de l’accessoire pour me consacrer à l’essentiel, sans éprouver des soucis d’argent14 ? »

20On voit ainsi s’établir une homologie entre la destinée de ces deux personnages et le narrateur découvre qu’il n’a nullement affaire à quelqu’un qui lui serait étranger. Un second personnage, décrit d’abord par le truchement de l’hôtelier puis par d’autres témoignages le concernant lorsqu’il habitait dans l’île ou y revenait, est Assanakis, « un indigène de l’île » mais le terme n’a pas le même sens pour le patron de l’hôtel et son client : le premier lui donne un sens « colonial », qui met l’accent sur la couleur de la peau ; le second l’emploie par rapport à l’étymologie en demandant à son interlocuteur s’il s’agit d’un « indigène de l’île15 ». Le narrateur s’engage alors dans une explication, « arbitraire, bien sûr » sur les métis et le métissage et il est tout de suite interrompu par l’hôtelier : « Assanakis, lui, venait d’Afrique, mais, à force de vivre dans l’île, on ne faisait plus cas de sa couleur. Surtout que le bougre maniait couramment le patois maraîchin16. » De cette conversation, le narrateur tire deux conséquences : d’une part, il lui faut rencontrer sans tarder Bébert, cousin du patron de l’hôtel et qui a été pendant longtemps l’ami d’Assanakis ; d’autre part, l’histoire d’Assanakis le fascine et le persuade qu’il y a dans cette figure la matière d’une œuvre littéraire, romanesque ou relevant de l’« autofiction », bien plus intéressante que le travail universitaire sur lequel il travaille.

21La rencontre de Bébert qui tient Le Refuge du Gois et de son père contribue à cet élargissement de la relation entre l’île et le reste du monde. Dans ce café où il prend l’habitude de se rendre l’après-midi, le narrateur apprend que le père de Bébert a navigué au temps de la guerre sur un navire grec, pendant déka okto mines comme il aime à le répéter. Il apprend également de nouvelles informations sur Assanakis dont le portrait s’esquisse avec plus de précisions : conduit dans l’île par son père à l’âge de douze ans en 1949, il y est resté jusqu’à la fin de son adolescence ; puis, cet homme originaire d’Afrique a quitté l’île et, depuis, on ne sait plus ce qu’il est devenu mais ses retours périodiques quoique très irréguliers à Noirmoutier donnent à penser qu’il a réussi et vit dans un pays où l’on fait facilement des affaires. Comme le dit le père de Bébert :

«  “Toutes ces voitures, toutes plus chouettes les unes que les autres !... Quant aux pépées qui l’accompagnaient chaque saison ici, j’vous dis pas, jamais la même !... […] Chaque été, revenait avec une nouvelle tire. Il y a eu la Panhard. Une Dyna Panhard bleu pétrole qu’il avait baptisée la tante Eulalie… Puis la Simca Aronde, ensuite la 403 Peugeot gris perle, la 404 bleu pétrole métallisé, la DS aux pneus à flancs blancs, qu’il appelait la Brigitte Bardot, puis la Merco qu’il appelait la Lollobrigida… Une fois, s’est même présenté en Jaguar, le gaillard.”  Pour chaque véhicule, le vieux indiquait la plaque minéralogique. Il le faisait sans hésitation, mécaniquement, comme un enfant qui réciterait sa table de multiplication17. »

22Le personnage de Dominique – Niquette –, épouse de Bébert, contribue aussi à cet ancrage de l’île dans le monde. La biographie de Niquette et de sa fille, Lili, fruit de sa relation illégitime avec Assanakis, est à cet égard significative tant sont multiples les ramifications18.

23Mais c’est avec le Méridional, personnage qui occupe une grande partie du roman, que va s’opérer encore plus ce processus d’élargissement de la relation. Le narrateur fait sa connaissance au Refuge du Gois où il a l’habitude de venir jouer à la manille en fin d’après‑midi mais, bien qu’il ait l’impression de l’avoir déjà vu autrefois – « son visage me disait quelque chose19 » –, la relation n’est pas d’emblée cordiale et ce n’est que progressivement qu’apparaissent quelques éléments de sa biographie : son origine congolaise, son père nourricier qui fut boucher puis boulanger, ses idées, sa culture littéraire et son érudition. Le pivot du récit est constitué par le meurtre d’Albert Palvadeau et l’arrestation du Méridional considéré comme le principal suspect puisqu’il était l’amant de Dominique, qui a d’ailleurs reconnu être la maîtresse de celui-ci et qui est placée elle aussi en détention préventive. Le Refuge est mis sous scellés et, à cette occasion, le narrateur découvre la véritable identité du Méridional : Jacques Lebongault. Mais c’est « le patronyme qu’il a adopté lorsqu’il a acquis la nationalité française » ; avant, il était « ressortissant congolais et s’appel[ait] Gaspard Libongo20 ».

24C’est à partir de cet instant que les relations entre le narrateur et le Méridional vont s’approfondir et nous pouvons en suivre les étapes à l’occasion des différentes visites que le premier effectue à la prison de la Roche-sur-Yon où est incarcéré le second. Nous entrons là dans la partie la plus intense du roman et je me limiterai à rappeler quelques faits essentiels découverts alors progressivement par le narrateur.

25-Tous deux ont fréquenté le même lycée, l’un en seconde, l’autre en terminale (p. 111-114) ;

26-à l’occasion d’un voyage au Congo, le narrateur prend connaissance par son oncle Gankama du faire-part annonçant le décès de Libongo et son incinération « quelque part en France » (p. 116-117) ;

27-Libongo, milicien du Parti, est informé qu’un complot se prépare contre le régime révolutionnaire (p. 130-147) ;

28-Libongo, sur l’ordre du chef de la Sécurité, procède à trois arrestations de notables « contre-révolutionnaires » mais se rend compte qu’il a été manipulé puisque les trois prisonniers ont été exécutés dès leur mise en détention ; il se confie à un camarade qui lit des ouvrages philosophiques et littéraires et qui lui rend visite pour lui faire part de sa découverte de Pessoa dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers (p. 148-157) ;

29-Libongo commence à douter et en fait part lors d’une réunion du parti ; son chef essaie de le recadrer et lui donne des conseils de lectures militantes ; au cours de cette même réunion, il apprend les menaces qui pèsent sur M. Balaincourt, propriétaire d’une boulangerie‑pâtisserie dont il est un familier depuis longtemps (p. 158-164) ;

30-Libongo, seul chez lui : il écoute Brassens et se rend compte qu’il n’est pas fait pour la « militance » (p. 165-168) ;

31-la famille Balaincourt ; généalogie du Méridional (p. 169-194) ;

32-Gaspard et ses deux pères (Malensac et Balaincourt) ; premières lectures (p. 195-199) ;

33-liaison de Balaincourt et de Maman Flo ; congédié par Malensac, Balaincourt trouve du travail dans une boulangerie ; discussion sur le métissage (p. 200-201) ;

34-retour à l’épisode relatant la visite de Gaspard Lipongo à la boulangerie Balaincourt ; dans la nuit un commando vient enlever Maman Flo et Balaincourt ; le cortège se dirige vers le fleuve ; le chef avec des hommes de confiance confie les deux prisonniers à des trafiquants qui vont les emmener sur l’autre rive et revient vers le gros de la troupe après avoir simulé l’exécution des deux prisonniers ; un mois plus tard, une délégation du parti se rend à Prague pour un congrès et, au retour, Gaspard disparaît lors de l’étape parisienne ; un témoin prétend l’avoir vu avec un Moundélé et une femme noire (p. 202-207) ;

35-autre version de cette évasion (p. 207-208) ;

36-épilogue du roman : libération de Gaspard qui bénéficie d’un non-lieu, puisque l’auteur du crime est en fait Gégène ; le narrateur qui a acquis un pied-à-terre dans l’île apprend de M. Labernerie que le Méridional vit maintenant aux Baléares et a décidé de couper tout lien avec son passé (p. 209-211). Mais ce souhait ne peut se réaliser complètement car Libongo voit dans les Baléares, via le climat, un espace quasi-identique à celui du Congo. En particulier, il y dit son plaisir d’approfondir l’apprentissage de l’espagnol d’abord pratiqué auprès des Cubains installés à Brazzaville.

37 On voit ainsi que la rencontre du narrateur avec le Méridional entraîne deux conséquences principales. En effet, elle est d’abord l’occasion de faire ressortir la relation existant entre l’île et le Congo d’où sont originaires les deux personnages. Parallèlement, elle fait ressortir un processus d’identification dans la mesure où le narrateur découvre tout ce qu’il partage avec son ancien condisciple du lycée et, sur ce plan, on notera l’importance des références culturelles ; celles-ci ne se réduisent pas à une liste d’auteurs ou d’œuvres, comme on le voit dans le récit de l’« exécution » des deux prisonniers enlevés à la boulangerie :

« Le ciel vient de se découvrir, on distingue à peine les étoiles, surtout la Croix du Sud, qu’identifie le chef du commando. Un ancien scout. Les autres miliciens ne savent pas lire dans le ciel, ne savent même pas que la Terre tourne. Une lune blanchâtre donne au décor une apparence de clair-obscur sinistre. Un astre blafard qui donne au paysage les teintes du Tres de mayo, le fameux tableau de Goya. C’est encore le chef du commando qui fait ce rapprochement, les autres n’ont jamais entendu parler de Goya, ignorent même le nom des peintres congolais21. »

38Le récit établit ainsi une véritable complicité entre le personnage du Méridional et le narrateur relatant cet épisode qu’il ne connaît qu’à travers les propos que le protagoniste lui a tenus.

La Province : identité ou espace de relations ?

39En introduisant dans son univers romanesque la côte vendéenne et l’île de Noirmoutier, Lopes s’inscrit dans la longue série des œuvres littéraires de langue française qui, d’une manière ou d’une autre, ont opposé la Province et Paris. Certes, ce schéma n’a pas toujours existé et il ne se constitue de façon nette qu’à la fin du XVIe siècle avec l’affirmation de la centralisation opérée par le pouvoir monarchique22. L’un des premiers écrivains à en faire état a été Furetière, dans une longue nouvelle publiée en 1658, Nouvelle allégorique ou histoire des derniers troubles arrivés au royaume d’Éloquence, figurant de façon allégorique (et laborieuse) cette opposition et décrivant la tentative d’invasion de ce royaume par le prince Galimatias, dont le territoire se trouve au Sud de la Loire23. Cet ouvrage de Furetière contribue aussi à mettre en perspective trois espaces de langage hiérarchisés que l’on retrouve chez les écrivains du siècle classique (Pascal, Molière, La Bruyère, etc.) : la Cour, la Ville, la Campagne.

40Dès le début du XIXe siècle cette opposition va prendre une forme canonique avec l’utilisation qu’en fait Balzac dans des romans comme Eugénie Grandet, Illusions perdues ou La Muse du département. Puis Flaubert. Ce dernier a insisté sur le désenchantement éprouvé par ses personnages condamnés à vivre en Province, comme Madame Bovary, ou incapables de voir le monde social de Paris. Lopes s’est souvenu de ces écrivains lorsqu’il décrit un Paris disparu qui n’est plus celui des années d’étudiant du narrateur du Méridional, mais aussi au fil du Chercheur d’Afriques. On le voit dans son évocation de l’enthousiasme d’André et de ses compagnons lors de leur arrivée, sur un ton souvent poignant ou mordant qui rappelle L’Éducation sentimentale ou le Dictionnaire des idées reçues.

41Ce mouvement marque largement l’univers de la plupart des romans de Mauriac ainsi que son essai paru en 1926, La Province. Il prononce un véritable réquisitoire contre la Province, soulignant en particulier le caractère étouffant de la société qu’on y trouve. Déjà, Balzac, dans La Muse du département notait :

« Quelque grande, quelque belle, quelque forte que soit à son début une jeune fille née dans un département quelconque ; si, comme Dinah Piédefer, elle se marie en Province et si elle y reste, elle devient bientôt femme de province. Malgré ses projets arrêtés, les lieux communs, la médiocrité des idées, l’insouciance de la toilette, l’horticulture des vulgarités envahissent l’être sublime caché dans cette âme neuve, et tout est dit, la belle plante dépérit. Comment en serait-il autrement ? Dès leur bas âge, les jeunes filles de province ne voient que des gens de province autour d’elles, elles n’inventent pas mieux, elles n’ont à choisir qu’entre des médiocrités, les pères de province ne marient leurs filles qu’à des garçons de province ; personne n’a l’idée de croiser les races, l’esprit s’abâtardit nécessairement ; aussi, dans beaucoup de villes, l’intelligence y est devenue aussi rare que le sang y est laid. L’homme s’y rabougrit sous les deux espèces24. »

42Mauriac montre lui aussi tout ce qui étouffe les êtres jeunes, barre leur avenir, annule leurs ambitions :

« Paris est une solitude peuplée ; une ville de Province est un désert sans solitude. Le plaisir de Paris est fait d’un isolement, d’une obscurité dont nous sommes assurés de pouvoir sortir s’il nous plaît, et où nous rentrons à la moindre lassitude. L’horreur de la Province tient à l’assurance où nous sommes de n’y trouver personne qui parle notre langue, mais en revanche de n’y passer, une seule seconde, inaperçus. Un provincial intelligent souffre à la fois d’être seul et d’être en vue. Il est le fils un Tel, sur le trottoir de la rue provinciale. Il porte sur lui, si l’on peut dire, toute sa parenté, ses relations, le chiffre de sa dot et de ses espérances. Tout le monde le voit, le connaît, l’épie ; mais il est seul25. »

43Certes, par rapport à celle qu’exprimait Balzac qui parlait en « docteur ès sciences sociales » comme il le dit dans La Cousine Bette, cette condamnation de la Province se nuance parfois car Mauriac se souvient aussi qu’elle coïncide avec le temps de son enfance et de ses premières initiations : « Ce que je recherche dans le bourg où, pour les vacances, je reviens ? Une flaque de passé. […] Je serai toujours un enfant pour les pins de cet enclos26. » D’où l’importance qu’occupe dans son univers littéraire Fromentin dont le roman, Dominique, suscite cette interrogation :

« Dominique, en pleine force renonce à la passion, à la gloire, retourne dans son Aunis, y fonde un foyer et, possédé d’une obscure sagesse, fait valoir ses terres. Héros incompréhensible, comment le souvenir ne l’étouffe-t-il pas ? […] Dominique s’enterre dans sa Province. Mais a-t-il laissé à Paris son imagination et ses sens ? A-t-il tué le souvenir27 ? ».

44Et plus encore Maurice de Guérin, cet esprit fraternel, à propos duquel il note :

« Par un Maurice de Guérin, la campagne natale est presque charnellement aimée. Ce prédestiné fut constamment ébloui par la beauté du monde. À Paris, il était séparé de la nature comme il l’eût été d’une maîtresse et, dans une cour sombre, il étreignait un tronc de lilas. Il subissait jusqu’à l’extase l’influence des saisons. La terre et le ciel, le fleuve aimé du Centaure, les arbres et le vent le consolaient mieux que ne l’eussent fait les humains. Il interprétait avec patience et bonheur les jeux et les formes des nuages. Il préférait la foule des arbres à la foule des hommes. Fut-il un être d’exception ? Nul doute que soient plus nombreux ceux que blessa leur petite patrie. »

45D’autres écrivains en revanche inverseront ce schéma et verront dans la Province un espace d’authenticité qu’ils se plairont à opposer à l’espace superficiel et délétère de la Ville. Le thème fait son apparition à la fin du XVIIIe siècle et se décline selon des perspectives qui, au demeurant, ont peu de rapport entre elles. Ainsi cette opposition pourra être d’ordre politique et moral : la Province représente la vérité d’un peuple, elle est le lieu où habite le Peuple dans toute sa pureté et on se souviendra sur ce plan de l’antagonisme, dès le début de la Révolution, entre Girondins et Jacobins, repris par Maurras opposant « pays légal » et « pays réel » et qui a trouvé une nouvelle vie dans les politiques dites de « décentralisation » ou de « régionalisation ». Elle peut prendre aussi une dimension esthétique, notamment à travers les nombreux ouvrages qui se proposent de donner à voir cet espace de la Province, de le choisir comme le théâtre d’une autre Histoire, d’un autre lyrisme et peuplé d’autres personnages que ceux auxquels nous a habitués toute une tradition littéraire marquée par l’omniprésence de Paris.

46Lopes dans sa vision de la Province s’écarte de ces deux schémas. En effet, même s’il recherche une « retraite » pour finir la rédaction d’un ouvrage historique et s’il s’installe dans l’île de Noirmoutier, le narrateur ne se livre nullement à une description de cet espace nouveau pour lui et, en particulier, il ne considère pas les différents personnages qu’il va rencontrer comme représentants d’une humanité plus « authentique », plus « réelle » que celle qu’il avait connue à Paris, hier, au Quartier latin et, plus récemment, à Saint-Germain-des-Prés. C’est là que réside l’originalité du Méridional. Toutes les informations que réunit le narrateur sur la population de l’île et les paysages qu’il découvre vont tous dans le même sens et aboutissent à l’affirmation d’une vérité non prévue au départ : loin d’être un lieu isolé, préservé de toute influence extérieure, l’île est en réalité branchée sur le reste du monde, ouverte sur celui-ci. C’est ce que montrent les biographies (ainsi que la culture) des différents personnages qui se dévoilent au narrateur. Ainsi, l’Île est un espace de relation, de métissage aussi, et l’un des paradoxes de ce roman est de montrer également comment cette découverte finit par concerner la personne et l’histoire personnelle du narrateur : en particulier, l’amitié qu’il noue peu à peu avec le Méridional lui révèle toute une part de sa propre vie.

47Mais, au-delà de l’expérience existentielle d’un individu, le roman de Lopes présente une double caractéristique concernant la relation entre l’Europe et l’Afrique : de même qu’il existe une « France africaine » (Malensac, Balaincourt, etc.), il existe aussi une « Afrique française » (Kolélé, Libongo, André Leclerc, à Chartres et Nantes). Cet ancrage doublement « provincial » permet de repenser autrement la relation entre « centre » et « périphérie », classique dans les études consacrées aux littératures africaines. En effet, le recours à la catégorie de la « Province » ou du « Provincial » conduit à s’écarter d’une vision dichotomique et globalisante des deux grands espaces mis en présence à travers le parcours d’un personnage, au profit d’une approche qui met l’accent sur des processus de différenciation permanente. Pour le dire autrement, c’est souvent dans l’insularité étouffante de la Province que l’on a commencé à lire les Confessions de Rousseau, découvert les poèmes de Chénier, Lamartine, Musset, Hugo, de Baudelaire, de Rimbaud, vibré aux phrases de Lautréamont, puis de Césaire, et que l’on a commencé à comprendre que « la vraie vie, c’est la littérature. » Au fond, quelque triste qu’ait pu être pour une jeune fille ou un jeune homme son expérience de la Province, on serait tenté de dire : « tout se joue à cette époque ». C’est ce que montrent tant d’autobiographies, à commencer par celle de Lopes, intitulée significativement : Il est déjà demain. La lumière à laquelle nous aspirons dès nos premières années est ainsi consubstantielle à l’Ennui. On notera cependant un subtil et ultime renversement dans l’œuvre romanesque : si l’expérience de la Province se situe en règle générale au début d'une existence, et correspond donc au temps de notre jeunesse, une période pour laquelle nous conservons de l’affection, comme en témoigne l’auteur dans ses mémoires, dans ses romans, en revanche, ses personnages effectuent un trajet inverse : c’est dans leur maturité qu'ils plongent dans cet espace provincial et y trouvent une plus grande plénitude.